Stéphane Thibierge : Symbolique, réel, imaginaire - Éléments pour une pratique en psychopathologie - 3

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EPhEP, Mth1 - CM, le 17/10/2016 

            Alors, je vais continuer aujourd’hui à vous parler du symbolique — puisque j’ai pris le parti de vous parler du symbolique, de l’imaginaire et du réel — pour essayer de vous montrer la richesse et l’utilité dans notre discipline de ces trois termes, de ces trois dimensions. Le fait de me demander comment je pouvais vous présenter cet intérêt et ces trois termes m’a amené, pour aujourd’hui, à m’arrêter un petit peu plus sur celui du symbolique. Ça m’a conduit à des remarques que je vous proposerai au cours de cette soirée.

 

            Je vous l’ai dit : ce terme, nous le prenons en corrélation avec les deux autres que j’ai évoqués, c’est-à-dire, l’imaginaire et puis le réel. Pour entrer assez simplement et tranquillement dans le sujet, nous pourrions dire : nous entendons par symbolique les éléments du langage. Autrement dit ce qui s’appelle en linguistique, et ce que nous reprenons beaucoup en psychanalyse à la suite de Lacan : les signifiants. Les éléments du langage c’est ce qu’on appelle les signifiants en linguistique. Ça pose  — pour parler assez simplement, pour entrer en matière — ce qu’il en est du symbolique : le symbolique c’est le langage, ce sont les signifiants.

            L’imaginaire maintenant : l’imaginaire, comme le terme le laisse résonner, l’imaginaire c’est ce qui fait image, c’est ce qui est du registre de l’image et donc ce qui prête au sens. Ça a l’air comme ça tout simple, ce que j’évoque là : l’image c’est ce qui fait sens, et l’imaginaire c’est ce qui est de cette dimension qui prête au sens ; pourtant je me permets d’arrêter votre attention là-dessus : le sens, c’est vraiment une notion, un terme très difficile, parce que — je vous l’ai dit souvent, et je ne dois pas être le seul à vous le dire — nous sommes vraiment malades du sens. Et si je vous le dis comme ça, je suis sûr que ça glisse gentiment sur vos oreilles comme de l’eau sur les plumes d’un canard : « Nous sommes malades du sens : oui, oui, bon d’accord... » Mais réfléchissez-y, laissez ça reposer, puis demandez-vous, chacun d’entre vous, chacun d’entre nous : comment est-ce que je suis mordu par cette maladie, si c’en est une ? Car nous sommes malades du sens. C’est très étrange le sens, la compréhension : comment, à un moment donné, est-on comme ça orienté dans une direction, un sens comme on dit ? Qu’est-ce qui nous saisit, là ? C’est quand même important de se le demander en psychopathologie, puisque pour beaucoup de ces sujets auxquels nous avons affaire, et qui sont en souffrance, en difficulté, eh bien pour un très grand nombre d’entre eux, sinon même tous, c’est lié à une certaine relation au sens. Et vous voyez, les choses sont liées entre elles : cette relation au sens qui nous est si importante et si difficile, est liée à notre relation au langage, puisque le langage tout seul, le langage pris isolément serait très angoissant s’il n’y avait pas un peu de sens pour orienter notre rapport au langage.

