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EPhEP, MT4 - cours magistral 4, le 14/05/2014

Nous allons donc repartir ce soir de la question que nous avions laissée en partie en suspens la dernière fois : qu’est-ce qu’Ernst Lanzer a vu, à l’âge de 4 ans, sous les jupes de Mademoiselle Robert (Rudolf en réalité), puis plus tard sous celles de Mademoiselle Rosa qui deviendra une Fraü Hofrat, la femme d’un conseiller aulique ?

Quel objet a-t-il vu ce soir-là, l’espace d’un instant fulgurant, pour que la conséquence en soit une compulsion, une curiosité brûlante à voir des jeunes femmes nues, accompagnée d’un sentiment d’inquiétante étrangeté ? Comme s’il devait arriver quelque chose de terrible chose s’il pensait cela, que son père meure par exemple, et qu’il devait donc tout faire pour empêcher que ces pensées ne lui viennent. Sans que nous puissions repérer de véritables mesures de défense à cette époque. Et Freud ajoute que cette compulsion à voir des femmes nues n’était pas encore une obsession, dans la mesure où elle n’apparaissait pas, contrairement à celle du supplice des rats, comme étrangère au sujet.

Avant d’essayer de répondre à la question de savoir ce qu’Ernst Lanzer a pu voir sous les jupes de Mademoiselle Rudolf, à partir de la lecture lacanienne qui peut en être faite, je vous rappelle que Freud traduit, interprète cette crainte, cette appréhension du petit Ernst que son père ne meure, en modifiant l’articulation grammaticale et la modalité logique sous lesquelles il la présente :

Arrive-t-on à connaître un exemple précis que la névrose obsessionnelle exprime par des généralités vagues (ici qu’il arrive quelque chose de terrible), on peut être certain que cet exemple (ici, à la question que pose Freud au patient, la réponse « que mon père meure ») constitue la pensée primitive et véritable que cette généralisation était destinée à cacher. On peut donc reconstituer le sens de l’appréhension obsédante de la façon suivante : « Si j’ai le souhait (wunsch) de voir une femme nue, mon père devra mourir ».

Autrement dit, comme cela sera souligné plus loin par Freud, le père, en tant qu’il est le gêneur qui s’oppose aux convoitises sensuelles du sujet, notamment par l’interdit de la masturbation, voire la menace de castration, devient l’objet d’une haine inconsciente et d’un vœu de mort indestructibles, jusqu’à ce que comme les ruines de Pompéi, il soit mis au jour par l’analyse. Notons que ni le vœu de mort à l’endroit du père, ni l’interdit de la masturbation venant de lui, n’ont été retrouvés par le patient dans la cure. Malgré cela, Freud considèrera jusqu’à la fin qu’il s’agit là de la matrice de la névrose de L’Homme aux rats, des symptômes obsédants et des inhibitions qu’il présente.

Venons-en maintenant à la lecture lacanienne que nous pouvons faire de la crainte éprouvée par le jeune Ernst lorsqu’il avait le souhait de voir des femmes nues, à savoir que son père meurt. Cette appréhension obsédante et énigmatique, si l’on ne s’en tient pas seulement à l’explication freudienne, serait à mettre en rapport avec la première fois que Ernst s’est glissé sous les jupes de la gouvernante et qu’il y a vu cet objet X, source d’un plus-de-jouir auquel il aurait dû renoncer. En effet c’est à cette référence au grand soir qu’il convient de revenir, puisque la compulsion à voir des femmes nues est en réalité une compulsion à revoir ce qu’il avait vu la première fois en éprouvant une jouissance, la jouissance que Lacan appelle celle qu’il ne faudrait pas.

Dans la leçon du 13 octobre 1988, inaugurale de la deuxième année du séminaire qu’il a consacré à la névrose obsessionnelle, Charles Melman avance ceci :

Nous avons vu avec le séminaire de Lacan sur L’Éthique et qu’il reprend à L’Entwurf de Freud, comment s’isole ce moment d’illumination où l’enfant accède à la mise en place d’un désir lié à une cause. Il accède à la cause du désir, au désir comme causé. Voilà c’est là ! C’est assez remarquable que ce moment paraisse datable ; et avec la formule du fantasme nous écrivons que si, avec la mise en place de cet objet, se trouve du même coup mis en place un sujet $, le prix à payer de la mise en place de cette ex-sistence, est aussi de perdre l’immédiateté – je dis bien immédiateté – de cette présence ainsi souveraine, ainsi illuminante, rougeoyante, de la perdre pour ne plus avoir, si le sujet tient à cette ex-sistence (c’est-à-dire, ça c’est moi qui l’ajoute, si le sujet tient à avoir une place assurée dans l’Autre avec un grand A), si donc, je poursuis la citation, le sujet tient à son ex-sistence, de la perdre (cette immédiateté de la dite présence) pour ne plus avoir affaire qu’à des représentations (des Vorstellungen) de la dite cause…

