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EPhEP, le 01/12/2014, MTh1-ES3-8 : Histoire et psychopathologie

J’avais évoqué, la dernière fois, cette difficulté que rencontrent d'ailleurs toutes les sciences dites humaines à se confronter à cette aporie, à cette impasse entre objectivité, laquelle objectivité soutient le discours scientifique, et subjectivité qui est ce dont toutes les sciences humaines se préoccupent. Vous voyez qu'il y avait une contradiction et j’avais évoqué en quoi la psychanalyse avait trouvé une modalité de réponse, pour faire face à cette impasse. Il me semblait aussi important de rappeler les différents modes d'approche en psychopathologie et en psychiatrie à travers les grandes écoles des aliénistes du XIXe siècle et du début du XXe siècle.  C'est la naissance de la psychiatrie dite moderne et dite maintenant « psychiatrie classique », née avec Pinel et les différents discours qui ont alimenté la psychiatrie comme la psychopathologie. Ils tentent là d'apporter une réponse, autant que possible, à la question de la maladie mentale, de la folie. Le terme de maladie mentale est d'ailleurs né à l'occasion de cette naissance de la psychiatrie moderne.

Je voudrais très rapidement encore, vous énumérer ces discours, ces modalités psychiatriques par lesquelles on peut aborder la maladie mentale, la folie. Ceci pour que vous puissiez vous rendre compte qu'il n'y a pas un discours univoque, il n'y a pas une référence exclusive dans les modalités d'approche de la maladie mentale et c'est ce qui caractérise le travail en psychiatrie et les modalités de soin qui peuvent se développer à l'occasion.

La première orientation dans l'approche de la maladie mentale, à partir du moment où on la pose comme maladie et non plus exclusivement comme folie, c'est la perspective que l'on appellera organiciste, c'est à dire la cause de la maladie, une fois qu'elle n'est plus posée comme exclusivement divine eh bien elle va se rapporter au corps. Et dans cette perspective organiciste, il y a un modèle que l'on peut appeler anatomo-clinique ou anatomo-pathologique. Cela a été un moment décisif, lorsque le dénommé Bell en 1822 a « découvert »  l'origine de la maladie que l'on appelle la paralysie générale et qui est en fait la syphilis et que cette maladie évolue vers l’inflammation des méninges  qui provoque des troubles psychiatriques lourds, manifestes qui peuvent aller jusqu’à la démence, puis la mort. D'avoir trouvé ce support anatomique à des manifestations psychiatriques a amené les psychiatres à se dire : « voilà encore un modèle organiciste », la cause est bien organique et donc on va poursuivre dans ce sens. On avait bien déjà des causes organiques, par exemple, tout ce qui relève des toxiques, l'alcool ; certaines maladies infectieuses provoquent une maladie psychiatrique,  donc allons-y, développons une explication de la folie avec une causalité exclusivement organique et  même anatomique ». Bien évidement, ils ont rapidement déchanté parce que l'on s'est aperçu que les lésions cérébrales ouvraient sur une variété clinique très grande. Donc tout ce qui touchait à l'anatomie du système nerveux central bien que l'on ait trouvé la syphilis, bien que l'on ait trouvé des maladies dégénératives (la fameuse Alzheimer, le Pick, le Huntington, le syndrome de Korsakoff, etc.) qui ont un support organique, cette causalité anatomique ne répondait pas à toutes les questions.

Et le biologique, c'était l'introduction des neuroleptiques en 1952, l'invention française du Largactil par Henri Laborit puis ensuite après les antipsychotiques, ce furent les régulateurs de l'humeur pour la psychose maniaco-dépressive qui ont été introduits dans les années 70. 

Toujours dans ce cadre, on pourrait dire organiciste, on a un modèle dont vous avez certainement entendu parlé, c'est le fameux modèle cognitiviste, héritier lui du béhaviorisme, du comportementalisme. Ce cognitivisme est un modèle qui se réfère entre autres au fonctionnement du cerveau, aux différentes aires du cerveau, etc. Alors qu'est ce que c'est que cette cognition ? Cette cognition désigne, je vous le lis de façon précise, l'acquisition, l'organisation et l'utilisation du savoir, basées aussi sur les théories de l'information. Comment l'information provenant de l'environnement de même que l'information interne sont-elles traitées et utilisées ? Donc le sujet est conçu comme un système de traitement de l'information. Voilà le modèle, si vous voulez du cognitivisme, mais toujours dans une référence neurologique.

