Charles Melman : Théories se rapportant à la psychothérapie - 4

Illustration cours magistral Charles Melman - EPhEPEPhEP, MTh3-CM, le 11/01/2018

Alors pour commencer cette année, que je vous souhaite bonne, nous allons démarrer par une devinette.  Devinette qui d’ailleurs a peut-être déjà été abordée ou traitée de diverses façons. A votre idée, qu’est-ce qui fait qu’une communauté peut tenir ensemble ? Parce que c’est un mystère ! Alors à votre idée ? S’il vous plaît, quelle est votre idée ? Dites le très fort, criez ! Vous voulez un micro ?

 

Intervenant – La présence d’un bouc émissaire 

 

Charles Melman – La présence d’un bouc émissaire ! C’est une conception un peu tragique, mais…

 

Intervenant – Réaliste !

 

Ch. Melman – Réaliste ! D’accord ! Bon je ne voudrais pas vous contredire

 

Intervenantes – Les valeurs

 

Ch. Melman – Les valeurs ! Il faudrait évidemment vous demander dans quelle institution vous les situez, mais on ne le fera pas.

 

Intervenant – Le partage du même mythe.

 

Ch. Melman – Partage du même mythe. Aussi, oui, c’est pas mal tout ça.

 

Intervenante – Le respect

 

Ch. Melman – Le respect

 

Intervenant – La foi

 

Ch. Melman – La foi, la religion

 

Intervenant – L’interdit

 

Ch. Melman – L’interdit ! Mais dites-moi c’est pas mal ! C’est vrai, ça nous donne de l’espoir pour que les communautés arrivent à tenir ensemble.

Mais je vais quand même vous proposer quelque chose d’un peu différent, dont je sais à l’avance que ça va vous séduire. Ce qui fait tenir une communauté ensemble, c’est de partager le même niveau d’ignorance, ce qu’il est convenu dans ladite société de refuser de savoir. Alors vous me direz pourquoi je le présente comme ça ? Je ferais mieux de dire que ce qui assure la solidarité de la communauté c’est le partage des savoirs ! Pourquoi ne pas le dire comme ça, plutôt que de parler du même niveau d'ignorance ? C’est que le même niveau d’ignorance, il est effectivement unique, c’est le même pour tous, c’est le même qu’ils partagent. Tandis que les savoirs, comme nous le savons, ils sont diversifiés, ils sont disputés, discutés, ils relèvent assez facilement des fantasmes propres à chacun ; et de telle sorte que si l’on convient que c’est le même niveau d’ignorance, eh bien ça procure une introduction à ce que je vais développer avec vous ce soir, sans avoir besoin de le vérifier, en passant bien sûr par la religion qui est fondée, comme vous le savez, sur la préservation du mystère divin, autrement dit, ce serait profanation et péché que de vouloir connaître Dieu. Avec la surprise – alors ça, je dois dire que c’est bien d’avantage une surprise – c’est de vérifier que dans nos régimes laïcs, s’exerce une même vigilance pour préserver ainsi une zone dont la limite est fixée.

Ceux d’entre vous qui ont feuilleté les ouvrages sur l’histoire des sciences, ont pu vérifier combien à chaque fois, celui qui voulait faire bouger un petit peu cette limite se heurte à une difficulté  car dès qu’on introduit un savoir nouveau c’est la limite, c’est le curseur qui se déplace. On appelle ça le progrès des lumières, les zones d’ombres qui s’éclairent. Comme on peut le vérifier celui qui fait ça, il le fait à ses risques et ses dépends, cela ne va pas de soi !

Ceci donc pour nous amener à vérifier combien dans notre propre culture, pourtant à priori libérale, aussi bien politiquement, que spirituellement, que pratiquement, dans le domaine qui nous concerne, il y a ainsi un niveau d’ignorance qu’il convient de ne pas franchir, de ne pas atteindre.

Les exemples sont faciles. C’est ainsi que vous serez forcément amenés à vous trouver agréablement surpris par les progrès de la recherche génétique en tant qu’elle prétend découvrir le gêne de la schizophrénie, ou de la maniacodépressive, ou bien d’autres maladies mentales. Chaque année les annonces en sont faites et cependant aucune vérification ne s’en produira. Néanmoins il y aura cette référence au code génétique pour rendre compte des maladies mentales dans une démarche qui est hautement improbable, improbable parce que les maladies mentales relèvent de conduites très socialisées, et que jusqu’à ce jour on n’a jamais vu les conduites sociales déterminées par quelque gêne que ce soit ; les conduites sociales ne relèvent pas d’un savoir inné, et il est bien évident qu’elles sont à chaque fois construites. Néanmoins il y a toujours cette surprise de voir cette sympathie et cette complaisance pour l’attribution des déterminations psychiques au code génétique.

