Ouverture du 17ème Congrès international de l'Association Guillaume Budé de 2013
Mesdames et Messieurs, permettez-moi d'abord de remercier l'Association Guillaume Budé et les organisateurs de ce colloque, en particulier M. le Professeur Jean-Louis Ferrary et Mme la Professeure Sylvie Franchet d'Espèrey, d'avoir eu l'audace d'inviter un psychanalyste pour ouvrir vos débats. Nous saurons rapidement si leur audace aura été satisfaite et récompensée ou pas.
Pour ce qui me concerne, j'ai accepté sans hésiter un instant votre invitation, dans la mesure où l'Association Guillaume Budé était connue par ses publications du lycéen hellénisant que je fus dans cette ville-même. C'était dans les années 1942, 1943, 1944, cela se passait dans l'annexe du lycée Ampère, avenue de Saxe. Monsieur Boudot était notre professeur, c'est là donc que j'avais pu apprécier les publications de l'Association, celles-ci m'apparaissant comme le refuge des esprits lettrés et de l'humanité. Il est bien évident que c'était une époque remarquable par le déferlement des passions, des grandes passions collectives, dont il était clair, sans avoir besoin d'être savant, que ce qui les dominait, ce qui les agençait, c'était le mensonge. La question dès lors restant ouverte - et je suppose qu'elle anime, explicitement ou secrètement, vos débats - de ce qui serait à même de répondre à ce qui reste cette étrange passion de la vérité susceptible de nous animer. La question reste donc de savoir s'il y aurait quelque objet, quelque corps, apte à être généralement reconnu comme venant répondre à notre passion de la vérité et, du même coup, à la pacifier.
Comment vais-je m'adresser à vous? Vais-je suivre le conseil, étonnant après tout, que donne Aristote dans sa Rhétorique, à savoir que, pour capter la bienveillance d'un auditoire, il s'agit de s'adresser non pas à la raison - voilà qui est bien surprenant comme venant d'Aristote ! -, mais de s'adresser à ce qui est capable donc, justement, de l'émouvoir, de provoquer chez lui quelque état... capable de le rendre favorable, bienveillant et, plus que cela, de le convaincre, c'est-à-dire de le commander, de permettre d'agir en fonction donc de ce qui est attendu ou espéré de cet auditoire ?
Comme vous allez le voir, malgré ces sages conseils, je vais essentiellement m'adresser à vous en faisant appel au logos. En essayant de restituer à l'occasion de ces Journées sur les passions la place centrale et déterminante qu'occupe ce terme, cette référence, dans la spéculation des Anciens. Mon exposé comprendra quatre parties, qui seront fort rapidement traitées du fait de l'étendue de ce que je souhaite évoquer. La première de ces parties concernera la question de l'oubli dans lequel est notre culture de ce que furent les passions pour les Anciens. Mon second point visera le retournement décisif opéré par la diffusion de la chrétienté. Puis j'évoquerai le renversement radical opéré par Descartes. Et enfin, bien sûr, la question de savoir si, depuis l'existence de cette étrange discipline qui s'appelle la psychanalyse, il est possible d'aborder nos questions de façon nouvelle, et peut-être, qui sait, intéressante.
I
Donc nous avons oublié, dans notre culture, ce que furent les passions pour les Anciens, puisqu'elles étaient, tout simplement, les aïsthéseïs, les sensations. Cela, à partir de cette remarque décisive que nos perceptions n'étaient pratiquement jamais neutres mais qu'elles s'accompagnaient, de façon fréquente, d'un certain nombre d'états dont l'agent se trouvait dès lors transformé en patient. Donc, des modifications, des états qui étaient susceptibles de submerger ce qu'il en était de son identité et de sa volonté, de son rapport personnel au logos, pour que cet élément dit « hallogigue », « hallogone », soit capable, pour qu'il ait la force de le maîtriser, de l'altérer, de le rendre étranger à lui-même. Le plus compliqué était assurément que ces sensations n'étaient pas seulement celles qui pouvaient venir de ce qu'on appelle aujourd'hui l'environnement de la nature mais étaient susceptibles de venir du corps lui-même, s'accompagnant d'un certain nombre de modifications caractéristiques vis-à-vis desquelles la maîtrise de l'agent n'était pas toujours à même de s'exercer.
