EPhEP, lundi 6 octobre 2014
L’autre et L’Autre
…………. la parole nous vient de l’autre, et nous adressons en retour à l’autre. De quoi s’agit il ? Entrons un peu dans la difficulté. Il est temps maintenant d’aborder ce point que je fais exprès de ne pas vous donner tout de suite, parce que je voudrais tacher d’éviter que nous prenions trop facilement pour allant de soi des distinctions qui ont pu être faites par d’autres, notamment par Freud ou par Lacan, ou par d’autres psychanalystes, que nous les prenions comme allant de soi et qu’on se repose là dessus comme si c’était des évidences. Je pense en particulier à la distinction entre l’autre écrit avec un petit a, l’autre comme le semblable, par ex., et l’Autre que Lacan écrit avec un A. Je vais vous amener ça maintenant, mais je vais essayer de le faire de façon à ce que ce ne soit justement pas trop schématique, mais vous allez voir que cette distinction entre l’autre écrit avec a et l’Autre écrit avec un grand A, tel que l’apporte Lacan, elle est précieuse.
Je vais partir là de la façon suivante pour avancer dans cette question de l’Autre, l’Autre à quoi ça renvoie. Nous pouvons dire que l’Autre, c’est ce qui reste en dehors ou bien même répugne à notre reconnaissance spontanée, ce que nous reconnaissons spontanément, et à ce que nous reconnaissons habituellement comme notre moi, ou comme la réalité. Dans les échanges et le commerce habituel des relations avec les autres, il est fréquent de constater la prévalence, dans les échanges ordinaires, dans la vie de tous les jours, d’une relation entre les sujets, qui est une relation de moi à un autre moi. Une relation entre semblables, c’est ce qui fait un peu l’ordinaire des relations sociales. Ce sont des échanges, je ne dis pas que nous échangeons toujours de cette façon là, je dis simplement qu’on observe dans la vie ordinaire, dans la vie sociale, ce type de relations là entre moi et puis un autre.
moi —————> autre (moi)
Mais un autre qui est en fait un autre moi, donc je peux écrire moi entre parenthèse, un autre que j’imagine comme moi, par ex. vous dites quelque chose à quelqu’un et puis vous ajoutez : tu vois ce que je veux dire ? Oui. Evidemment, quand les choses se passent ainsi, en général on ne le voit pas du tout, mais ce n’est pas grave, ça fonctionne comme ça.
- Ça va ?
- Ça va.
- Comment ça va ?
- Pas mal et toi ?
Cette sorte de ping-pong, qui fait facilement l’ordinaire de nos échanges. Ce que je suis en train de vous dire, c’est que l’Autre c’est ce qui reste en dehors de ce type d’échange, ou ce qui répugne à ce type d’échange.
Je vous disais qu’il y avait beaucoup de propos moralisants qui viennent parasiter cette question de l’Autre. Ces propos là sont exactement dans la tonalité de ce rapport que je vous indique là, entre moi et un autre moi, c.à.d. que ça va être quelque chose du genre : l’autre, il faut le respecter comme autre, il faut lui faire du bien quand il ne va pas bien, il faut le soigner quand il ne va pas, il faut être gentil quand il est en peine, etc. Et quand on fait ça, qu’est ce qu’on fait d’autre au fond que de souhaiter à l’autre tout le bien qu’on se souhaite à soi même. C’est le ressort ordinaire des sentiments de bienveillance que nous affichons à l’égard d’autrui, c’est pour ça que la bienveillance en psychopathologie, il faut quand même s’en défier un tout petit peu, parce que la bienveillance ordinaire, ma bienveillance ordinaire à l’égard de mon prochain… on nous élève comme ça, on nous dit : il faut être gentil avec l’autre. Voire même, là c’est quelque chose qui fait presque peur tellement c’est incompréhensible : il faut l’aimer comme soi même. Là on est à un niveau difficile, je ne fais pas du tout d’ironie facile, ce n’est pas un texte qui prête à l’ironie, tu aimeras ton prochain comme toi même. C’est très difficile. En tout cas, ça vise quelque chose cette phrase « tu aimeras ton prochain comme toi même ». D’ailleurs je vous signale que cette phrase si difficile, ce n’est pas évident de saisir ce que ça veut dire ça, et puis ça pose la question la question de l’amour, qu’est ce que c’est, tu aimeras ton prochain comme toi même, et qu’est ce que ça veut dire ? En plus c’est vraiment une énigme, une drôle d’énigme, j’y reviendrai petit être quand je vous parlerai de l’objet. On pense souvent que cette formule est une formule de l’Evangile, alors qu’elle est dans l’Evangile effectivement, mais elle est déjà dans le Lévitique, et très souvent citée. Autrement dit, elle est vraiment au tout départ de la tradition monothéiste judéo chrétienne. C’était une remarque incidente.