Il y a une autre démarche que pour ma part j’ai connue tout au long de mon parcours, qui est je dois dire assez long effectivement, et qui est la prévalence du biologisme pour expliquer les maladies mentales. Alors tous les psychiatres, même quand ils ne sont pas neurologues, savent que les lésions cérébrales entraînent des déficits fonctionnels qui n’ont rien à voir avec la maladie mentale. Ce sont des déficits d’appareils, mais jamais on ne verra une lésion corticale, ou sous-corticale, ou ce que l’on voudra, entraîner le moins du monde une maladie mentale. Des expressions psychiques diverses, qui sont connues et qui relèvent bien davantage de l’irritation ou de la compression de certaines zones, mais qui en tout cas ne sont jamais assimilables à ce qu’est la maladie mentale. Néanmoins vous verrez ce consensus dans les meilleurs milieux, dans les milieux les plus officiels, pour mettre en avant le biologisme et l’organicisme.

Ce qui fait donc que le niveau d’ignorance en ce domaine, et qui donc celui-là nous intéresse directement, nous pose la question : qu’est ce qui est donc refusé dans cette affaire ? Qu’est-ce que l’on ne veut pas voir ? Bien que ce que l’on refuse ainsi ne manquerait pas d’avoir quelque utilité sociale ou individuelle. Il est bien évident que ce dont on ne veut pas tenir compte, c’est ce dont vous avez l’occasion d’approcher dans cette Ecole, parmi d’autres références, mais que vous avez quand même l’occasion de regarder, ne serait-ce que de loin, eh bien on refuse la psychanalyse. C’est dépassé, c’est vieux, c’est du XIXe siècle, ça n’est plus de nos jours. C’est-à-dire que ce que l’on refuse ici, ce niveau d’ignorance que l’on tente de maintenir, c’est le fait que – c’est ça qui est bizarre – ce sont les déterminations liées au système de communication propre à notre espèce, c’est-à-dire le langage qui, de façon absolument aberrante et scandaleuse dans la nature, sont déterminantes de notre vie psychique. C’est ça ce que l’on ne veut pas voir. C’est ça qui se trouve en quelque sorte écarté des savoirs, alors que, puisqu’il paraît que nous sommes des animaux avides, enfin, des bénéfices que peuvent justement nous procurer les diverses connaissances, il est bien évident qu’en des domaines actuellement extrêmement sensibles et qui sont les questions d’identité, qu’elles soient sexuelles ou qu’elles soient collectives, la connaissance des déterminations liées au langage sont particulièrement éclairantes. A propos de ces questions dont nous voyons le type de désordre qu’elles soulèvent, qu’elles procurent, le domaine dûment balisé qui serait susceptible d’apporter des réponses intéressantes serait vraisemblablement pacificateur. Car on peut estimer que la guerre des sexes n’est pas forcément une fatalité, ni que c’est la meilleure façon de traiter les rapports entre une moitié de l’humanité et l’autre, les deux se dénonçant réciproquement.  De même la guerre tout court, la guerre entre nations n’est peut-être pas non plus du fait des passions nationalistes la meilleure solution pour régler nos difficultés, pour régler nos problèmes, et que nous avons là un savoir absolument apte, vérifiable pour calmer le jeu en ce domaine et cesser d’être pris par les passions.

Une censure aussi efficace que celle qui est susceptible de concerner les autres références que j’ai évoquées tout à l’heure, la religion par exemple suppose un consensus - un consensus c’est toujours ce que je trouve admirable - c’est-à-dire ce qu’on appelle la doxa, l’opinion ; il y a un même consensus pour qu’on ne veuille pas se servir de ce qui est là sous la main.

Et aussi bien, je me permets avant de tirer parti de cette introduction, une brève excursion encore : c’est l’usage des neurosciences, comme vous avez pu le voir récemment, pour organiser notre système éducatif. C’est de la part de responsables et de personnels dont on n’a aucune raison de douter des qualités intellectuelles. En même temps on se demande, alors qu’est-ce que c’est qu’une qualité intellectuelle ? Pourquoi je vous fais cette remarque ? C’est que l’enseignement, et il y a parmi vous des élèves dont c’est le métier, l’enseignement, ses méthodes et son efficacité sont connues depuis fort longtemps. Je veux dire que là aussi on sait comment ça marche, comment un enseignement fonctionne, et comment ça ne fonctionne pas. Bizarrement sur ce terrain aussi la psychanalyse se trouve avoir procuré quelques réflexions qui n’ont pas été exploitées : c’est que le savoir que l’on propose n’est accepté, n’est reçu, n’est pris que dans un registre absolument inattendu et cependant nécessaire qui est celui de… ? Qu’est-ce qu’on va mettre dans ce registre ? Ça nous concerne aussi bien, ça concerne aussi bien l’enseignant … Que s’il est pris dans un registre qui est celui de l’amour. Ça alors c’est embêtant ! Ben oui ! C’est connu depuis toujours, depuis les premiers pédagogues, et même chez eux, comme vous le savez, ça allait loin, je veux dire dans une liberté d’expression qui évidemment nous choque. Cela nous choque, mais je vous demande pardon parce que si on considère notre brillant Président de la République, on peut constater que ça ne lui a pas nui, qu’il est à sa manière un enfant de l’amour, produit de l’amour en tout cas, l’amour du savoir bien sûr, et qui comme on le sait peut si facilement se partager, se réciprociter.

