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EPhEP, CM-MTh1, le 7/11/2016 

Je vais poursuivre aujourd’hui sur un point assez difficile et assez important, que j’avais commencé à évoquer devant vous et avec vous, et qui concerne notre relation ordinaire au langage et disons plus précisément au signifiant, à la matérialité du langage dans laquelle nous sommes plongés. Notre rapport au signifiant, au langage, disons au Symbolique, puisque je vous parle cette année du Symbolique, de l’Imaginaire et du Réel, de ces trois termes. J’ai insisté sur l’importance qu’il y a à se donner cette référence à trois termes d’égale valeur, et la manière dont ça nous fait sortir de nos ornières imaginaires habituelles, qui nous conduisent à nous retrouver dès que nous le pouvons dans une sorte de face à face entre sujet et objet ou entre sujet et sujet – je ne reviens pas là-dessus, je l’avais évoqué déjà suffisamment.

Le point important, que je reprends ce soir, c’est de dire comme je le fais – je ne suis pas le seul, mais je le dis de cette façon un petit peu appuyée – qu’il n’est pas injustifié, il n’est pas infondé de poser que notre rapport ordinaire au signifiant, au Symbolique, à l’Autre, à ce lieu de l’Autre, c’est habituellement un rapport que l’on peut dire masochiste. Un rapport de masochisme. J’avais commencé à vous en parler la dernière fois, et puis en reprenant pour aujourd’hui je me suis dit, dans le prolongement du cours précédent : ce n’est pas inutile, ce n’est pas inintéressant de préciser en quoi c’est rapport masochiste, notre rapport au langage, au signifiant. Ce terme de masochisme est un terme important en clinique, qui renvoie à des réalités et des faits très importants. Ce n’est pas quelque chose de tout à fait local et spécialisé, ce qui concerne le masochisme : c’est présent dans la clinique ordinaire, qu’on soit psychosé, névrosé, pervers. Le masochisme, on ne peut pas dire que ce soit une donnée clinique marginale. Ce n’est même franchement pas le cas. Pas besoin de chercher beaucoup pour le trouver, le masochisme. Donc je trouvais que c’était intéressant, avec vous, de faire le point sur cette question de notre rapport au langage et du masochisme que je crois possible d’y distinguer, et pourquoi, et de quelle façon.

Je vous l’avais déjà dit la dernière fois mais je le reprends : il est tout à fait constatable et très important dans la clinique que notre relation en quelque sorte initiale au langage, notre relation première au langage, de départ, celle que nous avons expérimenté – nous ne nous en souvenons pas bien sûr, mais nous en avons des rémanences extrêmement parlantes dans nos symptômes, nos difficultés – notre rapport premier au langage a un caractère, je vous avais dit, meurtrissant. Le langage meurtrit le petit d’homme, le petit sujet, pas encore sujet, enfin le petit humain. Pourquoi est-ce que je peux dire ça ? Que le langage au départ, ça a un caractère meurtrissant ? Vous entendez ce qui peut s’entendre dans ce terme de meurtrissant : ce qui meurtrit, ce n’est pas meurtrier – encore que ce n’en soit pas loin ; parfois ça l’est, parfois la relation au langage d’un petit sujet humain s’avère meurtrière, notamment dans les psychoses, vous avez quelque chose du sujet qui se trouve dès le départ éliminé. Tous les propos, toutes les paroles de ce sujet ensuite, dans une psychose, pourront parfois tourner autour de cette sorte de meurtrissure meurtrière initiale.

Si vous lisez – je pensais en parler un peu plus tard dans la soirée mais ça me vient maintenant – si vous lisez (ce qui est à lire, c’est vraiment un livre fondamental, c’est le cas de le dire, puisqu’il parle de la langue fondamentale) le livre de Schreber Les mémoires d’un névropathe, il ne parle que de ça : de la manière dont il a été non seulement meurtri, mais dont il peut se plaindre d’avoir été et d’être toujours, en quelque sorte étranger. Étranger spectateur, mais étranger à ce qui lui est infligé par le langage et par ce qui commande les fils (les nerfs, comme il dit) de ce langage chez lui, c’est-à-dire – je fais vite – ce qu’il nomme Dieu. Schreber ne cesse de se plaindre de la manière dont son rapport au langage a été d’entrée de jeu, un rapport qui l’exclut, lui, comme sujet. Les névrosés n’expérimentent pas le même rapport au langage, mais à travers nos symptômes, nos difficultés, nos plaintes, nos paroles, nos demandes, nos répétitions, nos échecs, nos réussites parfois (mais elles sont quand même moins fréquentes que nos échecs : on a plutôt des dons pour rater), nous témoignons aussi (même si on ne s’en souvient pas) de ce caractère difficile et meurtrissant, de cette relation au langage.

Pourquoi ? Pourquoi est-ce qu’on peut dire ça – outre le fait que notre expérience nous le montre, mais au-delà ? Eh bien c’est parce que ce que le langage, le rapport au symbolique, nous fait tout d’abord expérimenter, c’est une dépendance radicale, à l’endroit de l’Autre. Dépendance radicale que nous pouvons caractériser de la façon suivante : au départ de la vie, nous sommes en place, en position d’objet de l’Autre, de la demande et du désir de l’Autre. Parfois il n’y a que la demande, il n’y a pas de désir, c’est un point important ça.

L’Autre, je le représente comme ça :

  AutreS ← demande  désir

C’est une forme très simple, imagée, schématisée de façon très simple : il y a l’Autre au départ, et l’Autre vise celui qui peut être appelé à répondre comme sujet, je parle de l’enfant. Il peut être appelé à répondre comme sujet. Généralement c’est ce qui est souhaité. C’est-à-dire que l’on s’adresse à un enfant en faisant en quelque sorte l’hypothèse – c’est la façon dont s’exprimait Jean Bergès fort justement sur cette question – l’hypothèse d’un savoir : on fait l’hypothèse qu’il sait quelque chose. Et quand la mère dit : « Ah, mon petit tu as ceci, tu es en train de dire cela », ce sont des moments très importants où la mère fait l’hypothèse d’un savoir de son enfant, savoir qu’elle interprète elle-même, mais en l’interprétant elle en fait l’hypothèse : elle admet qu’il y a de son côté un savoir, autrement dit, qu’il parle.