Voilà les références organicistes, très rapidement évidement, mais les perspectives ne sont pas que organicistes, elles sont aussi psychogénétiques, c'est à dire que l'on va aussi s'interroger sur la maladie mentale en tant qu'elle a une causalité psychique et non pas uniquement organiciste. Des psychiatres très célèbres ont abordé la maladie mentale par cette perspective psychogénétique. En particulier quelqu'un comme Bleuler  qui est l'inventeur du terme schizophrénie a en quelque sorte introduit ses travaux en se démarquant des conceptions organicistes très affirmées de ses prédécesseurs. Ce n'est pas qu'il balayait totalement la causalité organiciste bien sûr, mais il faisait valoir qu'il y avait là toute une dimension psychologique, psychogénétique dans les manifestations  psychiatriques de la schizophrénie. Bleuler, 1911, Eugène Bleuler qui a d'ailleurs été intéressé par les théories de Sigmund Freud a aussi inventé le terme  d'autisme et ce terme d'autisme, il le tient  du terme d'autoérotisme de Freud et comme il était pas tout-à-fait d'accord avec la dimension sexuelle du déterminisme Freudien, il a exclu l'érotisme et a fait « autisme », à partir d'autoérotisme. Le terme d'autisme qui se rapporte plutôt aux enfants, à l'origine décrivait un comportement de retrait trouvé également dans la schizophrénie.

Dans le registre d'une causalité et d'une étiologie psychique, il y a bien d'autres courants, il y a toujours une perspective que l'on pourrait appeler phénoménologique, existentielle, donc très articulée à la philosophie, entre autres avec Karl Jaspers ou avec Binswanger. Ce dernier se réfère à Husserl et Heidegger notamment avec le terme de Desein. Donc il y a tout un courant existentiallo-phénoménologique dont la démarche essentielle avec la dimension existentielle, est d’essayer de se mettre à la place du patient et d'essayer de comprendre ce qu'il vit, essayer de vivre de la façon la plus rapprochée possible ce qu'il vit pour mieux le comprendre. Evidemment la question restant entière de savoir si on peut se mettre à la place de l'autre.

Il y a eu des perspectives psychosociologiques, la première c'est la naissance de la psychiatrie moderne avec Pinel, qui immédiatement repère qu’en défaisant les chaînes des fous, comme on le dit, et en leur proposant un asile, donc un lieu accueillant, humanisant, respectant les droits de l'Homme et bien rien que cela les soignait. C'est ce que l'on peut appeler le modèle institutionnel, l'institution soigne. Tosquelles, Bonnafé, Oury, il y a tout un courant que l'on a appelé la psychothérapie institutionnelle, avec un modèle de vie communautaire avec les patients, etc. Cela a pris des tournures assez variées, par exemple en Angleterre, il y a eu le fameux modèle antipsychiatrique qui est aussi un aspect psycho-social d'approche de la maladie mentale, l'antipsychiatrie avec Laing, etc. qui à la fois se référait à une analyse politique, à une analyse philosophique effectivement, là encore, liée à Nietzsche, Kierkegaard, Heidegger, Sartre, etc. Mais en même temps, il y avait ce souci de considérer qu'effectivement l'environnement du malade était très déterminant dans l'évolution de sa maladie et qu'en particulier le milieu familial était parfois délétère, toxique. Là je vous parle des années 68, 70, ça s'inscrivait aussi dans ce mouvement de petite révolution culturelle, de remise en question de l'ordre familial classique.

Autre modèle psycho-social, c'est le modèle ethnopsychiatrique dont vous avez aussi beaucoup entendu parler avec au départ des anthropologues Margaret Mead, Abram Kardiner, Erich Fromm, Wilhelm Reich, et aujourd'hui vous avez sans doute beaucoup entendu parler, de Tobie Nathan qui a pas mal travaillé dans cette direction, et qui ont soulevé les problèmes contemporains posés par la colonisation et par les conséquences de la colonisation : la diffusion du discours scientifique, la confrontation avec les mythologies, les idéologies, les problèmes de l'immigration.

