EPhEP, MT4 - cours magistral 3, le 09/04/2014
Nous allons continuer à avancer ce soir dans la lecture lacanienne du cas de L’Homme aux rats. Nous nous étions arrêtés la dernière fois sur deux constats.
Le premier, partagé par Freud et par Lacan, quoique pour des raisons différentes, était que Ernst Lanzer n’avait pas terminé sa psychanalyse.
Freud met en avant le fait que c’est, je cite :
le succès thérapeutique qui s’y opposa. Le patient était rétabli, et il fallait qu’il s’attaquât aux nombreux problèmes que lui posait la vie, problèmes trop longtemps restés en suspens, et dont la solution n’était pas compatible avec la continuation du traitement.
Succès thérapeutique qui empêcha selon lui que son patient aille au terme de l’analyse du matériel œdipien et en particulier, ainsi que nous allons le voir, du vœu de mort adressé à l’endroit de son père, vœu de mort que le patient n’a cessé de contester en réponse à toutes les interprétations, constructions, explications que Freud lui proposait dans ce sens avec insistance. Nous serons amenés à évaluer s’il s’agissait là de résistances de sa part, ainsi que le pensait Freud.
Lacan, quant à lui, a été amené à donner une interprétation différente de ce qui a pu interrompre le travail analytique, ainsi que des conséquences tragiques que cette interruption a pu avoir.
Vous vous souvenez qu’il considère l’interprétation de Freud qui attribue au père du patient, mort depuis plusieurs années, le souhait qu’il se marie avec une femme riche et non, comme ce fut le cas dans la réalité, à sa mère, quoiqu’inexacte, est pourtant vraie, je cite :
… en ce que Freud y fait preuve d’une intuition où il devance ce que nous avons apporté sur la fonction de l’Autre dans la névrose obsessionnelle, en démontrant que cette fonction dans la névrose obsessionnelle s’accommode d’être tenue par un mort, et qu’en ce cas elle ne saurait mieux l’être que par le père, pour autant que, mort en effet, il a rejoint la position que Freud a reconnue pour être celle du Père absolu.
Ajoutons que Freud avait pu être d’autant plus sensible à ce projet de mariage avec la fille d’un des riches cousins de la mère de L’Homme aux rats, que selon l’un de ses biographes les plus perspicaces, Siegfried Bernfeld, le père de Sigmund avait fait part à son fils d’un mariage possible avec Pauline, la fille de son demi-frère aîné et fortuné, Emmanuel, qui vivait en Angleterre. Inutile de vous dire que Freud s’y était opposé, refusant ainsi de se soumettre à la prévalence d’une éthique des biens, refus qui est la condition nécessaire, même si elle n’est pas suffisante, pour pouvoir accéder à une autre éthique, celle du désir, repérable dès son manuscrit de 1895, intitulé L’Esquisse.
Lacan considère en revanche que le rêve de transfert du patient dans lequel le visage de la fille de Freud était représenté avec à la place des yeux, deux plaques de saleté, n’avait pas été interprété comme il convenait. Il y voit, contrairement à Freud qui en propose une interprétation métaphorique : il souhaite épouser ma fille, non pour ses beaux yeux, mais pour son argent, les termes de l’alliance véritable qui se noue dans ce rêve, entre le sujet d’une part et le visage de la mort qui le regarde de ses yeux de bitume d’autre part. Noces avec la mort qui se réaliseront selon lui pendant la grande Guerre. Cette remarque de Lacan avait donné lieu à une discussion intéressante qui nous a permis de prendre en compte et de préciser le contexte dans lequel il s’adressait à ses interlocuteurs de l’époque, celui d’un oubli par les psychanalystes postfreudiens du sens de la découverte de Freud. Mais également de mettre en perspective ce rêve avec le serment qu’une sœur aînée de Ernst lui avait fait, alors que très petits ils parlaient de la mort. C’est dans le Journal d’une analyse, à la page 105 :
Sur mon âme, si tu meurs je me tue.
Il s’agit très probablement, non pas de l’aînée Hedwig, mais de la seconde Camilla, morte à l’âge de 9 ans alors que le patient était âgé seulement de 3 ans1/2, sœur à laquelle s’attachent pour lui des souvenirs importants et en particulier le constat de la différence des sexes alors qu’il l’observe assise sur le pot.
Nous allons en venir maintenant à nous interroger sur deux points importants qui concernent le cas de L’Homme aux rats et qui ne sont pas sans rapport l’un avec l’autre.
