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Ephep, MTh4 -CM, le 14/03/2016

Je vous rappelle très brièvement que ce cours « Usage et nécessités de la parole », je l’ai abordé cette année en vous évoquant le lieu, la place de l’autre, c’est-à-dire le lieu de l’autre tel que la parole le suscite de manière logique - logique, c’est important, tout ceci n’est pas du tout arbitraire. Le lieu de l’autre est suscité de manière logique et nécessaire par la parole. Je reprends, vous voyez, le fil de mon propos de cette façon. Je parle, qu’est-ce que ça veut dire ? ça nous intéresse puisque vous êtes ici, je suppose en tout cas, pour vous former à recevoir et à entendre des sujets qui parlent. Donc, je ne parle que parce que je m’adresse et cette adresse antécède toujours ma parole. C’est un peu étrange mais c’est très important de saisir cela. Autrement dit, je ne parle que parce qu’il y a un autre qui précède ma parole et auquel je m’adresse. Et je vous avais évoqué comment nous sommes tous venus au langage de cette façon, c’est-à-dire à partir d’une adresse à un autre qui nous préexistait et qui nous a parlé avant que nous-mêmes parlions. Et cette parole qui nous a été adressée a rendu possible ce lieu autre.

L’adresse, et puis le fait de s’adresser à, et de distinguer par là logiquement deux places et puis ce que nous pouvons appeler le lieu de l’Autre. Je vous l’avais écrit de cette écriture vraiment minimale et très féconde, peu de moyens beaucoup d’effet, c’est souvent ce qu’on trouve dans les schémas ou les écritures de Lacan : très peu de moyens beaucoup d’effet. Donc, j’avais écrit S1 pour dire une première place, place d’un premier signifiant, et puis l’adresse, et ici un deuxième signifiant. J’avais écrit ici A pour désigner le lieu de l’Autre, quand je parle, je parle à un autre, et ici le lieu que Lacan, très simplement, désigne comme la place de l’Agent.

Agent            Autre

S1    →    S2

D’après ce que je viens de vous dire, vous remarquez, et je pense qu’à la lumière, à la lumière de ce que je vous ai dit lors des deux précédents cours, je pense que maintenant, vous commencez à le saisir parce que c’est simple mais ce n’est pas pour autant toujours facile à saisir. Vous saisissez maintenant que pour qu’il y ait cette adresse, pour qu’il y ait cette mise en mouvement, et bien il faut aussi que, d’une certaine façon, il faut supposer que le lieu de l’Autre ici (montre A) a rendu possible le premier moteur en quelque sorte, c’est-à-dire le fait qu’il y ait de l’Agent : si je lis ce schéma en l’appliquant au fait que je parle à un Autre, eh bien pour que je parle, pour qu’il y ait ici un signifiant de la parole qui s’adresse à un Autre, et bien il faut que cet Autre ait rendu possible, cet Autre avec A, il faut qu’il ait anticipé ma parole au moins comme lieu, comme possibilité pour que je puisse parler.

S1, donc, et S2, ces deux places. Il importe, lorsqu’on entend quelqu’un, lorsqu’on entend un patient, lorsqu’on a un entretien, comme on dit, et qu’on écoute ce que dit un patient, il importe justement de distinguer son adresse, autrement dit, à qui parle-t-il ? Ou à qui parle-t-elle ? C’est très important l’adresse, et d’ailleurs vous entendez dans la langue française l’intéressante équivocité du terme adresse : l’adresse de quelqu’un c’est là où il habite, en français, c’est comment on écrit là où il habite, et c’est aussi, le lieu vers lequel il ou elle adresse sa parole, c’est très intéressant de relever ça. Donc, il importe quand on entend un patient, de distinguer avec autant de justesse que nous le pouvons son adresse, et les caractéristiques, disons, les traits, les modalités de cette adresse. Il arrive aussi qu’il n’y ait pas d’adresse, je crois vous l’avoir déjà indiqué, et puis vous avez déjà dû en entendre parler par d’autres que moi peut-être, il arrive que le sujet qui parle ne s’adresse pas à proprement parler, n’ait pas d’adresse spécifiée. Un exemple qu’on donne souvent parce qu’il est très illustratif : quelqu’un qui fait un épisode maniaque, qui est dans un état maniaque que vous invitez à parler, c’est comme si vous déclenchez quelque chose qui, à ce moment-là se met en route de façon très étonnamment non adressée, c’est-à-dire que, bien sûr, c’est vous qui avez mis en branle le mouvement : vous invitez le sujet à parler, mais ce qui va sortir là de cette façon si caractéristique de la manie, tout ce qui va sortir là peut se révéler tout à fait sans adresse, et c’est l’un des traits caractéristiques de ce type de psychose. Y a-t-il ou non une adresse ? Et si oui, comment s’articule-t-elle ? Ce sont là des questions pour nous primordiales. Pour le savoir, savoir comment est-ce que quelqu’un s’adresse, eh bien, une des façons, et ça rejoint le titre que j’ai donné à mes cours de cette année, une des façons non seulement les plus pertinentes mais les plus nécessaires : usage et nécessités de la parole en psychopathologie. Une façon souhaitable et nécessaire de procéder pour connaître l’adresse de quelqu’un, c’est de se faire soi-même l’interlocuteur, c’est-à-dire de venir soi-même à cette place de l’Autre pour recevoir l’adresse d’un sujet, autrement dit pour tacher de rendre possible pour ce sujet, quand c’est possible, justement de s’adresser, c’est-à-dire de parler. Ensuite, et bien ensuite, une fois que cette adresse est mise en place et se réalise dans la parole, et bien on tache d’être attentif à ce qui, à partir de là, va se marquer et même se re-marquer, si je puis dire, c’est-à-dire se marquer plusieurs fois, et si on renouvelle cette adresse, on sera en mesure d’autant plus de relever cette répétition, de la remarquer, la répétition des faits qui vont, des traits qui vont marquer cette parole et cette adresse.