J’ai fait un très rapide parcours pour vous sensibiliser au fait qu'il n'y a pas un discours en psychiatrie, il y en a de nombreux et chacun peut s'emparer d'un axe de réflexion plus que d'un autre et de l'approfondir et avoir un abord qui privilégie plus l’un que l'autre. Evidemment, la psychanalyse s'inscrit dans ce modèle psychogénétique d'une causalité psychique. Freud, on pourrait dire que sa révolution à lui, au départ, était de poser qu'une maladie, dont on ne savait pas toujours quelle était l'étiologie, pour laquelle on hésitait depuis la plus haute antiquité de savoir si elle était organique ou psychique, Freud, lui il a posé, d'emblée, il a dit, l'hystérie, c'est psychique. Il est venu faire une rupture par rapport à tout ce qui a été abordé auparavant concernant cette étrange maladie qui faisait déjà écrire depuis la haute antiquité égyptienne (on a retrouvé des papyrus, on expliquait déjà comment il fallait soigner les hystéries). La psychanalyse se situe, bien évidemment dans cette perspective psychogénétique.

Je vous ai dit aussi la dernière fois que cette psychiatrie classique qui venait proposer des tableaux de plus en plus fins, de plus en plus détaillés des différentes manifestations psychiatriques, que ce soient des délires, des hallucinations, des troubles du comportement, etc. cette psychiatrie classique évidemment pour diverses raisons a trouvé en quelque sorte un certain épuisement. D'une part déjà de part sa propre démarche qui l'a amenée à force de détailler les tableaux, à multiplier précisément les catégories, et à les différencier de plus en plus et donc là, déjà se faisait sentir un certain épuisement dans la démarche. Mais c'est la naissance de la biologie moléculaire, des médicaments, et pour le dire très simplement c’est l'usage des médicaments qui a radicalement changé le discours sur les manifestations psychiatriques que l'on peut observer aujourd'hui. Cette psychiatrie classique reste présente pour ceux que cela intéresse puisqu'elle constitue une démarche clinique très utile. En même temps, il est vrai que par certains aspects, elle se marginalise au profit de classifications qui se réduisent à établir des listes de troubles du comportement.

Pour très rapidement, avant d'aborder l'entretien du patient, situer la psychanalyse vis à vis des psychoses, la psychanalyse, classiquement, on la repère, on la considère comme étant essentiellement une réflexion autour des névroses mais il est évident que Freud a abordé très largement la question des psychoses, peut être sans en faire une théorie, sans en établir une articulation théorico-clinique comme il l'a fait pour les névroses. Ça peut se discuter puisqu'il y a eu un moment dans sa vie, quand il a écrit  Pour introduire le narcissism , c’était justement pour apporter une réponse à la question des psychoses et en particulier à Jung. Mais ça n'a pas la valeur clinique de tous ses écrits pour les névroses, c'est évident. Je vous cite les textes de Freud qui traitent de la psychose : vous avez Pour introduire le narcissisme , Le cas Schreber, Deuil et mélancolie , et sa  Métapsychologie  où il apporte des observations très fines et très utiles ou encore des articles tels que Névrose et psychose  ou Perte de la réalité dans les névroses et psychoses : ce sont deux articles qui nous donnent la position de Freud vis à vis des psychoses et qui nous amènent immédiatement à voir que pour lui le critère, on pourrait dire différentiel entre névrose et psychose, s'évalue en fonction du rapport à la réalité. Alors que pour les psychiatres ça n'a pas été le critère immédiat, ils s'intéressaient plus aux mécanismes en jeu, par exemple les mécanismes hallucinatoires ou les mécanismes interprétatifs présents dans les manifestations psychotiques. Donc pour Freud, c'est le rapport à la réalité qui va faire le différentiel entre névrose et psychose. Non pas que la névrose n'ait pas un rapport à la réalité un peu faussé, néanmoins cela n'a rien à voir avec la rupture radicale que peut traduire une psychose.

