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EPhEP, le 2/11/2015

De la Clinique psychiatrique à la clinique psychanalytique : Histoire et sémiologie

Dr Céline Rumen – Extraits du cours du Lundi 2 novembre 2015

Je suis Céline Rumen, psychiatre à l’hôpital Esquirol (Paris 11ème) et je me propose de vous parler ce soir de la notion de dépersonnalisation.

Alors, la dépersonnalisation, notion psychiatrique qu’interroge la psychanalyse à plus d’un titre, et notamment celui de sa subjectivité. La dépersonnalisation est une expérience, expérience du sujet, du patient, de l’individu qui s’exprime par une altération de la perception de soi, qui paraît soudainement étrange. Elle interroge donc la notion de dépersonnalisation, la notion de conscience de soi et de façon plus générale, la représentation que l’homme se fait de lui-même.

Par ailleurs, ce que la dépersonnalisation a de spécifique, au travers de sa subjectivité, c’est qu’elle ne peut s’établir qu’à partir du discours du patient à propos de son ressenti, sans objectivation possible. C’est le patient lui-même qui parle de son expérience, qui dit qu’il ne se sent plus le même, plus comme avant, etc. Et au travers de ce qu’il dit de cette expérience on peut en avoir une représentation nous même.

Le dépersonnalisé donc, se dit envahi par un sentiment de changement, d’étrangeté de lui-même, et souvent du monde extérieur. On verra en effet un peu plus tard, dans l’exposé, que la dépersonnalisation, est souvent voire toujours associée au sentiment de déréalisation. Alors le dépersonnalisé se dit envahi par ce sentiment de changement et en même temps, dans le même mouvement, il dit savoir que ce changement est subjectif et ne correspond à aucune réalité objective. C'est-à-dire qu’il sait que c’est un sentiment, que c’est quelque chose qu’il ressent, que ce n’est pas la réalité. Il y a donc une dichotomie, une forme de coupure, entre le vécu subjectif et le vécu réel. Le dépersonnalisé est lucide, il est conscient de ses troubles, comme on dit classiquement en psychiatrie.

On pourrait avancer encore un peu, en disant qu’il ressent comme aucun autre l’indivision subjective qui nous est propre et à nous, elle est inconsciente. Il nous renvoie à notre illusion commune de nous croire un et d’exister comme un MOI.

Plus précisément, comment se manifeste donc la dépersonnalisation : le sujet ne se reconnait plus vraiment, le monde extérieur lui parait changé. SOI et le monde ne lui paraissent plus familiers, il ressent donc un sentiment d’étrangeté, d’irréalité, le monde lui parait vu à travers un voile brumeux, enfumé.

Depuis Dugas, on s’accorde à dire que la dépersonnalisation proprement dite, cette non reconnaissance physique et mentale, est intriquée à la déréalisation, comme je vous le disais, la transformation de l’ambiance, c’est concomitant, changement de SOI-changement du monde. De manière concomitante encore, le patient se sent devenir observateur de sa propre personne. Parfois jusqu’à se voir de l’extérieur, comme si toute coïncidence avec lui-même devenait problématique voire impossible. C’est le patient qui vous dit « je me vois vivre sans pouvoir intervenir, je me vois faire ceci cela, j’ai changé, je ne peux pas dire comment, je ne peux pas dire pourquoi, tout à changé, ma famille a changé, le monde a changé, et moi je me vois travaillant, je me vois réfléchissant », et ça augmente le sentiment de dépersonnalisation, cette fracture, et l’angoisse, on le verra plus tard.

Voilà le fond commun, en sachant que les formulations, formes de dépersonnalisation, peuvent être diverses, d’autant qu’en général les mots manquent pour décrire ce qui est du niveau des sensations, aussi bien physiques que psychiques. Le « comme si » est beaucoup employé, « l’impression de », « un autre et soi », etc. On notera souvent une perplexité au sens psychiatrique du terme, façons troubles, à son incapacité à nommer, et à l’absence de sens à donner à ces sensations physiques et psychiques. Le dépersonnalisé ne trouve pas sens à ce qu’il éprouve. Plus loin encore, le dépersonnalisé ne croit pas à ce qu’il ressent, il n’est pas fou même si il a justement l’impression de le devenir. Il sait que c’est irréel, il sait que il y a quelque chose qui déconne pour ainsi dire, mais il ne sait pas comment l’expliquer, pourquoi, comment c’est advenu, qu’est ce qui est en cause, qu’est ce qui se passe, etc. Mais il sait que ce n’est pas un sentiment dit normal.

