Stéphane Thibierge : Usage et nécessités de la parole en psychopathologie - cours 6

Conférencier: 

EPhEP, CM - MTh, le 23/05/2016

 

Je vais donc terminer aujourd’hui le parcours que je vous ai proposé cette année sous le titre « Usage et nécessités de la parole en psychopathologie » en poursuivant ce que je vous ai déjà dit ― notamment durant les deux derniers cours ― sur la ségrégation et ce que j’avais commencé à vous dire du transfert. Je vous avais dit que le transfert, c’était en quelque sorte une réponse et pas la moins intéressante, loin de là, à cette question que pose la ségrégation puisque ce partage dont je vous ai parlé, cette division du sujet,  nous pouvons dire que le transfert la met en acte. Et je vais aujourd’hui déplier un certain nombre de traits de cette mise en acte, comme dit Lacan, puisque, comme je vous l’avais dit aussi, il avait usé de cette formule : « le transfert, c’est la mise en acte de la réalité de l’inconscient ».

C’est une formulation qu’on trouve dans deux leçons du Séminaire de Lacan Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, et elle est très intéressante, cette formule, elle est très bien dite « La mise en acte de la réalité de l’inconscient » ! Nous pourrions dire : le fait de l’inconscient. C’est-à-dire, la prise en compte (réglée et ordonnée par une méthode ― je vais y revenir) de cette réalité de l’inconscient. La formule de Lacan est équivoque, elle est riche d’équivoques : « mise en acte de la réalité de l’inconscient ». A propos de cette formule, vous remarquerez que, comme toujours, quand on la lit, on y trouve ce que l’on y met, d’une certaine façon. C’est-à-dire qu’on y distingue le sens qu’on y met. Mais, déjà là, nous pouvons mesurer comment la parole nous engage et nous mène. Pourquoi ? Parce que quand je dis : cette formule de Lacan, on y entend ce qu’on y met, eh bien, ce que nous y entendons, ce que nous y mettons sous cette formule quand nous l’entendons, nous l’assumons. Chacun d’entre nous y entend quelque chose, et je suppose que chacun d’entre nous assumerait en première personne, au titre du je, la façon dont il entend cette formule. Et pourtant, ce que nous assumons là, en première personne et au titre de notre responsabilité, c’est ce que nous recevons de l’Autre, pour parler notre langage, le langage auquel vous êtes, maintenant un petit peu habitués. Ce que j’entends de cette formulation de Lacan, ici, mais ça vaut de toute parole, ce que j’en entends, je l’assume, et pourtant, ça me vient de l’Autre. Ça ne vient pas de moi. Ce n’est pas moi qui crée, ni qui fabrique ce que j’entends sous une formulation. Ça me vient de l’Autre et ça m’apparaît à moi comme spontané mais ça n’a rien de spontané. Chacun d’entre nous entend sous cette formule quelque chose, probablement d’un peu différent parce que chacun d’entre nous n’a pas le même rapport à l’Autre et n’est pas articulé de la même manière à cet Autre que nous écrivons avec un grand A. Nous ne choisissons pas ce que nous entendons d’une parole et pourtant, donc, nous l’assumons, nous en assumons la responsabilité. Autrement dit, et j’y reviendrai durant le cours de ce soir, dès lors que nous recevons une parole, nous assumons la façon de la recevoir, même s’il y a là quelque chose que nous ne maîtrisons pas, loin de là, et qui nous vient de l’Autre,  c’est dire que, dans notre rapport le plus immédiat à la parole, il y a quelque chose déjà d’une mise en acte : dans la façon, par exemple, dont vous recevez mes propos maintenant, il y a quelque chose de cette mise en acte, nécessairement. C’est-à-dire, il y a une assomption de responsabilité quant au sens de ce que vous recevez, et chacun, chacune, n’entend pas tout à fait les mêmes effets de sens que les autres.

Alors, si vous le voulez bien, arrêtons-nous quelques instants sur cette formule : « la réalité de l’inconscient ». C’est de cela qu’il s’agit dans le transfert, nous dit Lacan, de la réalité de l’inconscient en tant qu’elle est mise en acte. Ça interroge ! Qu’est-ce que ça veut dire ? Est-ce qu’une réalité a besoin d’être mise en acte pour être une réalité ? Est-ce que, pour prendre les choses vraiment au niveau le plus simple, est-ce que ce qu’on appelle la réalité, ce n’est pas tout simplement la réalité ? Point final ! La réalité, c’est la réalité ! Est-ce qu’elle a besoin d’être mise en acte, la réalité ? Est-ce que la réalité de quelque chose a besoin d’être mise en acte ? Ce n’est pas absolument évident comme ça. Est-ce qu’on peut dire : la réalité, c’est simplement la réalité ? Eh bien non ! On ne peut pas le dire du tout ! Bien sûr que non puisque ce que nous appelons la réalité, autrement dit ce que nous reconnaissons ― je reconnais les choses autour de moi, je reconnais cette salle, je reconnais les murs, je reconnais mes camarades, je reconnais celui qui parle, etc. ― ce que nous appelons ainsi la réalité, c’est quelque chose qui ne tient, autrement dit qui n’a de consistance, que sous la condition de ce que nous maintenons dans les dessous, autrement dit, ça ne tient, la réalité, que sous la condition de ce que nous refoulons. Et vous retrouvez là le fil, je crois assez solide, que je vous ai fait suivre depuis le début de ce cours, mais en particulier la fois dernière et la fois d’avant. La réalité a pour condition que nous en refoulions quelque chose et c’est pour ça que je vous disais que la ligne de partage de la ségrégation est délicate, elle est difficile à aborder sans risque de se tromper dans la mesure où justement, cette ligne ségrégative passe par le sujet lui-même, elle passe par nous-mêmes dans la mesure où nous refoulons, justement. Et, c’est parce que ce que nous appelons la réalité ne tient qu’à la faveur de ce que nous maintenons dans les dessous, de ce que nous refoulons, que de ce que nous appelons la réalité, il nous revient toute sorte d’effets et de restes de ce que nous refoulons. Je vous ai parlé la dernière fois du problème très contemporain, par exemple, de ceux qu’on appelle les réfugiés. Ceux qu’on appelle ainsi font partie de tout ce qui nous revient comme ça, de face, et qu’on trouve surprenant, dérangeant, inconfortable, ils font partie de tout ce qui nous revient de ce qui a été d’une manière ou d’une autre tenu à l’écart, tenu en lisière, refoulé, dans quelque sens que vous l’entendiez, y compris au sens politique, au sens des frontières.