Mais donc de l’Autre, de la part de l’Autre, l’enfant peut recevoir de la demande, quand l’autre lui demande quelque chose, demande quelque chose chez lui, c’est-à-dire, du côté de son corps d’enfant : une mère demande à un enfant son sourire, son regard, ses gestes, sa posture, ses bruits, ses babillements, son babille. Tout ça c’est demandé à la mère par l’enfant... Non, pardon !... oui, oui, oui... bon ! Mon lapsus est intéressant parce que effectivement si c’est demandé à l’enfant par la mère, eh bien il est souhaitable que ça puisse se retourner en une demande de l’enfant adressée à la mère. S’il y a seulement une demande de la mère vers l’enfant, ça peut prendre un tour d’exigence et d’impératif qui est difficile à soutenir pour l’enfant, s’il y n’y a que de la demande du côté de la mère.

Le point important – mais j’y reviendrai je pense tout à l’heure – c’est si, dans cette relation de la mère à l’enfant, quelque chose peut se faire entendre à l’enfant d’un désir de l’Autre : pas seulement une demande mais un désir. Un désir c’est-à-dire quelque chose qui n’est pas aussi sensé et aussi défini qu’une demande. Le propre de la demande c’est qu'elle se donne dans l’exigence du sens et souvent de l’urgence. Et c’est pour ça que beaucoup de nos paroles sont des demandes, et que la parole est souvent liée à la demande. Mais au-delà de la demande, il peut y avoir – pas dans tous les cas – quelque chose de l’ordre du désir. C’est-à-dire une question. Une question ouverte. Et il est souhaitable – même si nous n’avons pas à donner des normes d’éducation – mais nous pouvons quand même dire qu’il est souhaitable pour un enfant que lui vienne de l’Autre quelque chose de l’ordre d’un désir, c’est-à-dire quelque chose qui fasse une question ouverte – ouverte et non pas fermée comme peut l’être l'exigence et l’urgence de la demande.

En tout cas – pour revenir à ce que je commençais à évoquer – l’enfant au départ a été objet de la demande et éventuellement du désir de l’Autre. Et il l’a été dans une position de radicale dépendance comme je vous le disais à l’égard de cet Autre. Il l’a été dans l’expérience – on peut le dire comme ça – de la « toute puissance » de l’Autre ; je n’aime pas trop ce terme parce qu’il sollicite beaucoup l’imaginaire, mais néanmoins nous pouvons dire que l’enfant ainsi dépendant de l’Autre, à qui il est si fortement lié, fait l’expérience d’une sorte de « tout pouvoir » de l’Autre. L’Autre a effectivement un pouvoir de vie et de mort sur l’enfant. « Tout pouvoir », c’est-à-dire que l’enfant effectivement est, comme le dit Freud, hilflos : il est dans une sorte de détresse et d’impuissance radicale par rapport à cet Autre.

Et l’Autre qu’est-ce que c’est pour l’enfant ? Eh bien c’est le langage, c’est du langage ; pas seulement, c’est aussi du corps, mais c’est également du langage, du symbolique. C’est ce que nous appelons l’Autre, le lieu des signifiants, le lieu du langage. Pourquoi ? Eh bien parce que dès que nous parlons, nous nous adressons, et dès que nous nous adressons (au-delà même de notre interlocuteur direct ou de notre interlocutrice directe), il y a (suscité), il y a – de ce fait même que nous parlons et que nous nous adressons – ce lieu de l’Autre, au-delà de notre adresse singulière à tel ou tel. Ce lieu de l’Autre c’est le lieu des signifiants, le lieu du langage. Mais quand je dis le lieu des signifiants et le lieu du langage, j’en parle comme d’un lieu logique, comme d’un lieu justement : c’est une question de logique et de topologie. Ce lieu existe bel et bien, c’est le lieu que le langage met en place. Cependant ce lieu nous ne l’avons pas du tout mis en place enfant ; nous allons le mettre en place progressivement, mais nous ne l’avons pas du tout reçu dans cette sorte de neutralité logique que j’évoque là. Nous ne l’avons pas reçu simplement comme le lieu des signifiants ou le lieu du langage : nous l’avons reçu à travers – pour dire les choses très simplement – à travers la voix, à travers la voix de ceux qui nous étaient proches, à travers les signifiants de la mère et des personnes qui étaient dans notre proximité. Autrement dit nous ne l’avons pas reçu du tout dans une neutralité logique. Nous l’avons reçu, ce lieu de l’Autre, comme complètement pris au départ dans ces puissances de l’Autre, dans ce que j’appelais ce « tout pouvoir de l’Autre ».

Nous recevons donc – nous avons reçu en tant qu’enfants – le symbolique comme l’Autre, le lieu de l’Autre, mais un Autre qui au départ n’était pas vide : c’était un Autre que l’on peut dire « habité », et pour beaucoup d’entre nous ça le reste. C’est même le cas ordinaire, que nous pensions que l’Autre est « habité », autrement dit : « il y a quelqu’un là-dedans ! », dans ce lieu de l’Autre. C’est le fait de la Religion par exemple. Mais il n’y a pas que les gens qui déclarent une religion qui sont persuadés que le lieu de l’Autre est habité : c’est quelque chose par rapport à quoi nous avons beaucoup de mal à bouger, que nous avons beaucoup de mal à éventuellement nous défaire.