Je dis des banalités ! Qu’est-ce que je raconte là ? Je dis des choses que tout le monde sait ! Aussi bien les élèves d’ailleurs que les enseignants. Ils savent tout de suite si tel professeur va les allumer, c’est-à-dire s’il est lui-même allumé par ce qu’il enseigne ou bien si c’est un fonctionnaire. Il voit tout de suite la différence bien sûr ! Et puis donc l’acquisition du savoir passe par cette instance inattendue, étrange, bizarre : l’amour.

Je ne sais pas si j’ai déjà raconté cette anecdote …mais il y a quelque temps déjà, j’avais été invité par l’Académie de Versailles pour essayer de donner quelques aperçus aux professeurs du secondaire de ladite académie sur les raisons pour lesquelles certains élèves étaient réfractaires à l’enseignement. Il est bien évident qu’il s’agissait déjà des enfants d’immigrés ou des immigrés eux-mêmes. Il y avait dans la salle deux inspecteurs de l’Académie, deux inspecteurs de l’Éducation Nationale tout à fait facilement identifiables à leur uniforme, et j’ai essayé d’expliquer quelque chose de simple. C’est qu’il y a des gosses qui ne pouvaient pas aimer l’enseignement qu’on leur proposait pour des raisons forcément mauvaises, c’est-à-dire historiques, parce qu’ils étaient habités par une histoire, des conflits qui faisaient que ce qu’on leur proposait-là était pris pour eux comme une tentative de dénaturation, de les rendre étrangers à eux-mêmes, et que du même coup ils n’en voulait pas, ils ne l’aimaient pas ce savoir. Et donc les enseignants avaient beau donner du leur – ce qu’ils ne manquent pas de faire – mais rien à faire ! C’est donc le moment où j’ai vu dans la salle se lever les deux inspecteurs qui sont sortis en claquant la porte.

Voilà donc un savoir que j’essayais de - pardonnez-moi, savoir élémentaire, banal, que n’importe quel enseignant connaît - j’essayais de faire valoir dans cette Académie, pour l’intérêt des uns et des autres, parce que ça pouvait avoir des conséquences pratiques, eh bien il ne fallait pas ! Il ne fallait pas.

Alors aujourd’hui c’est donc autre chose qui a son intérêt, qu’on nous propose, et qui s’appelle donc les sciences de l’éducation, les neurosciences. Il est évident que les neurosciences, ça n’a rien à voir avec ce que j’évoquais à l’instant. Si un enseignement est scientifique, à quoi le reconnaît-on ? Il est scientifique dans la mesure où le sujet est exclu de toute intervention possible dans le déroulement logique, formel ou rationnel qui lui est proposé. Le sujet n’a rien à voir avec l’ordre logique, formel, rationnel qui lui est proposé, il en est exclu. C’est à ça qu’on reconnaît qu’un enseignement est scientifique.

Ce qui est intéressant – et j’arrêterai ma digression là-dessus pour progresser dans un autre domaine – c’est que, il y en a qui aiment ça ! Qui aiment être ainsi subjectivement exclus du savoir de référence et que le sujet en soit écarté. Je sais bien, ce n’est pas la définition poppérienne, mais ce n’est pas là notre souci, ce n’est pas là notre problème. Il y en a qui aiment la science. Alors il est classique d’opposer les différences d’esprit à cet égard, c’est-à-dire les gosses qui n’accrocheront jamais les mathématiques par exemple, alors qu’il y en a d’autres qui plongent là-dedans avec délices, qui sont chez eux tout de suite.