            Donc le symbolique, et puis l’imaginaire — ce qui fait image, vous disais-je, ce qui fait sens — et puis troisième dimension, troisième terme : le réel. Le réel, ce n’est pas facile à définir, mais en tout cas comment essayer de préciser le registre du réel en relation avec les deux autres registres, le symbolique et l’imaginaire ? Nous pouvons dire que le réel, c’est ce qui fait l’objet dont il s’agit, ce dont on parle, ou ce dont on fait l’image. Il y a ce que le symbolique essaie dans son registre d’attraper, ce que l’imaginaire essaie dans son registre d’attraper également, et ce qui est toujours, irréductiblement, loupé ; ce qui échappe à cette prise, ne se réduit donc pas à ce qui se dit ou à ce qui s’imagine : cela, c’est le réel. Autrement dit il y a un reste. On essaie d’attraper les choses avec la parole, avec le langage, avec l’écrit, avec tout ce que vous voudrez de cet ordre, de l’ordre du signifiant, mais vous savez fort bien qu’on n’y arrive jamais tout à fait : on en attrape quelque chose, on borde un peu, mais on ne dit jamais le dernier mot. De la même façon du côté de l’image : on peut faire image, on peut faire sens, on peut produire des effets de sens, mais par là on borde ce qu’on essaie d’attraper, on ne l’attrape jamais complètement. Eh bien cela, ce qui manque à cette prise tentée par la dimension du symbolique ou par celle de l’imaginaire, cela c’est la dimension du réel. Il est arrivé à Lacan de dire : « Le réel, c’est l’impossible ». L’impossible. Bon, c’est une formule à la fois très précise, très rigoureuse, et qui prête à différentes interprétations, comme souvent chez Lacan. Le réel, pourrait-on dire, c’est ce qui est impossible justement à cerner, à attraper — on en attrape quelque chose bien sûr, mais pas de façon définitive, pas de façon close — ce qui donc est impossible à attraper par le symbolique et par l’imaginaire. Et en même temps, le réel c’est ce qui fait l’objet, je vous le disais tout à l’heure, c’est ce qui fait l’objet dont il s’agit du côté du symbolique comme du côté de l’imaginaire. C’est ce dont on parle. C’est ce qu’on tente de représenter, d’imager.

 

            Vous voyez — enfin je pense que vous entendez plutôt que vous ne voyez — qu’il y a une logique très sensible, très audible et très forte dans cette tripartition en trois dimensions, fondamentales pour rendre compte de l’expérience de la psychanalyse. C’est à partir de là qu’elles ont été formulées par Lacan, mais au-delà de la psychanalyse nous pouvons tout à fait dire : trois dimensions fondamentales pour nous rendre compte de ce que c’est que la psychopathologie. Je pense que vous entendez qu’il y a effectivement une logique assez forte qui commande la distinction de ces trois termes. Ainsi le symbolique c’est ce qui est du domaine du langage ; l’imaginaire c’est ce qui est lié à l’image et au sens (on perçoit assez bien l’articulation avec le langage) ; et le réel, c’est ce dont il s’agit, ce dont on parle. Vous entendez bien la logique à l’œuvre là, elle est forte.

 

            Ces trois termes, et leur usage, ne sont pas tellement originaux en eux-mêmes : on n’a pas attendu la psychanalyse pour isoler la dimension du langage comme telle, non plus que pour isoler la dimension de l’image, du sens, de tout ce qui est de ce registre-là, pas plus que pour isoler la troisième dimension, celle du réel, l’objet dont il s’agit. Ce qui est beaucoup plus original et beaucoup plus fort dans ses effets, la richesse que ça nous donne dans l’abord de la psychopathologie notamment, c’est de dire que de ces trois termes, aucun n’a la préséance sur l’autre, ou sur les autres. Aucun n’est privilégié par rapport aux deux autres.

            Si vous y réfléchissez, vous constaterez que dans la plupart des cas où on fait un usage un peu articulé, un peu systématique de ces trois termes — ça arrive très souvent, quel que soit le cours, y compris celui que je suis en train de faire... Vous trouverez toujours une certaine manière de parler de quelque chose (donc il y aura du symbolique), proposer un minimum de sens (donc il y aura de l’imaginaire), et puis parler à propos de quelque chose (donc il y aura du réel) ; mais vous verrez que dans la plupart des cas, vous trouverez une prééminence d’un des termes sur les autres.

             Par exemple l’articulation de ces trois registres comportera un souci affiché, ou du moins sensible,

Par exemple l'articulation de ces trois registres comportera un souci affiché, ou du moins sensible que l’imaginaire, le sens, commande et maîtrise l’articulation qui vous est proposée. La philosophie — dont je vous ai parlé la dernière fois dans des termes un peu généraux sans doute, mais qui je crois ne sont pas faux — articule souvent dans son discours un privilège du sens, c’est-à-dire un privilège de l’imaginaire. Autrement dit vous avez les trois registres mais il y a cette préséance en quelque sorte — on peut y entendre une préséance — d’une des dimensions sur les deux autres.