Ces sensations, ces aïsthéseïs, étaient susceptibles de venir de l'âme elle-même sous la forme des phantasiaï, et on imagine dès lors la façon dont ce qui était isolé comme la partie rationnelle de l'âme se trouvait encerclé, menacé par ces éléments esthésiques dont la distribution était aussi large et qui risquaient, à chaque instant, de venir subvertir, d'altérer, de rendre autre à lui-même celui qui en était ainsi animé.
Sans, je crois, trop forcer, il est possible de faire remarquer que, si tout être était donc doué de cette faculté de pascheïn et de poïeïn, de réagir, de faire, il est clair, cependant, que le fait de subir — je crois ne pas forcer ni les textes ni le lexique — ces sensations, de se laisser altérer par elles, était une marque de féminité, alors qu'il s'agissait de protéger, avec cette identité réfractaire à l'envahissement par les passions, une position virile. Cela est dit explicitement dans les textes; si c'était nécessaire, je me ferais un plaisir de vous les citer, mais je ne crois pas que cela le soit.
La conclusion, qui mériterait de toujours continuer à nous étonner, c'est qu'il convenait donc pour le sage de se comporter comme nous le savons, en faisant valoir ces valeurs, qui étaient d'abord la faculté de délibération, la fameuse boulèsis. Boulomaï se trouve chez Homère et se distingue aussitôt de éthélô, de thélô, par le fait que si le vouloir d'éthélô semble davantage subi, boulomaï viendrait spécifier ce qui serait l'action consentie, choisie, délibérée. Je dois dire que les conséquences de l'introduction chez Homère d'un terme tel que boulomaï, de cette boulè, sont incalculables. On peut seulement remarquer que la boulè a joué effectivement le rôle que nous savons dans la Constitution d'Athènes, avec cette assemblée des Anciens pour décider ce qui serait, donc, de l'action réfléchie, puisque systématiquement tous les dérivés, tous les mots dérivés de cette boulè sont toujours en faveur de cette action. C'est-à-dire qu'il s'agit toujours de bons conseils. On ne trouve nulle part rien qui viendrait associer ce terme à quelque démarche ou conséquence péjorative. En tout cas, cette faculté de délibération - ce « libre arbitre », je mets évidemment entre guillemets ce terme - si réclamée chez les contemporains, ceux de l'époque, se manifestait par ce que nous savons, par cette vertu première appelée phronèsis. Et nous n'avons pas trouvé de meilleur terme pour la traduire que la « prudence » - je renvoie à ce très beau livre d'Aubenque sur la prudence chez Aristote.
La phronésis, « la prudence » - il est évident que nous ne pouvons pas comprendre, en tout cas ceux qui n'en sont pas familiers - que cela ne voulait rien dire qui ait à voir avec notre « prudence ». La phronèsis, c'est très précisément l'entrave : vous avez un élan, vous êtes animé, vous avez cette force qui vous prend : attention!, si vous êtes sage, vous commencez par stopper, stopper net, vous arrêtez. Elle a pour conséquence la sophrosunè, autrement dit la tempérance, élevée là au rang de sagesse. En tout cas, c'est un élément qui s'inscrit dans la recherche de ce qui pourrait bien venir distinguer l'animal humain des autres animaux; je veux dire de le défaire, de le déprendre, de ce qui pourrait être chez lui les marques de l'animalité, pour lui laisser comme idéal cet idéal de maîtrise parfaite, assumée, résistant aux passions, et dont je ne crois pas - peut-être n'ai-je pas suffisamment cherché -, que cet idéal ait jamais été rapproché de celui du premier moteur immobile, puisque c'est en tout cas la leçon que les Stoïciens vont en retenir.
Une remarque, au passage, puisque les conséquences n'en sont pas négligeables. C'est que la relation de ce maître au monde se fait dans un rapport sans cesse menacé et dans une situation que vous pourrez quasiment dire persécutée par ce qui peut ainsi lui venir non pas seulement de l'extérieur mais du dedans de lui-même, de son propre corps, de ses propres pensées. Et la constitution de ce monde paranoïaque, même si le terme paraît fort, ne peut être considérée comme étrangère à ce qui va advenir dans la culture. J'ai noté au passage un dérivé de pascheïn, paschètiaô, autrement dit, « y être en plein » : « jouir comme une femme ou comme un pédéraste passif ». Ceci pour signaler combien l'évocation que je faisais il y a un instant de ce rassemblement de l'identité, et de la maîtrise avec l'identité allait en quelque sorte de soi.
