La ségrégation
EPhEP, CM MTh4 , le 11/04/2016
On va continuer sur une voie qui n'est pas facile à en juger parfois par le type de questions que ça suscite chez vous. J'ai parlé la dernière fois du narcissisme, je vous ai parlé de l'altérité avant - l'autre, et bien aujourd'hui, je me suis dit que ce serait pas mal venu de vous parler de, alors c'est tout à fait dans la ligne de l'altérité et de ce qui nous rend difficile le rapport à l'autre, c'est-à-dire la ségrégation. Je vais vous parler de la ségrégation, la manière dont, très couramment, nous observons une difficulté dans le plus ordinaire de notre rapport à l'autre et mon souhait serait ce soir de vous alerter un peu sur cette question de la ségrégation, non pas à travers des intentions bonnes ou mauvaises, les bonnes intentions, vous savez, ça dégouline de partout dès qu'on parle de ségrégation, et le problème c'est que c'est une notion qui est difficile, la ségrégation. Enfin, la ségrégation désigne plutôt les effets de quelque chose qu'il est difficile d'appréhender de façon à peu près juste, c'est-à-dire justement pas à partir à de bonnes ou de mauvais intentions, c'est-à-dire pas dans un propos moralisant, mais en essayant d'être attentif à ce qui se passe pour ne pas être trop pris dans ces effets de ségrégation. Vous voyez, c'est tout à fait dans la ligne de ce que j'avais commencé à vous évoquer, c'est-à-dire, la question de l'autre puisqu'il nous rend, cette question de l'autre, difficile, voire même parfois bouché avec les effets que ça peut avoir de ségrégatif, et comment nous, nous pouvons aborder cela, ici, dans cette Ecole, en psychopathologie, d'une manière pas trop malvenue.
Alors, je partirai de quelques remarques : quand on parle de ségrégation, cela suppose nécessairement quelque chose comme des frontières, comme des choses qui font arrêt, borne, qui sont posées là, qui font limite ; tout ça, ce sont des termes qui viennent ici très facilement à notre entendement. Mais tous ces termes que je commence à vous dire : une frontière, un arrêt, un mur, une porte fermée, ouverte, tous ces termes-là, si vous y réfléchissez un tout petit peu, vous allez voir que ce sont des termes qui sont extrêmement sollicités, extrêmement utiles, extrêmement, en tout cas, importants pour nous, pourquoi ? Pour tout ce qui concerne notre rapport à l'espace et à notre orientation dans l'espace, et plus généralement d'ailleurs, si vous y réfléchissez, je suis assez confiant dans le fait que vous allez vous apercevoir de la pertinence de cette remarque : toutes ces notions que j'évoque, borne, arrêt, porte, limite, frontière, mur, tout ce qui viendrait dans cette série, eh bien, je vous disais que c'est très important dans notre rapport à l'espace, notre orientation dans l'espace, mais aussi notre orientation tout court. Nous nous orientons, y compris intellectuellement, avec l'appui de ces termes très ordinaires que je viens de vous évoquer. Je dirais même davantage : nous n’imaginons pas très facilement, et vous n’imaginez pas, nous n’imaginons pas ordinairement à quel point nous avons besoin de ces termes que j’ai indiqués pour nous orienter, pour nous reconnaître dans un espace. Si vous vous imaginez justement par exemple que vous vous trouvez, mettons dans un désert, mais un désert qui serait complètement désert, où il n’y aurait rien, absolument rien, et puis rien qui fasse limite, arrêt, ligne, superposition possible, rien, ni à gauche, ni à droite, ni devant, ni derrière : eh bien, si vous imaginez ça, je pense que vous percevrez assez facilement le caractère relativement angoissant de cette représentation, et d’ailleurs, difficilement représentable. Il doit y avoir des coins comme ça dans le monde, ça doit être un peu particulier.
Pour le moment, posons simplement ceci, dans un abord de ce sujet psychopathologique très contemporain, mais pas seulement contemporain, très contemporain, qu’est la question de la ségrégation. Qu’est-ce qui fait ségrégation, qu’est-ce qui produit la ségrégation et comment est-ce que nous avons à essayer de nous orienter, justement, de façon pas trop malvenue par rapport à cette question, eh bien, commençons donc par ces quelques remarques de départ et tout de suite, faisons deux remarques que je vous propose, deux remarques assez simples : concernant deux états des choses contemporains que nous observons et qui désignent des tendances tout à fait contraires. Je vous les fait remarquer, très simplement : deux états des choses contemporains, deux ordres de faits contemporains, que j’ajoute à ces premières remarques que je viens de vous faire, qui sont apparemment orientées de façon tout à fait contradictoires.