Si j’insiste un peu là-dessus, c’est pour vous faire entendre tout à l’heure la différence qu’il y a entre la réalité et puis ce que Lacan fabrique comme effet de sens en disant : « la réalité de l’inconscient ». C’est assez difficile comme expression, puisque l’inconscient, c’est justement ce qui fait que la réalité pour nous est en quelque sorte précaire, ne tient pas facilement, est facilement un peu subvertie par tout ce qu’il faut refouler pour qu’elle tienne. Mais là, Lacan ne dit pas « la réalité », il dit « la réalité de l’inconscient ».

Et alors, toujours là sur cette question de ce que nous appelons la réalité, je vous rappelle, en suivant le même fil, comment Freud a pu souligner le caractère extrêmement incertain, peu assuré, de ce que nous percevons comme (en allemand « heimlich ») familier, comme « chez nous », comme une maison, comme un endroit où nous sommes accoutumés, qui est le nôtre, notre lieu ― ce que le terme allemand de heim rend très bien. En anglais home, heim-home, tout ça c’est lié ― Eh bien, Freud a pu souligner ― à cause justement de ce que je viens de vous dire de ce que nous appelons la réalité ― le caractère très incertain de ce qui nous apparaît parfois comme le heim, caractère aussi bien très incertain de tous les efforts que nous pouvons faire pour essayer de maîtriser, de clore, de posséder ce heim, le côté propriétaire que nous avons volontiers. Le soi du propriétaire, avoir un lieu à soi. Pourquoi pas d’ailleurs mais nous pouvons toujours courir : ce lieu que nous souhaiterions pouvoir désigner comme notre lieu, Freud en souligne le caractère très précaire, très peu maîtrisable. Comment fait-il pour souligner ça ? Eh bien, il montre dans ce texte très remarquable ― notamment concernant les questions dont je vous parle aujourd’hui et les dernières fois ― dans ce texte formidable qui s’intitule comme vous le savez L’inquiétante étrangeté en français, et « Das Unheimliche » en allemand ― et il le montre d’une manière vraiment admirable, dont je vous recommande vraiment la lecture, ou la relecture ― il montre que vous partez de ce qui semble le plus familier, le plus heimlich, comme on dit en allemand et vous arrivez insensiblement, sans rupture de continuité, graduellement, et presque sans vous en rendre compte au plus contraire de ce heim, à ce qu’il y a de plus unheimlich, dit Freud, le plus étrange et le plus angoissant.

Et je fais une petite remarque incidente, vous avez tous vu, je suppose, des films d’horreur, ce qu’on appelle des films d’horreur, avec toujours des lumières un peu bizarroïdes, un son un peu strident, des trucs pas déterminés… Enfin, il y a toujours quelque chose d’un peu caché, et ça fait des films d’épouvante. Vous aurez remarqué que les films d’épouvante se passent assez rarement dans une espèce de désert, d’extérieur absolu, etc. C’est toujours au contraire au plus intime du heim, de la maison, là où on se sentirait en sécurité, c’est là que ça vient se loger très facilement, le contraire absolu, c’est-à-dire ce qui suscite l’effroi, ce qui suscite l’angoisse. Bon, c’est une petite remarque tout à fait incidente.

Mais donc, Freud, et je vous recommande cette lecture pour cette raison, Freud montre très bien que ce qui est familier, rassurant, que nous percevons comme notre lieu touche immédiatement ce qu’il y a de plus angoissant et de plus non familier, justement, et de plus étrange. Pour le dire autrement, je vous ai longuement parlé de l’objet cause de notre désir. Nous avons souvent l’impression qu’il est loin, qu’il est inatteignable, mais il est au cœur de ce que nous disons, vous voyez. Simplement, nous n’en sommes pas conscients, pas toujours. Sauf dans certains cas où il se fait entendre de manière un peu plus précise. Eh bien, Freud, donc, d’une manière extrêmement juste montre comment ce qui est identifié par lui sous ce terme de Unheimlich, l’inquiétante étrangeté, ce Unheimlich donc, peut faire vaciller les repères de notre réalité, de ce que nous appelons la réalité, les faire vaciller complètement. Autrement dit, ce que nous reconnaissons comme la réalité, eh bien nous en éprouvons à l’occasion la précarité parce que ça peut se défaire très facilement, justement quand apparaît d’un peu trop près ce que Freud repère comme l’Unheimlich. Vous vous souvenez comment, dans ce vacillement de la réalité que Freud montre lié à cette inquiétante étrangeté, Freud va jusqu’à montrer très précisément comment ça vient faire vaciller également non seulement la réalité mais la figure de l’autre, l’autre avec un petit a, l’autre, le semblable, celui que je suis tellement habitué à reconnaître. Celui qui me semble habituellement si familier, si simple à reconnaître, eh bien, dans le moment justement d’angoisse liée à cette inquiétante étrangeté, Freud montre très bien comment cet autre peut se dédoubler, se dérober, la figure, le visage, le corps, l’apparence de cet autre. Il peut tout d’un coup se vider de son sens ou reparaitre sous des formes étranges, les plus étranges, les plus angoissantes parfois. Et, Freud prend comme appui, quand il évoque le rapport précaire à la figure de l’autre, ce rapport précaire à la forme de la réalité.

Freud prend comme exemple, les admirables constructions de Hoffman, l’écrivain allemand E.T.A. Hoffman, et notamment celle qu’il nous évoque est un récit très connu qui s’intitule : Les élixirs du diable. Dans Les élixirs du diable vous avez un moine, un frère capucin qui s’appelle Médard. Celui-ci va raconter tout un parcours, qui va être le sien, et qui va le confronter justement à tous ces avatars, pourrions-nous dire, de la figure en principe familière de l’image de lui-même et de l’image de l’autre, c’est-à-dire ce qui nous apparaît le plus familier. Hoffman va nous montrer comment toute cette apparente familiarité est subvertie dans l’expérience que nous relate Frère Médard, et est subvertie au point que, justement, la figure de l’autre en est complètement défaite.