Le narcissisme, alors, pourquoi est-ce que je l’amène ici, puisque je vous avais dit la dernière fois que je vous parlerais aujourd’hui du narcissisme ? Pourquoi évoquer, donc à ce propos le narcissisme ? Parce que, disons-le comme ça maintenant que je vous ai bien rendu sensibles, je le souhaite du moins, à l’importance du lieu de l’Autre pour la parole et les effets de la parole, le narcissisme, nous pouvons dire que c’est une affection, une façon d’être affecté, une disposition, comme quand on dit de quelqu’un : « c’est quelqu’un de très narcissique », ça arrive, une affection, une disposition. Mais disons davantage encore : une fonction structurée, le narcissisme. Ce n’est pas n’importe quoi, ça ne se présente pas n’importe comment. Une fonction structurée qui rend – je vous propose de l’aborder aujourd’hui comme ça avec vous – qui rend difficile de remarquer, justement, les effets de la parole. Aussi bien d’ailleurs chez soi que chez l’autre. Je vous propose d’aborder le narcissisme de cette façon. Le narcissisme, c’est une disposition, disons, qui a sa structure, qui n’est pas n’importe quoi, et qui rend difficile, disons-le simplement comme ça, d’entendre ce que dit quelqu’un et, aussi bien, d’entendre ce que l’on dit soi-même, si tant est qu’on puisse entendre ce qu’on dit soi-même. Mais on l’entend un peu, moyennant quelques conditions, on peut entendre un petit peu ce qu’on dit. Eh bien, le narcissisme rend difficile cela.

Qu’est-ce que c’est que le narcissisme ? Vous connaissez cet article de Freud peut-être, si vous ne le connaissez pas, je vous invite à vous y reporter quand vous aurez un peu de temps, c’est un article qui n’est pas très long, qui n’est pas très simple non plus. Mais avant Freud, d’ailleurs, j’y pense quand même parce que le narcissisme ça vient de Narcisse, et Narcisse c’est un personnage mythologique, je ne vais pas vous le développer ce soir, ce n’est pas directement mon objet mais quand même, pour ceux d’entre vous qui sont curieux et qui aiment la poésie ou la littérature, et j’espère que c’est le cas de nombreux parmi vous parce que c’est très important de s’exercer à la lecture quand on s’intéresse à la psychopathologie, donc pour ceux-là, c’est-à-dire j’espère pour tous, je vous renvoie quand même sur le narcissisme au mythe de Narcisse tel qu’il est très bien évoqué, de façon remarquable, notamment par Ovide dans Les Métamorphoses au livre III, si mon souvenir est exact. Vous verrez qu’il y a quelques pages d’Ovide absolument saisissantes, c’est le cas de le dire puisque Narcisse est saisi par son image dans l’eau, il y a une façon assez saisissante de la part d’Ovide de disposer une sorte de première présentation clinique qui est aussi une présentation mythique mais il y a beaucoup de vérité dans cette présentation, une présentation, donc, de ce par quoi a été pris Narcisse, qui a donné ensuite le terme de narcissisme. Et vous savez que, simplement pour rappel, dans le moment que raconte Ovide, vous observez, vous lisez comment Narcisse a été saisi littéralement, et le terme est cliniquement juste, oui, il a été saisi par son image qui se reflétait dans une pièce d’eau, et cette image l’a tellement saisi qu’il n’a plus pu s’en détacher. Si je me souviens bien, lui qui n’avait jamais céder aux avances d’aucune femme, d’aucune nymphe, et qui plaisait aux femmes, lui donc, qui n’avait jamais montré ce que Freud, plus tard, appellera un investissement d’objet et donc, lui qui n’avait jamais cédé aux femmes, disons, mais qui avait été beaucoup l’objet du désir des femmes, il est tout d’un coup saisi par son image. Et il va en mourir. Autrement dit, ça va le porter jusqu’au point, non seulement il est saisi au moment où il devient amoureux de son image, mais ça va le porter au point où il va dépérir jusqu’à la mort, et jusqu’à devenir, d’ailleurs Ovide, je crois, le souligne, jusqu’à ce que son corps devienne une espèce de corps déjeté. Je vous dis ça parce que ce passage d’Ovide est très riche sur le plan clinique, et vous gagnerez beaucoup à le lire et à le relire.