Le premier, c’est une tendance que vous connaissez à abolir ou à essayer d’effacer de plus en plus, dans notre monde global, comme vous le savez, une tendance à abolir les frontières, tout ce qui fait borne, arrêt. Au profit de quoi ? Au profit d’une communication qui est peut-être un idéal, mais qui n’est pas seulement un idéal, parce que ça correspond aussi à beaucoup de processus et de faits actuels et effectifs dans notre réalité. On essaie donc d’abolir les frontières, tout ce qui fait arrêt, tout ce qui fait borne, tout ce qui interrompt, au profit d’une communication sans arrêt. Connexion de chacun avec tous qui est visée idéalement comme non entravée par aucun arrêt. C’est également l’idéal très prégnant dans notre réalité contemporaine d’une sorte de transparence dans notre relation aux autres, transparence de la communication liée à quelque chose de très important également dans notre réalité, c’est-à-dire l’idéal d’une mise en place à l’échelle planétaire d’un échange et d’une circulation d’objets - objets monnayables, achetables, fabricables, vendables - objets échangeables donc ; idéal d’un échange et d’une circulation d’objets de plus en plus standardisés. C’est important à noter. Ces objets, il n’y a pas besoin d’aller chercher loin pour en trouver, vous les avez à proximité de vous, je pense, tout comme moi : portables… Ce sont des objets de la technique et, on pourrait dire, on le dit d’ailleurs, certains le disent comme ça, ce sont plus précisément, des objets produits parce qu’on peut appeler la « techno-science ». Ils ont un aspect que je souligne tout de suite mais sur lequel je reviendrai tout à l’heure peut-être, probablement, ils ont un aspect remarquable, ces objets qui sont donc des objets de plus en plus standardisés, de mieux en mieux échangeables, où que vous soyez dans le monde, que vous soyez au fond de l’Afrique, en Alaska, au Chili, en Antarctique, en Chine. Vous trouverez toujours le moyen d’échanger ces genres d’objets. C’est-à-dire qu’il y a une standardisation observable qui fait que, effectivement, il y a eu, par rapport, je pense, à la diversité culturelle et instrumentale de fabrication des objets qu’on pouvait échanger peut-être il y a encore un siècle ou deux dans les différentes contrées du monde, aujourd’hui, il y a une tendance, vous l’observer très bien, vraiment massive à une standardisation des objets de la techno-science, qui sont faits pour pouvoir être échangés, communiqués, achetés, vendus, avec le moins de limitation possible, le moins d’entrave possible.
Ça c’est ce premier ordre de faits que je voulais vous signaler. Je vous disais : il y a deux ordres de faits très contraires que nous observons. Nous observons ce que je viens de vous dire, et nous observons aussi dans le même temps, et ce n’est pas pour rien que je rapproche les deux choses, évidemment, une montée très sensible de la ségrégation et des ségrégations. Montée très sensible des ségrégations, à quoi est-ce que nous l’observons ? Eh bien pas besoin de chercher très loin, nous voyons surgir, de manière extrêmement fréquente, à des fréquences de plus en plus rapides, et concernant des communautés de plus en plus restreintes, nous voyons surgir des frontières, des bornes, avec des démarcations entre l’Un et l’Autre. J’ai suffisamment insisté, vous vous souvenez, les dernières fois, sur S1 et S2, je vous ai dit combien c’était important ces deux places différentes, et, d’ailleurs, je vais tout de suite le rappeler. J’ai suffisamment insisté, je n’y reviens pas, juste pour vous le rappeler. J’ai insisté sur tout ce que comporte d’importance et d’efficience dans l’échange humain le fait que, de par la parole et de par le langage, soit instaurée une différence de places et une distinction possible entre une place que nous avons appelé à la suite de Lacan S1 et une place, une autre place, S2, je n’y reviens pas. Eh bien simplement, vous remarquez aujourd’hui qu’entre S1 et S2, on voit très fréquemment, on observe cette espèce d’arrêt, de borne, de frontière qui va venir séparer l’Un de l’Autre.
Alors, je ne reviens sur ce que je vous disais la dernière fois, à savoir ce caractère extrêmement important de la différence sexuée dans cette mise en place de l’Un et de l’Autre, mais nous observons comment, justement, cette différence sexuée, homme/ femme, devient dans une plus en plus fréquente et large région du monde, devient, ce qui est connu déjà depuis une dizaine d’années, surtout dans le monde occidental, devient une sorte de guerre des sexes qui « ségrége », on pourrait dire, c’est-à-dire qui tend à séparer, et à ne laisser de contact que par le biais d’un conflit frontalier en quelque sorte, et chacun d’un côté différent de la frontière, et on se fait la guerre. Beaucoup d’aspects comme ça qui évoquent dans la psychopathologie contemporaine les relations entre les hommes et les femmes, mais à partir de cette grande différence, en quelque sorte initiale, et bien vous pouvez trouver ensuite des effets ségrégatifs et de conflits dans toute une série de rapports à l’autre diversement modulés.
Alors j’attire votre attention donc au départ de mon propos d’aujourd’hui sur le fait remarquable que nous observions dans le même temps : une sorte d’idéal affiché d’une communication sans reste et transparente et d’un échange possible des objets sans reste et également relativement transparent, avec dans le même temps une levée très observable et de plus en plus fréquente d’un certain nombre de fonctionnements ségrégatifs.