Donc nous n’avons pas reçu cet autre comme vide et comme pur lieu, nous l’avons reçu « habité», et – c’est une des difficultés qui sont les nôtres, je dirais même que c’est un des aspects de notre masochisme – nous avons la plus grande difficulté à supposer, à accepter que cet Autre soit vide de présence. Nous voulons donc absolument y distinguer une présence, quitte à nous faire beaucoup souffrir pour être bien sûrs que cette présence va s’apercevoir de notre existence : « C’est pas possible qu’il ne voie pas que je souffre comme ça ! » Vous voyez ? « ...qu’il ne l’entende pas ». Alors « il », ça peut être tout ce que vous voudrez, un père, une mère, Dieu, mais un Autre qui existe bel et bien, vous voyez ? Ça c’est quelque chose qui nous met dans de grandes difficultés.

Alors l’expérience initiale de ce rapport au Symbolique et de ce rapport à l’Autre nous a placés, a placé l’enfant devant le « tout pouvoir » de quelque chose, de quelque UN pourrait-on dire, ce qui là, en ce lieu de l’Autre, creuse pour nous une question, creuse pour l’enfant une question.

Quelle est la question que l’Autre pose à l’enfant ? Quelle est la question qui vient à lui depuis ceux, celles, qui incarnent l’Autre ? Eh bien la question qui vient à l’enfant c’est : « Qu’est-ce qu’il me veut ? Qu’est-ce qu’elle me veut ? Quelle est sa demande ? Qu’est-ce qu’il s’agit de satisfaire de son côté ? » Je n’ai pas besoin de vous souligner le caractère souvent, comment dire, prédominant dans une névrose – ou dans une psychose d’ailleurs, ou dans une perversion pourrait-on dire – de cette question que pose un sujet : « Mais qu’est-ce que veut la mère ? », par exemple, « qu’est-ce qu’elle attend ? » ; et « qu’est-ce qu’il faut que je fasse pour la satisfaire ? ». Dès lors – si ce que je vous dis là n’est pas complètement aberrant, ce que je ne pense pas – il se prend un pli en quelque sorte pour le sujet, pli qui va être la question suivante : « Comment me faire reconnaître ? », « Comment me faire accepter de cet Autre ? », « Comment lui répondre ? », « Comment répondre à ce que cet Autre attend, ou attendrait ? », « Qu’est-ce que je dois faire pour ça ? ». Autrement dit : « comment dois-je faire avec ce pouvoir exorbitant ? » dont l’enfant, le tout petit, se trouve être (encore une fois) radicalement dépendant. À ce moment-là l’enfant est radicalement en place d’objet, même si l’on peut juger souhaitable à ce moment-là que quelque chose se creuse d’une possibilité qu’il réponde comme sujet, c’est-à-dire qu’il réponde autrement que dans l’urgence et la nécessité absolue à ce qui lui vient ainsi de l'ordre de l’Autre – mais je vais y revenir dans un instant.

En tout cas, ce que je vous disais à l’instant c’est pour vous faire entendre d’où vient cette pente au masochisme dans notre rapport au langage : ça vient de là ! Parce que je pense que vous entendez bien à travers ce que je vous en dis cette dépendance radicale, et puis cette question angoissante : « Comment je peux répondre à ce que l’Autre me veut ? ». Surtout si la demande de l'Autre est pressante, urgente et insistante. Vous saisissez bien comment ça va porter l’enfant, comment ça va le pousser à une relation bien sûr très masochiste au langage : pendant sa vie il va soit répéter ce qui a été une sorte d’exclusion initiale (c’est ce qui se passe dans la psychose), soit il va (dans la névrose) répéter les symptômes qui de manières diverses indiquent le rapport malheureux à l’Autre.

Alors une remarque clinique ici très importante – qui prolonge ce que je vous disais, l’illustration en clinique de ce caractère meurtrissant, éventuellement meurtrier, du rapport au langage et du rapport à l’Autre qu’expérimente un enfant parfois : il y a donc tout ce que nous pouvons observer dans le champ des psychoses (et là je vous invite à y être attentif en stage et quand vous avez affaire à des sujets psychotiques), il y a toutes les manières très nombreuses dont ces sujets nous disent comment ils ont été épinglés par le signifiant, épinglés par le langage, parfois vraiment épinglés comme des papillons au mur, cloués par le langage. Lorsqu’un homme ou une femme entend vociférer des voix qui lui disent des termes généralement dégradants, insultants, meurtriers, littéralement : « ordure, salope, putain », ils sont littéralement cloués par le langage ; le langage est ici une cible enfin plutôt, une injonction, qui ne rate pas sa cible.

Tout à l’heure je vous parlais de ce que nous livre le président Schreber enfin Les mémoires du président Schreber – c’est vraiment un livre que vous devez fréquenter. Je ne dis pas que vous devez le lire ; bien sûr je peux le dire, il faut le lire, mais c’est très difficile à lire : vous ne prenez pas Les mémoires du président Schreber en commençant par le début et en le lisant jusqu’à la fin comme vous le feriez avec, je ne sais pas moi, avec un roman de Balzac ou de Houellbeck [rires] pour prendre un contemporain. Le président Schreber vous ne le lisez pas comme ça. Vous le lisez et puis à un moment donné vous êtes arrêtés, parce que c’est vraiment un truc qui ne nous fait pas jouir du tout ; on ne prend pas notre pied à lire Schreber : on se demande de quoi il nous parle, ça ne nous est pas familier. C’est vraiment un livre de savant, un livre que je peux aller jusqu’à qualifier de scientifique car Schreber est suffisamment exclu de sa propre expérience pour pouvoir en parler avec un rigueur toute scientifique. Et c’est ce qu’il fait d’ailleurs : il nous expose tous les aspects de ce qu’il appelle la langue fondamentale, tous les aspects de ce qu’il appelle les nerfs, tous les systèmes de différents nerfs et la façon dont ils affectent son corps, dont ils se réalimentent à partir de son corps et à partir de leurs propres actions, etc, etc. Tout ça, il nous le décrit avec une précision et une rigueur comme s’il nous parlait d’une langue étrangère ; et effectivement il est étranger à cette langue, car de son rapport au langage, il a été exclu dès le début. Et il ne cesse de faire entendre sa plainte concernant cette exclusion.