En tout cas je crois qu’on gagnerait à se servir de ce qui se trouve accumulé comme connaissances dans ce domaine, au lieu de faire agir ce respect de l’ignorance. je vais moduler aussitôt cette remarque en disant : ce respect de l’ignorance n’est pas infondé. Ah ! Voilà que dans un régime laïc, voilà cependant qu’il y aurait une ignorance à respecter ? C’est un problème, permettez-moi ce passage latéral, que les psychanalystes connaissent bien : faut pas tout dire ! Ce n’est pas parce qu’on plonge dans le puits de la vérité qu’on en ressort forcément blanchi. Parfois même c’est l’inverse. Il y a donc dans un domaine supposé, celui du dévoilement, il y a à respecter une zone d’ignorance pour une raison - alors vous me direz qu’en attirant votre attention sur cette raison, je vais moi-même ne pas la respecter - mais je vais le faire en me dépêchant de la fermer (cette zone), de la refermer et en vous invitant à l’oublier. C’est parce que dans cette zone d’ignorance, il y a effectivement, y compris bien sûr pour les esprits laïcs les plus affermis, il y a une instance, une instance Une, et qui se trouve être la génératrice des déterminations psychiques de la pensée, des émotions. Et cette instance, dont Freud a rendu compte avec une nomination essentiellement énergétique, en l’appelant la libido, cette instance Une mérite le nom que lui donnaient les Anciens, ceux de l’Antiquité, et que Lacan a repris en l’appelant le Phallus. C’est la référence Une dont la présence fait que nous sommes automatiquement pilotés. Vous n’avez quand même pas l’impression que vous passez votre temps à inventer et à forger vos pensées, ou vos émotions, ou vos réflexions, ou vos actions ! Ça vient tout seul, c’est présent tout de suite ! Et même ça parle par votre bouche parfois malgré vous. Ça vous agite, ça donne vos valeurs. Vous pouvez vous demandez d’où vous viennent vos valeurs après tout ? Dire l’éducation, c’est un peu rapide ! Cette instance Une, dont Lacan dit qu’il ne faudrait même pas la prononcer, c’est-à-dire la nommer - et lui se contente de la signaler par une lettre, le grand Φ bien sûr - cette instance Une, elle ne fonctionne qu’à la condition d’être maintenue dans sa place qui est celle du réel, cette place donc qui échappe à la nomination, qui échappe à la lumière, et qui fait donc que c’est le lieu d’où nous sommes commandés. Peu importe que dans ce lieu il y ait d’autres instances qui nous agissent, ce n’est pas là ce soir notre propos. Mais ceci donc pour vous faire valoir que cette dimension qui résiste au savoir, bien que par la psychanalyse nous puissions avoir une idée de ce qui s’y construit à la condition de l’oublier ; et en quelque sorte, si je puis dire, de nous laisser faire, ce qui est une drôle d’aventure.

Il y a des choses qui sont hautement comiques à propos de « se laisser faire », parce que les névroses sont évidemment liées à la répression de la sexualité. Voilà qu’aujourd’hui – vous voyez comme c’est admirable ! – ce sont les expressions de la sexualité qui sont tenues comme étant des symptômes. C’est amusant ça ! Parce que sans chercher à épiloguer dessus, nous sommes tous agressés sexuellement. Pas besoin pour ça d’être une femme. Quel est celui qui partage notre espèce et qui n’a pas vécu ce qu’il refuse de laisser faire, justement ce qui vient de cette instance ? Qui n’a pas été agressé par elle au point d’avoir bien entendu à s’en défendre avec plus ou moins de succès ? Mais s’il est possible aujourd’hui que dans notre culture les manifestations de la sexualité : attention de l’hétérosexualité ! C’est encore ça qui est plus délicieux, parce que l’homosexualité est justifiée par l’amour. L’hétérosexualité comporterait une dimension d’agression ou de harcèlement. Eh bien oui, c’est bien ce qui peut arriver à chacun, sauf quand justement l’instance à laquelle je veux faire référence cesse d’être acceptée dans le réel, qu’on l’évacue, qu’on n’en veut plus. Ce qui trouve son expression bien sûr dans ce grand mouvement actuel qui est l’annulation de la paternité. Puisque il n’est pas besoin d’être fort pour savoir que c’est la figure du père, ce grand perturbateur – c’est le cas de le dire c’est un père-turbateur ! – qui vient rompre l’harmonie souveraine de l’enfant et de sa mère avec ses mauvaises manières.

C’est curieux que tout ceci ait une cohérence. On va voir se jouer, dans le champ politique le fait qu’au moment des élections on ne saura plus très bien quelle est la figure de l’autorité. Qu’est ce qui fait autorité ? Comment peut-elle se représenter aujourd’hui ? Quel est celui qui faisant la bonne figure qu’il faudrait, serait susceptible de séduire ? Ça pose de sérieux problèmes, non pas aux politiques mais aux cabinets de communication qui sont à l’œuvre. Alors quelle est aujourd’hui la gueule qu’il faut avoir, et quel est le propos, puisque c’est toujours une affaire de rhétorique, quel est le propos qu’il faut tenir pour être sûr de gagner ? Les gens intéressés ne savent plus très bien !... alors ils s’émerveillent que ça puisse être des comiques qui soient élus. C’est impressionnant que la figure de l’autorité puisse aujourd’hui être tenue par des comiques, voire en Italie des comiques de profession ! Le clown ! Et avec le succès populaire.