Donc le narcissisme, ça tire son origine du mythe de Narcisse tel qu’il est notamment évoqué par Ovide mais il faut bien dire qu’avant que Freud, en 1914, en fasse un article très simplement intitulé Pour introduire le narcissisme, autrement dit un article qui vise à donner au narcissisme le statut d’un concept opératoire, avant cela, ça restait, en tout cas dans l’histoire proche, je ne sais pas si entre Ovide et Freud il y a eu des élaborations, je ne pense pas, ça restait une notion assez peu articulée. Et Freud, justement, va tacher de jeter un peu de lumière, un peu de clarté, sur un certain nombre de faits cliniques qui jusqu’à lui, son article est de 1914, jusqu’à Freud, ces faits cliniques étaient généralement rangés plutôt du côté de la perversion. En effet, avant Freud, le narcissisme désigne, à peu près, le fait de prendre son propre corps comme objet d’intérêt libidinal. On prend donc son propre corps comme objet d’intérêt sexuel : le caresser, le contempler, le cajoler, etc., dit Freud. Et Freud va tenter d’éclairer cette notion du narcissisme en distinguant, ça revient tout au long de son article, la libido qui va être dirigée vers des objets, autrement dit vers d’autres choses que son corps propre. Tout à l’heure, dans l’exemple de Narcisse, je vous disais : il n’a jamais montré d’intérêt pour les femmes ou les nymphes. On pourrait dire : il n’a jamais investi quelque chose comme une libido du côté de l’objet. Freud va distinguer, donc, entre la libido investie vers des objets extérieurs et la libido qui va être investie vers soi-même. Au début de son article – je ne vais pas vous faire un cours sur l’article de Freud sur le narcissisme mais je voudrais juste vous donner une idée de l’état dans lequel Freud trouve le problème et la façon dont nous-mêmes nous le recevons après Freud, donc vous donner quelques repères là-dessus, parce que - pourquoi je crois utile de me donner cette peine et de vous en parler, c’est que simplement, comme je vous le disais en commençant : ça nous intéresse quand même beaucoup d’être en mesure d’entendre quelque chose de ce qui se dit, de ce que dit quelqu’un, et c’est vrai que le narcissisme désigne la structure de quelque chose qui nous rend cette écoute et cette distinction vraiment difficiles. Alors de quoi s’agit-il ? - ça mérite d’y regarder de plus près.

Donc Freud, au début de son  article, va nous dire que le narcissisme, « Narzismus » en allemand, le narcissisme est un terme, qui est récent, qui date de 1899 et qui est dû à un certain Näcke, et que ce terme désigne, je lis Freud, je le cite : « le comportement par lequel un individu traite son propre corps de façon semblable à celle dont on traite d’ordinaire le corps d’un objet sexuel. Il le contemple - c’est ce que je vous disais tout à l’heure -, il le contemple donc en y prenant un plaisir sexuel, il le caresse, le cajole, jusqu’à ce qu’il parvienne par ces pratiques à la satisfaction complète ». Vous voyez, c’est une tentative de définition, mais, définition, encore une fois d’un ordre de faits qui, au départ, au moment où le prend cet auteur, Näcke, était pensé du côté de la perversion. Il était pensé comme une perversion c’est-à-dire une impossibilité de diriger son désir sexuel, sa libido vers autre chose que soi-même pris comme objet, que son propre corps pris comme objet. Or Freud – je ne vous fais pas un compte-rendu de l’article, mais c’est juste quelques repères – Freud va montrer deux choses : tout d’abord, il va montrer que ce terme narcissisme qui était situé d’abord du côté de la perversion ou des perversions, désigne, en fait, dit Freud, un investissement libidinal, autrement dit une façon d’investir cette libido, qu’on doit supposer, dit Freud, chez tout sujet. Notamment pour pouvoir rendre compte de ce que nous appelons notre Moi, et pour pouvoir rendre compte de la manière dont nous investissons ce Moi. Freud remarque avec l’espèce de perspicacité qu’il montre toujours, Freud remarque que l’intérêt que nous portons à notre Moi et la façon dont nous le faisons subsister, suppose un investissement libidinal. Donc, il n’y a pas du tout lieu de supposer que le narcissisme soit le propre des pervers ou de la perversion. C’est quelque chose qu’on doit supposer chez tout sujet. C’est intéressant comme remarque. Soit dit en passant, le Moi, c’est une notion qui renvoie pour nous à un sens assez spontané. Tout le monde a plus ou moins une idée de ce que nous appelons le Moi. Ça ne veut pas dire pour autant que cette idée soit précise. Mais ce qui est remarquable, c’est que nous avons tous une idée de ce que ça veut dire, le Moi. De ce que veut dire même : moi. En français, on dit : « moi, je ». Moi, ça renvoie à quelque chose de spontané mais qui n’est pas du tout clair. Avant Freud, et à la fin, disons, du XIXème siècle ou début du XXème siècle, vous ne pouvez pas imaginer, je crois, la quantité de choses étranges et lunaires qui ont pu être écrites à propos du Moi. Parce qu’on parlait du Moi à la fin du XIXème siècle et même au milieu, on parlait du Moi, on parlait de la personnalité. Mais alors, pour expliquer en quoi ça consistait, vous ne pouvez pas imaginer les choses, je vous dis, lunaires, qu’on n’a pas été inventer ! On a inventé, par exemple, je vous cite ça de mémoire, je ne vais pas être très long là-dessus, mais c’est pour vous montrer quand même pourquoi Freud a éprouvé le besoin d’apporter sur ces questions un peu d’éclairage. On a inventé une notion qui se dit « la cénesthésie ». La cénesthésie, c’est le sentiment que nous avons de notre propre existence en quelque sorte à l’intérieur de nous-mêmes, de par la perception de notre propre corps. Ça veut, faut bien dire, ça veut pas dire grand chose, et d’ailleurs parfois, on la définit comme le sentiment de l’existence, vous voyez, c’est précis… Le Moi, c’est le sentiment de l’existence. Et on a expliqué beaucoup de troubles ou de pathologies en psychiatrie à partir des troubles de la cénesthésie. C’est juste pour vous souligner que cette notion, donc, le Moi, a donné lieu à des théorisations souvent très obscures à la fin du XIXème et au début du XXème siècle.