Maintenant, quittons le domaine de ces généralités un peu politiques, ou géopolitiques, mondiales, qui sont néanmoins très importantes, et venons à quelque chose de beaucoup plus serré en quelque sorte sur le sujet. Le sujet. L’expérience de la psychanalyse nous apprend concrètement, soit chez les patients pour les psychanalystes, soit chez leurs patients, soit pour ceux d’entre nous ou d’entre vous qui ont une expérience d’analysant, la psychanalyse apprend concrètement cela fait partie de ce que la psychanalyse apporte à la psychopathologie qui est tout à fait irréfutable, c’est pour ça d’ailleurs peut-être que quelquefois c’est dérangeant. C’est que, la psychanalyse nous apprend que le sujet, vous, moi, quiconque, refoule. Le sujet refoule. Refoulement, c’est un terme, comme vous l’entendez très bien, qui renvoie à quoi ? A une puissance active de contenir de force à l’extérieur, en dehors d’un domaine reconnu. C’est ça le refoulement. Il y a ce que nous reconnaissons, la réalité autour de nous, par exemple. Quand vous regardez autour de vous, là, vous reconnaissez des choses, je vous donne souvent cet exemple, vous êtes dans la reconnaissance, vous reconnaissez la réalité sans trop de problème, eh bien, cette reconnaissance, elle ne se conçoit, elle n’est possible que parce que vous, parce que nous refoulons à l’extérieur quelque chose qui demande à être, enfin que nous souhaitons, que nous agissons, activement, pour le contenir de force à l’extérieur, ce quelque chose.
Autrement dit, la psychanalyse et le psychanalyste sont bien placés pour remarquer ce qui nous intéressera ici beaucoup à savoir que la ségrégation divise chacun d’entre nous. Et chacun d’entre nous est porteur d’une ségrégation parfaitement identifiable, et parfaitement relevable : celle que je viens de vous indiquer, celle qui fait que le sujet, justement, refoule. Et le refoulement, vous savez bien que c’est un concept freudien, mais c’est aussi un terme politique, c’est un terme politique et actuellement, on refoule aux frontières, par exemple. Pas besoin de vous expliquer davantage l’importance du refoulement comme terme politique. C’est donc un terme éminemment subjectif et un terme qui intéresse éminemment notre politique ordinaire. Nous refoulons ce que nous ne souhaitons pas reconnaître ou ce que nous ne reconnaissons pas.
Qu’est-ce que nous refoulons ? Qu’est-ce que refoule le sujet ? Des pensées ? Des représentations ? Des morceaux de langage ? Ce que nous appelons très simplement des signifiants qui ont ceci de commun qu’ils renvoient toujours à un objet, ils renvoient chez le sujet à un objet, un objet que l’on peut caractériser, enfin approcher, que l’on peut commencer à caractériser de façon assez simple, complexe aussi en même temps, comme censuré, interdit, malvenu, malvenu c’est-à-dire que quand il se présente ou quand il présente des formations directement liées à lui, des signifiants, des représentations, des symptômes, eh bien nous recevons ces représentations comme malvenues, comme ce qu’il ne faudrait pas, comme malséant, voire comme carrément obscène, et cet objet c’est ce que Lacan va, de façon très précise écrire comme l’objet, pas l’objet de notre désir, mais l’objet qui cause notre désir, autrement dit l’objet qui anime notre désir. C’est quand même étonnant, mais nous sommes bizarrement fichus puisque cet objet qui anime notre désir, c’est ça que nous refoulons.
- De la salle : Un petit commentaire, en espagnol, le refoulement ça se dit : « répression ».
- Stéphane Thibierge : Oui, oui c’est vrai, je m’en souviens maintenant. Oui, en anglais aussi, absolument. Donc, vous voyez, évidemment ça conforte le propos que je vous disais tout à l’heure, c’est-à-dire que ce refoulement, il est un des points par où l’individuel et le politique ou le collectif sont très étroitement noués et c’est pour ça que, en essayant de vous parler de la question de l’altérité d’une manière pas trop malvenue, je me suis dit que ce serait pas mal d’aborder la ségrégation parce que ça fait passer au cœur de chacun les questions qui sont directement posées politiquement et auxquelles malheureusement, il faut bien dire que nous ne voyons de réponses apportées bien souvent que sur le mode du pathétique, du sentiment - bon ou mauvais - alors que c’est très insuffisant pour traiter la ségrégation.
Il y a une chose aussi qui caractérise cet objet que nous refoulons, c’est que, dès qu’il se manifeste un petit peu, c’est-à-dire, dès que le refoulement n’est plus bien verrouillé, eh bien quand il arrive que cet objet pointe, si je puis dire le bout de son nez, quand quelque chose de cet objet vient pointer, eh bien nous percevons cet affect éminemment humain, mais pas uniquement humain, certains animaux nous témoignent qu’ils en connaissent quelque chose, mais cet affect vraiment très éminemment humain, qui est l’angoisse. L’objet que nous refoulons, c’est un objet qui nous angoisse à l’occasion, justement quand il n’est pas refoulé.
Je voudrais ici faire une remarque que j’ai déjà faite d’une manière ou d’une autre mais je voudrais vous l’accentuer ici précisément parce qu’elle me paraît importante : le génie de Freud, et pas seulement le génie, la force politique de Freud, c’est pas fréquent de présenter Freud comme un auteur politique, mais pourtant, c’est un auteur politique, et dont l’œuvre a des conséquences politiques de premier ordre, quant à Lacan, je dirais encore plus, parce que c’est encore plus décisif, mais chez Freud, il faut quand même remarquer non seulement le génie mais la force logique et politique de cet acte de Freud qui a consisté à avoir fait de ce qui n’est pas reconnu, justement, de cet objet qui est refoulé, de ce refoulement, d’en avoir fait un lieu - un lieu ! Un lieu, c’est-à-dire de l’avoir posé logiquement et théoriquement et pratiquement comme un lieu, c’est-à-dire que ça consistait à dire : ce qui est ici refoulé, ce n’est pas n’importe quoi, ce n’est pas seulement une poubelle, ce n’est pas un objet pour la poubelle, la poubelle est un lieu et ce lieu, nous y sommes articulés. C’est un lieu autre et c’est un lieu auquel nous sommes articulés, justement. Autrement dit, c’est aussi le nôtre, ce lieu autre. Nous ne pouvons pas, dire : ça ne me concerne pas ! ça, c’est quand même quelque chose d’une portée - et notamment politique - qui mériterait, je trouve, d’être mieux soulignée à l’intention parfois de nos politiques. C’est-à-dire de leur montrer que la psychanalyse par exemple, ce n’est pas seulement des affaires de spécialistes plus ou moins bien considérés aujourd’hui, comme s’ils faisaient œuvre de violence ou d’occultisme alors que ce n’est quand même pas très compliqué la psychanalyse. Ça consiste à prendre acte de ce lieu Autre et à permettre à qui le souhaite de parler pour se mettre un peu au courant de son rapport avec ce lieu Autre. Ce n’est quand même pas le comble de la barbarie ! C’est inviter quelqu’un à parler. Ça, nous le devons à Freud.