Pour se repérer historiquement et dans la nosographie, on notera l’absence finalement de spécificité pathologique à priori, de spécificité de structures, c’est quelque chose qu’on peut tout à fait rencontrer aussi bien dans la psychose, dans la névrose, dans la perversion, donc a priori transnosographique. Mais, on abordera ça un peu progressivement, je pense qu’il y a quand même des points de spécificités, de différences, entre les diverses formes de dépersonnalisation, selon la structure à laquelle on à affaire et qui s’adresse à nous.

Les premières descriptions de ces phénomènes ont été faites par Krishaber en 1873, dans le cadre de sa névropathie cérébro-cardiaque. Un aliéniste du 19ème qui reprend les spécificités que nous avons vu sur les sentiments éprouvés en association avec l’angoisse aigue et sa description finalement est l’ancêtre de la « panique attaque ». L’attaque de panique qu’on retrouve désormais dans les classifications modernes, aussi transnosographique. Il est vrai que l’angoisse est souvent corrélée à la dépersonnalisation. Tout comme la perplexité, sa sédation signale une évolution de l’état, une étape du processus, un passage par exemple entre inquiétante étrangeté et étrangeté installée. L’angoisse est importante comme repérage d’une forme de franchissement subjectif.

Le grand auteur de la dépersonnalisation est Dugas, qui écrit avec Moutier en 1911, une monographie très complète notamment dans l’étude du Journal d’Amiel, journal qui leur offre le terme pour la première fois de dépersonnalisation. Amiel était écrivain, philosophe Suisse du 19ème, célèbre pour un gigantesque journal intime.

Dugas et Mouthier définissent la dépersonnalisation comme un état dans lequel le MOI sent ses actes lui échapper et devenir étrangers. Pour eux c’est l’apathie affective et intellectuelle avec « dissolution de l’attention, mise en liberté de l’activité automatique et perception de cette activité comme étrangère au sujet ».

A leur suite, dans une certaine tradition psychiatrique, depuis Janet et jusqu’à Henri Ey, on envisagera la dépersonnalisation comme le témoin de la dissolution d’une fonction supérieure, la conscience, elle-même conçue comme une capacité d’attention à soi, capacité d’intégration et d’unification des niveaux hiérarchiquement inférieurs automatiques et inconscients.

Je me rends compte dans mon exposé que je n’ai pas parlé de Folin, Folin est un grand auteur de la dépersonnalisation, je pense que c’est important, notamment on peut encore retrouver ses observations de patients dépersonnalisés et l’intérêt aussi de la lecture c’est qu’il s’attache beaucoup à montrer combien il est important tout bonnement d’écouter et de faire une place particulière à la parole du patent. Il était pas du tout psychanalyste mais il avait repéré que la manière dont on recevait ce discours, des sensations pouvait changer grandement les perspectives pour le patient.

Alors donc j’en étais à Janet et Henry Ey. La psychologie positive chez Janet, organo-dynamisme chez Henri Ey. Le défaut d’identification à soi-même est ramené à un défaut de puissance unifiante de la conscience. On est encore dans l’illusion du un. Le MOI fait un. A mon sens, impasse théorique qui méconnait la division subjective commune à tout un chacun et insuffisante pourtant à provoquer une dépersonnalisation.