Freud apporte ici un point éclairant. Il dit : le Moi, c’est ce qu’il faut supposer comme étant investi de libido, autrement dit sexuellement investi d’intérêt sexuel, pour que, justement, ce Moi puisse avoir une consistance repérable, pour que nous puissions lui attacher la valeur que nous lui attachons. Nous ne savons pas encore ce que c’est mais nous savons au moins que si nous lui accordons cette valeur, c’est qu’il doit susciter un intérêt libidinal. Premier point, donc, que je vous signalais ce que remarque Freud : ce n’est pas seulement du côté de la perversion qu’il faut relever cet intérêt libidinal pour le Moi, c’est chez tout sujet. Et deuxièmement, Freud remarque que cet investissement narcissique, comme il va dire, de la libido, autrement dit, cet investissement polarisé de façon exclusive ou tendant à être exclusive sur le Moi, eh bien dit Freud, cet investissement libidinal sur le Moi peut éclairer des faits cliniques comme ceux que nous livrent ce qu’on appelait à l’époque - et ce que Freud appelle - la démence précoce, d’un terme de Kraeplin. La démence précoce, on appelle ça comment aujourd’hui ? Les schizophrénies, oui. Et ça peut éclairer aussi ce qu’on regroupe sous le terme de paranoïa. Freud, lui, range démence précoce et paranoïa sous un terme que je vous cite juste pour être précis mais l’usage n’en est pas tout à fait resté. Freud, lui, regroupe démence et paranoïa sous le terme de paraphrénies, au pluriel. Mais l’important, ici, ce qui nous intéresse, c’est que, disons, les schizophrénies et la paranoïa, autrement dit, le champ des psychoses, Freud dit : ce champ des psychoses peut tout particulièrement être éclairé par cet investissement narcissique de la libido. Autrement dit cet investissement de la libido sur le Moi. Cela éclaire, dit Freud, le champ des psychoses, donc, par opposition structurale, par opposition, donc, très nette, avec des faits cliniques montrant chez un sujet un investissement libidinal tourné cette fois vers un objet autre que le corps propre. Vous voyez, Freud, tout au long de cet article Pour introduire le narcissisme, Freud va articuler cette distinction entre une libido qui va s’investir sur des objets extérieurs,  et une libido qui va s’investir sur le Moi. Et il va faire de cette différence une différence majeure entre le champ des psychoses et le champ des névroses, ou plus précisément, ce qu’il appelle à l’époque les psychonévroses narcissiques - c’est le champ des psychoses - et les psychonévroses qu’il appelle, de façon intéressante, de transfert. Et les psychonévroses de transfert, j’y reviendrai tout à l’heure, ce sont celles, justement, qui rendent possible un rapport plus articulé à l’autre. Qui rendent possible, autrement dit, de ne pas être complétement saisi dans l’investissement du Moi. Parce que, justement, une grande difficulté de la psychose et une grande difficulté des sujets que nous observons dans ce champ-là, ce que nous appelons les psychotiques, et bien nous les voyons diversement certes, mais nous les voyons toujours à quelque degré, à des degrés variables, mais toujours à quelque degré, embarrassés, et plus qu’embarrassés, parfois enfermés littéralement dans cette difficulté à sortir de la référence au Moi. C’est une condition difficile, et ce qui leur rend la vie difficile.

Mais comme j’aurai l’occasion de vous le dire tout à l’heure, cette difficulté n’est pas complétement, on ne peut pas dire qu’elle soit l’apanage, l’exclusivité des sujets psychotiques. Les névrosés en ont aussi leur part, et j’essaierai de vous évoquer tout à l’heure comment. Mais, en tout cas pour le moment, vous voyez, je vous fais simplement remarquer que Freud apporte ce premier éclairage : une libido dirigée vers le Moi, et une libido qui peut s’investir sur des objets qui ne sont pas limités à ce Moi.

J’ajoute, pour vous montrer quand même que c’est compliqué, Freud, dans son article, souligne très précisément à un moment donné que, de toute façon, on doit admettre que la réserve centrale de libido que l’on peut supposer chez un sujet, y compris celle qu’il va investir dans des objets autres que lui, eh bien, Freud dit : on doit supposer que la réserve centrale de cette libido est constituée comme libido dirigée vers le Moi. Et que son extension à des objets n’est qu’une extension de la libido du Moi vers les objets. Freud dit : c’est comme une sorte d’animalcule, un animal qui étendrait des pseudopodes vers les objets et qui, éventuellement, les ramènerait vers le Moi. C’est le Moi qui forme en quelque sorte le réservoir fondamental de la libido, y compris celle dirigée, de façon seconde, vers les objets. Pourquoi je vous précise cela ? Parce que cela peut éclairer ce fait clinique qui est que notre rapport aux objets de notre désir, notre rapport aux objets investis par notre désir est effectivement toujours affecté et rendu plus difficile par l’investissement, disons, narcissique. Le désir nous est rendu bien souvent difficile, compliqué, par la façon dont nous sommes narcissiquement affectés. Pour le dire en termes très simples : plus on veut se défendre de son désir, plus on s’occupe de son image. Là, c’est une façon de le dire extrêmement simple mais qui n’est pas fausse. Et plus on essaie d’être attentif à son propre désir, ce qui n’est pas simple, comme vous le savez, ce n’est pas évident d’être au diapason de son désir, mais une des raisons pour lesquelles ce n’est pas évident, c’est que cela nous oblige toujours à faire le sacrifice, à des degrés divers, de notre narcissisme, autrement dit, de notre image, de l’investissement que nous accordons à notre image. On ne peut pas concilier le narcissisme et le désir, c’est étrange, mais c’est comme ça. Vous le savez je pense. Quand on désire, et quand on met en œuvre son désir, il ne faut pas avoir peur d’abîmer son image. Et c’est bien souvent pour ne pas abîmer son image que l’on hésite à mettre en jeu son désir. C’est pour vous dire que quand Freud évoque cette libido du Moi et cette libido d’objet, comme il s’exprime, il articule des choses tout à fait importantes pour nous.