Cette relation entre moi et ce qui n’est en définitive qu’un autre moi, c’est une relation fréquente à observer dans la vie ordinaire, qui nous montre un privilège accordé à la reconnaissance, c.à.d. ce qu’on reconnaît, ce qui paraît évident, au sentiment, prévalence du sentiment, du sens, prévalence du sens aussi, de la compréhension, de l’image, l’image ça fait sens, le propre d’une image c’est qu’elle fait sens, immédiatement. Il y a une quasi homologie entre l’image et le sens. Ce n’est pas vrai de toutes les images, il y a des images qui essaient de se défaire du sens, il y a des images travaillées, il y a des images qui sont travaillées avec un art qui fait qu’elles ne sont plus si fortement engluées dans le sens, mais cette proximité de l’image et du sens, vous pouvez la découvrir très facilement.
Cette homologie entre l’image et le sens, vous pouvez la constater très facilement quand vous remarquez combien par ex. certaines images, et souvent ce sont des images relativement conventionnelles, vous lisez quelque chose qui fait sens pour vous, vous êtres pris dans la compréhension, dans le sens, etc. et puis tout d’un coup au détour d’une page, vous voyez l’image par ex. d’une bête vraiment pour vous, dégoutante, ça arrive, une araignée monstrueuse, ou un serpent, tous ces objets qui sont facilement phobiques, vous allez manifester une réaction qui très typiquement fait sens, dans tous les sens du terme, orientation, direction, mouvement du corps, comportement, on est en plein dans le sens, et c’est une image. L’image a cette vertu ou ce défaut, l’un ou l’autre, ça dépend des cas, d’adhérer au sens. Cette relation du moi à l’autre moi, accorde un privilège à la reconnaissance, au sentiment, au sens, privilège qui est marqué par – ça c’est très important du point de vue clinique - une labilité (c’est labile) et un transitivisme… Labilité : cette relation est marquée par le caractère d’une très grande labilité c.à.d. que ce qui est du côté du moi peut passer très facilement du côté de l’autre moi et réciproquement, c’est donc labile. Ce qui est labile, c’est ce qui est instable, ce qui ne teint pas, ça passe très facilement de moi à l’autre et de l’autre à moi. C’est le propre des sentiments, par ex. Dans la communication ordinaire, les sentiments s’échangent très facilement, c’est pour ça qu’il a pu arriver à Lacan de dire que les sentiments c’est toujours partagé. C’est toujours partagé, parce que quand c’est d’un coté de cette ligne, ça peut passer très facilement de l’autre côté. C’est à dire que quand on est dans cette tonalité là, c’est relativement ordinaire… c’est relativement ordinaire, mais ça prend aujourd’hui une forme qui est particulièrement accentuée. La difficulté de ce type de… j’allais dire de ce type de relations à l’autre, mais en même temps c’est une relation à l’autre qui méconnait la question de l’autre, la bouche en quelque sorte, la recouvre, avec quelque chose plutôt de l’ordre du moi et de l’image.