II
C'est dans ce contexte que la diffusion - voyez je vais vite arbitrairement, vous serez en droit de me le contester, de contester mon libre choix -> que le développement de la religion chrétienne est venu opérer d'une manière décisive d'abord au niveau d'une réconciliation avec le monde. Certes, il y a là le mythe de la chute mais, néanmoins, cette création divine reste fondamentalement pleine de potentialités de bonheur. D'autre part, cette identité virile sans cesse menacée, cette identité de maîtrise, est là enfin acquise parce qu'elle est reconnue. Elle est reconnue par le dieu dont se réclame maintenant un sujet en tant qu'il bénit cette identité virile d'un sujet, à la condition qu'elle soit en péril, autrement dit, que, là encore, elle soit maîtrisée. Mais cette tempérance prend un sens nouveau puisqu'il s'agit maintenant de faire qu'elle soit au service de Dieu. Autrement dit, cette opération vient unifier les passions, essentiellement - je respecte leur diversité : la colère, la haine... -, mais elle vient quand même leur donner comme objet essentiel, majeur, la sexualité et donc recommande, vis-à-vis de celle-ci, un contrôle qui fasse qu'elle soit mise au service de Dieu. Ainsi va opérer nécessairement, d'Augustin à Thomas, une réconciliation avec le corps qui, d'avoir été menaçant, se trouve maintenant pleinement reconnu comme animé par la raison - même si c'était déjà le cas partiellement auparavant avec la reconnaissance du fait que les épithumiaï étaient prises par le logos -; là, la chose se trouve à présent parfaitement assurée et c'est évidemment l'opération, décisive par ses conséquences, faite par Thomas par rapport à Augustin : le corps est pleinement reconnu comme animé par la raison et mis au service des volontés. Il est clair que cette démarche, par rapport à ce qui était chez Saint Augustin la répudiation du corps, a pu constituer une forme de soulagement.
Avec néanmoins ce fait que la passion du Christ venait fournir, justement, un exemple mis en balance avec ce qui était recommandé, avec la tempérance recommandée au sujet, un exemple en compétition avec la tempérance recommandée au sujet. Cette mise en balance ne pouvait manquer de faire que la part à laquelle il y avait à renoncer reste incertaine - puisqu'il semble qu'il y ait toujours eu une part à laquelle, dans cet élan, il fallait renoncer, dont il fallait se retrancher; pour être cru, il y avait un rasoir, que systématiquement, dès l'orée de notre culture, il fallait mettre en œuvre; ce qui, note Aristote, n'allait pas sans problème, puisque Aristote dit que, finalement, un organisme ne se sent bien que lorsqu'il accomplit parfaitement l'énergie qui l'habite, que c'est une condition du bien-être. On voit bien comment constamment il y a eu à l'égard des passions, ce tranchement difficile, ce tranchement délicat, et, avec la diffusion de la religion, celui-ci est resté incertain, à cause de la passion christique donnée en exemple.
Ce tranchement est resté incertain et a entretenu cette culpabilité ordinaire, entre ce qui est recevable, ce qui est bon, ce qui est juste, ce qui est permis, quitte à devoir trouver - puisque ce sera dit aussi bien par Socrate, dans le Philèbe, que par d'autres - qu'il y a un plaisir, que ce retranchement s'accompagne d'un plaisir intellectuel d'être dans le beau, d'être dans l'utile d'être donc du même coup dans le plaisant. Mais l'on voit bien que ce plaisir intellectuel lié au sacrifice de la partie émergeante, de la partie la plus vive de cette passion, le plaisir qui résulte de ce tranchement est narcissique. Il s'agit d'être dans le beau et donc dans le bien. Mais il se fait au détriment de cette énergie ainsi contenue et laisse l'organisme dans son insatisfaction.
Remarquons donc que, par ce renversement opéré par la religion, le sujet est maintenant serf, serf de la volonté divine, dont il a simplement à accomplir la prescription, et que la maîtrise se trouve effectivement déplacée dans ce lieu que l'on peut qualifier de « lieu autre », cet apeïron, puisque c'est maintenant de là que viennent non plus les menaces mais les prescriptions dûment révélées. Si les passions, pour les Anciens, avaient le caractère de messages non articulés et relevant forcément de l'alogon, avec la religion, il s'agit de messages dûment articulés, il s'agit du pouvoir du verbe, même s'il va laisser le sujet dans la faute de n'être jamais, compte tenu de la passion christique, comme il conviendrait.