Donc, ceci pour dire que ce que nous appelons la réalité, ça n’a évidemment rien d’assuré, pas plus que tout ce que nous pouvons percevoir et appréhender au titre de la reconnaissance. Ça ne tient que par le refoulement, que sous la condition du refoulement.

Alors, la réalité de l’inconscient maintenant. La réalité de l’inconscient, c’est ce que découvre, c’est ce que révèlent la parole et l’usage de la parole. Vous voyez, je suis toujours le titre que j’avais donné à mon cours : Usage et nécessités de la parole. Autrement dit, c’est quoi ? Qu’est-ce que nous révèlent, qu’est-ce que nous recouvrent la parole et son usage ? Qu’est-ce que cela nous découvre nécessairement ? L’usage de la parole, les plus simples effets de la parole, nous montrent, nous découvrent nécessairement, tous les trouages de la réalité au sens commun, la réalité ordinaire, la réalité au sens que j’évoquais tout à l’heure,.

Nous pouvons nous la représenter, cette réalité ordinaire, cette réalité de notre reconnaissance habituelle, sous la forme d’une image projetée sur un écran. Nous croyons tous d’ailleurs ― c’est une incidence très simple mais qu’il n’est pas inutile de rappeler ― nous sommes convaincus avec beaucoup de naïveté souvent, mais nous y croyons, que nous avons tous affaire à la même réalité. Je vois ceci, cette salle… Il est bien évident que nous voyons la même, il est bien évident que les camarades que nous voyons là, les gens, les visages, nous voyons les mêmes. Eh bien non ! On ne voit pas du tout la même réalité. Et si vous en vouliez une preuve extrêmement simple, imaginez que nous soyons au bord d’une route et que sur cette route, devant nous, deux, trois ou quatre voitures viennent à se heurter, se caramboler, il y a un accident, des tonneaux, des dégâts, et puis des voitures repartent, il y en a qui restent, etc. Quelqu’un arrive, et demande à chacun d’entre vous : « Qu’avez-vous vu ? Combien de voitures ? De quelles couleurs ? Qu’est-ce qui s’est passé ? Qui est rentré dans qui ? » Etc. Vous savez très bien qu’il y aura autant de récits différents que de personnes présentes. Ça veut dire que cette image de la réalité, chacun la reçoit à partir de ce qui constitue son propre rapport au refoulement, et il n’est pas le même chez l’un et chez l’autre. Donc, c’est une erreur que connaissent fort bien les juristes et tous les gens qui ont affaire à la question des témoignages. Je ne parle même pas des scientifiques, des vrais scientifiques. Ces gens-là savent très bien, les psychanalystes aussi, les psychiatres aussi, savent très bien que nous n’avons pas du tout affaire les uns et les autres à la même réalité.

Si nous nous figurons donc cette réalité comme une image projetée sur notre écran singulier, la parole et les effets de la parole se signalent notamment par le fait qu’ils vont trouer cette image de la réalité. Et la trouer de multiples façons : la trouer par le fait que tout d’un coup, du fait de la parole, vont apparaître des formations, vont apparaître des éléments de langage qui ne vont pas être reconnus, justement. Que nous ne reconnaissons pas, qui apparaissent comme étranges, inassimilables à la reconnaissance. L’exemple le plus simple : le lapsus. Vous êtes en train de dire quelque chose, et vous pensez savoir ce que vous dites, nous avons tous tendance à le penser, vous pensez maîtriser ce que vous dites, et puis tout d’un coup, arrive là, de façon fulgurante, un signifiant, un mot, qui n’était pas du tout convié dans notre discours, et qui vient y faire tache de façon plus ou moins désagréable, plus ou moins obscène, parfois d’une manière complètement déflagrante, en nous plongeant dans la confusion. Ça c’est un trou dans la réalité. C’est un trou, c’est-à-dire que la réalité si nous la définissons tout simplement comme la reconnaissance, et nous pouvons la définir ainsi. Ce que nous appelons la réalité, ça n’est rien d’autre que la reconnaissance, c’est ce que nous reconnaissons. Dès que nous commençons à ne pas reconnaître, alors surgit ce que nous appelons l’angoisse. Alors surgit cette espèce d’inquiétude plus ou moins diffuse et parfois terrible. Vous voyez, quand tout d’un coup, quelque chose ne s’intègre pas à la reconnaissance, ça fait trou. Eh bien la parole, la parole dans les plus simples de ses effets, fait trou dans la toile, dans l’écran de la réalité. Simplement parce que justement la parole produit parfois des effets qui ne sont pas assimilables par la reconnaissance. Et d’ailleurs, nous pouvons tout à fait dire quand nous faisons un lapsus : « Mais, ce n’est pas moi ça ! Ce n’est pas moi ! »

Les rêves, c’est pareil. Les rêves font trou aussi. Vous vous trouvez avec les restes d’un rêve qui peut être très dérangeant, très inacceptable ou tout simplement très étrange, et vous ne le reconnaissez pas. Vous dites : « Je ne comprends rien ». Vous savez tout cela.