Que faut-il pour que les choses se passent un peu différemment de ce que nous observons dans les psychoses, c’est-à-dire pour que ce S que j’ai mis au tableau puisse recevoir le langage, le Symbolique, le rapport à l’autre, d’une manière qui lui permette de répondre un jour comme sujet ? Très tôt, presque immédiatement au départ de la vie, le sujet va répondre comme sujet ou bien il ne va pas pouvoir répondre. Pour qu’il puisse répondre – je vais vous dire ça tout simplement, mais on a du déjà vous en parler je pense – disons-le tout crûment : pour que l’enfant puisse répondre comme sujet, il faut que la mère y consente. C’est elle ici qui tient l’écluse : ou bien ça va passer ou bien ça ne va pas passer ; ou bien l’enfant sera exclu du langage ou bien il ne sera pas exclu. Là, il y a – comment dire ? – un tout pouvoir de la mère, c’est comme ça, vous n’y pouvez rien, ni moi non plus.

D’une façon toujours très largement inconsciente, une mère a ce pouvoir, pouvoir de faire que pour l’enfant (et ça vient très très tôt, tout de suite) il y ait un jeu possible – un jeu, vous pouvez y entendre un « je » aussi – dans ce rapport au langage : il faut qu’il y ait une place, place qui va être manifestée par un signifiant et par des signifiants, par des propos, des paroles, des questions ; il faut que l’enfant puisse entendre que dans ce qui lui vient de l’Autre, dans les propos qui lui viennent de l’Autre, il y a un jeu possible. Ce n’est pas complètement dicté par l’urgence et les nécessités de la demande : il y a un jeu possible, et ce jeu est celui du désir de l’autre.

Est-ce que, pour l’animal humain, le désir est définissable ? Est-ce qu’on peut dire : c’est ça ! Non, on ne peut pas le dire. Le désir n’est pas définissable, il n’est pas enclos, ou il ne peut pas être clos dans une définition comme ça. La demande, oui : la demande se présente toujours avec le caractère impératif du sens ; c’est pour cela que c’est lourd la demande. Je pense que vous le savez, vous avez des amis, des conjoints, des camarades : la demande telle qu’on la reçoit, c’est toujours un peu lourd. C’est la plainte. C’est très ordinaire, bien sûr. Le désir c’est autre chose. C’est adressé au sujet, mais ça n’a pas ce caractère d’urgence, de sens et de nécessité de la demande. Ça a le caractère d’une question, une question dont la réponse n’est pas fournie. Alors ça peut avoir un côté angoissant pour l’enfant, et chaque enfant passe par cette expérience angoissante quand il a affaire au désir de l’Autre. Chaque enfant, quand il a affaire au désir de l’autre – ce qui n’est pas obligatoire comme je vous l’expliquais justement – passe par cette expérience de l’angoisse : qu’est-ce que c’est que ce désir ? Mais en même temps ça rend possible justement à l’enfant – on pourrait dire ça comme ça – de faire appel à partir de ce désir de l’Autre. Ce désir de l’Autre rend possible que l’enfant, à partir de ce qu’il reçoit de l’Autre comme question ouverte, comme case vide. Vous connaissez le jeu du Taquin : pour y jouer, pour que l'on puisse déplacer les éléments, il faut qu’il y ait une case vide ; c’est une image très parlante pour illustrer ce que je veux vous évoquer, très juste même si elle est simple. Elle est simple et juste. De la même manière, pour que l’on puisse jouer avec le langage et faire des métaphores, jouer avec les signifiants, autrement dit parler, il faut qu’il y ait une case vide aussi.

Autrement dit il faut qu’il y ait une place pour du manque – ou pour du désir, ça revient au même – un manque assumé comme tel. C’est-à-dire qu’il faut que du côté de l’autre on ne veuille pas toujours combler tous les manques de sens, que l’on ne veuille pas non plus combler toujours tous les besoins de l’enfant – pardon ! justement, ce ne sont pas les besoins de l’enfant : pour que l’on ne veuille pas toujours traiter les demandes de l’enfant comme des besoins. Ce que demande l’enfant quelques fois, on n’a pas à y répondre. Si à chaque fois qu’il ouvre la bouche pour demander quelque chose, on lui colle le sein dedans, on va le saturer, il n’y aura pas de case vide.

Donc ceci pour vous dire que ce rapport meurtrissant qui est le nôtre aux signifiants, peut ne pas être meurtrier, peut ne pas être tout à fait de cet ordre-là, pour autant que ceux qui nous ont introduits au langage ménagent une place possible pour du jeu.

Pour qu’il y ait du je (j.e) il faut qu’il y ait eu du jeu (j.e.u). Sinon est-ce qu’un psychotique pourra dire « je » ? Bien sûr il peut dire « je », et il va se débrouiller comme il pourra avec le manque de jeu qui a présidé à son entrée dans le langage. Mais comme nous l’entendons régulièrement chez les patients psychotiques (et de façon différente de patient à patient, ce n’est pas du tout calqué de la même façon pour tout le monde), ce que nous retrouvons toujours c’est une difficulté à l’endroit de ce « je », de se tenir en place de sujet. Certains y arrivent, plus ou moins, certains pas mal : il y a des modes d’adaptation à l’ambiance sociale. Parfois ça tient tant bien que mal, puis un jour ça se défait complètement ; parfois ça ne tient jamais. Enfin bon, il y a beaucoup de psychoses différentes, mais il y a aussi des constantes que l’on retrouve dans LA psychose. Si l’on peut parler de LA psychose – et à mon avis on le peut – c’est qu’il y a des constantes, simplement l’incidence subjective individuelle de ces constantes n’est pas exactement la même d’un sujet à l’autre.