            Vous pourriez aussi isoler assez facilement des articulations de ces trois registres où se trouve très nettement affirmée la prééminence du registre symbolique sur l’imaginaire et sur le réel. Certains proposent cette remarque — elle serait à examiner de façon plus précise : la religion — la religion sous nos latitudes si je puis dire, disons les monothéismes pour parler rapidement, peuvent par beaucoup d’aspects nous présenter une configuration dans laquelle le symbolique, l’articulation signifiante, est censé avoir une primauté sur l’image et sur le réel.

            Je vous ai pris deux exemples mais si vous allez dans n’importe quel endroit où l’on enseigne quelque chose, où l’on tente de faire valoir un discours à propos de quelque chose, vous trouverez très ordinairement une manière de privilégier l’un de ces registres sur les autres.

            On pourrait prendre aussi le discours contemporain de la science, ou de l’idéologie scientiste plus exactement, parce que ce n’est pas tout à fait la science ; qu’il s’agisse des neurosciences, de la médecine, de toutes les branches du savoir comme on dit, vous savez qu’il y a un point de vue aujourd’hui dominant — qui est très imaginaire pour le coup — qui consiste à considérer que si on parle de quelque chose dont on ne peut pas indiquer l’image, une forme d’imagerie quelconque (que ce soit scanner, radiographie, IRM, microscope, tout ce que vous voudrez), si on ne peut pas montrer, désigner ce dont on parle, eh bien ça n’est pas réel. Ce qui est une folie bien sûr, c’est vraiment le degré zéro de ce qu’on peut appeler l’esprit scientifique, au sens où en parlaient des gens comme Bachelard il n’y a encore pas très longtemps. L’esprit scientifique, c’est l’esprit qui tente de faire avancer quelque chose sur le plan de l’articulation scientifique, dans le sens fécond du terme : c’est justement une façon de ne pas s’en tenir aux évidences que l’on peut montrer. Donc c’est vraiment très idéologique, mais je n’ai pas besoin d’insister beaucoup : vous savez à quel point ce point de vue est aujourd’hui prévalent.

 

            Donc le point que je veux pour vous souligner ce soir, c’est que la difficulté — parce que ce n’est pas facile — et en même temps l’originalité très grande de cette façon d’articuler les choses : c’est justement de ne pas considérer qu’il y ait un ordre de préséance entre l’imaginaire, le réel et le symbolique. Les trois ont exactement la même valeur et le même rang. Pour le dire encore autrement : il n’y a pas une maîtrise qui commanderait ce dispositif à trois. C’est très original puisque, comme je vous l’ai dit la dernière fois, une très grande part de nos spéculations, de nos réflexions, de nos actions, de nos manières d’attraper le réel, une très grande part de tout ça — j’ai longuement insisté là-dessus la dernière fois, je n’y reviens pas — une très grande part de notre rapport au réel est déterminé par une sorte de distinction très simple, et duelle, entre le sujet et l’objet, distinction très imaginaire, avec cette supposition que c’est le sujet qui commande. Lorsque vous abordez le réel — non pas à partir de cette supposition très simple et rudimentaire, mais qui néanmoins commande une grande partie de notre rapport au réel — lorsque vous abordez les choses à partir de trois termes dont aucun ne peut être dit prévalent, cela va donner à votre abord du réel un tout autre aspect.

            Je n’y reviens pas, mais je vous invite à vérifier par vous-même la validité de ce que je vous proposais la dernière fois, à vérifier par vous-même comment, dans la majorité des cas, nous sommes pris dans cette espèce de glu, comme ça, imaginaire pour le coup, d’une distinction entre un sujet actif et un objet passif, ou — on peut inverser les choses — un objet actif et un sujet passif, peu importe. Cela, c’est le privilège accordé à la compréhension et au sens : cette petite formation à deux termes qui se traduit toujours plus ou moins par cette distinction entre un côté actif et un côté passif. Dieu sait que ça commande notre représentation des choses ça, le côté actif, le côté passif. Même le génie de Freud, par exemple, n’a pas été sans être parfois très embarrassé par cette espèce de prégnance de la représentation imaginaire, de cette bipolarité.