Le symptôme c’est pareil. L’acte manqué, c’est pareil. Tout ça, ce sont des trous dans la réalité. Autant de trouages. Je vous en avais parlé un petit peu, notamment en particulier du rêve. Au début du cours, je ne sais pas si vous vous souvenez. Je vous en avais parlé quand je vous avais évoqué ce livre de Freud La Traumdeutung, L’interprétation des rêves ou bien la signifiance des rêves comme on peut traduire en français. Et je vous avais dit tout le génie de Freud et le pas qu’il a réalisé en donnant justement à ces effets d’étrangeté de la parole un statut, une place, une considération en en faisant, même s’il ne l’a pas dit comme ça mais presque, le lieu de l’Autre. Et je vous avais dit combien c’était important. Inutile de vous dire que pour la ségrégation, c’est important aussi. Vous n’aurez pas le même type d’attitude à l’égard de l’étranger, quelle que soit sa figure, quelle que soit l’inquiétude qu’il peut susciter, puisque l’étranger, parfois en suscite, comme tout ce qui vient de ce qui nous apparaît le dehors, mais vous n’aurez pas la même attitude si vous recevez ça à partir de quelque chose qui prend en compte le lieu de l’Autre au sens où Freud le met en place dans la Traumdeutung, dans L’interprétation des rêves. Et pas seulement dans cet ouvrage, également dans La psychopathologie de la vie quotidienne, dans les autres grands ouvrages initiaux, quand il essaie justement de faire entendre la réalité de l’inconscient.

En donnant statut à ce lieu de l’Autre, Freud donnait statut, nous pouvons le dire comme ça, à ce qui, de la parole, tombe hors reconnaissance. Et beaucoup de la parole tombe hors reconnaissance car la reconnaissance n’est pas l’élément privilégié de la parole, même si nous avons l’impression que nous comprenons ce que nous entendons ou ce que nous disons. Vous savez bien que c’est une impression extrêmement fallacieuse. À chaque fois qu’il m’arrive de relire les transcriptions que parmi vous on a l’obligeance de faire des propos que je tiens, à chaque fois je suis surpris de voir que ce qui est transcrit, ce n’est pas du tout ce que j’ai dit ou ce que j’ai pensé dire. Mais c’est normal, c’est la loi du genre, c’est le malentendu et vous ne pouvez pas le supprimer, il est de règle. Donc, la parole, de sa nature même, n’est pas en phase avec la reconnaissance. C’est pour dire que quand Freud prend en compte ces effets de la parole qui d’habitude ne sont par pris en compte ou sont relégués aux soucis de bonnes femmes, ou aux gens qui prédisent l’avenir, aux augures, tout ça, les rêves, surtout au XIXème siècle, ce n’était vraiment pas quelque chose dont il convenait de s’occuper si on était un homme sérieux. Eh bien, en leur donnant un statut et un lieu, logiquement, Freud donne statut à ce qui, de la parole, tombe hors reconnaissance. Qu’est-ce qui tombe hors reconnaissance de la parole ? La plupart des effets de la parole tombent hors reconnaissance. C’est pour cela, d’ailleurs qu’une parole est à entendre, beaucoup plus qu’à comprendre. Et c’est pour cela que nous vous disons en psychopathologie : quand vous écoutez un patient, ne soyez pas justement trop impatient de comprendre ce qu’il vous dit ou ce qu’elle vous dit. Essayez de l’entendre plutôt. Si vous vous dites : « Je ne comprends pas », eh bien, dites-vous : « Tant mieux ! ça me donne une chance de pas complètement passer à côté. Ça me donne une chance d’entendre ce qu’il dit ou ce qu’elle dit ».

Je ne pense pas être à côté de la plaque en vous donnant cette recommandation, mais on comprend toujours trop vite, on veut toujours trop vite comprendre. Bien sûr, il n’est pas interdit de vouloir comprendre, il ne faut pas être idiot dans l’extrême inverse ! On a le droit de chercher à comprendre mais surtout, pas trop vite ! Donnez-vous le temps de ne rien comprendre, mais d’essayer d’entendre, ou de lire.

Eh bien, qu’est-ce qui, de la parole, tombe hors reconnaissance, c’est-à-dire pratiquement tout de la parole ? De quoi ça parle les rêves, les symptômes, les lapsus, les actes manqués ? Du sexuel. C’est ça la réalité de l’inconscient, et c’est d’ailleurs ce que dit Lacan dans la leçon que je vous ai évoquée de ce Séminaire Les quatre concepts. Il s’agit du sexuel. Qu’est-ce que ça veut dire « il s’agit du sexuel » ? Est-ce que ça veut dire qu’il s’agit d’histoires de coucheries, de choses qui ne seraient pas convenables, etc., et c’est pour ça qu’on en a tellement voulu à Freud de découvrir la psychanalyse ? Non. Le sexuel, ça veut dire très précisément le fait qu’il n’y a pas de rapport adapté pour l’homme et pour la femme, il n’y a pas de rapport adapté à la satisfaction sexuelle. Voilà. D’une certaine façon, c’est toujours autre chose que ce qu’on vise. Il y a quelque chose qui est toujours raté, loupé, si vous voulez, qui n’est pas comme on prévoyait. C’est ce qu’a voulu dire, enfin pas seulement, c’est ce qu’il a dit, Lacan quand il a dit cette formule très célèbre : « Il n’y a pas de rapport sexuel ». ça ne veut pas dire que un ou une ne puisse pas coucher avec un ou une, bien sûr que non ! Mais ça veut dire que, quand il s’agit du sexuel, il n’y a pas de rapport. Autrement dit il n’y a pas quelque chose qui viendrait s’inscrire sans reste, en quelque sorte, sans malentendu. Quand vous écrivez, je ne sais pas, on va prendre par hasard, bien sûr : deux divisé par un, c’est quand même en rapport avec le sexuel, hein ? On part de deux. Deux divisé par un, ça fait deux, il n’y a pas de reste, c’est une fraction toute simple, vous avez un rapport qui peut s’écrire. Mais pour l’animal humain, justement, il n’y a pas de rapport sexuel. Dès qu’il s’agit du rapport à la satisfaction sexuelle, eh bien, il y a quelque chose qui se rate, il y a un rendez-vous qui, d’une certaine manière est toujours manqué. D’une certaine manière, parce que quand on le prend avec humour ou avec un peu de connaissance de ça, justement, on n’est pas obligé d’en faire tout un malheur, que ce soit manqué, c’est juste surprenant, ce n’est pas prévisible et on ne le maîtrise pas. En tout cas, c’est ça que vise Lacan quand il dit : il n’y a pas de rapport sexuel.