La difficulté de ce type de relations à l’autre, c’est que comme c’est indifférencié à droite et à gauche, comme ici et là c’est labile, c.à.d. que ça passe très facilement de l’un à l’autre, et c’est vrai que quand vous êtes trop dans les sentiments, ça se réciproque très facilement. L’amour, la haine, la colère, toutes les passions ont cette propriété que quand vous les manifestez dans une relation à l’autre, ça passe très facilement de l’un à l’autre, ça s’échange, c’est très communicatif. La difficulté que ça suscite, c’est que si c’est très communicatif et que ça s’échange, du coup ça engendre très facilement une angoisse, un stress, une inquiétude certaine. Parce que si moi et l’autre, ça s’échange facilement et c’est indistinct, du coup, qu’est ce qui est de moi, et qu’est ce qui est de l’autre ? Mais si je ne sais plus ce qui est de moi et ce qui est de l’autre, comment puis-je rétablir mon identité, voilà le mot lâché, mon identité, c.à.d. ce à quoi je suis si attaché, si ce qui m’importe tellement, mon identité, à quoi va t’elle tenir si ce qu’il en est de moi ou de l’autre ne cesse de s’échanger ? Mon identité, je ne pourrais à ce moment là la récupérer que si tout d’un coup, et c’est ce qui se passe, cette relation entre moi et l’autre vire à l’opposition frontale et duelle, et au conflit, voire, dans les cas extrêmes et passionnels, au conflit meurtrier. Il y a un virage qui se fait, et qui est fréquent, de la communication, qui se fait de la communication facile, transitiviste, facile et sentimentale, à l’opposition duelle et fréquemment, à la passion meurtrière. Passion meurtrière qui est le seul moyen qui reste à ce moment là, de ne pas être trop menacé dans le sentiment de son identité.
La question de l’autre, la question de ce à quoi renvoie l’autre, répugne radicalement à notre identité. Ce qui nous rend aveugle et sourd à cette question de l’autre, c’est tout ce qui est de l’ordre du culte que nous vouons à notre identité. C’est très important ça en psychopathologie notamment. Puisque pour pratiquer la psychopathologie, est ce qu’il faut rendre un culte déterminé à l’identité ? Certainement pas. Il faut accepter que son identité, ce qu’on appelle notre moi, notre personnalité, il faut accepter de les mettre entre parenthèses, il faut accepter de ne pas fonctionner dans cette relation que je vous évoquais, moi/autre moi, ça c’est l’identité. Et ça finit toujours de la même façon c.à.d. que ça se définit par opposition, et contre une autre identité, c’est une logique absolument imparable. Il me vient cette remarque en vous en parlant, il y avait ce week-end une journée consacré à un hommage à Jorge Semprun, et ce que pour ma part j’ai trouvé très intéressant, c’était ce qui a précédé cette journée, un film qui s’intitulait Les deux mémoires, et un film sur la guerre d’Espagne. C’était remarquable de voir comment ces gens – puisque c’était presque uniquement des interviews - comment ces gens qui parlaient étaient tous pris à la fois dans l’affirmation d’une identité et, c’est ce qui faisait la force du film, ils étaient interrogés par Semprun, d’une façon telle qu’ils parlaient de leur identité, politique notamment, mais ils en parlaient d’une façon qui laissait place quand même à un peu de distance, comme s’ils n’étaient pas complètement satisfaits avec cette identité. Et pourtant, en fin de compte ils en arrivaient quand même à dire : bien sur on avait raison. Vous voyez toute la difficulté qui était la leur et qui est aussi bien la nôtre, à ne pas venir se loger sur un bord identitaire qui serait assuré par rapport au bord contraire, ou au bord opposé. Mais ce qui était intéressant dans ce film, c’est que déjà d’entrée de jeu, il rendait ce bord identitaire un peu questionnable par le fait qu’il s’intitule Les deux mémoires. Les deux mémoire, ça veut dire il y en a une et puis il y en a une autre. Et cet autre est là aussi, je ne peux pas faire qu’elle ne soit pas là. Donc, il y a une mémoire, mais pas sans une autre. Ce film était très pertinent du fait qu’il ne se contentait pas de dire dans une sorte de discours, justement, moralisateur sur l’autre, il ne se contentait pas dire : quand on a une vérité, il faut être attentif à la vérité de l’autre, parce qu’il faut être objectif, donc il faut voir d’un côté, il faut voire de l’autre. Ça, c’est des propos moralisants qui en général ne veulent pas dire grand-chose, mais là ce n’était pas ça. Semprun le disait dans le film d’ailleurs à un moment donné : ce qui m’intéresse c’est d’entendre ce que chacun dit là dessus. C’est à dire, ce n’est pas l’opposition, il pourrait y avoir deux mémoire, il pourrait y en avoir deux ou trente six, c’est surtout que de ce qui était dit, il y avait place pour un trou, pour un manque, pour quelque chose de vide, qui n’était ni d’un coté ni de l’autre, mais qui était lié au fait qu‘il y avait, justement, un autre bord, et qu’on ne pouvait pas l’ignorer, ça……..