Alors revenons au masochisme, s’il est vrai que ce terme n’est pas inadéquat pour qualifier notre relation ordinaire au langage et à l’Autre avec un grand A, comme je l’ai évoqué. Ce masochisme, Freud l’attrape dans le texte que je vous recommande (pas très long), Le problème économique du masochisme. Freud s’interroge sur ce terme et sur le statut à lui donner dans la vie psychique, pour s’exprimer comme lui. Freud va l’attraper par le côté de ce qu’il appelle le masochisme féminin. Je vous l’avais dit déjà la dernière fois : c’est très curieux, Freud distingue trois sortes de masochisme. Il l’explicite sous trois chefs différents. Il dit : le masochisme érogène, le masochisme féminin et le masochisme moral. À propos de ces distinctions de Freud, Lacan dit quelque part dans son séminaire : franchement, le masochisme, il y a encore un travail d’élaboration à faire, on ne peut pas en rester avec les difficultés que Freud a pointées. Parce que le masochisme érogène, le masochisme féminin et le masochisme moral, dit Lacan, c’est vraiment un ensemble complètement hétéroclite de choses qui n’ont à peu près rien à voir ! Qu’est-ce que c’est que cette liste ? Et puis – c’est ce qui m’a donné le désir de poursuivre un petit peu plus loin avec vous sur cette question – ce masochisme féminin quand même, de quoi s’agit-il ? Et pourquoi Freud nous dit-il que des trois sortes de masochismes (vous verrez si vous vous reportez au texte, c’est écrit noir sur blanc), le masochisme féminin est celui qui est le moins obscur, le plus simple à articuler et à repérer dans ses déterminations et ses relations ? Le masochisme féminin, ça ne pose pas de problèmes particuliers.

Qu’est-ce que c’est que ce masochisme féminin ? Freud le décrit comme concernant tout autant les hommes que les femmes. Le masochisme féminin, c’est pour Freud le masochisme qui se manifeste chez un sujet qui se place en position féminine. C’est comme ça qu’il le dit. Et se placer ainsi en position féminine, ça correspond, dit Freud, à ceci : « le masochiste – là je le cite – le masochiste veut être traité comme un petit enfant en détresse ». Je pense que ça vous rappelle quelque chose de ce que j’ai dit auparavant : notre rapport initial à l’Autre et au langage est ainsi un rapport de détresse. « Il veut être traité comme un petit enfant en détresse et dépendant » : là encore on est en plein dans le sujet. Mais il veut surtout être traité – Freud insiste – comme – la traduction Française dit : « un enfant méchant ». « Il veut être traité comme un enfant méchant », bon, à mon avis ce n’est pas une traduction tout à fait fidèle du terme allemand ; Freud dit « ein schlimmes kind », ce qui veut dire « un enfant pas sage », un enfant qu’il faut punir, qui demande à être puni ou qui appelle une punition.

Donc, ce masochisme féminin est partagé par les hommes comme par les femmes, et c’est celui qui renvoie à la façon dont un sujet peut souhaiter être traité dans une sorte de reviviscence de ce qu’il a pu expérimenter comme petit enfant. Et ça Freud l’appelle le masochisme féminin, pourquoi ? Après tout on peut se le demander ! Parce que Freud dit : eh bien, cette position infantile de dépendance et de détresse, cette position défavorable renvoie à ce qu’une femme peut expérimenter comme le propre de la féminité, qui est pour Freud tout à fait lié au masochisme à savoir : être castrée, subir le coït ou accoucher. C’est comme ça que Freud le dit. Autrement dit la féminité chez Freud est abordée dans une sorte de passivité souffrante.

Là quand même, je prierais Freud de bien vouloir m’excuser. Je pense qu’on peut entendre à la fois la richesse et la fécondité de ce qu’il interroge du côté du masochisme, parce que c’est très fort : il avait pigé effectivement que le masochisme, c’est quelque chose qui met en jeu un réel ; le masochisme met en jeu quelque chose qui concerne le réel de notre rapport au symbolique. Mais quand Freud le caractérise comme une sorte de féminisation, il nous montre de la femme une conception totalement imaginaire : il fait de la femme cette créature passive, aussi bien dans le fait de faire l’amour dans le coït, que dans la castration et l’accouchement. Dans ces trois positions, pour Freud c’est comme une évidence que la femme nous montrerait une sorte de passivité souffrante, masochiste : les pauvres ! elles sont castrées, donc elles subissent passivement le coït... Enfin c’est quand même bizarre Freud à certains égards, on se demande quelle a été son expérience ; il n’est pas interdit de considérer que là, tout de même, il se fait une idée des femmes, on peut le dire, assez à côté de la plaque. Mais en tous cas c’est pour cela qu’il caractérise la position masochiste comme relevant, de façon en quelque sorte prototypique, de la position féminine, dans la mesure où une femme expérimente la castration, le coït et l’accouchement.

Par exemple, c’est vrai que l’accouchement est une expérience qui peut s’avérer douloureuse mais alors si elle n’était que cela, comment expliquer que certaines femmes tiennent beaucoup à sentir leur accouchement, à le percevoir ? D’autres non, mais il y en a qui y tiennent et ce n’est pas du tout rare. Autrement dit, il y a là une jouissance et une participation, qui sont certes rudes – la question n’est pas là – mais à laquelle une femme peut tenir très activement et donc pas du tout dans une position seulement de douleur passive. Pour le coït je n’ai pas besoin de préciser : faire l’amour, ce n’est pas forcément passif pour une femme. Je ne sais pas où Freud est allé rêver ça.