La question du transfert est une question essentielle dans la prise en charge de la psychose. Pour Freud, au départ, il considérait que l'on ne pouvait pas soigner les psychoses parce que les psychotiques, du fait de leur retrait du monde extérieur, le fameux autisme, le thérapeute n'avait aucune incidence sur lui, aucune influence. Il faut avoir un petit peu d'influence sur quelqu'un pour essayer de le faire évoluer. Cette dimension du transfert, essentielle dans la névrose, avec laquelle la psychanalyse avance, ce transfert face à un schizophrène ne se manifeste pas. Le schizophrène est totalement indifférent, il peut vous afficher un grand sourire et vous lui êtes totalement indifférent, tout ce que vous lui direz lui glissera dessus comme la pluie sur les plumes du canard, ça n'a aucune incidence. Freud, au vu de cette constatation dit au départ, après il nuancera mais au départ il dira, le psychotique, vous n'aurez aucune influence sur lui donc la psychanalyse ne marche pas, tout ce que vous pourrez faire, c'est regarder au dessus du mur de son narcissisme, dans lequel il est réfugié pour savoir un peu comment il fonctionne, mais vous n'aurez aucune influence sur lui. Bien évidemment, les contemporains de Freud, ses collaborateurs, ceux qui travaillaient en hôpital psychiatrique, en clinique ont insisté auprès de Freud pour lui dire : «  mais si, votre méthode a de l'effet sur les patients psychotiques, on peut la mettre en œuvre également dans cette clinique là ». Freud a donc revu un peu son opinion.

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Cas clinique

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L'évaluation d'un tel cas n'est pas simple. D'une part, il fait l'histoire de sa maladie dont il faut peut-être nuancer les données. Quand il vous dit qu'il a été psychiatrisé dès ses 18 ans, c'est à vérifier dans les dossiers. En tout cas, on le connaît dans le service depuis un certain nombre d'années et on sait qu'il a été hospitalisé dans d'autres hôpitaux. Mais c'est vrai que cela paraît assez précoce comme déclenchement. Par contre, ce qui pose encore difficulté, c'est qu'il a été diagnostiqué plutôt psychose maniaco-dépressive parce que effectivement il arrivait très souvent dans des états d'exaltation importants lorsqu'il se faisait hospitaliser, états qui cédaient rapidement sous régulateurs de l'humeur, lithium, etc. Ce qui pose question, c'est toute cette affabulation qu'il nous amène, cette capacité dont il est absolument convaincu de produire des peintures en relief et tout un aspect mégalomaniaque de son délire où il se sent investi d'un don particulier qui lui donne cette aisance et cette bonhomie, cette complaisance même.

Sur le plan psychiatrique, cela pose déjà un problème : quel diagnostic ? Et puisque ce délire qu'il développe, ne correspond pas tellement à un état maniaque mais plutôt à ce que l'on appelle une psychose délirante chronique. On va y revenir, une paraphrénie - au sein de ces psychoses délirantes chroniques, il y a la paranoïa, un certain nombre de délires chroniques de formes variées, l’érotomanie, le délire d'interprétation, etc, - ce sont des mécanismes de délires, la psychose hallucinatoire chronique aussi. Cela rentre, pour faire simple dans la grande catégorie des psychoses délirantes chroniques. Il y a également parmi ces psychoses, ce que l'on appelle la paraphrénie qui se caractérise par ce discours délirant affabulatoire, très riche, très productif : plus vous le faîtes parler, plus il vous en racontera et plus il sera content de vous en raconter.

Outre cette difficulté d'ordre clinique, diagnostique, il y a lieu de s'interroger un peu sur ce qui se passe dans cet entretien, sur les réflexions et les réactions que peuvent nous inspirer un tel cas. On pourrait reprendre une phrase de Lacan parfaitement adaptée à cette clinique des psychoses :

« La clinique, c'est le réel comme l'impossible à supporter ».

Je crains de ne pas être en mesure de vous retraduire de façon suffisamment évocatrice le climat de cet entretien, la façon dont on peut soi-même en tant qu'auditeur, réagir à de tels propos, mais cela illustre bien ce que l'on entend parfois par le réel du cas. Chaque cas est unique et sa particularité remet en question toute tentative de classification. On peut aussi bien parler pour ce patient de psychose maniaco-dépressive que de schizophrénie que de paraphrénie, etc. S'il y avait quelque chose qui caractérise ces présentations de malades, c'est déjà de nous confronter au réel du cas, ce qui nous montre que les belles classifications auxquelles on a à faire ne sont jamais satisfaisantes puisque chaque cas est singulier. On pourrait aussi évoquer le fait que son aspect est déconcertant. Qu'est-ce qui est déconcertant ? C'est l'expression d'une conviction délirante que rien ne pourra venir ébranler : ce monsieur qui à la fois peut se présenter plutôt bien, adapté, a la conviction que son don lui vient du ciel, qu'il est un génie, eh bien vous pourrez toujours discuter avec lui, ce sera toujours pour vous assurez que rien ne peut remettre en question cette conviction. Du même coup, c'est aussi cette superposition d'un monde délirant au monde de notre réalité.