Alors, si je vous ai amené aujourd’hui cette référence au narcissisme et d’abord chez Freud, c’est d’abord pour vous donner une idée de la façon dont cette question se présente à nous. La question qui nous intéresse au départ, c’est le rapport à l’autre. Le narcissisme étant désigné comme l’un des obstacles principaux d’une façon aussi juste et précise que possible de nous rendre attentifs à pouvoir entendre cet autre. Comment se démêler de ces difficultés ? Ce n’est pas simple. Freud, comme je viens de vous le rappeler, a essayé de marquer quelques repères. Il s’en est servi pour distinguer de façon très intéressante du point de vue clinique, très riche aussi, le champ des névroses et le champ des psychoses. Très bien. Mais, ça reste, et vous le verrez si vous lisez l’article sur le narcissisme, ça reste complexe. Il faut bien dire que Lacan là-dessus, apporte beaucoup de clarté, beaucoup de simplicité dans le meilleur sens du terme en liant – parce que c’est ça que va effectuer Lacan – en liant la structure du narcissisme à la dimension de l’image et de l’imaginaire. Lacan va réarticuler toute la question du narcissisme à partir de la dimension de l’imaginaire et en particulier à partir du rapport du petit sujet humain à son image spéculaire, et à partir de l’identification à cette image spéculaire.

Revenons un instant à cette distinction, je pense que je reviendrai à l’image un peu plus tard, je voudrais juste m’arrêter un tout petit peu sur les difficultés que présente cliniquement cette grande distinction que fait Freud entre les psychonévroses narcissiques, autrement dit le champ des psychoses caractérisé par un investissement fondamentalement narcissique de la libido, et puis les psychonévroses de transfert qui permettent davantage, qui permettent des investissements d’objets et qui permettent aussi à un sujet d’entendre quelque chose de l’altérité, et d’entendre notamment quelque chose qui soit à lui-même autre, c’est-à-dire quelque chose du désir, quelque chose de l’objet, quelque chose d’une altérité. Quelle est-elle? Vous pourriez dire : c’est celle du semblable, bien sûr, mais au-delà même du semblable, l’altérité nous l’éprouvons en relation, fondamentalement, au désir. Ce qui nous touche au titre de l’altérité, est toujours lié au désir. Et c’est ainsi que nous rencontrons de façon en quelque sorte logique et nécessaire, nous rencontrons l’autre sexe, par exemple. L’autre sexe, nous le rencontrons comme autre, justement du fait qu’il va s’articuler au désir. Il va s’articuler au désir, autrement dit, à quelque chose de l’objet. Et cela va nous venir sous forme de formations de l’inconscient, justement, autrement dit de formations de langage qui vont articuler ce désir, plutôt qui vont en dire quelque chose et d’une manière qui n’est pas toujours simple à entendre et à élucider. Par exemple, ce dont je vous parlais la dernière fois : les rêves. J’ai insisté la dernière fois sur le fait que la Traumdeutung de Freud, ce livre véritablement étonnant, stupéfiant, c’est vraiment un livre qui dit : voilà, le désir, habituellement, on n’en parle pas, c’est refoulé, c’est mis de côté, c’est interdit. Or, ce désir c’est quand même ce qui rend articulable notre rapport à l’autre. Qu’en est-il de l’autre au sens ordinaire, hein, l’autre, le semblable ? Comment allons-nous traiter l’autre si nous ne sommes pas un tout petit peu attentifs à l’étrangeté, à l’altérité du désir ? C’est une question tout à fait actuelle aujourd’hui ça. Dès lors que le désir - tout ce que peut avoir d’étonnant, de bizarre, de scabreux, parfois d’angoissant, notre rapport à l’objet - le désir, dès lors qu’on lui fait une place, dès lors que l’on peut l’entendre, dès lors qu’on essaie de l’entendre, le statut de l’autre en est changé. Je pense que vous remarquez facilement cette corrélation. Plus on sera attentif à la possibilité d’entendre le désir, plus on sera, je dirais, tolérant à l’égard de l’autre, plus on pourra le supporter comme autre. C’est pas facile de supporter l’autre comme autre, hein, nous sommes bien d’accord, c’est pour ça que facilement, l’autre, on le rejette, on l’écarte ou on dispose de lui de différentes façons, par forcément agréables, éventuellement, on le supprime. Vous savez tout ça. C’est la base de la psychopathologie. Donc, quand Freud amène ce livre de la Traumdeutung, c’est-à-dire la signifiance du rêve, on pourrait dire comme ça, le fait que le rêve résonne d’une façon qui n’est pas n’importe quoi et qui demande à être entendue, à être interprétée, quand Freud apporte ce livre, puisque cette école s’intéresse de près aux questions liées à l’identité et aux difficultés d’identité, difficultés que ça nous pose, on peut dire que Freud apporte un livre qui a quand même beaucoup fait, et qui peut faire beaucoup pour, justement, rendre un rapport à l’altérité supportable. Supportable, et fécond. Et en tout cas, pas fermé.