Et enfin la castration : assurément une femme peut présentifier la castration aux yeux d’un homme ; « PEUT » : dans le registre imaginaire, c’est-à-dire dans le registre de l’image. Il y a le petit trait ou il n'y a pas le petit trait ; il y a ou il n’y a pas. C’est vrai que c’est très important pour un enfant, et que tous les enfants font cette expérience de remarquer que d’un côté il y a et de l’autre côté il n’y a pas. Mais c’est imaginaire, autrement dit ça n’épuise pas du tout la question de la castration. Et la question de la castration met en jeu un rapport au Réel et au langage qui vont bien au-delà de ce seul aspect imaginaire de la castration. Vous voyez ? C’est à Lacan que nous devons d’avoir pu pousser les choses bien au-delà de cet aspect imaginaire. Si on en reste à cet aspect imaginaire de la castration, alors là pour le coup, c’est masochiste pour les femmes ; effectivement on fait de la femme un être castré : on fait de l’homme LA référence, et de la femme un homme à qui il manque quelque chose irrémédiablement. Vous voyez quand même la pente masochiste pour les malheureuses femmes : elles vont ensuite passer toute leur vie, si elles sont persuadées de ça, à demander qu’on leur restitue ce qui a été au départ injustement distribué.

Bon la psychanalyse, depuis Freud, a fait quelques pas qui permettent de poser les choses de façon tout à fait différente, de le faire comme Lacan, c’est-à-dire de poser qu’il y a d’un côté la référence imaginaire mâle (celle qui est phallique, celle du trait phallique justement), puis de l’autre côté qu’il n’y a pas l’absence du trait (ou pas seulement l’absence du trait,), qu’il y a autre chose qui ne s’épuise pas dans la seule référence phallique. Mais bon ça, je continuerai à vous en parler par un autre biais.

Il est donc vrai que Freud caractérise le masochisme féminin d’une manière qui doit beaucoup à un imaginaire que nous ne pouvons pas suivre complètement, cet imaginaire de l’actif et du passif, qui mettrait l’homme du côté actif par exemple, et la femme du côté passif. On ne peut pas suivre Freud, en tous cas sur ce point-là. Mais ça ne veut pas dire – et c’est là où je trouve que les choses sont intéressantes pour nous – qu’on ne puisse pas parler d’un masochisme féminin : c’est une question que je trouve importante et ouverte ; il y a encore sûrement des choses à éclaircir et à découvrir. Je voudrais ce soir seulement vous en évoquer quelques aspects – je ne suis pas le seul à m’y intéresser, d’autres collègues, notamment Marie-Charlotte Cadeau par exemple, s’intéressent à ces questions : il n’est pas vain, ni injustifié, de parler d’un masochisme féminin.

Alors cela renvoie-t-il ? De quoi s’agit-il ? Ici je vous demande toute votre attention car ce n’est pas très facile, et en même temps je crois qu’il est important que vous en entendiez un peu parler. Ce masochisme féminin viendrait ou – je pense qu’on peut aller jusque-là – tient à la manière dont une femme peut éprouver une difficulté spécifique à se faire reconnaître. Pourquoi ? C’est là où nous entrons dans des questions intéressantes. Se faire reconnaître pour une femme comporte des difficultés qui sont très importantes à repérer dans la clinique. Quelles difficultés ? Eh bien je vais vous proposer de le dire de la manière suivante : une femme peut se faire reconnaître dans une société donnée – et c’est une façon très ordinaire – comme mère. Elle aura un statut de mère. C’est un mode de reconnaissance fréquent, tout à fait légitime évidement, et qui comporte tous les aspects de la reconnaissance, c’est-à-dire que c'est reconnu dans le langage, c’est reconnu dans la société, ça donne une place, pas de problème de ce côté-là. Le seul problème c’est : peut-on dire que ce que veut dire « une femme », autrement dit la féminité, la position féminine justement, peut-on dire qu’elle est complètement rendue et traduite par la maternité ? Est-ce que devenir mère ça fait le tout, le plein et l’accomplissement d’être femme ? La réponse est non. Une femme, une mère, ce n’est pas pareil. Et si une femme devient mère, très bien, mais ça n’épuise pas pour elle, heureusement, la question de ce que c’est que d’être une femme. Ou alors il y a des femmes qui ne veulent pas s’embarrasser de cette question de la féminité, et qui se consacrent complètement à leur rôle de mère : ce sont des femmes – il y en a bien sûr – qui se défont de cette question. Mais une femme peut aussi estimer qu’elle n’est pas seulement mère, qu’elle n’est pas seulement destinée à être mère. Alors comment faire reconnaître cette féminité ?

La deuxième façon très fréquente de se faire reconnaître, c’est en prenant justement une forme, un aspect, une apparence que nous dirons phallique. Une femme peut effectivement, dans son apparence, dans sa vêture, dans ses manières, montrer l’érection – on va le dire comme ça, tout crûment – l’érection de la forme phallique. À l’extrême c’est disons la « bimbo », la pin-up : là on la reconnaît, il n’y a aucun problème ; on la reconnaît et c’est même assez prisé, il y a tout un jeu comme ça, c’est complètement pris dans la reconnaissance. Je vous parle de la reconnaissance dans le sens tout simple du terme : ce que nous reconnaissons de la réalité. Par exemple là, dans cette pièce, il y a vos visages, vos apparences, il y a des bureaux... tout ça ce sont des objets que nous reconnaissons.