Les aliénistes déjà, Français entre autres, Allemands aussi, notaient que ce type de patients, je cite :

« vont et viennent avec une étourdissante désinvolture entre leur monde magique et le monde réel ».

Ils passent de l'un à l'autre, sans aucunes gêne, sans aucune nuance. Henry Ey parlait de cette diplopie paraphrénique du moi de ces sujets. Diplopie, lui permettant de se partager à volonté entre un monde magique, imaginaire, révélé, monde de l'au-delà et le monde de notre réalité quotidienne dans lequel il se déplace avec non moins d'aisance.

Cette catégorie des paraphrénies est entrée en désuétude depuis les classifications contemporaines, DSM 5, etc. Cette paraphrénie a eu un destin particulier. Elle a été d'abord promue par l'Ecole allemande. Celui qui inventé le terme, c'est Karl Ludwig Kahlbaum en 1863, c'est d'ailleurs l'inventeur du terme « paranoïa » également. Mais c'est surtout Emil Kraepelin en 1879 qui va développer considérablement cette notion de paraphrénie, donc ce type de délire expansif. Mais paradoxalement cette école allemande va rapidement abandonner cette notion au profit de la schizophrénie, et elle va mettre l'essentiel des délires chroniques dans le grand sac des schizophrénies ; elle ne maintiendra en dehors que la paranoïa. La paranoïa effectivement se caractérise par une pensée toujours très rationnelle, très claire, sans aucun déficit et la schizophrénie possède à la fois des symptômes positifs et négatifs, mais se caractérise entre autres, par une certaine déperdition au niveau tant des données cognitives que des capacités relationnelles, affectives, etc. La paraphrénie fut promue par l'Allemagne et rapidement abandonnée alors que la France va s'en emparer pour lui ménager une place importante dans la clinique de ce que l'on appelle encore de nos jours les psychoses délirantes chroniques.

Rapidement dans cette grande boîte des psychoses délirantes chroniques, vous avez les délires paranoïaques systématisés, alors qu'est ce que c'est ? Dans ces délires paranoïaques systématisés, vous avez les délires passionnels tels que l'érotomanie, le délire de jalousie, le délire de revendication, ceux qu’on appelle les quérulents processifs qui font des procès à répétition, les idéalistes passionnés, les hypocondriaques, les sinistrosés. Et puis vous avez d'autres délires, les délires sensitifs, les délires d'interprétation systématisés, où les malades interprètent tous les événements. Ils ne se trompent pas dans la perception de l'événement mais ils se trompent dans l’interprétation de l’événement. Si j'entends un bruit à côté chez les voisins par exemple derrière la cloison, j'entends bien le bruit, il y a bien eu ce bruit mais aussitôt je l'interprète, il est en train de manigancer quelque chose pour me nuire. J'entends une voiture des pompiers qui passe, c'est pour moi, c'est sûr. C'est ça, le mécanisme interprétatif qui tient une place aussi importante dans les délires. Et d'autre part, il y a les psychoses hallucinatoires chroniques, là ce sont les troubles où ce sont les hallucinations et particulièrement auditives qui dominent. Et enfin, il y a les fameuses paraphrénies, systémiques, expansives, confabulantes, fantastiques qui sont ces fameux délires qui se caractérisent par leurs dimensions fantastiques de thèmes délirants avec la richesse imaginative du délire et la juxtaposition d'un monde fantastique au monde réel auquel le malade continue à bien s'adapter ;  dans ces dernières on note une absence d'évolution déficitaire et des capacités psychiques restent remarquablement intactes. Ils ne sont pas malheureux effectivement, en général, ils vivent plutôt dans un certain bonheur. Cette production délirante se déploie comme une fiction poétique ou romanesque, une création de faux événements, de faux souvenirs que le malade se raconte à lui-même et qu'il confie aux autres. Il reconstruit son histoire et il y trouve un certain plaisir. L'affabulation paraphrénique étonne et séduit l'interlocuteur bien qu'il suive difficilement le fil des récits. On suit difficilement le fil du récit dont les intrigues se chevauchent de façon plus ou moins cohérente et contradictoire. Apparaissent souvent dans le discours du malade des néologismes pouvant aller jusqu'à une glossolalie, une invention d'une langue témoignant de son inventivité verbale. Beaucoup de patients ayant ce type de trouble vous font part de mots qui leur sont venus à l'esprit et qui ont très souvent une valeur explicative de tout leur petit monde. C'est un peu une tautologie. Outre les idées de grandeur, les reconstructions du passé et avec thèmes de substitution d'enfants, d'héritage fabuleux, ou de spoliation, ces productions qui peuvent être d'une luxuriance prodigieuse s'expriment alors souvent de façon exaltée et sont livrées avec une complaisance évidente et un grand bonheur d'expression.