Donc, Freud pose cette distinction : psychonévroses narcissiques, psychonévroses de transfert. Et les psychonévroses de transfert, dans leur nom même, hein, transfert, ça veut dire : pouvoir se porter au-delà, se porter notamment au lieu de l’Autre. Les psychonévroses de transfert, c’est notamment l’hystérie et la névrose obsessionnelle, ce sont des névroses qui sont travaillables, justement par l’adresse à l’autre, et au moyen, pour Freud bien sûr, et pour nous, de la cure psychanalytique. Il y a une possibilité dans les psychonévroses, comme dit Freud, de transfert, de travailler, justement, avec le transfert, c’est-à-dire, avec une prise en compte de ce lieu de l’Autre. Tout simplement, ce que j’appelle une prise en compte de ce lieu de l’Autre. C’est ce qui peut vous arriver quand vous vous levez un matin avec un rêve et que vous vous dites, ce rêve, plutôt que de le passer à la trappe, vous vous dites : ‟Tiens, j’ai fait ce rêve, qu’est-ce que ça veut dire ?” ‟Qu’est-ce que ça dit ? Qu’est-ce que ça dit et qu’est-ce que j’en dis, puisque ça me concerne ?” Comme je vous le disais la dernière fois, le rêve, ce qui est tout à fait étonnant, c’est que, par rapport au rêve, nous ne sommes pas libres mais nous sommes responsables, c’est ça la position psychanalytique, concernant, justement, le rapport au désir : on n’est pas libre mais on est responsable, c’est étonnant quand même comme situation. Pourtant c’est celle que nous sommes amenés à soutenir, et c’est celle que Freud soutient dans la Traumdeutung.

Mais alors, je reviens à ce qui m’intéresse ici : il y aurait donc un rapport possible à ce lieu de l’Autre et une façon possible d’en entendre quelque chose et d’en articuler quelque chose, dans les psychonévroses de transfert, notamment la névrose obsessionnelle et l’hystérie. Pourtant, alors vous voyez, ça veut dire quoi ? ça veut dire que, si nous suivons Freud, et là, je veux juste vous montrer qu’il est un peu optimiste, enfin en tout cas, c’est pas simple parce que, dans ces psychonévroses de transfert, la névrose obsessionnelle par exemple, arrêtons-nous un instant à la névrose obsessionnelle : S1, S2 sont distincts, ça veut dire qu’il y a une possibilité, effectivement, de parler à, et de laisser résonner les effets de cette adresse. Pourtant, comme nous le savons aussi, le névrosé obsessionnel, c’est, on pourrait le dire comme ça, c’est quelqu’un qui est très très touché par cette affection du narcissisme. Le névrosé obsessionnel, observez un petit peu les choses autour de vous ou dans la littérature, le névrosé obsessionnel, c’est bien souvent une outre de narcissisme. L’autre, est très difficile à faire entendre à un obsessionnel parfois, la dimension de l’altérité. On pourrait le dire autrement : ici, cette distinction de place entre l’un et l’Autre, on pourrait dire que, d’une certaine façon, l’obsessionnel, il est constamment occupé à la contester cette distinction en essayant de faire que S1 et S2 soient liés, ne soient pas séparés, et dans son intervention, Monsieur Melman évoquait le fait que l’obsessionnel cherche toujours à coudre S1 et S2, à recoudre, parce qu’il y a une coupure entre les deux qui est insupportable pour lui. Vous êtes d’accord qu’il y a une coupure entre S1 et S2, n’est-ce pas ? C’est ce que je vous ai fait entendre autant que possible lors des deux premiers cours. Il y a, dans la mesure où il s’agit de la parole, il y a une distinction de place ici qui est irréductible. Il y a une place ici (montre S1), il y a une place là (montre S2), et la place là (S2), c’est la place de l’Autre. Ce sont deux places distinctes ! Eh bien, on observe très régulièrement comment un névrosé obsessionnel n’aura de cesse que de les relier, ces deux places, de les coudre ensemble pour qu’elles ne soient pas trop distinctes. Il est facilement observable en clinique que l’obsessionnel a du mal avec l’altérité, et en particulier avec l’altérité sous sa forme, sous sa forme, comment dire, élective, c’est-à-dire, c’est quoi l’altérité sous sa forme élective ? Oui ? Oui, c’est la différence sexuelle, et cette différence sexuelle, qui la représente de façon privilégiée, cette différence ? ça, c’est une question un peu difficile. L’année dernière, j’avais pris le risque de parler de ce que « Une femme » veut dire, en psychopathologie. Qu’est-ce que ça veut dire « Une femme » ? C’est quoi ?  Qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce que ça désigne ? Si ça vous intéresse, vous pouvez vous reporter à ce cours, il doit être trouvable. Mais j’y évoquais notamment – je ne suis pas le seul à l’évoquer, n’importe quel psychanalyste peut en témoigner – que l’altérité, c’est électivement ce que représente Une femme. Une femme, c’est autre. Ça peut vous paraître étonnant, enfin peut-être pas d’ailleurs.  Peut-être pas parce que vous savez bien, je pense, combien, alors là c’est constatable de façon très empirique dans l’expérience commune, qui n’est pas tout à fait facile, je ne vais rien vous apprendre, pardonnez-moi de dire des choses très triviales, très banales : il n’est pas facile d’attraper une femme sous des signifiants qui prétendraient la définir. Elle saura très bien soit objecter, soit montrer qu’elle n’est pas justement contenue dans ces signifiants. Alors, vous me direz : « Oui mais un homme ? ». Oui, pourquoi pas un homme ? Mais c’est vrai, il y a des hommes qui sont comme ça aussi, mais, je me permets de vous faire remarquer ce point cliniquement intéressant, c’est que les hommes sont plus régulièrement pris, justement, dans une référence à une norme qui les abrutit un peu !