La question est : pourquoi et de quelle façon la féminité trouve-t-elle une difficulté à se faire reconnaître ? Un élément de réponse que je vous apporte, que je vous propose ce soir pas à pas, c’est qu’une femme peut se faire reconnaître comme mère mais ça ne suffit pas : la féminité ne se réduit pas à la maternité. Une femme peut se faire reconnaître comme forme phallique, la pin-up ou bien comme beauté phallique : les femmes hystériques savent en jouer très bien, et pourquoi pas d’ailleurs ? Ça comporte aussi de l’agrément ; ça peut avoir aussi un aspect pénible pour une femme – certaines trouvent cela toujours pénible – un aspect de mascarade auquel elle n’a pas envie de se plier : « Pourquoi est-ce que je devrais être phallique après tout ? » Une femme pourrait très bien dire – d’ailleurs certaines ne s’en privent pas : « quand même la féminité ne se réduit pas à la forme phallique, ça se réduit pas à la parade, ou à la mascarade ! »

Alors où est passée la féminité ? Si on ne peut pas dire quelle est passée dans la maternité, si on ne peut pas dire qu’elle est dans la référence à la forme phallique : où est-elle ? Eh bien nous pouvons dire – c’est là qu’on aborde les choses un peu difficiles que je vous réservais pour la fin de ce cours, mais ce sont des points intéressants je crois –, je vous propose de le formuler comme ça, au moins pour commencer : nous pouvons dire qu'une femme, la féminité, c’est la représentante du désir. Du désir de qui ? Eh bien du désir de l’autre. Dans toutes les sociétés (même si dans la nôtre ça devient compliqué, mais néanmoins cela peut encore être entendu comme ça) une femme est électivement représentante du désir, autrement dit elle reçoit le désir de l’autre, qu’elle le veuille ou pas, parfois c’est à son corps défendant. Elle plaît, comme on dit, elle suscite le désir. Qu’est-ce qu’elle y peut ? C’est comme ça.

Vous me direz que ça peut arriver aussi à un homme, mais c’est quand même beaucoup moins fréquent, et puis un homme n’a pas besoin de ça pour être reconnu : un homme, on le reconnaît tout de suite dans sa référence phallique. C’est ce qui fait que la vie lui est plus facile. C’est ce qui fait aussi – comme il m’arrive de le souligner, je ne dois pas être le seul parmi ceux qui vous enseignent – c'est ce qui fait aussi la connerie ordinaire d’un homme : il est tranquille sur ce côté-là, on va tout de suite le reconnaître, au moins d’une façon imaginaire puisqu’il est du côté de la norme phallique ; donc il n’a pas de problème de reconnaissance, il n’y a pas cette difficulté qui est justement propre à une femme de se poser la question de la féminité. La féminité c’est réel, mais qu'est-ce que c'est ? On ne va pas dire : la masculinité, la virilité, qu’est-ce que c’est ? Si on demande à quelqu’un : « La virilité qu’est-ce que c’est ? », eh bien on a des réponses toutes prêtes quand même, non ? Les réponses sont assez simples, il n’y a pas à chercher trois mille ans pour trouver à quoi la virilité peut renvoyer. La féminité c’est plus compliqué.

Une femme représente le désir. Ça veut dire quoi ? Je vous posais la question tout à l’heure : « Le désir, peut-on le clore dans une définition ? » Non, on ne peut pas, justement, et c’est ça qui fait que le désir est intéressant et quelques fois angoissant. Alors que va-t-on dire ? Je vous propose de l’écrire comme ça, d’une façon très simple – évidemment ça ne résout pas le problème mais ça le pose au moins : on peut écrire qu’une femme en tant que représentante du désir – encore une fois qu’elle le veuille ou non, elle ne choisit pas ça, mais elle reçoit en quelque sorte cette élection, elle la reçoit comme elle peut –, on va dire qu’elle représente un x, puisqu’on ne peut pas définir simplement le désir. Elle représente un x dont il n’est pas simple de donner une définition : ce n’est même pas articulable dans une définition. Elle représente cet x pour l’autre, auprès d’un homme par exemple, ou auprès d’une autre femme, parce qu’une femme peut représenter le désir pour une autre femme ; une grande part de la clinique de l’homosexualité féminine repose là-dessus : une femme peut interroger la féminité, tout comme un homme, et à ce moment-là elle sera sensible à ce x chez une autre femme.

Mais à quoi renvoie donc ce x ? Dans la réalité, peut-on reconnaître ce x ? « Ah ! ça y est, je le vois ! » Non, on ne peut pas ; et c’est ce qui fait parfois de manière très parlante le tourment de certaines femmes, le tourment, ou en tout cas un peu d’angoisse, ou beaucoup, des questionnements quelque fois, qu’elles peuvent adresser à leur compagnon, ou à leur compagne. Ça s’imagine plus dans une relation à un partenaire, dans cette demande : « mais qu’est-ce que tu aimes chez moi ? Tu veux quoi ? Les fesses, les seins, les yeux, le sourire, la bouche, quoi ? Tout ça ? » « Ben oui, sans doute, mais pas que ... » C’est clair, on ne peut pas le dire, ce n’est pas seulement telle ou telle partie qui suscite le désir chez l’autre. Alors c’est quoi le x ? Bien sûr ça a un rapport avec telle ou telle partie, ce n’est pas la question. Mais là vous voyez que s’ouvre une question sur laquelle j’attire votre attention, parce que c’est une question qui est ni politiquement correcte – mais ça bon on s’en moque, en tous les cas moi je m’en moque – ni facilement posable aujourd’hui. C’est une question clinique : si une femme est de façon élective représentante du désir, comment peut-elle se faire reconnaître puisque cet x qu’elle représente, il n’est pas reconnaissable dans la réalité ? Encore une fois vous ne pouvez pas le montrer et dire : « c’est ça ! » Alors comment va t-elle se faire reconnaître là ? Vous voyez ? Mère ? Ok, très bien, mais ça ne suffit pas, ça n’épuise pas la féminité. Phallique ? Très bien, mais ça n’épuise pas non plus la féminité. Alors ce x d’accord, mais là, ça ne se reconnaît pas dans la réalité.

Alors à quoi ça engage une femme ? Ça l’engage d’abord dans un questionnement – parfois très intéressant, parfois très fécond, parfois très inventif, parfois très angoissé –, un questionnement sur la féminité. Une femme se questionne sur la féminité. Les hommes aussi parfois, dans leurs bons jours, pas toujours d’ailleurs, enfin pas tous. Mais ils y en a que ça interpelle : Lacan, ça l’intéressait beaucoup, Freud aussi.