Cette paraphrénie a été l'enjeu de débats nombreux et passionnés entre les aliénistes des Ecoles allemande et française et c'est ce qui explique la situation particulière qu'elle tenait au sein du groupe des psychoses délirantes chroniques. Parce que selon l'évolution que pouvait présenter ces cas, cette pathologie trouvait à se ranger entre deux versants opposés. Soit : au cours de son évolution observée pendant toute la vie du patient, on assistait à une dégradation de la personne, de la personnalité, et alors on considérait que l'on avait eu affaire à un processus démentiel relevant d'une cause organique que l'on appelait la démence précoce et puis plus tard la schizophrénie, donc on rabattait cela sur la schizophrénie paranoïde à début tardif. Soit le patient conservait un bon niveau d'adaptation social, de même que ses capacités intellectuelles, affectives et relationnelles et on considérait que la systématisation de son délire relevait de particularités de sa personnalité et l’on était plus sur le versant paranoïa. C’était quelqu'un qui avait une personnalité particulière mais pour lequel on ne pouvait pas dire qu'il était dans un processus de démence. En somme, la paraphrénie se trouvait établir un pont entre la paranoïa et la schizophrénie pour le dire vite mais on retiendra ce caractère essentiel de manifester à la fois un délire très expansif et ce en conservant des facultés adaptatives, intellectuelles voir relationnelles remarquables. En somme, la folie la plus folle jouxte la normalité la plus normale. On ne peut être que décontenancé, il y a de quoi surprendre quand on est face à quelqu'un comme ça et on peut se demander dans quel monde vit le paraphrène ? D'ailleurs vit il seulement ce qu'il nous décrit ? Les aliénistes, nos anciens, nous avaient déjà signalé, dans leurs observations très fines, la complaisance avec laquel le malade se raconte lui-même. « Il se croit » dit Lacan pour parler des psychotiques délirants. Henri Ey, dans son traité des hallucinations, mentionne que les délires paraphréniques ne sont pas, je cite : « des délires vécus, pensés, médités, rêvés mais des délires parlés qui ne peuvent être tus ».

Au fil du temps, on verra les fabulations les plus fantastiques se réduire à de simples formules verbales, d'ailleurs. Ce rapport particulier au langage, donc, nous conduit très naturellement vers la psychanalyse. Qu'a-t-elle à dire sur les psychoses ou plus particulièrement sur les paraphrénies ou les paranoïas ? Je vous rappelle, Freud nous dit qu'il s'intéresse particulièrement à la paranoïa parce qu'elle se rapproche pour lui de la névrose obsessionnelle en tant que toutes deux sont des pathologies mobilisant le langage alors que l'hystérie, par exemple, va mobiliser le corps. On se souviendra peut-être aussi que Freud utilisera précisément le terme de paraphrénie dans le titre du cas Schreber mais c'est alors pour le rapprocher de schizophrénie. Freud était contemporain de l'arrivée du terme de schizophrénie ,et ce terme ne lui convenait pas parce qu'il trouvait que cela ne spécifiait pas ce désordre psychique, puisque schizophrénie c'est schiz, donc la division et pour Freud, on est divisé d'emblée donc on ne peut pas dire que la division constitue un trait caractéristique de cette maladie. Je ne vais pas développer ici toutes les considérations de Freud sur la nature de la projection dans les psychoses et le mécanisme de la forclusion qui est à son principe en tant que précisément cette projection, cette forclusion se différencie des mécanismes de refoulement et de projection dans la névrose. Là, je vous ai cité des articles de Freud sur les psychoses, je vous y renvoie. Freud va bien différencier en quoi le mécanisme projectif de la névrose et celui de la psychose sont radicalement différents. En quoi, il repose sur le refoulement dans la névrose et sur quelque chose de beaucoup plus radical que le refoulement c’est-à-dire un rejet radical d'un certain contenu dans la psychose. C'est ce contenu radicalement rejeté par la psychose qui revient chez le sujet de l'extérieur. Lacan dira ce qui est forclos du symbolique, rejeté radicalement du symbolique et revient dans le réel, sous forme d'hallucinations, ou d’autres phénomènes.