Quand est-ce que vous riez ? Vous voyez quelqu’un qui marche dans la rue et qui trébuche, et qui plouf ! il s’écrase. Ah ah ah ! C’est idiot ! Qu’est-ce qui vous fait rire là-dedans ? Il s’est cassé la figure, il a pu se faire mal d’ailleurs. Dans un second temps, vous allez, oh ! vous allez arrêter ça, vous allez à son secours. Mais dans un premier temps : oh oh oh ! Qu’est-ce qui fait rire là-dedans, si ce n’est précisément la chute de l’instance moïque en tant qu’érigée, en tant que Une ! Hop, il s’est cassé la figure ! Le comique c’est connu, c’est toujours l’écrasement du phallus. Et vous voyez surgir dans les champs électoraux – écrivez-le comme vous voulez pour les champs (chants) – vous voyez surgir des personnages qui endossent ça. L’actuel Président des États Unis ça ne l’effraie absolument pas, et même il estime que c’est un plus ! On aura encore des surprises de ce côté-là.

Alors vous me direz que je me suis bien éloigné de mon sujet, que pour ce début d’année je me livre à des digressions. Où est-ce que je veux en venir ? Je veux en venir à ceci, qui est de savoir si nous pouvons donner de la psychose une définition unique. Parce qu’on dit « les » psychoses, parce qu’elles sont très diverses, très différentes, bien que leurs expressions cliniques soient pauvres, beaucoup plus pauvres que l’expression des maladies organiques. Mais en tout cas ces expressions cliniques sont très diverses, depuis les troubles de l’humeur jusqu’au troubles du raisonnement, de la sensorialité, de la volonté, des sentiments, des passions, des perceptions, de tout ce que la psychologie est venue dire là-dessus. Et puis une grande question : est-ce que les psychoses se limitent à ce qui est manifeste au point d’être entre les quatre murs d’un asile ? Est-ce qu’il n’y a pas là aussi à propos des psychoses, ce que nous ne voudrions pas savoir, un niveau d’ignorance que nous aimerions entretenir ? On en a souvent l’impression. Il y a évidemment de nombreuses formes de psychoses qui n’ont jamais été décrites, c’est certain ! Elles le seront, mais jusqu’à ce jour elles ne l’ont pas été. Il y a des formes de psychoses transitoires, et cela, les Anciens le savaient très bien : on peut être fou par moment, avoir un moment de folie. Parfois ce moment a d’ailleurs une expression clinique bruyante, lorsqu’il s’agit d’une bouffée délirante par exemple. Les psychiatres connaissent très bien le fait que des jeunes, souvent, peuvent faire un moment délirant typique, et puis ça se calme, ça rentre dans l’ordre, on n’en parlera plus. C’est étrange, bizarre ! Ce qui est évidemment toujours très intéressant c’est de savoir ce qui l’a déclenchée ? Comment ça s’est fait ? Ce n’est pas toujours évident. Mais en tout cas, la psychose, les psychoses ont des aspects bien plus riches cliniquement que ce qui en est recensé dans les ouvrages de psychiatrie classique.

Donc cette question nous interroge du point de vue structural. En revanche on voit bien ce que les névroses ont en commun malgré leurs diversités essentielles. Ce qu’elles ont en commun c’est d’être des défenses contre cette instance dont je parlais tout à l’heure dans le réel. L’instance chuttt ! phallique.

En effet, dans la névrose obsessionnelle, parce que le brave garçon n’a absolument pas envie de céder le plus-de-jouir que lui procure cet objet qu’il faudrait céder, avec en cascade une série de conséquences absolument remarquables qu’il ne s’agit pas de développer ici. S’il y en a parmi vous que cela intéresse, ils reprendront l’observation de Freud sur « L’homme aux rats » ou mes volumes sur la névrose obsessionnelle. Les constructions de la névrose obsessionnelle sont du point de vue épistémologique absolument essentielles et magnifiques. Ce sont vraiment des cathédrales qui se construisent à partir de ce simple fait, c’est-à-dire celui de la rétention de cet objet qu’il aurait fallu céder. Non seulement dans le corps, avec bien entendu une hypocondrie qui ne manque jamais, mais dans la vie psychique, moi j’appelle ça une constipation psychique.

Et l’hystérie est aussi une construction merveilleuse. Merveilleuse parce qu’elle interprète ce que nous appelons la castration, c’est-à-dire justement le sacrifice consenti à cette instance phallique, le sacrifice d’une part de jouissance, elle l’interprète comme un traumatisme. Ce qui serait une opération purement symbolique, elle l’interprète comme un traumatisme, parce que ce sacrifice ne lui donne pas le statut qui devrait légitiment lui revenir comme au garçon, c’est-à-dire d’être phalliquement identifiée une fois pour toute. Elle en a assez de devoir faire ses preuves. Elle en a même parfois tellement assez qu’elle finira par y renoncer ou par les dénoncer.