Pour donner à mon propos un tour bien concret qui puisse vous parler, je vous disais : nous refoulons, le sujet refoule, la condition de notre rapport à la réalité ordinairement, c’est ce refoulement. Alors, je vous donne quelques exemples : nous refoulons, c’est-à-dire que nous tenons cet objet à distance, nous ne voulons pas le reconnaître, nous ne voulons pas en entendre parler. Exemple courant en psychopathologie : les rituels de la névrose obsessionnelle, un sujet qui va vous dire : « Dès que j’ai touché quelque chose, une poignée de porte ou serré une main, peu importe, dès que j’ai touché quelque chose il faut me laver les mains, parce que sinon, je vais être infecté, contaminé, souillé ». Alors, il y a cette tendance éventuellement repérable chez chacun mais à des degrés divers. Il y a des gens dont ça peut rendre la vie impossible, puisqu’ils sont sans cesse entrain de parer à cette infection possible, et donc ça leur rend la vie impossible. Mais je peux prendre aussi comme exemple de la façon dont ce rapport, notre rapport à cet objet refoulé peut occuper toute notre vie et ce refoulement peut protéger toute notre reconnaissance, notre rapport à la réalité, on l’observe dans la phobie. Une phobie, c’est un rapport à l’espace qui est aménagé par un ou plusieurs, généralement un signifiant, qui va être le signifiant redouté, ce qu’il ne faut surtout pas rencontrer, mais qui du coup va donner à l’espace un caractère barricadé qui tient tout entier, justement, à la façon dont il s’agit que cet objet-là ne vienne pas passer la frontière, en quelque sorte. Et les phobiques sont des sujets extrêmement sensibles à l’espace, et non seulement sensibles à l’espace mais qui organisent tout l’espace autour de ce qui fonctionne comme le signifiant phobique. Le cheval chez le petit Hans dont vous entendez parler, n’est-ce pas, le cheval, qui, à un moment donné de la phobie du petit Hans va venir de façon complexe mais très précise organiser tout son espace.
Ceci, ce que je suis entrain de vous dire, ce refoulement pour parler simplement, c’est la condition de notre rapport à la réalité. Nous reconnaissons la réalité sous la condition de ce refoulement. Pour qu’il y ait pour nous reconnaissance de la réalité, il faut que cet objet ne soit pas au premier plan. C’est pour ça que je vous disais qu’il y a bien une ségrégation qui passe par le sujet lui-même au sens d’une ligne de démarcation entre ce sujet et cet objet, qui est objet de refoulement. Vous voyez, ça éclaircit déjà un petit peu les choses si nous abordons cette question de la ségrégation en nous apercevant de ceci, c’est qu’elle passe d’abord par nous. Nous sommes ségrégatifs, et non seulement nous sommes ségrégatifs mais ça soutient notre rapport à la réalité, donc il doit s’agir de quelque chose qui n’est pas simple, et donc, il n’est pas simple d’éventuellement essayer de parer aux effets possibles.
Je voudrais ajouter une remarque : il y a un point très important, c’est que dans une certaine mesure, nous pouvons, parfois, entendre quelque chose, lire quelque chose de cet objet refoulé, de ce refoulé. Autrement dit, c’est quand même ça qu’il convient d’ajouter, je vous ai dit : cette ligne ségrégative, elle passe par chacun d’entre nous, chacune d’entre nous. Oui, mais elle n’est pas complètement figée, et c’est tant mieux car nous pouvons dans certaines conditions que réalise dans les cas favorables une psychanalyse, nous pouvons entendre quelque chose de ce que nous refoulons ainsi, de ce qui nous vient de cet objet refoulé. Nous pouvons en lire quelque chose, plus ou moins, ça dépend des sujets, ça dépend du point où ils en sont, ça dépend de la manière dont ils peuvent interroger ce qui fait chez eux symptôme, difficulté, retour par diverses voies de ce qui concerne cet objet. Il y a là toute une gradation possible. Mais, je l’évoque juste ici en passant, la lecture possible de quelque chose de ce refoulé est une condition extrêmement importante d’un rapport envisageable, un peu moins brutal, un peu plus civilisé à cet objet que nous refoulons. C’est aussi notre rapport à l’altérité . C’est-à-dire, c’est la note fondamentale, en quelque sorte, de notre rapport à l’altérité, cet objet, et notre relation à cet objet. Donc, quand nous nous donnons les moyens pour pouvoir en entendre un peu quelque chose, eh bien nous faisons un peu bouger les démarcations qui sont notre rapport ordinaire à cet objet.