            Cette bipolarité, je vous le redis, ne vient pas de n’importe où : elle trouve sa structure fondamentale et sa prégnance dans notre rapport premier à l’image spéculaire, à notre image, la dualité première du rapport du sujet à son image. En réalité ce n’est pas une dualité, parce qu’il n’y a pas que le sujet et son image : il y a aussi le symbolique. Mais généralement, dans la captation spéculaire, nous l’oublions : nous sommes souvent pris par cette captation spéculaire, justement quand nous sommes dans ce privilège de la compréhension, et dans l’illusion de maîtrise que ça peut nous donner.

            Tout ceci est extrêmement important, parce que quand vous avez un entretien avec un patient, ou même avec n’importe qui, vous n’allez pas du tout parler de la même façon si vous évoluez dans un espace structuré de façon duelle par le souci d’une maîtrise de la compréhension, ou bien si vous vous déplacez dans un espace où réel, symbolique et imaginaire sont trois, et chacun exactement du même poids et de la même valeur que les deux autres.

 

            Alors, une façon à la fois d’illustrer ce que je suis en train de vous dire et de se prévaloir — pardon : de se prémunir contre ce risque de tomber dans cette maladie du sens (notamment lorsqu’on écoute des patients, lorsqu’on a affaire à des patients, donc en psychopathologie), une manière intéressante de faire donc, c’est le passage par l’écrit. Qu’est-ce que c’est le passage par l’écrit ? Ecrire, ça suppose toujours un effort, sauf quand on est maniaque — ce qui n’est pas forcement enviable — ou dans des états analogues. On n’écrit jamais sans effort, je pense que vous êtes d’accord : prendre, j’allais dire, son stylo — aujourd’hui on prend son ordinateur, et on tape : ce n’est pas tout à fait la même chose qu’écrire. Bien sûr c’est lié, je ne dis pas que ce n’est pas écrire, mais je vous parle de l’acte d’écrire, qui engage vraiment, comme on dit, « la feuille blanche ». Et puis vous savez ce qui se passe quand vous écrivez sur une feuille blanche : ce n’est pas comme sur l’ordinateur où vous pouvez effacer tout de suite ce que vous avez écrit, puis écrire autre chose ; il y a une espèce de — comme on dit fort justement — d’immatérialité. Quand vous écrivez sur une feuille de papier, vous ne pouvez pas effacer ce que vous avez écrit ; donc ça engage le corps d’une manière qui n’est pas la même que quand on est juste à taper sur le clavier. Quand on tape sur le clavier, on est moins engagé puisque de toute façon on peut effacer. Je me souviens de quelqu’un qui me disait : « J’ai essayé d’écrire une thèse, et ça marchait formidablement bien : au bout de 15 jours j’avais écrit presque la moitié de ma thèse, ça coulait tout seul ! Et puis, me dit-il, j’ai laissé reposer ça pendant une semaine, et j’ai regardé : c’était nul, ça ne valait pas un clou ! » Alors il a trouvé une façon de faire un peu différente — ce n’était pas amusant, pas facile pour ce sujet, il s’est dit : « Bon allez, je le fais au stylo et au papier ! ». Et là il m’a dit : « C’était beaucoup plus lent, j’ai pas fait la moitié en trois semaines... c’était beaucoup plus difficile d’écrire ». Cependant, il a découvert que ce qu’il écrivait n’était pas, justement, aussi dépourvu de valeur au bout d’un certain temps. Je vous donne là un cas singulier, je ne dis pas que c’est le cas de tout le monde ; il y a des gens qui sans doute se débrouillent fort bien avec des ordinateurs, je ne suis pas en train de vous dire : « il faut écrire comme ci, pas comme ça ». Mais dans tous les cas, la dimension de l’écriture, dans le sens où elle inscrit quelque chose — qui n’est pas facilement effaçable : c’est ça la dimension de l’écriture — vous oblige à un effort qui n’est pas spontané, qui n’est pas facile. Je pense que vous savez tous le type de souffrance que ça peut entraîner, chez certains encore plus que d’autres, mais jamais de façon indifférente. Passage à l’écriture. Passage par l’écrit.