Donc, au niveau de la névrose, des névroses dans ces deux grandes familles, on repère très bien. Dans la psychose de quoi s’agit-il ? Dans la psychose, il s’agit du fait que ne s’est pas mis en place pour le sujet cette zone d’impossibilité, de refus, de résistance, d’ignorance, qui s’appelle le réel, et encore bien moins son habitation, sa façon d’être lieu d’hébergement pour l’instance phallique. La psychose est donc liée au fait que ce qui fonctionne pour chacun d’entre nous comme impossible, ce qui ne peut être franchi – car cet impossible est d’ordre logique bien avant d’être d’ordre moral – que ce qui fonctionne comme impossible n’a pas pu se produire. N’a pas pu se produire à partir d’un agencement que Lacan a pointé, a précisé, en disant qu’il s’agissait d’une opération d’élimination du Nom-du-père, opération dont il a repris le nom qui chez Freud s’appelle Verwerfung, qui veut dire rejet, et qui en français se traduit plus aisément par forclusion. Forclusion du Nom-du-père, avec là tout de suite votre remarque, votre attention éveillée par ces deux signifiants : d’abord Nom-du-père. Qu’est-ce que ça vient faire là le nom du père ? On n’est pas dans la religion ! On n’est pas dans le pater noster ! Qu’est-ce que c’est que ce Nom-du-père ? Et d’autre part le terme, ce type de défense absolument original, traduit en français par forclusion.

Pourquoi le Nom-du-père ? Eh bien parce que si cette instance phallique dans le réel est vécue comme génitrice, comme le référent de la génitalité, voire comme ordonnatrice de la procréation, ordonnatrice de la procréation, on est tous dans le coup ! Je veux dire on se sent avoir accompli son devoir une fois que l’on a participé à la procréation ; et si on n’a pas pu le faire, car après tout ça arrive pour des raisons diverses, eh bien parfois ça laisse quelque sentiment d’inachèvement. Ça arrive ! De cette instance, donc dans le réel, on n’a aucune présence effective que son nom, que le nom que nous lui donnons ! Parce qu’on ne va pas l’appeler le phallus. On n’a de nom que celui qui le représente, qui en est le fonctionnaire comme j’ai l’habitude de le dire, c’est-à-dire papa. Et Dieu sait qu’il va en prendre pour son grade de ce fait. Qu’est-ce qu’il va prendre !

Vous voyez, on se retrouve chez nous rapidement bien que j’ai fait quelques excursions, mais très vite...

Donc de papa, du père, on n’a qu’un nom ! Le nom père. Mais je dirais que le bonhomme quelconque qui hier menait joyeuse vie et qui du jour au lendemain se trouve instauré dans la paternité, de devoir prendre la grosse voix, et de devoir être le gardien des bonnes mœurs de son enfant qui parfois le regarde comme ça en coin en ayant l’air de lui dire : « Dis donc, est-ce que toi-même tu… hein ? Toi-même, comment tu te comportes ? Tu es toujours régulier avec ta tâche ou bien il t’arrive de prendre quelques libertés ? Peut-être ce que tu me reproches à moi, c’est en réalité ce dont tu t’accuses toi-même ! Car moi je suis peut-être plus innocent que toi !  »

Le père présent dans notre champ par son nom, c’est un signifiant. Il arrive que l’on dise : « eh bien si c’est un signifiant, ça n’est qu’un mot, hein ! » C’est fréquent qu’on dise ça : ça n’est que des mots ! En tout cas il y en a un là, vous voyez, ça n’est qu’un mot, ça n’est qu’un signifiant. Eh pourtant qu’est-ce qu’il y a comme charge sur ce mot ! Au point qu’il y aura contre lui un mode de défense qui ne sera pas son refoulement, qui ne sera pas son annulation - parce que le refoulement, l’annulation ou la récusation, c’est déjà le reconnaître dans le champ de la réalité ; dire : « il est là et je n’en veux pas. Voilà ! Les pères fuittt ! Qu’ils aillent se faire voir ! » - eh bien ça, ce n’est pas de la psychose.