Maintenant, si vous avez pu entendre ce que je viens de souligner concernant notre rapport à cet objet que nous refoulons, je voudrais maintenant faire un pas de plus et vous faire remarquer que ce que j’ai évoqué en commençant tout à l’heure, le fait que nous sommes en relation avec des objets d’échange, des objets, comme je disais de cette techno-science, des objets d’échange qui sont de plus en plus uniformisés. Nous assistons effectivement à une standardisation, on peut le dire comme ça, croissante de l’objet d’échange. Pourquoi je vous souligne ça ? Eh bien pour la raison suivante : c’est que si nous observons un accroissement sensible et un idéal de plus en plus fort dans nos échanges d’un objet standardisé, uniformisé, un petit peu comme le portable, par exemple, le portable en donne un exemple cliniquement très juste, qu’est-ce que ça veut dire que nous fassions cette place si privilégiée à cet objet uniformisé et standardisé ? Eh bien, ça veut dire que cet objet standardisé va reléguer, va aggraver le refoulement de l’objet que je disais tout à l’heure cause du désir. L’objet cause du désir, l’objet qui pour chacun d’entre nous est agissant comme cause de notre désir singulier. Cet objet, est-ce qu’on peut dire qu’il est standardisé ou standardisable ? Non. Clairement, non ! C’est toute la difficulté. L’objet que Lacan appelle cause du désir, l’objet que Freud désigne comme objet refoulé, ou même comme objet de la pulsion, ce n’est pas un objet standardisé, ce n’est pas non plus un objet standardisable. En revanche, nous pouvons dire que c’est un objet qui d’une manière souvent bizarre, étrange, a un rapport nécessaire à notre corps et à notre corps propre, au corps que nous éprouvons comme le nôtre. L’objet que nous refoulons, il est très lié au corps propre. Vous savez ce que c’est le corps propre. Le corps propre, c’est une notion de psychologie et de philosophie aussi. C’est une notion qui a une certaine pertinence. Le corps propre, c’est ce que j’appelle « mon corps », ce que j’éprouve comme mon corps, à ma façon singulière puisque c’est singulier pour chacun, c’est ce qu’on appelle le corps propre. Eh bien, même si nous nous défendons beaucoup de l’objet du refoulement, même si nous sommes souvent très attachés à le maintenir refoulé, il n’empêche que cet objet a un rapport au corps propre, même si c’est un rapport fondamentalement mal adapté ou inadapté, l’objet qui cause notre désir. En revanche, l’objet standardisé qui devient idéalement un objet d’échange universel, cet objet-là, lui, il contribue dans sa circulation et dans l’usage que nous en faisons à aggraver encore le refoulement de l’objet, de l’objet cause du désir. Prenez le portable encore une fois, il n’a pas de rapport nécessaire au corps propre. Le corps propre se met à son service, le sert, mais le portable, lui-même, il a son fonctionnement. C’est un fonctionnement qui n’est absolument pas nécessairement lié à celui de notre corps. Vous voyez, on ne va pas dire du portable que c’est un objet qui intéresse électivement telle ou telle pulsion, anale, orale, scopique, auditive, il s’accroche comme ça, il vient interférer, mais le portable se passe complètement de notre corps propre. En revanche, il nous occupe, ça c’est sûr, mais cette occupation, on voit combien nous sommes occupés des objets contemporains, je ne pense pas seulement au portable, je pense à beaucoup de sortes d’objets que nous fabriquons aujourd’hui, eh bien ce sont des objets dont la standardisation et l’uniformisation ont ceci de remarquable, c’est que leur circulation parmi nous et la façon dont nous en usons contribuent encore à éloigner, et donc à refouler notre rapport à l’objet cause du désir. Justement parce que ces objets sont, on pourrait dire ça comme ça, ces objets sont très standardisés alors que l’objet cause du désir n’est pas standardisé, ni standardisable.
Alors, où est-ce que ça nous amène ? Ça va nous amener dans une zone que, j’espère, vous voudrez bien m’entendre évoquer parce qu’elle n’est pas très sympathique ni très facile à reconnaître, pour le coup. Mais, les sujets que nous sommes, surtout si on nous considère en masse, et bien, si nous sommes pris dans ce fonctionnement économique, politique, de l’échange organisé autour d’objets standardisés et uniformisés, et si nous tenons à ces échanges, ce qui est souvent notre cas, encore qu’il y en a qui sont très rétifs, qui s’opposent beaucoup, qui perçoivent bien qu’il y a quelque chose là qui n’est pas articulable au corps propre. Mais enfin, dans la mesure où nous sommes participants de cet échange d’objets uniformisés et standardisés, nous participons aussi, ce n’est pas conscient mais nous y participons, de ce rejet, de ce refoulement plutôt aggravé de l’objet cause du désir, l’objet refoulé. Mais si on aggrave le refoulement, on va du coup aggraver encore le souci de ne pas être contaminé par cet objet s’il s’agit bien de le refouler le plus possible. Du coup, va venir spontanément, à la surface, une demande, et c’est une demande dont on observe les effets de masse aujourd’hui. Une demande de quoi ? De frontières plus étanches, de frontières qui maintiennent mieux ce refoulement pour permettre mieux l’échange généralisé des objets standardisés. Plus on va intégrer ce fonctionnement et cet échange d’objets standardisés, plus on va vouloir, par différence, se protéger de l’étrangeté de l’objet du refoulement, de l’objet cause du désir. Et c’est là que les choses deviennent un peu préoccupantes parce que, si nous nous protégeons de cet objet cause du désir, et si nous demandons pour en être protégés, davantage de frontières et donc une ségrégation plus lourde, encore.