Pour vous le faire entendre aussi, c’est important, je pourrais vous dire : comparez avec Jung. Parce que Jung, c’est vraiment quelqu’un de très intelligent qui a fait un effort gigantesque pour affirmer et prouver contre toute évidence qu’il y a du rapport sexuel. C’est vraiment l’intention et le sens de toute l’œuvre de Jung de montrer qu’il y a animus, il y a anima, animus et anima montent dans le même bateau, regardent le même film et font du rapport, si je puis dire. Il en parle dans toute son œuvre, Jung. C’est pour ça que c’est une œuvre très séduisante, il faut bien le dire. On aurait envie d’y croire. Mais le problème c’est que si on suit l’expérience de la psychanalyse telle que Freud l’a évoquée, on n’est pas obligé ! On peut tout à fait décider d’être jungien mais je trouve personnellement que ça a quand même le caractère d’une religion, Jung, c’est-à-dire qu’il faut y croire. Mais, en réalité, ce à quoi nous avons affaire avec Freud, c’est au désir, à la libido. Vous savez qu’ils se sont disputés avec Jung sur le statut de cette libido et Freud n’a jamais démordu de ceci : que la libido, le désir, eh bien, il est fondamentalement lié à un interdit, loi symbolique, qui fait que, structuralement, ça ne peut que rater parce que l’usage même du langage nous voue au ratage de l’objet.

Je précise un tout petit peu ce point, ce qui nous permet au moins de faire sens de ce rapport à l’objet, d’en faire sens, c’est justement le sexuel. Et, vous remarquerez facilement combien le sens se prête au sexuel tel que nous le recevons. C’est facile de voir un sens sexuel à tout. Parce que le sens, c’est très lié au sexuel. Mais le problème, c’est que le sexuel ne résout pas tout, il rate. Pas de rapport. Donc le sens est toujours d’une certaine manière à côté de la plaque.

Donc, vous suivez mon fil, la réalité de la parole, la prise de cette réalité-là, est ce qui fait trou, je vous le disais, dans ce que nous appelons la réalité tout court, ou alors c’est ce qui n’y est pas représentable. C’est à cela que nous avons affaire dans ce que nous appelons ordinairement la clinique. C’est-à-dire dans l’attention que nous portons à ce que nous dit quelqu’un. Quand nous portons attention à ce que nous dit quelqu’un, nous portons attention à une parole. Qu’est-ce que nous dit cette parole ? Je ne dirais même pas : « qu’est-ce que nous raconte cette parole ? », parce que si je dis « raconte », tout de suite, vous voyez, on suggère le sens, l’histoire, le roman, le drame. Mais il faut être plus simple. Qu’est-ce que dit celui ou celle qui nous parle ? Eh bien pour l’entendre, justement, il faut être attentif à ce qui fait trou dans la reconnaissance de cette parole. Ce qu’elle dit et qui n’est pas représentable, nécessairement, loin de là. Et ce qui n’est pas non plus reconnaissable, loin de là. Mais qui peut, en revanche, être entendu, c’est-à-dire être déchiffré. C’est-à-dire être lu.

Freud, à propos des rêves, dit essentiellement : prenez ces morceaux de signifiants, de langage, et traitez-les comme un texte sacré. Texte sacré ! c’est-à-dire, comment est-ce qu’on lisait les textes sacrés, comment est-ce qu’on les lit ? Eh bien, en interprétant, en inversant, il y a plusieurs méthodes. Il faut apprendre à déchiffrer.

Qu’est-ce que c’est que mettre en acte cette réalité-là, cette réalité de la parole, dont je suis en train de vous expliquer très simplement que cette réalité de la parole n’est pas autre chose que la réalité de l’inconscient ? Mettre en acte cette réalité-là, c’est d’abord pour en tenir compte, la prendre en compte, et c’est aussi permettre le dispositif qui va pouvoir en mesurer et en enregistrer les effets. Enregistrer les effets au sens propre. C’est-à-dire les laisser s’inscrire, les laisser se marquer. Mettre en acte cette réalité-là, donc, c’est en tenir compte, et c’est aussi permettre le dispositif qui en mesure et enregistre les effets.

Vous voyez comment je vais doucement mais sûrement vers le transfert puisque la psychanalyse articule précisément ce que je viens de dire : prendre en comte et mettre en place le dispositif qui mesure les effets de cela, de la parole. La psychanalyse l’articule, le met en place de la façon la plus simple qui soit, on ne peut pas imaginer plus simple que le dispositif analytique, d’une certaine façon, le plus simple et le mieux explicité dans sa méthode, puisque pour décrire la méthode psychanalytique, il y a besoin de trois lignes. On ne peut pas dire que ce soit excessivement complexe. Ce qui est complexe, ce sont les effets mais au départ, la psychanalyse, ça n’est rien d’autre que le fait, par la grâce d’un analyste quand même, il faut qu’il y ait un analyste, c’est-à-dire qu’il faut qu’il y ait quelqu’un qui vienne à cette place, ce lieu de l’Autre, justement. Mais par le fait de cet acte, eh bien, cela rend possible que quelqu’un parle et que le dispositif de cette parole, ses effets, sa répétition, soient pris en compte et mesurés justement dans leurs conséquences. C’est ça le dispositif de l’analyse. C’est très simple dans son principe. Ça n’est pas simple dans les effets que ça permet de relever, toute la littérature psychanalytique en porte témoignage, mais c’est simple dans son principe, dans ses moyens, dans son cadre, dans sa méthode.

Tout ce que nous pouvons faire en psychopathologie, tout ce que la psychiatrie classique a pu recueillir en psychopathologie, et je suppose que dans cette école, vous en avez pas mal entendu parler de la richesse qu’ont pu représenter effectivement les matériaux fournis par la psychiatrie classique. Toute la psychiatrie classique, qu’elle le veuille ou non ne tient sa portée et ses effets de connaissance clinique que de ce que la psychanalyse a, elle, articulé complètement, c’est-à-dire la prise en compte de la parole comme c’était le cas dans la psychiatrie classique, et la mise en acte de ces effets quand elle s’adresse. La prise en compte de l’adresse, bien sûr, la psychiatrie classique ne l’a pas du tout fait de manière aussi systématique que la psychanalyse, mais sans les ressorts et les moyens que la psychanalyse a permis d’identifier, la psychiatrie classique n’aurait rien pu faire. La psychanalyse explicite et permet d’entendre quelque chose que pratiquait déjà jusqu’à un certain point la psychiatrie classique, quand elle faisait valoir que le plus important c’était d’être attentif aux propos des patients, c’est-à-dire à la parole.