            Ce passage par l’écrit, il est clair, à l’évidence, à l’expérience la plus simple, que ça met en jeu le symbolique ; ça met en jeu l’imaginaire (parce qu’on ne peut pas écrire sans un tout petit peu de sens). Et ça met aussi en jeu quelque chose de très surprenant : quand on écrit réellement, c’est-à-dire quand vous écrivez quelque chose qui vous importe, par exemple — ce n’est plus tellement à la mode, mais après tout, rien n’empêche de le faire — une lettre à quelqu’un qui vous importe (que ce soit un ami, une amie, une lettre d’amour, une lettre d’échange, un dialogue poursuivi, épistolaire...), vous verrez — je pense que ça vous est arrivé, si ça ne vous est pas arrivé il faut essayer — que cela réserve des surprises intéressantes. Vous remarquerez ce phénomène très étrange : on est parfois très surpris à la fin d’une page de remarquer ce qu’on a écrit, où on est arrivé, par où on est passé et où ça nous emmène. Ce n’est jamais une chose qu’on maîtrise au départ, jamais ! Je dis bien : quand il y a un enjeu, c’est-à-dire quand vous êtes vraiment sollicité par quelque chose, eh bien vous découvrez, à l’expérience de l’écriture, que ça vous emmène dans des zones que vous n’auriez jamais imaginées. C’est donc qu’il n’y a pas seulement le langage qui est en jeu, précisément ; il n’y a pas non plus seulement ce que j’imagine que je vais écrire, ce que j’anticipe comme image ; il y a aussi quelque chose que nous pouvons tout à fait appeler ici le réel, et qui se découvre à nous seulement à l’épreuve de l’écriture, c’est-à-dire ce que je j’évoquais comme cette surprise d’être emmené tout à fait ailleurs que ce qu’on imaginait.

 

            Cet effort de l’écriture, et de la dimension de l’écrit, est très salutaire quand nous avons affaire à ce qui se présente à nous dans la psychopathologie, autrement dit : à des patients. Qu’est-ce qu’il se passe lorsque l’on essaie d’entendre quelqu’un qui parle, et qu’on est engagé dans un échange avec quelqu’un qui parle, qu’on invite à parler ? Quelqu’un parle, et nous, nous sommes dans la position d’entendre ce qui est dit, n’est-ce pas ? En l’entendant, nous ne pouvons pas nous empêcher de le comprendre ; il ne faut pas se presser de dire que c’est une bonne chose, il ne faut pas trop se presser de dire que c’est bien — nous ne pouvons pas nous empêcher de le comprendre — parce que ça peut être très pauvre, très rudimentaire, et c’est souvent très simpliste : on comprend. Quelqu’un parle, je l’entends et je comprends. Si je comprends, ça peut vouloir dire que j’ai complètement raté ce dont il s’agit. La compréhension c’est du sens ; le sens, c’est très proche de l’interprétation. Et quand on interprète, est-ce qu’on est au diapason du réel à quoi on a affaire ? Eh bien non, pas forcément.

            Je peux vous en donner la preuve tout de suite — bon, c’est un sujet qui m’intéresse, pour lequel il y aurait sans doute beaucoup à dire, mais que je propose ici juste en passant à votre attention : le visage humain. Le visage humain, c’est important, en psychopathologie : oui ou non ? Bien sûr que oui ! Et dans nos relations les uns avec les autres, le visage, ça compte : deux yeux, une bouche, des oreilles, une bouille faite comme ci, comme ça…  C’est étonnant les visages… Nous sommes maintenant des milliards sur la planète : autant de visages différents, c’est quand même incroyable cette production de différence ! Mais ce n’est pas ça qui me paraît le plus intéressant ; ce qui me paraît le plus intéressant c’est que — pour vous montrer quand même notre pente à l’imaginaire — nous ne pouvons pas (sauf si nous sommes bien exercés en sens contraire) nous empêcher d’interpréter les visages. Vous le remarquerez : nous ne pouvons pas nous en empêcher. Alors à l'évidence pas les visages de ceux qui nous sont indifférents ; mais plus on entre dans notre proximité, plus on s’intéresse aux visages de ceux qui nous sont proches, plus on devient interprétatif, voire carrément délirant. C’est le canevas de toutes les scènes de ménage, ça, vous l’avez sans doute déjà observé : « Pourquoi tu fais la gueule ? – Moi ? je fais pas la gueule, c’est toi qui fais la gueule ! » Vous voyez, ce genre de choses. Ou bien alors : « Mais qu’est-ce qu’il a ? » (ou « Qu’est-ce qu’elle a ? »), et tout de suite on commence : « il est en colère ? il est content ? il est triste ?... » Et vous vous apercevez qu’il suffit de prendre l’avion pour aller dans une culture différente, pour s’apercevoir que, bien souvent, notre grille interprétative tombe à côté ; dans une autre civilisation, on est complètement à côté. Ainsi quelqu’un va vous annoncer une nouvelle absolument dramatique et terrible, avec un sourire : on va croire qu’il est content, alors qu’une heure après il va se suicider. Donc vous voyez : ça rate complètement la compréhension, ce n’est absolument pas un fil avec lequel nous pouvons établir quelque chose de solide.