III
Concernant Descartes, concernant l'opération cartésienne, je vais simplement m'attarder sur deux points qui me paraissent pertinents pour notre sujet. Le premier consiste dans le déplacement de la subjectivité qui se trouve alors exclue de l'étendue de l'espace, qui était pourtant l'habitation ordinaire du sujet, pour se trouver dans ce lieu autre, le monde des représentations se trouvant dès lors exposé au doute, la seule certitude tenant maintenant à cette expatriation du sujet. C'est un premier effet. La seconde opération faite par Descartes consiste à substituer à ce qui était la première des passions pour la religion, l'amour, aussi bien pour Augustin que pour Thomas — cette affaire mérite notre étonnement, puisque c'est d'étonnement qu'il est question —, le thaumazeïn conceptualisé comme l'admiration. Voilà maintenant que la première des passions, c'est l'admiration. L'admiration, mais pas pour n'importe quoi, pour, seulement, ce qui est neuf, surprenant, inattendu, autrement dit non pas pour ce qui peuple notre espace, qui est connu, su, et qui relève justement du doute systématique, mais qui serait en mesure de surgir de ce lieu qu'habite le sujet : restitution de l'étonnement comme première des passions. Avec cette conséquence, que certainement Descartes ne pouvait prévoir, que cette localisation du sujet dans ce lieu d'où sont susceptibles de se produire les passions, ce lieu autre, cette localisation allait soudainement les subjectiver. Voilà qu'elles sont habitées non pas par quelque force obscure, étrange, maléfique ; voilà qu'elles sont habitées par le sujet-même.
Et il semble que l'on puisse rendre cette prise de position contemporaine, déclenchante, de ce qui fut à l'âge classique la montée sur la scène des passions, et un peu plus tard, le développement des passions, constituant l'ordinaire, voire peut-être même ce qui pourrait être espéré ou attendu de tout engagement subjectif qui ne se serait pas voulu simplifié, petit‑bourgeois, vulgaire, trivial, commun, qui n'aurait pas voulu se contenter en quelque sorte de ce qu'il y a là, de ce qui est prescrit. Et pour aller chercher, pour aller chercher quoi ? Il y a cette formule grecque que vous connaissez : ti pascheïs?, « Qu'est-ce qui te prend? » Eh bien voilà, la passion, que tu l'assumes, que, subjectivement, tu la supportes, quitte à être annulé par elle, à te confondre avec elle. « Qu'est ce qui te prend? ».
Nous pourrions à cet endroit dire que, finalement, la passion première dont nous sommes partis, celle des Anciens, c'était la passion du savoir, tès épisthémès pathos en hèmin, cette « passion du savoir qui est en nous ». On ne peut pas dire pour la passion à l'âge classique qu'il s'agisse essentiellement de savoir, mais peut-être va-t-on remarquer à cette occasion que les savoirs que nous avons pu constituer pour répondre à cette question qui effectivement nous habite, ces savoirs ainsi constitués se sont régulièrement révélés de mauvais conseillers
C'est dur d'avancer une chose pareille. Mais, en tout cas, je ne crois pas que nous puissions faire état, dans nos références, d'un savoir dont nous puissions dire qu'il a été le juste guide de notre conduite, qu'il a été la prescription que nous attendions et qu'il était susceptible de guider notre rapport au corps, notre rapport au semblable, notre rapport à la jouissance, d'une façon qui soit - je me sers de termes grecs - conforme au logos, en harmonie avec le logos, puisque c'était l'ambition des Anciens.
Passion du savoir, qui était aussi celle de Guillaume Budé, avec cette idée fort ancienne, puisqu'elle lui venait de Platon et aussi d'Aristote, que, s'il était possible d'injecter au Prince le savoir qu'il faut, ce serait le triomphe de la justice, et d'une régulation de conduite qui serait satisfaisante pour tous. Ce fantasme d'un savoir absolu n'a jamais tourné, comme on le sait puisque l'exemple s'est répété dans l'Histoire, qu'au renforcement non pas d'un savoir absolu mais du pouvoir absolu. Et lorsque c'est le savoir qui, en quelque sorte, légitime ce pouvoir absolu, on sait que cela ne peut aller que de mal en pis.