C’est que plus on est pris dans ce mode d’échanges, encore une fois standardisés, plus on a tendance à refouler davantage l’objet cause du désir et plus on va participer inconsciemment et même sans l’avoir perçu, on va participer à une demande aggravée de ségrégation, pour être protégé de cet objet cause du désir et pour pouvoir fonctionner dans un échange standardisé. Qu’est-ce qui est touché là d’une façon qu’il est important, je crois, que vous perceviez et que nous percevions ? Ce qui est touché, c’est le rapport à l’Autre. Pourquoi ? C’est là le point difficile que je voulais vous évoquer ce soir, difficile mais important. C’est qu’il y a une très grande proximité entre l’objet du refoulement, l’objet que Lacan écrit l’objet a, il y a une très grande proximité entre cet objet refoulé et l’altérité. Cet objet, c’est ce qui, chez nous, chez chacun d’entre nous, est éprouvé comme l’Autre, l’étranger, l’étrange, l’étrange, pas l’étranger mais l’étrange qui nous tourmente, qui nous titille, parce que l’objet qui cause notre désir, évidemment, il nous laisse pas en paix, hein ! C’est lui qui nous fait désirer, au sens où on peut avoir envie d’être un peu érotiquement animé, mais ça nous dérange toujours, vous voyez. Eh bien, cet objet, donc, c’est ce qu’il y a en nous d’étrange, de bizarre, d’angoissant. Mais vous voyez bien que de l’étrange à l’étranger, il n’y a pas loin, et ce qui vient nous tourmenter un peu du côté de cet objet étrange peut très facilement se transférer, c’est le cas de le dire, à l’étranger. Et vous voyez comment, j’avance pas à pas hein, et vous voyez comment nous percevons ici que la question de la ségrégation, elle est complexe parce que nous y sommes engagés pas nécessairement de la manière que nous nous imaginons, puisque nous nous imaginons toujours comme des gens super sympas, tolérants, et ouverts à tout ce qui pourrait manifester l’Autre. C’est bien ça, c’est ce qu’on appelle l’Idéal du Moi, non le Moi Idéal, plutôt, c’est l’idée que l’on a de soi-même. En général, on se voit comme tout à fait abrité de quelque effet que ce soit de choses comme la ségrégation.
Si ce que je vous dis ce soir n’est pas complètement déplacé, vous pourrez percevoir comment chacun d’entre nous, en fait, est solidaire de cette structure ségrégative, et même peut l’encourager dans la mesure où il se fait, peut-être sans s’en rendre compte, le porteur d’un certain discours aujourd’hui très répandu, qui est celui de cet échange des objets standardisés, pour aller vite.
Tout à l’heure, je parlais du lieu de l’Autre. Je disais, Freud, nous lui sommes redevables d’avoir eu le génie mais aussi le côté civilisé d’avoir fait, d’avoir en quelque sorte, donné un statut logique et un statut tout court au lieu de l’Autre. Or, ce lieu de l’autre ne se met en place pour un sujet, pour quiconque, que dans la mesure où cet objet cause du désir est, justement, lâché par le sujet, cédé par le sujet. Le petit enfant, à un moment donné, s’il doit devenir désirant, il doit lâcher quelque chose de sa jouissance. Ce qu’il lâché, comme ça, à l’Autre, à sa mère, à son père, à celui qui s’occupe de lui, ce qu’il lâche, ce petit sujet, ça va prendre effet de l’objet que Lacan note a, l’objet qui va, puisqu’il est manquant, justement, il va se mettre à fonctionner comme cause du désir. C’est toujours ce qui est manquant que nous désirons.
Donc, en fait, mon propos de ce soir, c’est aussi pour vous montrer que cet objet qui est ce que nous refoulons avec beaucoup de constance, sauf quand par chance ou par rencontre, enfin sauf quand nous sommes dans la situation de pouvoir, comme je vous le disais tout à l’heure, en lire ou en entendre quelque chose de cet objet, comme c’est le cas dans une psychanalyse, dans les cas favorables. Quand une psychanalyse opère, elle opère de ce côté-là, c’est-à-dire qu’elle donne à quelqu’un la possibilité d’entendre un peu quelque chose de cet objet, justement, qui le mène. Mais cet objet ne devient, en quelque sorte efficient, très exactement que dans la mesure, et de façon corrélative avec la mise en place du lieu de l’Autre. Le lieu de l’Autre se met en place avec la cession, en quelque sorte, de cet objet de la part du petit sujet, la cession de cet objet à l’Autre. Les deux sont tout à fait concomitants et logiquement liés. C’est parce que cet objet va être cédé à l’Autre, qu’il va pouvoir être articulé par le sujet comme manquant, comme manquant donc comme pouvant être cause du désir, pouvant être désiré.