 

            Ainsi quand nous écoutons, quand nous entendons quelqu’un qui parle, nous ne pouvons pas nous empêcher de comprendre quelque chose. Il est alors très salubre de passer par l’écrit, c’est-à-dire sans trop se fier à ce que l’on comprend ; c’est un très bon exercice de se dire par exemple  : « Je vais tacher de noter tout ce qu’a dit le patient au cours de l’entretien que j’ai eu avec lui. » C’était une recommandation que m’avait faite, au tout début de mon stage (à l’époque où je commençais à prendre connaissance de la psychopathologie, et plus spécialement des psychoses car je commençais  à travailler dans un hôpital où il y avait pour l’essentiel des patients qui relevaient de ce registre-là), une psychiatre — elle n’est plus en activité, elle n’est plus là, mais c’était une dame très généreuse qui s’appelait Claudine Capron. Elle me faisait confiance, elle était vraiment très sympathique, très généreuse dans sa façon de travailler, et elle m’avait très vite laissé faire un petit peu comme je l’entendais, avoir des entretiens, etc. Au début j’étais quand même un peu déconcerté, je lui demandais : « Comment faire, Claudine ? Comment je peux faire ? » Et elle me disait : « Bah... vous allez voir, vous allez apprendre ! Mais en tout cas, pour le moment, notez tout, tout ce que vous entendez, tout ce que vous voyez. Notez, notez-le. » Et à ce moment-là j’ai réalisé la distance très impressionnante qu’il y avait entre ce que je percevais de mon expérience — ce qu’on appelle aujourd’hui d’un terme que je trouve très bébête, mon « ressenti » : franchement, ce n’est pas notre ressenti qui est important dans ce genre d’affaire, c’est quand même plutôt ce qui est du côté du patient... Notre ressenti, on s’en fout ! je veux dire que notre sentiment, ce n’est vraiment pas le problème. Donc, je préfère dire : notre « expérience », notre « perception » de la chose — eh bien je me rendais compte, quand je reprenais le train pour rentrer à Paris et qu’il m’arrivait de regarder les notes que j’avais prises, et surtout quand je l’ai fait des années après... si je vous en parle, c’est que j’ai eu la curiosité il y a quelques semaines d’aller jeter un œil sur ces notes que j’avais prises (j’en ai au moins un paquet comme ça !) : j’avais complètement oublié ce dont il s’agissait, je n’en avais plus le moindre « ressenti ». Par contre, je me disais : « Mais c’est quand même étonnant : tu as pu noter tout ça, et tu ne savais pas ce qui était ainsi remarqué, par cette écriture ! ». C’est-à-dire que c’était d’un autre registre que ce que j’avais compris à l’époque : ça me donnait, en le reprenant plus tard, ou même maintenant, un démarquage très précis de choses, enfin d’un réel souvent — toujours, même — beaucoup plus riche et beaucoup plus étrange aussi, que ce que j’en avais imaginé, c’est-à-dire que ce que j’en avais compris sur le moment.