Ce x donc, qu’est-ce que c’est ? La réponse ne peut pas se situer sur le plan de la réalité, sur le plan de la reconnaissance au sens de « ce qui m’apparaît de la réalité ». Alors je vous propose de le dire comme ceci, et je ne prétends pas bien sûr clore la question, mais plutôt l’ouvrir avec ceux qui l’ont évoquée ; la réponse à ce que ce x désigne, ça peut être ceci : ce x c’est ce que vise la métaphore, autrement dit c’est ce qui est visé par les métaphores, par les formations de langage que l’on peut adresser à une femme, pour indiquer le désir qu’elle suscite, pour chercher éventuellement en retour à attraper le sien. Et il arrive – c’est plutôt sympathique à remarquer – que effectivement les métaphores qu’on lui adresse, autrement dit le langage qu’on lui parle, rencontrent chez elle quelque chose qui donne lieu à un désir en retour. Les femmes ne sont pas insensibles au fait que justement on les reconnaisse, parce que c’est une reconnaissance. Et on les reconnaît à partir de cet usage, justement, de la métaphore, autrement dit de la parole.

Alors on pourrait se poser la question : « Est-ce bien indispensable ? »... surtout dans une époque très réaliste et utilitariste. Après tout on pourrait aussi se passer de parole ! Ce serait un peu rude quand même ; ce serait du style, je ne sais pas... «  je vois, je viens, je prends » : simple tout de même ; et puis là il n’y a pas beaucoup de reconnaissance, c'est de la consommation pure. Il y a d'ailleurs à notre époque un rapport de consommation pure à l’autre sexe qui est tout à fait visible, dans des pans entiers de l’industrie et de l’activité, qui nous intéressent parce que ça montre justement une pente très marquée aujourd’hui à évacuer cette question de la reconnaissance d’une femme sur le plan symbolique, c’est-à-dire sur le plan de la parole et sur le plan de la métaphore. Je ne suis pas forcément détracteur de la pornographie dans son principe, mais on remarque quand même que souvent c’est très peu élaboré, c’est-à-dire que ça se limite à quelque chose qui prend en compte la consommation exempte d’accompagnement métaphorique.

Qu’une femme puisse être reconnue justement, comme représentant le désir, par les métaphores qui vont articuler ce désir, autrement dit par la parole, ça donne à la reconnaissance d’une femme et à la relation qu’elle peut à ce moment-là entretenir à l’autre, une tournure civilisée.

Il est remarquable qu’aujourd’hui la question que je vous propose depuis le début de ce cours – et de la manière dont je vous la propose, c’est-à-dire « comment une femme peut-elle se faire reconnaître dans sa féminité ? » – soit largement absente du débat public, même du débat en psychopathologie ; ce n’est pas une question très fréquente. Ça mérite de nous interroger. Par exemple : les questions dont je vous parle ce soir, est-ce que ce sont des questions cliniques ? Parce que cette difficulté d’une femme à se faire reconnaître en tant que femme peut la pousser très loin dans le masochisme, justement dans l’espoir de se faire reconnaître. Dans cet espoir de se faire reconnaître non pas comme une mère, non comme une forme phallique, mais comme femme, elle peut aller jusqu’à la mort, jusqu’à disparaître, jusqu’à se faire complètement l’objet de l’autre.

Alors il est quand même facile de constater que notre époque contemporaine considère – c’est ça aussi qui est très intéressant – qu’un homme et une femme, c’est strictement identique sur le plan de la reconnaissance, que ça se reconnaît de la même manière dans les deux cas : d’un côté zizi, de l’autre pas de zizi ; dire ça comme ça, c’est vraiment forcer les choses, et ce n’est pas du tout les prendre en compte, ce que je vous évoquais juste auparavant. Dans les écoles on va enseigner aux petites filles comment c’est à l’intérieur de leur sexe (comme on peut montrer aux petits garçons comment c’est, plus facilement parce que c’est à l’extérieur), mais cette approche anatomique et positiviste de la question est, pardonnez-moi, complètement idiote ! Vous pouvez enseigner tant que vous voulez à une petite fille comment c’est à l’intérieur de son vagin, etc, ça ne lui apprendra absolument rien sur la question de savoir pourquoi elle suscite le désir, ça la laissera tout autant désemparée devant la question justement de représenter le désir. On pourrait faire comme font certains pervers : on prend une femme, on la retourne, et on montre son anatomie exhibée. En quoi ça fera avancer la question de ce x dont je vous parlais tout à l’heure ? Il n’est pas plus à l’intérieur qu’à l’extérieur : ce x c’est ce qui suscite le désir, ce qui représente le désir, ça ne se localise pas sur le corps. Vous voyez.

Mais nous sommes dans une ambiance et un contexte où on feint de croire – ce sont des croyances qui ne sont pas innocentes, qui ont des conséquences cliniques comme dans l’existence des gens – que c’est tout pareil et que ça se reconnaît exactement de la même façon : c’est une façon justement de passer complètement sous silence ce que représente une femme.

Ce que j’ai essayé de vous montrer ce soir, je l’ai fait par un abord qui n’a pas spécialement à être, encore une fois, correct ou pas correct du point de vue des standards de l’époque. Je vous l’ai présenté par un abord clinique, et sous cet abord clinique il n’est pas du tout injustifié, il est même important de prendre en compte qu’il y a un masochisme féminin, qui n’est pas obligatoire mais qui est quand même une très sérieuse question, pour les raisons que j’ai essayé de vous indiquer ce soir. Voilà je reprendrais la prochaine fois là-dessus.

Ci-dessous, un lien permettant d’accéder au texte auquel fait référence S. Thibierge dans son cours (Le problème économique du masochisme) : http://psycha.ru/fr/freud/1924/eco_maso.html

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