Je dirais même davantage : quand nous parlons, quand nous parlons « je », c’est à partir de ce manque, c’est à partir de cet objet que nous parlons. Nous ne le distinguons pas souvent, nous n’avons pas conscience que nous parlons à partir de cet objet, nous croyons que nous parlons à partir de « moi », à partir du « je ». Mais, en réalité, ce « je », ce qui le fait parler, c’est très précisément cet objet, surtout quand ce « je » parle, parle vraiment, enfin parle vraiment… oui, parle pour essayer de dire quelque chose, et d’ailleurs, nous disons bien : « je parle à », vous voyez comme la langue française est parfois bien fichue. « Je parle à » : si nous parlons à, c’est justement que ce qui anime la parole, c’est cet objet que Lacan a eu le… C’est quand même une belle trouvaille d’avoir eu l’idée d’appeler cet objet : l’objet a ! « Je parle à », oui, quand nous parlons, nous parlons a, la question de l’adresse.
Donc, vous voyez, où est-ce que je souhaite en venir ? Je souhaite en venir au fait que la question du refoulement, c’est une question politique et c’est une question clinique que la psychanalyse permet de poser avec un certain nombre de ses implications. Il est clair que, aujourd’hui, dans la mesure où notre époque contemporaine est marquée, pour des raisons diverses, complexes - j’ai essayé d’en évoquer quelques unes, il y en a d’autres - mais c’est une époque, en tout cas, qui est marquée par une certaine difficulté à admettre que l’objet du refoulement et le refoulement existent, les psychanalystes le considèrent bien sûr, mais vous savez que la psychanalyse, aujourd’hui, est justement très critiquée par des conceptions dont on ne voit pas d’ailleurs pourquoi on les considèrerait pas comme tout à fait respectables, c’est pas le problème, mais ce sont des conceptions qui posent quand même la difficulté qu’elles s’appuient et elles promeuvent, elles s’appuient sur et elles promeuvent un idéal de transparence complet dans notre rapport à la réalité. C’est-à-dire la négation même de la notion de refoulement. Or, si on nie le refoulement, le problème c’est qu’on tombe dans ce que je vous évoque là, nier le refoulement c’est encore l’aggraver. Et aggraver le refoulement, c’est encore rendre notre rapport au lieu de l’Autre plus difficile et plus ségrégé, vous voyez. Avec des murs, des arrêts, des cloisons, des portes qu’on ferme, qu’on verrouille ; toutes ces métaphores de l’arrêt. Je vous disais en commençant : vous n’imaginez pas à quel point notre orientation dans l’espace et notre orientation mentale tout court sont dépendantes de ces arrêts, de ces portes, de ces frontières. Autrement dit, nous sommes ségrégatifs, nous sommes spontanément mais incroyablement, ségrégatifs. Nous avons besoin de ça pour reconnaître la réalité.
Vous voyez, quand on réalise cela, ça amène à s’interroger sur notre rapport à l’actualité. Et de fait, vous constatez, nous constatons comment sur cette question des ségrégations, nous sommes éperdus, et perdus tout court. Vous voyez comment, une image, un jour, dans un journal, va déterminer toute la politique de rapport à ceux qu’on appelle, je vais y venir, « les réfugiés », uniquement sur l’affect d’une image. C’est-à-dire qu’on a l’impression que les boussoles sont complètement perdues, on est complètement déboussolés. C’est seulement le sentiment à ce moment-là qui va dans un sens - ou dans l’autre, hein, d’ailleurs. Ça peut être dans le sens de ce qui nous apparaît le mieux, ça peut être dans le sens de ce qui nous apparaît le pire. Ce qui est clair, c’est qu’il n’y a plus de boussole et nous sommes effectivement déboussolés devant ces questions. C’est aussi pour ça que je trouvais intéressant de l’aborder avec vous ce soir, pas pour vous proposer une boussole mais quelques éléments d’appréciation qui puissent vous permettre une réflexion.
Je disais ce terme de « réfugiés ». Les réfugiés, il y en a de plus en plus et il y en aura de plus en plus. Les réfugiés, ceux qu’on appelle comme ça, c’est l’objet par excellence de la ségrégation moderne, ce sont des migrants sans lieu et il y en aura de plus en plus, et avec violence. Cette violence, il ne faut pas là-dessus être trop... Je ne dis pas du tout que cette violence est inéluctable, je dis qu’il y en aura très vraisemblablement. Lacan le disait très explicitement, il disait : la ségrégation, elle a un bel avenir devant nous. Il dit ça dans une conférence remarquable que je vous conseille, si vous la trouvez, elle n’est pas difficile à trouver, ça s’appelle Petit discours aux psychiatres de Jacques Lacan dans lequel il parle de l’objet a et de la ségrégation et il en parle un petit peu d’une façon dont je me suis inspiré pour vous parler ce soir.