Intervention de la salle : C’est pas un peu les mathèmes, l’histoire des ensembles de Monsieur Cathelineau, en topologie ? Le x qui reste-là ? Ce n’est pas ça lié à ça, ce que vous dites ? Donc vous ne parlez pas des femmes, vous parlez de la féminité ou du féminin, et du masculin ?

S. Th. : Tout à fait, et je pourrais ajouter que, bon, je suis sûr que Pierre-Christophe Cathelineau a dû vous dire là-dessus des choses certainement bien, parce qu’il dit ces choses-là, il les évoque de façon très juste. Mais moi, je ne voulais pas vous parler directement des tableaux de la sexuation. Mais c’est vrai que dans les tableaux de la sexuation, Lacan va très loin dans la manière de distinguer, justement, ce qui fait, ce qui constitue les deux bords de la sexuation : le côté homme et le côté femme. Alors, bien sûr, il y a des hommes qui sont du côté femme et il y a des femmes qui sont du côté homme. Il y a des femmes qui sont des hommes et il y a des hommes qui sont féminins. Tout ça, ça autorise une certaine complexité. Mais le point important, c’est que le côté Autre, c’est une femme qui le représente.

- Intervention de la salle : Vous dites que l’altérité, c’est la différence sexuelle d’entrée de jeu. Ça a l’air de quelque chose de bien dit, et moi, je n’ai pas compris. Je veux bien que l’homme et la femme c’est Autre, etc. pour différentes raisons dont les tableaux de la sexuation, donc ce qui ne cesse de ne pas s’écrire comme ce que vous aviez évoqué dans les groupes sur l’Organon où chaque fois un groupe tend à éliminer quelqu’un, ce qui crée une fluidité, je ne comprends pas pourquoi vous dites que l’altérité, c’est la différence sexuelle. Entre deux hommes qui sont différents, enfin où il n’y a pas l’un qui est l’image de l’autre, pourquoi l’altérité, c’est la différence sexuelle. La femme, j’avais un peu compris, mais là, je ne comprends pas. C’est peut-être dans le mauvais sens mais, voilà.

S. Th. : Je vous remercie de votre question. Pourquoi est-ce que l’altérité, c’est la différence sexuelle ? C’est ça qui vous trouble ? Vous avez tout à fait raison de poser la question comme elle vous vient. Eh bien parce que l’expérience, quand même fondamentale, et ça, je pense que je n’ai pas besoin, enfin, c’est quelque chose que nous observons très régulièrement, tous les jours, même, chez les enfants, chez les petits, l’expérience, vraiment fondamentale, et parfois traumatisante pour un sujet, c’est de découvrir, pour un petit garçon qu’il y a des petites filles, et pour une petite fille qu’il y a des petits garçons. Autrement dit, qu’on n’est pas faits pareil. Ça, c’est de l’ordre du fait clinique !

- Entre deux hommes, pourquoi l’altérité, c’est la différence sexuelle, entre deux hommes différents. Où est la différence sexuelle dans cette altérité-là ?

S. Th. : Ce n’est pas la même altérité ! Justement : entre deux hommes, si l’altérité s’érotise entre deux hommes, ça va donner ce qu’on appelle l’homosexualité. Le goût de la différence entre deux hommes, c’est ce qu’apprécient les sujets homosexuels. C’est-à-dire que c’est un rapport à l’altérité, certes, qui existe,  mais ce n’est pas la même altérité, c’est pas l’altérité fondamentale qu’on trouve entre un homme et une femme. Justement. Puisque, précisément, l’attitude homosexuelle - qu’elle soit masculine ou qu’elle soit féminine - c’est une attitude qui consiste à dire justement : « Moi, je me sens mieux du côté qui m’est semblable, qui m’est le même ».

- Si je parle à un homme, moi qui suis un homme, il y a différence sans qu’il y ait homosexualité ou ce qu’on voudra, il y a quand même une différence sexuelle, euh, il y a quand même, pardon, une altérité, et ce sera donc une différence sexuelle ? S’il n’y a rien, s’il n’y a pas, comme vous dites, d’homosexualité ?

S. Th. : Je ne suis pas en train de vous dire qu’entre un homme et un autre homme, il n’y a pas d’altérité, je vous souligne juste que pour nous, pour les êtres parlants, pour les humains, comment dire, l’altérité première, celle dont toutes les autres seront diverses modalités, c’est l’altérité sexuelle. Ensuite, nous allons tous - vous, moi, quiconque - nous allons choisir - non mais attendez, c’est important - nous allons choisir nos positionnements, non seulement sexuels mais amicaux, éthiques, philosophiques, tout ce que vous voudrez, en relation avec notre première réaction à cette altérité sexuelle fondamentale. Vous voyez. Ça n’empêche pas qu’un homme et un autre homme soient autres l’un par rapport à l’autre, bien entendu, ça n’empêche pas tout cela, mais c’en est le premier moment fon-da-men-tal – ça je me permets d’insister – c’est absolument fondamental. Vous avez beaucoup de psychoses qui émergent, qui se déclarent au moment où un jeune homme ou une jeune fille découvrent l’autre sexe, vous voyez, ça déclenche une psychose. Quand vous allez rendre visite à votre voisin pour telle ou telle raison, cen’est pas en le découvrant que vous allez déclencher une psychose. L’altérité que vous découvrez n’est pas une altérité absolument fondamentale. Il est un semblable, comme on dit.