Si Freud parle d’un clivage du contenu de conscience, chez l’hystérique on pourra le retrouver chez Breuer et Janet, mais la causalité explicative est bien différente chez ces différents auteurs. On peut d’ailleurs considérer à l’aulne de l’attaque de panique que la dissociation de Janet est l’ancêtre de la dissociation du DSM, à savoir des troubles dissociatifs, qui reconnait mais refuse l’hypothèse théorique de Freud, et ses concepts d’inconscient et refoulement. Ainsi avec la découverte freudienne de l’inconscient, le refoulement sera la manifestation de la division subjective, division d’être à la fois un être de parole et un être incarné (de chair). Ainsi, du fait même du refoulement, le névrosé pourra toujours se plaindre de ne pas coïncider avec lui–même. Cependant ce qui est en jeu dans la dépersonnalisation parait être d’un autre registre que le mécanisme du refoulement.

Peut-être, avec Freud, peut-on insister sur la notion de clivage, d’abord décrite pour la psychose et la perversion, mais ensuite pressentie aussi chez le névrosé. Lors de la mise en place du complexe de castration, le sujet doit prendre une décision par rapport à une perception particulière, le clivage étant le résultat d’un déni portant sur une perception. Quelle est cette perception : la perception par le petit garçon de l’absence de phallus chez la mère, chez la femme. Absence qui prendra sens dans un second temps par la menace de castration. Le propre du déni est de masquer cette absence et il y a clivage du MOI quand, à ce déni fait pendant l’hommage dû à la réalité. On notera la coexistence de deux attitudes contradictoires « je sais bien, mais », par clivage sans relation dialectique. Le conflit psychique propre à la névrose et source du refoulement sera évité mais au prix d’une perte de la réalité et d’un clivage du MOI. Peut-être effectivement que la perte de la réalité éprouvée par le dépersonnalisé répond t’elle à un mécanisme de clivage psychique.

Revenons au dépersonnalisé : la dépersonnalisation souvent inaugurale de l’entrée dans la psychose, se résume souvent à un moment passager de malaise et d’angoisse démontrant une sorte de franchissement (c’est un moment pour un sujet). Ainsi elle se croise souvent, favorisée par les états de fatigue, les voyages, les toxiques, et même dans les pathologies organiques comme l’épilepsie, l’hypoglycémie, des moments de rupture dans l’histoire du sujet, tellement banal mais paradigmatique de la division subjective. Ainsi elle remet en cause, la dépersonnalisation, la croyance en l’unité du MOI, « je suis moi, construit précisément » et ça c’est les psychanalystes qui le disent, Freud en premier, sur la méconnaissance de ce qui à son insu, le dirige, je parle du MOI. Pourtant, bien malin celui qui à la question « qui suis-je ? d’où viens-je ?, où vais-je ? » peut répondre : « je suis moi, je viens de chez moi et j’y retourne » (Pierre Dac).

Le dépersonnalisé, qui n’est plus sur de se reconnaitre lui-même, perd tout à coup l’évidence de sa coïncidence avec lui-même. Et cependant lucide, lucide quant à sa condition de sujet divisé caractérisé par le parlêtre. Cependant cette lucidité qui lui est propre parce qu’il sent bien cette division entre ce qu’il est et ce qu’il ressent, brouille sa perception car c’est d’un point aveugle que nous appréhendons le monde, et nous-mêmes, pour le dire autrement : il devient non dupe de sa propre division. Point aveugle formalisé par Lacan comme Objet (a), part de nous-même sacrifiée dans l’opération de perception, castration. Freud, dans son article sur le narcissisme, précisait qu’une partie de la libido est investie dans le monde extérieur pour le percevoir. Connaître une réalité c’est renoncer à une part de narcissisme. Ce dont témoigne la dépersonnalisation, c’est que notre reconnaissance de nous-mêmes se fait à partir de la dimension symbolique qu’introduit chez l’homme le langage. L’inconscient devient la condition de la conscience et non une profondeur, un petit homme dans l’homme, pour reprendre la critique de Lacan à Henri Ey (Colloque de Bonneval). La dépersonnalisation n’est pas surgissement de ce dernier par défaut de puissance du MOI. Par ailleurs, le fait d’être conflictualisé, divisé, partagé, est insuffisant à provoquer une dépersonnalisation. En tant que névrosé nous le savons tous. Le défaut de reconnaissance en jeu montre que toute reconnaissance est d’abord reconnaissance d’un désir échappant à la conscience. Ce désir qui échappe fait avancer le névrosé, c’est ça qui le mobilise. Le dépersonnalisé, privé de cet appui de sujet désirant, doute de tout. La dépersonnalisation est une coupure, un franchissement, le dépersonnalisé affront trop crument, sans l’écran du fantasme, cette coupure qui nous origine. Ainsi les conditions présidant à la survenue d’une dépersonnalisation peuvent aisément se trouver corrélées à des situations où le patient se trouve délogé de sa position de sujet au regard de son désir.