Le premier est celui de savoir la raison pour laquelle Ernst Lanzer se considère comme un criminel, et qui plus est, auteur, ainsi qu’il le souligne à la fin de la cinquième séance dans le Journal d’une analyse, d’un crime déjà perpétré. Je cite :
Il raconte encore que le caractère de son état s’est beaucoup modifié. Début 1903 et pendant quelque temps, c’étaient des accès : l’idée s’emparait de lui subitement et se maintenait aigüe pendant 8 à 10 jours, puis était surmontée et il en était complètement libéré pour quelques jours jusqu’à l’accès suivant. Maintenant il en est autrement ; il s’est en quelque sorte résigné, suppose qu’il a déjà commis la chose en question et se dit alors dans sa lutte défensive : « Tu ne peux de toute façon plus rien faire, puisque tu as déjà perpétré la chose. » Cette supposition d’une culpabilité antérieure est pour lui plus terrible que la tentation, qui existait au début, de faire quelque chose qui le rendrait coupable.
Si nous accordons crédit à ce que dit le patient, nous sommes en droit de nous poser la question suivante : de quel crime, non pas dans la réalité bien entendu, de quel crime, le sujet obsessionnel, en l’occurrence ici L’Homme aux rats, se sent-il coupable ? Et à l’endroit de qui ou de quoi ?
Le second point que je souhaite développer ce soir avec vous si j’en ai le temps, est le suivant, qui d’ailleurs se rattache au premier : pourquoi les premières compulsions à voir des femmes nues qui lui plaisaient dans l’enfance, et plus tard les représentations obsédantes qui tourmentaient le patient à l’âge adulte, avaient-elles le plus souvent comme conséquence le surgissement de la pensée suivante qui s’imposait à lui douloureusement, à savoir qu’il arriverait quelque chose à son père et plus précisément qu’il mourrait ?
Nous serons amenés à essayer de trancher sur la question de savoir si cette pensée insupportable de la mort de son père se rapporte, comme le pensait Freud, au retour du refoulé, à un souhait ancien de tuer son père, de se débarrasser de celui qui faisait obstacle à son désir incestueux infantile et qui par la suite devint le gêneur qui s’opposait à sa vie sexuelle et amoureuse avec la Dame de ses pensées, ou si la pensée de la mort de son père est la conséquence de ce crime contre X, de ce meurtre de X dont il a été question plus haut ?
Dès les premières lignes de ses Remarques sur un cas de névrose obsessionnelle, qui correspondent à la première séance du Journal d’une analyse, Freud nous rapporte la manière dont le patient se présentait régulièrement auprès de son ami le plus proche et le plus estimé, le Docteur Guthmann, qui était le seul à pouvoir apaiser temporairement ses angoisses :
C’est lui qu’il va toujours trouver lorsqu’une impulsion criminelle le tourmente, et à qui il demande s’il le méprise comme un criminel.
C’est lors de la quatrième séance que le patient évoque les circonstances dans lesquelles il se crut pour la première fois un criminel. Lors du décès de son père, il se reprocha de ne pas avoir été présent au moment de la mort. Mais ainsi que le souligne Freud, je cite :
Cependant, au début, son reproche ne le tourmentait pas, et pendant longtemps il ne réalisa pas la mort de son père : chaque fois qu’il entendait une bonne blague, il lui arrivait de se dire : « Ça, il faut que je le raconte à mon père. » En outre, son imagination s’occupait de son père, au point que quand on frappait à la porte, il pensait : « Voilà mon père qui arrive » ; de même, entrant dans une pièce, il s’attendait à y rencontrer son père, et bien qu’il n’oubliât jamais le fait de sa mort, l’attente d’une pareille apparition spectrale, loin de l’effrayer, avait quelque chose d’intensément désiré. Ce n’est qu’un an et demi plus tard, que le souvenir de sa négligence s’éveilla en lui et commença à le tourmenter de la façon la plus épouvantable, si bien qu’il se prit pour un criminel.
C’est à ce moment précis que Freud intervient et propose à son patient une explication théorique sur la dissociation possible entre l’importance de l’affect et le contenu de la représentation, d’où il ressort que le sentiment, l’affect qu’il éprouve d’être un criminel cessera lorsqu’il aura découvert le souhait inconscient, la représentation qui le justifiait. Comme dans la métaphore archéologique utilisé par Freud :
Pompéi ne périt que maintenant depuis qu’elle a été mise à découvert.
Il existe encore deux occurrences où le signifiant criminel apparaît dans ce cas, dans un contexte assez différent des précédentes.
La première se rapporte à un souvenir d’enfance :
… lorsqu’il était encore très petit (l’âge précis pourrait encore se retrouver grâce à la coïncidence de la maladie mortelle d’une de ses sœurs plus âgée), il avait commis quelque méfait que son père avait puni par des coups. Le petit se serait alors mis dans une rage terrible et aurait injurié son père pendant que celui-ci le châtiait. Mais ne connaissant pas encore de jurons, l’enfant lui aurait crié toutes sortes de noms d’objets, tels que : « Toi lampe ! Toi serviette ! Toi assiette ! etc. » Le père, bouleversé par cette explosion intempestive, s’arrêta net et s’exclama : « Ce petit là deviendra ou bien un grand homme ou bien un grand criminel. »
Et Freud ajoute plus loin :
Sa mère, auprès de laquelle il s’informa à nouveau, confirma le récit et ajouta que le patient, âgé de 3 ou 4 ans, avait mérité ce châtiment puisqu’il avait mordu quelqu’un.