Et Melman poursuit en avançant ceci qui me paraît très important:

Nous avons vu également à l’occasion de la reprise de ce séminaire sur L’Éthique (le séminaire L’Éthique avait été étudié dans le cadre du séminaire d’été de cette année-là), que si Lacan appelle ce moment de surgissement du désir comme causé, de la cause du désir, s’il l’appelle, s’il le définit ce surgissement comme plus-de-jouir, ce n’est pas l’effet d’une estimation morale, mais que c’est que l’économie psychique se défend contre ce « plus », au nom du principe de plaisir et comme vous l’avez sans doute remarqué, Lacan pose une question qui d’un point de vue méthodologique mérite de nous arrêter ; parce qu’il ne traite pas l’appareil psychique comme si c’était un appareil organique, il pose la question de cette défense contre ce « plus-de-jouir », il se demande si l’économie psychique elle-même n’est pas liée à une éthique, n’est pas l’effet d’une éthique. Autrement dit, il ne suppose pas qu’il y ait une régulation organique au départ, qui dans le système nerveux en quelque sorte, vienne commander cet abaissement de la tension que représente le plaisir.

Vous entendez ici la subversion qu’introduit le symbolique, c’est-à-dire un système commandé, régi par les lois du signifiant, dans le fonctionnement naturel du système nerveux central d’un organisme animal. Cette subversion est éminemment repérable dès L’Esquisse, même si Freud y maintient la fiction d’un appareil psychique dont le support serait anatomique, neuronal, c’est-à-dire la référence à un modèle atomistique qui n’est que la métaphore de la chaîne signifiante. Je dis que cette subversion est repérable dès ce premier travail formidable de Freud, ne serait-ce que sous la forme de ce qu’il appelle les processus primaires, tels qu’ils sont à l’œuvre dans le symptôme et le rêve et qui tentent de reproduire dans leur rapport à l’objet d’une première satisfaction perdue, la recherche d’une identité de perception, de nature hallucinatoire, qui si elle se maintenait comme telle aboutirait à l’impossibilité pour l’organisme de se maintenir en vie.

Cinq ans plus tard, dans L’interprétation des rêves, Freud considère encore que le réflexe « est le modèle de tout fonctionnement psychique ». Cependant l’appareil psychique qui s’interpose selon lui entre la perception et la motricité — et auquel il n’attribue, sur le modèle d’un appareil optique, aucune localisation anatomique — possède cette propriété remarquable d’être un appareil à rêver, dont la fonction consiste à rechercher plus un gain de plaisir (Lustgewinn), une jouissance, qu’à s’adapter à la réalité extérieure.

Cette subversion est déjà là présente chez Freud, mais comme le souligne Melman, c’est Lacan qui, dans le séminaire L’Éthique, tranche véritablement la question en avançant que l’appareil psychique, l’économie psychique, ne se réfère pas à un appareil organique régulé physiologiquement au départ, mais à une éthique dont il serait l’effet ; une éthique, c’est-à-dire ce qu’il convient de situer, concernant cet appareil psychique, dans un rapport à la dimension de la jouissance. Dimension du réel de la jouissance que Freud repère en avançant que le premier objet de satisfaction est en même temps le premier objet hostile, le fameux Das Ding, que Lacan traduit en français par La Chose et qu’il écrira plus tard L’achose, avec un a privatif pour montrer comment l’objet petit a, objet du corps propre cédé par le sujet au moment de la mise en place du fantasme que Melman évoquait, vient en quelque sorte boucher et en même temps éteindre le feu insupportable du réel du trou causal illuminant.

L’épisode voyeuriste inaugural de L’Homme aux rats, à partir de l’analyse que nous en propose Melman, va nous permettre d’avancer et de préciser un certain nombre de distinctions entre le réel du trou causal et l’objet petit a cause du désir, qui recoupent celles qu’il convient de situer entre la jouissance et le plus-de-jouir. Mais également, comment le Nom-du-Père, opérateur de la métaphore paternelle, met en place la signification phallique et la dominance du principe de plaisir dans l’économie psychique.

Que nous dit Melman à ce sujet, toujours dans cette leçon du 13 octobre 1988 ? Il commence par se poser la question de la localisation de l’objet causal :

En tout cas pour notre petit Ernst, appelons-le comme ça, la jouissance de ce moment ne semble bien liée à rien d’autre qu’à la retrouvaille, à la vérification que c’est bien là, à sa saisie manuelle en tant que quoi ? – C’est là que nous avançons, que nous faisons un pas dans l’interprétation de la névrose obsessionnelle – en tant que cet objet, que cette cause vient à se dissimuler sous les jupes d’une femme.