Pour tenter de rendre compte du monde dans lequel vivent ses patients, nous pourrions nous rappeler de quoi notre réalité est constituée, selon Lacan. De quoi est constituée notre réalité ? Pour Lacan les composantes de notre réalité, l'environnement, reposent sur les trois dimensions  R.S.I., réel, symbolique, imaginaire. Ce sont les trois composantes de notre réalité. L'imaginaire : quand je vous ai parlé de l’éthologie la dernière fois, la discipline qui étudie le comportement animal nous montre en quelque sorte la dimension de l'imaginaire, c'est à dire que l'animal est parfaitement adapté à son environnement en répondant à certains signes, signes de la nature, de l'environnement qui vont en quelque sorte conditionner son comportement, son fonctionnement biologique, physiologique. L'éthologie vous montre que si vous mettez une pie jaune devant une glace, elle ovule immédiatement. Simplement l'image du semblable suffit. Tout le comportement est déterminé par des stimuli. Ceci pour vous donner une idée de ce qu'on entend par l'imaginaire, ce sont des signes univoques alors que le symbolique dans lequel nous vivons, nous, parlêtres, est composé de  signifiants qui ne sont en rien d'univoques, mais n'ont aucun sens, c'est ce que nous montre la linguistique. Donc l’imaginaire tient une place prévalente dans les premiers temps du développement psychique humain ne serait-ce du fait de la prématuration du petit d'Homme. Il est dit que l'Homme était un parlêtre, qu'il était côté culture et l'animal côté nature mais une autre caractéristique de l'Homme, c'est d'être né prématuré contrairement au chien, au chat, au cheval, à n'importe quel mammifère qui naît et qui se dresse sur ses pattes tout de suite. Du fait de cet prématuration, le petit d'Homme est parfaitement dépendant pendant fort longtemps de son environnement et voué à une certaine « passivité » entre guillemets, ce n'est pas du tout passif, réceptivité serait plus exact, vis à vis de toutes les stimulations extérieures et celles reçues par la vision évidemment, quand il est voué à être immobile dans ses langes ou tenu dans les bras ; il ne peut qu'être sollicité par les bruits, par les stimulations visuelles, etc. Cet imaginaire, c'est le monde dans lequel on s'est constitué d'abord. Lacan va développer ce monde imaginaire, en donner les caractéristiques dans ses textes, en particulier les premiers : Les complexes familiaux, Le stade du miroir, jusqu'aux Propos sur la causalité psychique que vous retrouvez dans les  Ecrits . Dans ces textes qui couvent une période, des années 36 aux années 50 eh bien vous avez les préoccupations de Lacan pour décrire ce monde imaginaire dans lequel vit l'infans. L'infans, c'est l'enfant qui ne parle pas encore. Les caractéristiques du monde imaginaire le l’infans ce sont : le transitivisme c’est-à-dire ce qui s’observait déjà par les psychologues dans les crèches par exemple qu’un petit qui commence à marcher et qui en voit un autre tomber se met lui à pleure. C'est ça, le transitivisme, ça passe de l'un à l'autre au niveau des affects. L’anthropomorphisme, caractéristique de l’imaginaire également est relatif au stade du miroir où qui va être déterminant c'est l'investissement de l'image unitaire du corps. L'enfant se réjouit de voir qu'il a une image unitaire du corps comme ceux qui s'occupent de lui dans son entourage et du coup comme tous les objets du monde, pour lui, qui vont valoir image unitaire du corps. Tous les objets du monde, pour lui, vont être investis d'abord sur ce modèle de l'image unitaire du corps c’est extrêmement important chez Lacan. Donc que ce soit n'importe quel objet, un arbre, ce sera investi sur ce modèle.