Alors, la mise en acte de la réalité de l’inconscient, c’est justement la possibilité de donner son cadre minimal et de prendre en compte les effets de la parole en tant qu’elle est adressée. Ça, ça nous donne très exactement la structure qui permet le transfert.

Ecrivons ainsi le sujet qui parle S. Ecrivons ici le A, le lieu de l’Autre. Je vous ai déjà dit, quand nous parlons, nous parlons, toujours « à », nous parlons à un autre, généralement, parfois nous parlons tout seul, il faut mieux que ce ne soit pas trop, quand même, ou pas trop longtemps, mais ça nous arrive. Quand nous parlons, nous parlons « à ». C’est du côté de ce A, au lieu de ce A que se tient celui qui ou celle qui accepte de se mettre en position d’analyste, de fonctionner à cette place. Le sujet, donc, s’adresse à cet A. Mais la question c’est : de quoi parle-t-il ? Et c’est là que, dans le transfert, quelque chose intervient que Lacan a beaucoup souligné à juste titre d’une façon comme il le fait souvent, d’une façon très simple. Intervient ici ce que Lacan souligne dans beaucoup de séminaires comme le désir de l’analyste. Qu’est-ce que ça veut dire ? Eh bien ça veut dire quelque chose qui n’est pas du tout nécessairement lié au goût, aux appétences, aux souhaits, etc. de l’analyste en tant que personne, ça veut dire le fait que l’analyste représente une attente, représente une question, et c’est vrai que si un analyste ne représente pas une question, si, d’une certaine manière, il ne questionne ses patients, on ne voit pas très bien comment il pourrait même rester à cette place qui est la sienne. Donc, il questionne. Mais qu’est-ce qu’il désire justement faire entendre comme question ? Eh bien, le désir de l’analyste a un point d’incidence qui est l’objet, l’objet petit a.

 

S              a                      A

 

L’objet, dont je vous ai déjà parlé, que Lacan inscrit comme objet cause du désir. C’est cet objet que vise le désir de l’analyste dans le sujet ou chez le sujet en quelque sorte. C’est-à-dire que l’analyste interroge quel objet ? A quelle fonction d’objet ce sujet a pu être placé dans son rapport à l’Autre, puisque c’est de ça qu’il parle ? Et c’est à partir de là, c’est à partir de l’objet que nous avons été pour l’Autre aux tout premiers temps de notre venue au monde, comme on dit. C’est à partir de cet objet-là que nous allons nous-mêmes articuler notre rapport à l’Autre et au désir. Il faut être passés par ce moment structural où nous avons été tout entiers pris dans les puissances de l’Autre, comme objet, pour pouvoir, justement, nous-mêmes, articuler quelque chose de l’objet cause de notre désir. Tout ceci pour vous dire que, par la vertu de ce dispositif que je vous représente ici de manière extrêmement simple mais non pas fausse, je pense, eh bien, le sujet s’adresse à l’Autre à partir de cet objet sur lequel porte justement la question de l’Autre.

 

S              a              A

 

Et c’est cette question de l’Autre que Lacan formule sous le nom de désir de l’analyste. J’espère que je peux le répéter parce que c’est articulé. Mais ce n’est pas forcément très facile parce que, vous voyez, je vous ai ménagé les choses aujourd’hui gentiment, nous y sommes allés graduellement. Et là où nous sommes maintenant, il n’y a plus de place tellement pour ce que l’on appelle la réalité et la reconnaissance, mais seulement pour les effets de la parole. Et c’est pour ça qu’il est précieux de pouvoir distinguer à quoi sont articulés ces effets de la parole, de quoi parle le sujet, de quoi nous parlons. Mais spécialement dans le dispositif de l’analyse, eh bien, nous parlons de ce que l’Autre vise comme question auprès de nous comme sujets.

Quand vous entrez dans le cabinet d’un psychanalyste, vous lui parlez. Si vous lui parlez, c’est que vous supposez bien qu’il pose question, lui. Sinon, vous ne lui parleriez pas, vous n’auriez aucune raison de lui expliquer si lui-même n’était pas disposé à entendre quelque chose de ce qui vous concerne, c’est-à-dire à questionner ce qui vous concerne. Alors qu’est-ce que l’on peut questionner de ce qui nous concerne ? Eh bien, le point où nous sommes liés à l’Autre comme objet cause du désir de l’Autre. Est-ce que nous savons ce point ? Est-ce que nous pouvons le dire ? La réponse c’est : nous ne pouvons pas le dire, c’est-à-dire, nous ne pouvons pas le dire explicitement, mais nous parlons de ça, et nous ne parlons même que de ça quand nous parlons. Autrement dit, quand nous parlons, le « je » est très proche, il est même accolé à l’objet petit a, puisque c’est ça qui nous fait parler. Mais nous parlons d’autant mieux de cela, enfin nous pouvons en parler d’autant mieux que, justement, nous y sommes en quelque sorte invités, et on peut presque dire autorisés, par le maintien au fil des séances, dès le début et tout au long, de ce qui agit comme le désir de l’analyste. C’est-à-dire la question qu’il pose au sujet, et ce qu’il attend par rapport à cette question.

A partir de ce désir de l’analyste, et à partir de cette question posée sur l’objet du désir de l’Autre, le sujet peut commencer à parler. Il s’engage dans la parole, justement parce qu’il n’y a pas de réponse immédiate, il n’y a pas de réponse reconnaissable à cette question. C’est pour ça que le sujet s’engage dans la parole, il commence à parler. Et vous savez, la seule règle qui lui est donnée, c’est : dites comme ça vient. Et là, effectivement, il y a un engagement dans la parole et dans les effets de la parole. C’est ce que je désignais tout à l’heure par le fait de prendre en compte la parole, en tenir compte, et pouvoir en mesurer et en enregistrer les effets.