Melman insiste sur la positivité de l’objet supposé ainsi se trouver sous les jupes d’une femme, puisqu’il s’agit à la fois de le revoir et de le ressaisir. Supposition qu’il s’agit là de trouver le pénis, et ce, malgré ce fait que nous avons vérifié, à savoir que le petit sujet avait eu accès à la reconnaissance de la différence des sexes en voyant sa sœur Camilla sur le pot, et qui est décédée lorsqu’il avait 3 ans ½.

Qu’il ne l’y trouve pas, ne l’empêchera pas, nous dit Melman, de l’y chercher, c’est-à-dire de se demander où il est, cette idée qu’il doit bien être par là quelque part. Et en tout cas en ce temps-là de l’y supposer. Si ça lui paraît curieux comme il est dit dans l’observation c’est bien parce que ça n’est pas aussi évident qu’il avait pu le supposer.

Et c’est à partir de là que ce que Charles Melman avance me paraît très éclairant, je cite :

Cette mise en place a évidemment un certain nombre de conséquences que nous pouvons tout de suite et très facilement apprécier. D’abord cette découpe de l’objet causal, vous avez le droit évidemment, à cet endroit-là, d’objecter que ce fameux objet, faut-il l’entendre comme étant en quelque sorte un lieu, un pur lieu vide, un trou, celui que met en place le symbolique par exemple ? Ou bien puisque vous en parlez comme objet, ne faut-il pas l’entendre comme transsubstantiel ? N’a-t-il pas quelque corps ?

Le prendre ainsi, c’est céder à notre penchant positiviste, c’est-à-dire justement obsessionnel, aux uns et aux autres, puisque c’est à l’état de pur trou qu’il s’isole, qu’il flambe, qu’il rougeoie comme cause du désir. Mais nous savons aussi que dans ce pur trou le sujet va engager, comme nous le fait remarquer Lacan, tel ou tel appendice de son propre corps et qui cet objet va effectivement en prendre quelque substance.

Donc, n’éprouvons pas comme une difficulté le fait que nous puissions être amenés à parler comme d’un objet de quelque chose qui s’avère de façon inaugurale, n’être qu’un pur lieu, mais qui vaut déjà comme objet puisque originaire d’un plus-de-jouir.

Il y a dans ces remarques, je trouve, un enseignement qui mérite d’être souligné, mais qu’il est difficile d’entendre et de faire entendre, dans la mesure où nous vivons dans une époque dominée par le positivisme scientiste, qui n’est pas sans effet sur l’économie psychique de chacun.

Mais revenons à L’Homme aux rats et à la modalité de jouissance qui est la sienne, telle qu’elle s’isole de manière particulièrement nette à cette période de son enfance où sa compulsion à revoir et à ressaisir l’objet-pénis qu’il suppose être présent, disons sous ou derrière la toison pubienne, n’est pas encore, ainsi que le souligne Freud, l’objet de mesures de défense obsessionnelles comme celles qui interviendront ultérieurement.

Toujours dans la même leçon, Melman nous en propose le repérage suivant :

Pourquoi cette nécessité de vérifier sans cesse ? … Pourquoi, à l’instar de certains pervers – et avec cette question nous abordons la dimension perverse de la névrose obsessionnelle – pourquoi a-t-il besoin de vérifier que ce n’est pas perdu, qu’il pourra toujours le retrouver ?

Si Melman parle ici de dimension perverse et non de perversion, c’est précisément pour la raison que je viens d’évoquer, à savoir que ces vérifications répétées que l’objet n’est pas perdu, tombent,  dans la névrose obsessionnelle contrairement à ce qui se produit dans la perversion, sous le coup de mesures de défense. La vérification ne concernera plus dès lors directement l’objet causal, mais se déplacera sur des actes en apparence insignifiants de la vie quotidienne.

Je reprends la citation et j’en terminerai là pour ce soir :

Nous pouvons, à cette question, répondre que si c’est le symbolique qui a mis en place cet objet cause du désir, le souci de pérenniser la jouissance que cet objet introduit, que son émergence introduit, le refus donc d’accepter le monde des représentations, ce souci rompt le pacte symbolique puisque ce qui fonde le symbole, c’est précisément ce pacte… Donc la pérennisation de cette jouissance rompt le pacte symbolique … qui dit que c’est à la condition d’une certaine perte que le sujet adviendra à une jouissance.

Ce que Melman entend ici par jouissance et qui peut paraître contradictoire avec ce qu’il vient de dire, se rapporte à une jouissance susceptible d’avoir un terme, de laisser la place, ne serait-ce que pour un temps, à la dimension du plaisir, avant qu’un nouveau cycle soit relancé. Alors que ce qui caractérise la jouissance de l’obsessionnel, c’est qu’elle consiste en un tourment sans fin.

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