Freud indiquait dan son article  Un trouble de mémoire sur l’Acropole , c’est un article où il explique ce qu’il a ressenti lui-même sur l’Acropole, c'est-à-dire effectivement, quelque chose qui se rapproche vraiment d’une description de dépersonnalisation ; donc que ces sentiments d’étrangeté sont des « phénomènes bizarres et bien peu compris, … on les décrit comme des sensations mais ce sont des processus compliqués, liés à des contenus déterminés, et à des décisions concernant ces contenus. ». Rencontre du fantôme pour Hamlet, du spectre, problématique entre vivant et mort, problématique de deuil entre imaginaire et réalité, décrite par exemple par Freud dans L’inquiétante étrangeté. Donc effectivement adolescence, deuil, pathologie ou pas, perte de travail, voyage, immigration, autant de moments de franchissement paradigmatiques de la dépersonnalisation.

Pour en revenir à Hamlet, qu’à travaillé Lacan dans  Le désir et son interprétation, Hamlet cette pièce de Shakespeare peut s’entendre comme une mise en scène du frayage de l’adolescence au désir. Ophélie rapporte ainsi la dépersonnalisation d’Hamlet (je cite) : « pâle comme sa chemise, les genoux s’entrechoquant, enfin avec un aspect aussi lamentable que si il avait été lâché de l’enfer,  pour en raconter les horreurs, il a poussé un soupir si pitoyable et si profond qu’on eût dit que son corps allait éclater et que c’était la fin ». Hamlet, dans ce moment de désorganisation subjective, se défend de l’effet réducteur pour lui de l’impératif du spectre, et se trouve contraint de ne plus pouvoir soutenir la division de sa subjectivité que dans l’incertitude, la vacillation. Et, bien plus tard dans la pièce, après bien des errements, c’est dans une identification imaginaire à Laërte comme alter égo frappé d’un deuil, qu’il pourra retrouver le fil de son désir. La construction de la figure du spectre, vient manifester la défaillance pour Hamlet, de sa propre référence à la castration symbolique. Résistance au travail de deuil qui lui permettrait de se référer à son père comme à un père mort et non comme à un père idéal. Ainsi il substitue à cette perte la figure du spectre imaginaire de laquelle il attend une réponse symbolique qui ferait coupure pour lui. Sa dépersonnalisation est le témoin de sa division subjective, dont la dimension du désir se trouve réduite par l’impératif de la figure paternelle du spectre. Et c’est bien ce qu’on peut entendre dans ce que disent les dépersonnalisés. Ils vivent une situation psychique impossible, une sorte d’urgence au retour antérieur « il faut absolument que ça cesse », ce sentiment est sans fin ; et finalement un peu auto-entretenu. De cet impossible, ils peuvent sortir de diverses manières :

-    En réintégrant la position antérieure,

-    En s’organisant dans l’impossible coïncidence avec eux-mêmes c'est-à-dire devenir des dépersonnalisés chroniques,

-    Ou, comme moment fécond psychotique avec l’apparition d’un délire, venant faire sens et où le sentiment de transformation subjectif devient alors une réalité objective,

-    Pour certains, ce peut être une nouvelle position subjective, d’un nouveau point de vue, voire d’une inspiration créatrice.

Pour cela, encore faut-il qu’ils aient supporté l’angoisse de cette rupture, l’angoisse tout court, qui est d’autant plus supportable que  nous, « on ne leur ait pas fabriqué une vision du monde », comme disait Freud. Lacan disait, lui, « Gardez-vous bien de comprendre ». 

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