Donc, vous voyez toute l’importance du transfert en psychopathologie puisque la structure très simple que je viens de vous décrire, on ne la trouve dépliée de manière effective et en quelque sorte complète dans sa structure que dans le dispositif psychanalytique, mais on en trouve des éléments non négligeables dans toutes les manières d’interroger la psychopathologie qui donnent à la parole le poids le plus important. Donc, on trouve cela également dans la psychiatrie classique. Ce transfert, autrement dit, cette adresse qui est rendue possible à l’Autre, et les modalités de cette adresse et tout ce que cela va révéler, tout ce que ça va découvrir, tout ce que ça va mettre en jeu et en acte, ça se présente différemment dans la névrose, dans la psychose et dans la perversion.

Je vais conclure par quelques remarques là-dessus parce que c’est important cliniquement.

Le transfert dans la névrose, c’est ce qui est le plus classiquement évoqué puisque la névrose est justement la structure clinique qui va privilégier le refoulement et à partir de ce refoulement, la parole du sujet va s’adresser à l’Autre, en questionnant, justement l’objet lié à ce refoulement. C’est la configuration la plus classique.

Le transfert dans les psychoses. C’est une question qui a été débattue à plusieurs reprises, à différentes occasions, et avec quelques autres, quelques aînés notamment, en particulier Marcel Czermak, il me semble effectivement qu’on peut tout à fait parler du transfert dans les psychoses mais ce n’est pas le même transfert, ou il n’a pas les mêmes modalités, il ne se présente pas de la même manière que dans les névroses. Dans les névroses, le transfert est à la fois, comme vous le savez, le moteur de la symbolisation auquel se voue le patient, mais c’est aussi un obstacle puisque le transfert comporte une dimension très vite d’idéal qui va arrêter, ou qui peut arrêter. Plus il avance dans les effets de la parole, et plus il peut être tenté de recouvrir ses effets par l’idéal de l’amour de transfert. Recouvrir ce qu’il évoque symboliquement avec des éléments imaginaires. C’est souvent ça qui cause l’inhibition de la parole dans l’analyse.

Dans le transfert avec des sujets psychotiques, on n’a pas affaire à la même chose puisque il ne s’agit pas d’interroger l’objet refoulé, l’objet cause du désir au sens du refoulement. Les psychotiques ont affaire à un objet qui n’est pas refoulé. Autrement dit, il peut être très vite et très facilement sur le devant de la scène : l’hallucination auditive, les hallucinations visuelles, les sensations xénopathiques, tout ce qui traverse le corps d’un sujet psychotique et dont il fait état, il nous le montre livré à ce que nous pouvons appeler une jouissance de l’Autre beaucoup plus crue et beaucoup plus à ciel ouvert que chez le névrosé. C’est pourquoi quand on travaille avec des psychotiques, il faut veiller à ne pas être trop dans le sens, avec les névrosés aussi, mais chez les sujets névrosés, une question sur le sens, une interprétation comme on dit, engage, peut engager un travail intéressant, et souhaité, souhaitable. Les sujets psychotiques sont souvent, comme vous le savez, saturés par le sens. Par exemple dans un délire paranoïaque. Un délire paranoïaque, ce n’est rien d’autre qu’une saturation de la réalité par du sens univoque. Ça peut fonctionner comme quelque chose de l’ordre de la guérison. Mais en tout cas, quand c’est persécutif et très persécutif par exemple, c’est-à-dire quand le sens est vraiment porté à une intensité qui exclut complètement le sujet, nous devons faire en sorte de ne pas en rajouter dans cette dimension du sens. Donc, une certaine réserve, voire même un certain effacement quelques fois sont souhaitables. Quand on reçoit des sujets psychotiques, on apprend à être attentifs à leur parole, à ce qu’ils disent, à savoir quand les inviter à parler, à savoir quand c’est souhaitable, quand ne pas le faire non plus, ce n’est pas toujours souhaitable, dans la mesure où il y a une grande fragilité, disons ça comme ça, il y a une grande fragilité imaginaire de ces sujets, dans leur rapport à l’image, et en particulier à l’image du corps, à tout ce qui concerne le corps et ce qui fait image du corps. C’est très décomposé dans les psychoses. Et quand ça n’a pas l’air décomposé, il faut quand même faire attention parce que ça peut toujours l’être. Parfois, c’est très soudain comme décomposition.

Donc là, il y a des modalités du transfert qui peuvent être très vives puisque la place que vous occupez pour un psychotique est toujours une place très importante dans le tableau, la place que vous acceptez d’occuper et si vous n’y prenez pas garde, cette place peut devenir facilement persécutive, intrusive, difficile donc, à tenir. Mais ça se fait, ça s’apprend, et notamment par la pratique. Vous aurez l’occasion de le découvrir, vous l’avez peut-être déjà constaté.

Pour la perversion. Le transfert avec les sujets relevant de cette structure, ce n’est pas facile, ça ne tient pas, ça ne tient pas facilement. Ça peut dans certains cas, il ne faut pas favoriser les généralités trop simples, il peut y avoir des transferts qui tiennent et qui permettent un travail de longue durée et intéressant, mais la difficulté des sujets pervers avec la symbolisation puisqu’ils ont une sorte de trait commun avec les sujets psychotiques. Pour un sujet pervers, l’objet n’est pas de l’ordre de la symbolisation, il est de l’ordre du Réel, il est recherché à travers une présence réelle, dans la réalité, justement, pour faire tenir cette réalité et les chemins du travail de la symbolisation ne sont pas aisés pour ces sujets. Bien souvent, et c’est quand même le cas le plus fréquent, quand ils viennent demander une adresse, c’est quand ils sont très angoissés, eh bien, souvent quand l’angoisse les quitte, nous ne les revoyons plus. Bien souvent, mais ce n’est pas toujours le cas. Ce qui est difficile, c’est que le rapport à la symbolisation n’est pas simple.