Mais il y a une opération, la Verwerfung, qui fait que ce Nom-de-père ne figure pas dans la chaîne, il n’a pas été introduit. Il n’a pas été introduit pour des raisons dont je vais rapidement donner un exemple avant que l’on se sépare, parce que je ne veux pas ni vous fatiguer ni me fatiguer de trop. La dite instance n’a pas pu être repérée par l’enfant dans le réel : dans quel cas on voit cela se produire ? Il y a ce cas canonique qui va justement être dans quelques jours mis à l’étude dans un autre endroit, un endroit psy, à propos du cas Schreber, c’est-à-dire le fou génial  qui ne saurait ne pas attirer votre entière sympathie. Car Schreber, qu’est-ce qui lui est arrivé à ce type ? Quelque chose de très banal et je dirais d’un peu germanique quand même. C‘est que papa c’était avant tout un éducateur. Autrement dit s’il élevait ses enfants, ce n’était pas en tant que représentant de l’instance phallique et en tant qu’elle-même est génératrice de la procréation et du désir, mais il élevait ses enfants comme étant lui-même l’instance éducatrice et morale dans le réel et qui commande à la bonne correction de ses enfants. Cette différence – comme je vous le rends sensible, je l’espère – est essentielle. Il avait donc pour père un type qui a d’ailleurs laissé son nom à des œuvres, non seulement des machines orthopédiques conçues pour que les enfants se tiennent bien à table. Parce que c’est connu que les enfants se tiennent mal à table ! Donc des machines dont il y a les dessins, on a les dessins de ces appareils orthopédiques pour que les enfants à table se tiennent bien droit, et d’autres appareils orthopédiques également pour corriger leurs mauvaises attitudes. Il était également le créateur de ce qui existe toujours : les Schrebergarten, c’est-à-dire des jardins à la périphérie des grandes villes, pour que les gens du peuple puissent à leurs heures de loisir venir cultiver la salade et le radis, autrement dit avoir un contact heureux avec la nature et pouvoir ainsi prendre leur leçon de ce que la nature veut bien nous prodiguer si elle est bien soignée. Elle ne trompe pas si elle est bien soignée la nature. Et ces jardins existent toujours.

Eh bien lui, il était donc le fils de ce redoutable bonhomme, dont il ne pouvait absolument pas repérer le fait que, parmi ses diverses activités, il avait aussi celle de venir parfois rejoindre maman dans son lit. Ça a dû lui arriver puisqu’il a quand même eu quelques enfants. Ça a dû lui arriver quelquefois. Mais en tout cas ce n’était pas ainsi qu’il était repérable par Daniel. Il n’était repérable qu’en tant que le représentant de cette instance gardienne des valeurs morales et veillant à la bonne conduite des enfants. Daniel Schreber a fait de brillantes études de juriste, ce n’est pas par hasard, sans généraliser abusivement mais il arrive que ce ne soit pas par hasard que l’on fasse des études de droit c’est-à-dire qu’à ce qui aurait pu se mettre en place comme légitimité dans de meilleures circonstances, on tente de pallier la carence par des références, par le droit civil. C’est compréhensible, ça n’a rien de répréhensible. En tout cas ce sont les études qu’a faites Daniel. Et il les a faites de façon si brillante qu’il a été nommé fort jeune à un poste de chef, de procureur d’une Haute Cour, ayant comme il le dit, sous ses ordres, des juges chevronnés, beaucoup plus âgés que lui. C’est une promotion uniquement en reconnaissance de ses qualités. À l’époque ça arrivait encore qu’on puisse être promu pour ses qualités. Eh bien ça a été son cas. Et comme il le dit, jusque-là il avait mené une vie parfaitement heureuse, son seul problème ayant été qu’il ne pouvait pas avoir d’enfants. Ses tentatives pour avoir des enfants ont échoué, et je ne crois pas que la cause n’en ait jamais été précisée.

C’est donc au moment où il est nommé à ce poste qu’il va sombrer dans un épisode insomniaque qui va le conduire tout doucement à un délire d’une beauté… C’est une œuvre d’art ! Je ne sais pas comment on peut ne pas avoir un sentiment esthétique devant une telle construction, et telle qu’il en rend compte, avec le souci, dit-il, de pouvoir servir à la science, de fournir, dit-il, à des psychiatres qui n’ont peut-être pas – il le dit avec modération – une idée exacte des processus, de ce qui arrive, de ce qui se passe, il faut leur fournir. Il faut les instruire un peu sur ce qui arrive en réalité.

Pourquoi cette nomination a-t-elle ainsi déclenché cet épisode ? Parce que, et vous allez voir là la pertinence de cette référence nominale que j’ai faite il y a un instant, il n’avait pas de Nom-du-père. Il avait un père qui était un éducateur, point barre ! Mais il n’avait rien dans le champ de la réalité qui faisait référence pour lui à cette instance qui du même coup aurait donné l’exemple d’une autorité fondée, justifiée, validée, légitimée. Voilà ce qui lui manquait lorsque lui-même a été mis dans la position d’assumer une autorité qui, dans son organisation n’avait aucun support, aucun fondement, aucune légitimité, et ouvrait ainsi la cascade des tentatives de pallier au déficit qui allait grandissant, s’accroissant, par un flux d’idéations toutes aussi impuissantes. Évidemment, plus les idéations se faisaient pour tenter de maîtriser cet espace qui allait grandissant, plus celui-ci allait croissant, et donc générateur des symptômes qui furent les siens ; il est amusant de penser que la pratique du droit l’a sans doute considérablement aidé à sortir de son délire. C’est-à-dire à rétablir dans le système idéique, sans cesse en mouvement par lequel il était pris, c’est-à-dire à rétablir un ordre, une causalité, à un certain prix, à un prix qui était celui de s’accepter et se concevoir comme une femme.