Les réfugiés contemporains, Dieu sait qu’il y en a beaucoup, il y en aura encore davantage, ce sont des sans-lieux, et ce sont d’autant plus des sans-lieux, alors bien sûr je ne vais pas avoir l’outrecuidance de dire qu’il suffirait d’entendre les quelques vérités premières que j’essaie de vous articuler aujourd’hui pour que les questions soient résolues. Bien sûr que non. Mais il est certain que, il serait souhaitable que, puisqu’il s’agit du politique, les responsables politiques des communautés du monde aient un petit peu l’idée de ce que Freud a voulu marquer quand il a donné un statut logique explicite et déclaré au lieu de l’Autre. Je ne sais pas si vous vous souvenez, j’ai passé toute une séance à vous parler de la Traumdeutung, L’Interprétation des rêves et que c’était véritablement l’œuvre dans laquelle, avec quelques autres, Freud a mis en place ce lieu de l’autre, que Lacan appellera très précisément le lieu de l’Autre avec un grand A. La mise en place de ce lieu de l’Autre a des effets politiques qu’il est important de remarquer. Parce que, comme vous l’entendez bien, si nous sommes un tout petit peu plus attentifs dans, non seulement nos existences, mais dans notre façon d’établir notre rapport au Réel, si nous sommes un peu plus attentifs à cet objet dont je vous parle, l’objet du refoulement, eh bien, je ne dis pas que ça va résoudre les problèmes des réfugiés, bien sûr que non, mais ça peut nous rendre un peu plus avertis sur ce qui s’ouvre et sur ce qui se ferme quand nous essayons d’apprécier notre relation aux réfugiés, et qu’on n’est pas forcément aussi innocents qu’on voudrait l’être. On a tendance à fermer et il faut mesurer quand même ce qui, chez nous, refoule, c’est-à-dire ferme, avant d’apprécier ce qu’il en est de la façon dont nous pouvons aborder la question de la ségrégation contemporaine.
J’ajoute encore autre chose qui va dans le sens de favoriser ces effets ségrégatifs auxquels nous avons affaire aujourd’hui, c’est la promotion, mais j’y ai assez insisté pour ne pas y insister encore maintenant, mais je le vous rappelle juste, la promotion d’un objet aujourd’hui techno-scientifique, qui est promu dans les échanges, dans la fabrication, dans l’industrie, etc., promotion d’un objet techno-scientifique aujourd’hui qui est censé, qui est censé répondre à notre satisfaction. On est censé pouvoir se satisfaire avec cet objet, et c’est vrai qu’il a un côté, faut bien dire les choses, masturbatoire assez observable pour qu’on le mentionne, il suffit de voir comment nous tripotons ces trucs, il y a un côté… C’est certain que c’est censé répondre à notre satisfaction. C’est censé, hein, je ne dis pas que ça le fait. C’est censé être maîtrisable, on a l’impression qu’on maîtrise ces petits joujoux, c’est tellement, c’est charmant de ce fait-là. En fait, on est complètement maîtrisés par eux, bien sûr. Ce sont, ces objets, l’exact inverse méconnu de l’objet dont je vous parle, cause de notre désir et articulé au corps propre. Inverse méconnu parce que ces objets dont nous sommes environnés ne sont absolument pas articulés au corps propre. Leur rapport au corps propre est purement contingent. Alors, pour le portable ça peut faire sourire, mais là où ça fait moins sourire, peut-être, je ne sais pas si vous le savez mais si vous ne le savez pas vous allez le savoir dans peu d’instants, je me suis beaucoup intéressé pour des raisons personnelles au sort des populations qui se sont retrouvées touchées par le, comme on dit pudiquement, « l’accident majeur de Fukushima », c’est une très jolie façon de parler, l’accident majeur de Fukushima dont on ne sait absolument pas ce qu’il représente et ce qui s’y passe mais en tout cas, il est certain que les gens qui vivent dans la proximité de cet accident, ils ont affaire à un objet de la techno-science moins sympathique que le portable mais dans la même série, c’est-à-dire un objet qui est au service, supposé hein, au service de nos échanges, de notre économie, de nos corps puisque c’est un objet qui est censé contribuer à produire de l’énergie et nous sommes habitués à considérer que de l’énergie, nous en avons toujours plus besoin. Est-ce fondé ou n’est-ce pas fondé, je ne sais pas mais en tout cas on est habitué à considérer que c’est parce qu’on a toujours plus besoin d’énergie pour le corps propre que l’on est amené à faire fonctionner des outils nucléaires. Je conclurai là-dessus aujourd’hui parce que le temps maintenant est arrivé pratiquement à son terme et je voudrais laisser un peu de temps pour quelques questions. Je me suis donc intéressé à la façon dont ces populations se retrouvent dans une proximité pas seulement métaphorique mais réelle avec cet objet. C’est comme si, à force d’avoir été refoulé, à force d’avoir été contenu, à force d’avoir été méconnu, eh bien il revenait dans le Réel d’une façon extrêmement violente, comme nous le savons, et, je vous disais qu’il y a une proximité entre le rapport que nous entretenons à l’objet et le rapport que nous entretenons à l’Autre, en tout cas, les populations qui sont dans une relation très proche avec cet objet, sont devenues assez rapidement des réfugiés, des réfugiés contemporains qui font l’objet d’une ségrégation très exemplaire de notre réalité contemporaine parce que d’abord ils ont été des réfugiés, effectivement, on les a vus un peu à la télévision, puis petit à petit, on les a oubliés et maintenant, c’est exactement comme s’ils n’existaient pas et aussi bien au Japon qu’ailleurs. Ils n’existent plus. Il en reste quand même entre 100 000 et 200 000 qui sont là très immédiatement concernés, mais c’est comme s’ils n’existaient pas, et ils font l’objet d’une espèce d’inexistence officielle. Ils sont exemplaires de ce que sont les réfugiés de plus en plus, et nous en verrons aussi, chez nous, à partir d’autres choses, à partir d’autres modalités du retour de cet objet, qui fait retour d’autant plus violemment sur le mode technoscientifique que nous l’ignorons et que nous le méconnaissons quant à ce qui concerne notre propre refoulement.
Stéphane Thibierge