- Je peux juste... Par exemple : deux hommes qui discutent la formation du gouvernement x, chacun le voit différemment, donc chacun a son objet à trouer où l’un y met sa formation du gouvernement dans le trou, l’autre y met sa formation du gouvernement dans le trou, chacun a donc cet objet a qui est cause du désir et source du désir, est-ce qu’on peut dire là-dessus que dans ces cas-là, une discussion politique entre deux hommes simplement, qu’ils soient ni homosexuels, ni ce qu’on voudra, qui est simplement sur une histoire politique ou autre, donc sur un sujet qui est classique, chacun y met ce qu’il a envie de dire là-dessus, on resitue l’histoire dans le désir. Je peux peut-être m’approprier que l’altérité, même si, au départ, c’est garçon et fille, ça reste quand même dans une histoire sexuelle ? Est-ce que c’est possible ?

S. Th. : Là, je n’ai pas suivi votre question.

- Ce que je veux dire simplement, c’est que : discuter d’un sujet qui est commun, chacun y met ce qu’il a envie d’y mettre, et par conséquent il y a quand même une notion de désir, quand on évoque quelque chose.

S. Th. : Bien sûr.

- Donc, il y a deux désirs qui se conjointent, enfin qui se confrontent, et justement dans la mesure où il y a deux désirs qui se confrontent, est-ce qu’on peut dire que l’altérité c’est justement la différence sexuelle, c’est-à-dire deux désirs investis différemment, même si c’est sur une formation de gouvernement ou autre chose ?

S. Th. : Pourquoi... En quoi est-ce que le fait que la différence, ce soit fondamentalement pour nous la différence des sexes - avec ce que chacun va, justement, avec la façon d’y réagir de chacun - en quoi est-ce que ça empêche de considérer qu’un homme qui parle avec un autre homme est également aux prises avec l’altérité ? Parce que, quand vous allez parler avec un autre homme, eh bien oui, vous êtes aux prises avec l’altérité, bien sûr ! Cet autre homme, s’il n’est pas de votre avis, vous allez le tuer ou vous allez être tolérant, vous allez lui laisser dire ce qu’il a à dire, n’est-ce pas ? C’est donc bien une relation qui met en jeu la question de l’altérité.

- Je me réfère à votre phrase : l’altérité, c’est la différence sexuelle. Discuter d’un sujet avec un autre homme, eh bien, l’altérité c’est la différence sexuelle, et là ça se comprend difficilement, voilà.

S. Th. : Mais Monsieur, attendez, c’est important quand même. Vous n’allez pas parler de la même façon avec un autre homme selon que vous considérerez - c’est important hein - que les femmes sont des êtres inférieurs, qui ne méritent pas de participer à la discussion, comme c’était par exemple le cas à Athènes. A Athènes, on considérait quand on était des hommes et qu’on parlait politique, que les femmes n’avaient pas leur place. On était entre hommes, on avait une certaine vision, justement, de la différence, et des enjeux communs qui étaient liés aussi au fait qu’on considérait que les femmes n’étaient pas tout à fait valorisables au même titre. Ce n’est pas la même chose, et vous ne parlerez pas de la même façon, de politique selon que vous aurez cette conception ou, au contraire, que vous considérerez que, après tout, si une femme arrive et se joint à la conversation, eh bien, on l’accueillera avec plaisir et on sera content qu’elle soit là. Ce qui n’était pas le cas, je ne critique pas les Grecs, ce n’est pas le problème, mais ce n’était pas le cas de la société grecque, bon. Est-ce que vous n’avez pas dans un cas et dans l’autre deux façons différentes de mettre en jeu l’altérité, également dans des conversations entre hommes ? Vous voyez ce que je veux dire. L’expérience première de l’altérité, c’est la différence des sexes. Prenez toute la clinique infantile, le Petit Hans, le cas de Freud, qu’est-ce qui fait son tourment au Petit Hans ? C’est qu’il découvre qu’on risque, manifestement, et il est très logique, on risque manifestement de venir un jour lui dévisser son petit machin, parce qu’il y en a chez qui ça a été fait. Le Petit Hans, toute sa phobie, c’est la conséquence de sa découverte de la différence sexuelle. C’est un fait vraiment de départ de la psychopathologie ça, et pas seulement chez Freud, de tout temps on a remarqué ça.

- Il faut avoir trouvé la différence entre l’homme et la femme pour pouvoir parler à un autre homme ? Oui, c’est possible, je veux bien.

S. Th. : Bon, écoutez, le cas échéant nous pouvons reparler de ça. Si cette question vous l’amenez avec cette conviction, c’est que, effectivement, ça vous fait de l’effet. Je suis tout à fait prêt (rires dans la salle et de Stéphane Thibierge) à en parler avec vous. Je veux dire qu’il faut qu’on passe à autre chose, mais on peut en reparler.

Simplement, ce sur quoi je voulais conclure aujourd’hui… Alors, je vous ai évoqué la névrose obsessionnelle, je vais m’arrêter là-dessus aujourd’hui. Je reprendrai la prochaine fois avec l’hystérie, la névrose hystérique. Qu’est-ce qui, de ce côté-là aussi, peut se révéler très difficile quant à la prise en compte de l’altérité. Ça se rencontre dans la névrose hystérique aussi bien, comme dans la névrose obsessionnelle, pas moins.

Bon, je m’arrête là-dessus aujourd’hui et je reprendrai la prochaine fois sur cette question.

Stéphane Thibierge 

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