Ce temps premier d’investissement peut être un temps de rupture : c’est ainsi que Freud considérait la psychose en général et la mélancolie en particulier, c’est à dire que le sujet rompt avec l’investissement du monde extérieur dès ce moment premier. Ce qui se voit, à travers les délires, les hallucinations, les manifestations bruyantes de la psychose, ce sont déjà des tentatives de guérison dira Freud, c'est à dire que quand le sujet délire, c'est sa façon de réinvestir comme il peut ce monde extérieur. Mais il y a eu une rupture radicale qui fait que ce qu'il attrape finalement, ce sont des coquilles vides, l'ombre de l'objet, dira Freud, c'est à dire les mots mais sans référent, sans rien, et alors cela défile, sous forme de délire. Le stade du miroir traduit un temps structural où le sujet va manifester même physiquement une certaine joie, sa satisfaction de se reconnaître et d’être reconnu par la mère, reconnaissance qui se situe aussi sur le plan symbolique.

Ce premier Un est éminemment signifiant et va prendre une valeur érotique, libidinale d'investissement y compris pour tous les objets du monde et ce parce qu’il est prématuré totalement dans l’Hilflosigkeit comme dit Freud, c'est à dire dans la  détresse originaire ; il est totalement dépendant du bon vouloir de la mère, pour vivre ou pour mourir. Cette image unitaire du corps qui est un idéal anticipé lui permet de se dégager de la radicale dépendance du nouveau-né.

Donc les objets, selon Lacan, vont être investis sur ce premier modèle anthropomorphe.

Le sujet se constitue sur l’idée que cette image, « c'est moi,» et pas seulement l'image dans le miroir mais évidemment l'image du semblable, des gens qui m'entourent et du coup jamais je ne peux dire « moi c'est moi », car moi c'est l'autre et l'autre c'est moi et moi quand est-ce que je suis moi dans l'affaire ? Je suis pris dans une contrainte narcissique qui a évidemment une importance radicale et qui nous constitue tous : notre moi est paranoïaque d'emblée, en ce sens qu'il est toujours à se confronter à ce dilemme, « c'est moi ou l'autre », si c'est l'autre, ce n’est plus moi, si c'est moi c'est plus l'autre, je le supprime, eh bien voilà, c'est tout le problème. Ce sera au fil du développement, moi et l'autre sous la forme d'un contrat si vous voulez mais au départ dans cette problématique narcissique, c'est d'abord, c'est moi ou l'autre. Et on porte tous ce bagage avec nous. On porte tous ce bagage, évidement je le fais très court mais il faut considérer que pour Lacan, à ce moment là, toute cette problématique, tout ce monde imaginaire, on va le retrouver dans la clinique des psychoses lorsqu’elles décompensent, qu'il y a toutes les manifestations psychotiques au sens où tous ces personnages persécuteurs, toutes ces hallucinations qui constituent autant de persécuteurs, autant de commentateurs, etc.

Une question : est-ce que ça veut dire que les persécutions sont des délires pour guérir, c'est ça que vous avez dit ?

Oui, tout à fait, le délire est une façon de tenter de recréer un monde adapté à lui, à ses exigences, à  ses modalités de fonctionnement, si vous voulez, alors vous allez me dire, le persécuteur, c'est une singulière façon de vouloir réinvestir le monde que de l'investir avec des persécuteurs. Notre paraphrène, lui au moins est content. Il est bien évident que cette dimension de la persécution est effectivement excessivement présente dans les délires, même dans la paraphrénie, il y a une dimension où il se plaint d'être volé, etc. Mais on retrouve, là effectivement toute la dimension paranoïaque du moi, c'est à dire que l'autre est persécuteur d'emblée. Je ne vous apprends rien, on est tous, dès qu'il y a une trop grande proximité avec l'autre, dans une certaine gêne.

Ceci pour vous dire simplement que l'intérêt de la pathologie, pas seulement de la paraphrénie mais de bien d'autres pathologies, c'est de nous montrer qu'il y a une très grande proximité entre les manifestations psychotiques qui nous paraissent les plus déconcertantes, par exemple quand les patients vous disent qu'ils sont commandés par des voix, téléguidés, etc, on ne comprend pas. Pourtant ce dont ils témoignent, c'est finalement de certaines déterminations qui sont toujours présentes pour chacun de nous mais vis à vis desquelles on a établi une rupture assez radicale du fait de notre inscription dans le monde du langage, des signifiants, du symbolique, non pas que le psychotique ne sache pas parler, bien sur il est aussi dans un monde de langage mais vous voyez tout de suite que son rapport au langage est radicalement différent de celui d'un névrosé. 

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