IV
Cette passion du savoir ne peut donc être confondue avec ce qui subsiste parallèlement à elle et qui est la passion de la vérité. Mot étrange. Étrange d'abord que l'on puisse éprouver une passion pour ce qui manque complètement de corps. On peut, encore, supposer que le corps, le nôtre, est effectivement dépositaire d'un savoir qui nous guide, que ce savoir en nous, il fait corps, et qu'il agit bien souvent indépendamment de ce que nous pouvons en vouloir ou en penser.
Et donc il y a cette passion de la vérité, remarquable par le fait que son objet manque de corps, qu'on ne saurait même envisager d'ailleurs que cette prise en corps puisse être universellement reconnue et non plus que cet objet puisse finalement être parfaitement satisfaisant. Puisque les objets qui ont régulièrement répondu aux passions n'ont jamais pu conduire qu'à cette issue que nous savons, qui est quasiment toujours une issue fatale.
Le propre des passions s'est distingué dans nos conduites par cette aspiration à réaliser la fusion, la collusion avec celui ou celle qui est pris comme l'objet la supportant, cette passion, dans un désir de fusion, non pas de complétude mais de fusion, de pénétration de l'un dans l'autre.
Toutes les expériences que nous avons là-dessus, qu'il s'agisse des expériences religieuses comme de celles que connaît le praticien en matière de psychopathologie, qu'on appelle les délires passionnels, les érotomanies - mais ce n'est pas le sujet ici tout le monde sait que ce qu'il y a à la clef, le terme dernier de l'accomplissement de cette passion, dans la fusion à accomplir avec l'objet, c'est une mort partagée, mourir ensemble. Et il a pu arriver au praticien de le vérifier, et d'être inquiet, pour le coup, pris ainsi par cet extraordinaire, remarquable, sublime, attachement aux fixations de l'un pour l'autre, et l'issue ne paraissant pas du tout improbable pour ceux qui se trouvent là captés, captifs.
Passion de la vérité. C'était évidemment celle de Freud. Quelque inconfort cette passion puisse-t-elle provoquer. Passion de la vérité, en tant que si, justement, les savoirs que nous sommes en mesure de nous constituer s'avèrent ainsi régulièrement décevants ou menteurs, ce qui suscite la passion pour la vérité est justement ce défaut-même, cette aspiration par le défaut-même, d'un savoir ou d'un objet qui serait susceptible de répondre pleinement à l'attente qui est la nôtre. Et nous savons par l'expérience que cet objet - ce n'est pas la peine que je revienne là-dessus -, peut être Dieu, peut être un homme ou une femme, puis il arrive aussi que ce soient des passions bizarres. Ce qui voudrait dire que la passion serait provoquée par cette aspiration, pour, justement, ce qui vient décompléter tout savoir, dans l'idée que telle créature ou tel objet serait susceptible de répondre en dernier ressort et sans aucun doute, et sans aucune permutation possible, dans une fidélité absolue, à ce qui, chez chacun de nous, se trouve latent ou explicite. C'est-à-dire l'échec où nous nous trouvons, où nous restons, où nous demeurons, à la condition d'être tempérant, d'être respectueux de phronèsis, d'être prudent, où nous acceptons donc d'être ordinaire, d'être commun, et de nous contenter de ce dont Descartes faisait remarquer que nous étions légitimement en droit, en permanence, d'en douter, du fait de savoir si c'était vraiment le bon objet, le vrai, que nous pouvions être habités par cette difficulté.
Pour conclure, il y a un enjeu qui est toujours vivant, toujours vivace, toujours prégnant, dans ce qui est notre rapport à la vérité et aux passions. Et cet enjeu, c'est que nous sommes toujours exposés à nous engager dans ce qui serait non pas la croyance mais la certitude d'avoir saisi le maître, la maîtresse, susceptible de répondre à ce tourment qui est le nôtre, c'est-à-dire celui de l'insatisfaction. Et que le risque de ce type de réponse, qui n'est pas seulement individuel, personnel, mais que les passions collectives, c'est-à-dire ce qui se passe dès lors que cette certitude se trouve vérifiée par le comportement des semblables, qui est toujours très fort : la doxa, nous n'en sortons pas, aussi sages puissions-nous nous croire, le risque est évidemment que nous sommes toujours exposés à ces passions collectives et qu'il n'est pas nécessaire que je vous renvoie à l'actualité pour pouvoir constater de quelle manière d'excellents esprits, d'excellentes motivations, des élans nobles et prêts, comme je le faisais remarquer plus tôt, à aller au sacrifice de soi-même, combien le risque de ces passions est toujours pour nous présent.