Et c’est là l’endroit sur lequel je vais laisser un merveilleux suspens pour vous, c’est-à-dire l’occasion de vous demander, comment est-ce qu’on guérit d’une psychose en devenant une femme, et dont vous voyez les conséquences : voilà, quand je vois une femme c’est qu’elle a réussi à sortir de sa psychose.

Le cas Schreber est pour nous à cet égard un document qui vient mettre en cause notre niveau d’ignorance, et non pas pour que nous nous comportions nous mêmes de façon aussi abusive et sacrilège que le fût son père, c’est-à-dire sans aucun respect en dernier ressort, mais pour nous permettre peut-être d’avoir vis-à-vis de ce qui est impliqué dans ces processus, et dont nous nous sortons si mal, si péniblement, si bêtement, d’avoir une attitude plus clairvoyante.

Il y aura, dans ce que l’École a préparé, quelques soirées consacrées à l’étude de la question suivante, étude que je ferai avec le professeur Patrick Guyomard : Œdipe avait-il un complexe ? Hein ? Est-ce qu’il avait un complexe Œdipe ? On dit toujours le complexe d’Œdipe, c’est quoi ça ? Et puis d’ailleurs qu’est-ce qu’un complexe ? Hein ? Vous savez ce que c’est vous qu’un complexe ? Un complexe dans le langage industriel c’est un agglomérat de départements qui doivent avoir quelque cohérence dans la production de l’entreprise, des départements qui sont évidemment distincts les uns des autres. Dans le champ psychique, qu’est-de qu’un complexe ? Vous avez une réponse ? Vous voulez m’instruire là-dessus 

 

Intervenant – L’ignorance me semble cruciale. Œdipe lui-même n’était pas au courant qu’il tuait son père, que c’était son père, et il n’était pas au courant que c’était sa mère. Et dans les complexes, de manière générale, la personne qui en est habitée n’en est pas consciente.

 

Ch. Melman – Ouais d’accord. Écoutez pour vous embarrasser un peu, parce que moi je vous dis des choses qui sont toujours très faciles. Vous êtes d’accord ? Ce que je dis c’est toujours très facile. Non ? Vous n’êtes pas d’accord avec ça ? Si ! Je sais que vous êtes d’accord avec ça. Mais pour vous rendre quand même les choses plus complexes, pour la prochaine fois travaillez cette question de ce que c’est que ce qu’on appelle un complexe. Car, allez, un peu de perturbation : il y a des signifiants qui ont un double sens, qui sont donc bivalents et qui portent deux sens opposés. Je vous renvoie à un article de Freud qui s’appelle Du sens opposé des mots primitifs. Freud avait repéré cela dans les mots primitifs alors que c’est présent dans les langues parlées. Je rencontre un de mes neveux, un gosse, et je lui dis – « Comment vas-tu mon grand ? » Ça n’attire l’attention de personne, ça paraît aller de soi, c’est normal, c’est idiot, c’est simple, mais ce n’est pas gênant hein !

Dans la langue arabe qui est particulièrement riche en ce que les linguistes appellent en arabe des addâd, c’est-à-dire des mots qui ont des sens opposés. Par exemple une mère dira de son gosse – «  Oh il est vraiment moche », mais c’est pour dire « il est joli, qu’il est beau ». Elle ne peut pas dire qu’il est joli, ce serait solliciter le mauvais œil. Elle ne sera pas contente si on lui dit que son enfant est beau, c’est dangereux. Il y en a une flopée de mots comme ça.

Dans la langue hébraïque – alors s’il y en a parmi vous qui pratiquent l’hébreu ils vont m’aider – il y a un mot qui veux dire voiler ou se voiler, un verbe, je ne l’ai pas là à l’esprit. Le voile, porter le voile. Ce même verbe veut dire aussi se jeter dessus. Si vous avez le moindre doute je vous écrirai ce mot au tableau la prochaine fois, mais il y en a beaucoup d’autres comme ça !

Le mot qui veut dire père justement puisqu’on y est אבא (aba). Eh bien la racine אב (ab) peut aussi designer l’ignominieux. Avouez quand même ! Pourquoi je vous dis ça ? Pour que vous voyiez qu’un signifiant est déjà lui-même un complexe, c’est-à-dire qu’il peut signifier également le contraire de ce que son usage courant véhicule. Dans l’étude des processus névrotiques et psychotiques, cela nous intéresse éminemment.