Je ne vais pas vous donner des recettes trop approximatives sur les trois structures cliniques mais disons que il y a cette difficulté avec les structures de la perversion. Il y a cette difficulté du rapport au symbolique qui n’est quand même pas évident et ça mériterait un développement plus important. Je voulais juste vous donner quelques éléments cliniques en relation avec cette question du transfert. Je ne m’y appesantirai pas plus. Je voudrais laisser un peu de temps à vos questions si vous en avez.

― 3 Questions :

- Qu’est-ce que ça veut dire « signifiance » du rêve ?

- Le langage est voué au ratage de l’objet, c’est fort quand même !

- En ce qui concerne le désir de l’analyste, c’est bien différent de le penser comme un sujet supposé savoir que de le penser comme la question qui intéresse l’analyste.

― S. Thibierge : Je vais prendre les trois questions dans leur ordre.

La première question. La signifiance. Oui, c’est parce que le titre de Freud, c’est la Traumdeutung, et la Traumdeutung ce n’est pas quelque chose d’aussi univoque que de dire la signification des rêves, par exemple, ou l’interprétation des rêves. Ce que dit ce titre, c’est plutôt que les rêves ont une valeur signifiante, ils font entendre quelque chose de l’ordre du sens, mais le sens, c’est déjà un peu trop. De l’ordre de la signifiance, c’est-à-dire qu’ils ont une résonance dans l’ordre de ce qui signifie. Ils signifient quelque chose, ils ont quelque chose à dire, ils disent quelque chose.

La deuxième question, c’était : « dire que le langage, c’est le ratage de l’objet c’est fort ! » Oui, c’est ce qu’ont déjà repéré les philosophes ! C’est-à-dire que quand nous parlons, quand nous sommes dans le registre du symbolique, nous avons affaire aux mots, c’est-à-dire que nous n’avons pas affaire à la chose directe. Nous n’avons pas affaire aux objets directement, nous n’avons affaire qu’à des représentations et c’est ça qui fait que le langage vient en quelque sorte entériner le ratage, le manque de l’objet. Donc ce n’est pas si provocateur que ça. Ce n’est même pas provocateur du tout de dire que le langage est lié au ratage de l’objet.

Enfin, la dernière question. Il y a la une tentation à laquelle je n’avais pas pensé et qui est fort bien vu par la personne qui questionne. Je crois que l’on peut répondre de la façon suivante : les deux ne sont pas contraires ou antinomiques, c’est que le désir de l’analyste, effectivement, représente une question, que l’analyste représente une question sur le désir de l’Autre. Mais il est également sujet supposé savoir, mais ce n’est pas un sujet supposé savoir au sens où il connaîtrait tout le sens de l’histoire du patient. Il est supposé savoir au sens où on le crédite de tenir une place de sujet à l’endroit du savoir. C’est-à-dire il est prêt à supporter ce savoir de sa présence de sujet, en quelque sorte. C’est de ça que le crédite l’analysant. Il ne se dérobe pas au savoir, il est présent justement au lieu où ce savoir prend effet, au lieu de l’Autre. Et en ce sens-là il est sujet supposé au savoir. Ce n’est pas supposé savoir au sens, justement du sens et de la reconnaissance, c’est supposé être présent au lieu du savoir, c’est à dire au lieu de l’inconscient, au lieu de ce savoir dont l’inconscient nous donne des marques. Voilà comment je dirais que ce n’est pas contradictoire avec le fait que l’analyste représente une question. Il la représente, il la soutient et ainsi, il se fait support de cette référence au savoir inconscient. On pourrait le dire comme ça.

― Question : Qu’est-ce qui fait si peur dans cet objet a quand on est près de lui ? Pourquoi on s’en éloigne et pourquoi on le met à distance ? Qu’est-ce qu’il a qui terrorise ? Qu’est-ce qui se passe ? De quoi est-il fait qui puisse provoquer une telle peur ?

― S. Thibierge : Votre question est une très bonne question. Elle est juste, peut-être, si vous me permettez, elle prend un peu la pente du sens parce que vous semblez dire : mais qu’est-ce qu’il a cet objet pour faire si peur ? ça évoquerait quelque chose de représentable, comment est-ce qu’il est, comment est-ce qu’il est fait, comment est-ce qu’il se présente pour qu’on en ait si peur ? En réalité, ce qui nous fait peur dans cet objet, ce qui peut le rendre parfois très angoissant, c’est qu’il indique la façon dont nous sommes pris dans le désir de l’Autre. C’est de là que ça part, en quelque sorte. Et ça, ça peut être très angoissant. Au début du Séminaire L’Angoisse, dans lequel Lacan inscrit cet objet petit a, dans lequel il l’écrit, enfin il l’avait déjà un petit peu approché, mais là, il l’écrit vraiment. Au début du séminaire sur L’Angoisse, c’est un passage célèbre, Lacan dit à ses auditeurs : imaginez, enfin il s’imagine lui-même d’ailleurs, pour illustrer ce à quoi peut renvoyer l’angoisse, il s’imagine devant une énorme mante religieuse qui serait là comme ça, à le fixer de ses yeux verts avec plein de petits points,  et lui, tout petit devant cette mante religieuse se posant la question : que me veut-elle ? Là, c’est une question angoissante ! C’est une question liée au statut de l’objet petit a.

― Question : C’est-à-dire qu’il y a une absorption du sujet, il est complètement absorbé dans le désir de l’Autre. Donc, quand vous dites : que me veut-elle ? C’est le fameux Che vuoi ? C’est-à-dire est-ce que tu me veux ? Et en fait, moi je ne suis rien… En fait, la personne qui ressent cette angoisse par rapport à l’Autre ou par rapport à une angoisse générale, elle est complètement happée, quelque part. Enfin si je donne un effet de sens. Le sujet évanescent, il s’en va, hop, il n’y a plus rien. C’est une espèce de mort, en quelque sorte, si on peut dire.

― S. Thibierge : C’est quelque chose devant quoi le sujet, comme sujet justement, s’éclipse, est éclipsé. Il ne soutient pas le rapport à ça. Quand il rencontre quelque chose de ça, eh bien, il s’éclipse. Il disparaît.

Merci pour votre attention.

 

Stéphane Thibierge