Donc - et je m'arrête enfin là-dessus - s'il s'avère que la psychanalyse apporte sur ce thème quelque chose, puisque que j'ai été invité justement à vous en faire part, c'est ceci.
Premièrement, la restitution de ce que pour les Anciens signifiait le logos, les lois du langage. Cela, nous l'avons perdu, puisque nous sommes passés à la logique, qui en est évidemment une conséquence mais qui a d'autres effets. Donc, d'abord, restituer l'importance, décisive pour nous, de notre rapport au logos. La psychanalyse, bizarrement, de façon inattendue continue de filer ce rapport dans ce qu'il a non seulement de déterminant dans le destin de chacun d'entre nous, mais également dans ce qu'il a d'essentiel s'il est à la recherche d'une possible harmonie avec lui-même, d'un accord avec lui-même. C'est sûrement le premier point. La grande découverte, c'est Aristote qui a dit : il y a du logos dans la matière, logos en hulè. C'est formidable cela! Dans la matière, dans le réel, là où l'on ne s'y attend pas, là où, justement, il est supposé faire défaut, dans ce qui suscite les passions, dans l'Autre, il y a du logos. C'est l'opération que la psychanalyse tend à mettre en pratique.
La seconde, s'il fallait encore donner un exemple sur ce qui a été le point de départ pour Freud, ce sont les hystériques, Charcot, la Salpêtrière : les hystériques. Nous sommes médecins; nous sommes porteurs de signes : hyperexcitabilité nerveuse, suggestibilité, caractère impérieux, motricité désordonnée, attitude étrange. Des signes. C'est le propre de la médecine : le corps est reconnu et distingué comme vecteur de signes. Et puis, il y a là ce personnage inattendu, et qui découvre que les symptômes de ces hystériques, ce ne sont pas des signes, c'est du logos. Il y a du logos, là dans la matière. Et ce que disent les symptômes, c'est cela : c'est le logos qui est là. Et la surprise de constater — c'était évidemment aux aurores de la discipline — que, à le lire, ce logos qui est là dans la matière, à le déchiffrer, cela provoque la sédation du symptôme. C'est de là que cette affaire est partie. À partir de cette autre exigence de l'hystérique, qui était celle de son insatisfaction, et de la réclamation que cette insatisfaction, liée à la position féminine, soit réparée. La leçon qui vient justement de cette loi du logos, c'est qu'il n'est pas en mesure d'apporter cette réponse dernière que nous cherchons, que nous souhaitons, vis-à-vis de laquelle nous pouvons être passionnés. C'est-à-dire que nous avons à organiser notre satisfaction autrement que dans l'exigence d'une complétude impossible. Du fait que nous sommes des animaux pris par le logos. L'animal nous donne tous les témoignages d'une parfaite satisfaction, nous sommes les seuls dans le genre à être de langue tourmentée.
Donc, on le voit bien, il y a eu là, avec l'incidence de cette discipline, une ouverture, neuve, sur notre rapport aux passions, notre rapport à la vérité, sur notre rapport au savoir, sur notre rapport aux objets, sur la question de savoir ce que c'est qu'un honnête homme pour un psychanalyste. Pas évident, on va chercher dans les textes : se comporter comment? Céder à vos désirs quels qu'ils soient? Ou alors, là aussi, vous faites marcher le rasoir, vous vous retranchez ?...
Avec ces débats que vous ouvrez, il me semble qu'il y a la conjonction intéressante entre la spéculation savante classique sur ce que nous sommes en mesure d'élaborer concernant les passions et puis cet éclairage venant, de façon inattendue, d'une discipline après tout modeste et qui, je le dis bien, vient renouer avec ce qui fut le rapport antique avec le logos. Et ce n'est pas évidemment un hasard si le premier numéro de la revue qui a été fondée par Lacan, qui s'appelait La Psychanalyse, si le premier article qui ouvre cette revue n° 1 est une traduction que Lacan avait faite d'un article de Heidegger, et qui s'appelle tout simplement « Logos », et, quoi qu'on puisse penser du personnage d'Heidegger, il est toujours intéressant de voir de quelle manière lui, Lacan, a pu se soutenir dans sa spéculation avec cette référence au logos.
Charles Melman, Psychiatre, psychanalyste, fondateur de l'Association lacanienne internationale