La seconde occurrence où apparaît encore le signifiant criminel, au début de la septième séance, se rapporte là encore à un souvenir d’enfance, qui concerne cette fois son frère cadet Robert, c’est-à-dire en principe sur un autre plan que celui de la relation avec son père :
Le patient se met alors à me parler d’une action criminelle, action où il ne se reconnaît pas, mais qu’il se souvient pertinemment avoir commise. Et il cite Nietzsche : « J’ai fait cela », dit ma mémoire, « je n’ai pas fait cela », dit ma fierté qui reste implacable. Enfin, c’est ma mémoire qui cède.
« Or, en cela, ma mémoire n’a pas cédé. » - Précisément, parce que vous tirez une certaine satisfaction de vos remords. » - Il continue : « Avec mon frère cadet (maintenant d’ailleurs je l’aime beaucoup, mais il me donne de grands soucis ; il veut contracter un mariage qui est à mon avis, une bêtise ; j’avais même eu l’intention d’aller le voir et d’assassiner cette personne pour qu’il ne puisse l’épouser) je me suis souvent battu étant enfant. Mais, à part cela, nous nous aimions beaucoup et étions inséparables, cependant, j’étais évidemment jaloux de lui, car il était plus fort, plus beau que moi, et par conséquent le préféré. » - « Vous m’avez d’ailleurs déjà raconté une scène où Mademoiselle Lina (Rosa en réalité) était en jeu. Nous reviendrons sur cette scène importante à laquelle Freud fait allusion. Je reprends la citation :
« Or, après un événement de ce genre, j’avais certainement moins de 8 ans, car je n’allais pas encore à l’école, où je suis entré à 8 ans, je fis la chose suivante : nous avions des fusils d’enfants, du système habituel ; je chargeai le mien avec la baguette, et lui dis de regarder dans le canon, qu’il y verrait quelque chose, et lorsqu’il y jeta un regard j’appuyai sur la gâchette. Il fut frappé au front et n’eut pas de mal, mais mon intention avait été de lui faire très mal. J’étais hors de moi, me jetai par terre et me demandai comment j’avais pu faire une chose pareille ? Cependant je l’avais faite. »
Et c’est à ce moment là que Freud avance l’interprétation à laquelle il se tiendra tout au long de la cure. Je continue la citation :
Je saisis l’occasion de plaider ma cause : « Du moment que vous gardez le souvenir d’une action qui vous est si étrangère, vous ne pouvez nier la possibilité d’une chose semblable à l’égard de votre père, à une époque antérieure, mais dont vous ne gardez plus le souvenir. »
Cette interprétation itérative de Freud est la meilleure transition possible pour aborder le deuxième point que je n’aurai pas le temps de développer ce soir et sur lequel je reviendrai la prochaine fois, c’est-à-dire la pensée qui s’imposait au patient depuis un événement précisément situé dans son enfance, à savoir que ce qui avait été mis en jeu pour lui au cours de l’événement en question, pouvait avoir comme conséquence la mort de son père. Ce souvenir se présente dès la première séance :
« Ma vie sexuelle a commencé de très bonne heure. Je me souviens d’une scène de ma 4ème ou 5ème année, qui a resurgi clairement dans ma mémoire quelques années plus tard. Nous avions une jeune gouvernante très jolie, Mademoiselle Robert (le nom me frappe). Un soir, étendue sur le canapé, légèrement vêtue, elle lisait ; allongé à côté d’elle, je lui demande la permission de me glisser sous ses jupons. Elle y consent à condition que je n’en dise rien à personne. Elle n’avait presque rien sur elle ; je tâte ses parties génitales et son ventre, qui me paraît curieux (« Kurios dans le texte allemand »). Depuis lors je n’ai cessé d’être tourmenté par une curiosité brûlante de regarder le corps des femmes. Je me souviens avec quelle tension, ayant encore le droit d’aller au bain avec la demoiselle et mes sœurs, j’attendais que la demoiselle déshabillée, entrât dans l’eau.
La question qui se pose à nous est dès lors la suivante : qu’est-ce qu’Ernst Lanzer a vu et touché qui lui parût si curieux, si bizarre, si étrange, si inconvenant sous les jupes de Mademoiselle Robert, puis plus tard de Mademoiselle Rosa qui deviendra une Fraü Hofrat, la femme d’un conseiller aulique ?
Quel objet a-t-il vu et touché ce soir-là, l’espace d’un instant fulgurant, pour que la conséquence en soit une compulsion à voir des jeunes femmes nues, accompagnée d’un sentiment d’inquiétante étrangeté, comme s’il devait arriver quelque chose, que son père ne vienne à mourir s’il pensait cela, et que donc il devait donc tout faire pour l’empêcher ?
Nous repartirons donc de ces questions la prochaine fois.