            Lacan a donné une formulation très ramassée de ce que je suis en train de vous dire dans une formule qu’on cite souvent (donc je ne vois pas pourquoi je me priverais de vous la donner) qui se trouve au début d’un texte qui n’est pas facile[1] (mais que vous pouvez lire, ce n’est pas interdit même si ce n’est pas facile, et même si vous comprenez pas : vous en saisirez toujours quelque chose). Cette première phrase, elle se dit comme ça : « Qu’on dise reste oublié derrière ce qui se dit dans ce qui s’entend. » En fait, ce n’est pas si compliqué : « Qu’on dise », ça veut dire « que quelqu’un parle », le fait que quelqu’un parle, donc la parole ; le fait que quelqu’un parle, c’est aussi le réel de ce qui fait le tourment de ce quelqu’un. « Qu’on dise reste oublié », autrement dit : « reste », c’est un reste, comme un déchet. « Qu’on dise », ça reste oublié. Oublié derrière quoi ? « Derrière ce qui se dit » : là ce n’est plus « qu’on dise », c’est ce qui se dit, c’est devenu un énoncé. Ce n’est plus la parole, c’est un énoncé : c’est déjà très rétréci. « Derrière ce qui se dit dans ce qui s’entend » : ce qui s’entend, ça peut s’entendre de plusieurs façons mais c’est notamment le registre du sens. « Je vous entends » : entendre veut dire aussi « saisir quelque chose de l’ordre du sens ». Eh bien, cette phrase vous dit d’une façon élégante je dirais, et rigoureuse, la manière dont, dans l’échange ordinaire de la parole, le passage à l’énoncé qu’effectue toujours notre compréhension. Notre compréhension saisit ce qui est dit de l’autre, en énoncé : elle saisit qu’on dise dans un « il dit » ou « elle dit », et c’est ce qu’on en comprend. Et du coup, il y a un reste qui est oublié, c’est-à-dire qui n’est pas pris en compte, qui est en quelque sorte mis de côté.

            Quand vous faites l’effort du passage par l’écrit, par l’écriture, eh bien justement ce reste oublié, vous lui donnez un sillon en quelque sorte, vous lui donnez un accès. C’est pourquoi nous sommes souvent étonnés quand nous relisons des notes que nous avons prises en entendant des patients — surtout des patients psychotiques, mais pas seulement — parce que justement, c’était passé à la trappe, nous l’avions refoulé. Et je vous assure, nous sommes tellement malades du sens que la plupart du temps quand quelqu’un parle, nous nous dépêchons de refouler ce qu’il dit, ou ce qu’elle dit. Autrement dit : dans notre rapport le plus élémentaire à la parole et à l’Autre, nous refoulons, justement, nous laissons de côté ce qui est de l’ordre du « qu’on dise », c’est-à-dire de l’altérité, aussi ; « qu’on dise », c’est une parole qui parle en quelque sorte dans le moment, avant qu’elle soit transformée en énoncé. Vous voyez ? C’est une tentative de dire quelque chose, et cette tentative nous sommes toujours prompts à la refermer sur un énoncé.

 

            Alors, pour faire un pas de plus ce soir, je voulais amener un terme qui me semble important à évoquer concernant notre rapport au symbolique (car je vous parle des trois registres, mais plus spécialement là du symbolique). Le terme dont il s’agit, je vais vous le dire tout de suite mais il concerne notre rapport premier à l’Autre, notre rapport premier au symbolique, aux signifiants et au langage. Ce terme c’est le masochisme. C’est gai, hein ?! Ça me paraît quand même motivé, et motivable, de le dire ainsi : le masochisme.

            D’où recevons-nous le langage ? Il ne tombe pas du ciel ! Nous le recevons de l’Autre. L’Autre, c’est-à-dire ce qui se manifeste de langage à proximité de l’enfant quand il arrive, quand il vient au monde ; l’Autre que nous écrivons avec un grand A. L’Autre, qui est une façon de désigner le lieu du langage aussi : l’Autre ce n’est pas seulement l’autre ou les autres qui nous parlent, c’est aussi ce lieu, il n’y a pas d’autre façon de le dire, ce lieu qui est celui du langage, des éléments symboliques, des éléments signifiants. Vous savez je pense qu’au commencement de la vie, notre rapport au symbolique, notre rapport au langage passe entièrement par notre dépendance radicale à l’égard de l’Autre. Vous connaissez tous, je pense, la manière dont Freud de façon extrêmement pertinente a caractérisé la situation du jeune enfant dans sa relation à ceux qui s’occupent de lui, sans quoi ce jeune enfant dépérirait et mourrait. Cette relation, ce rapport au réel et à l’Autre du jeune enfant, Freud le caractérise par le terme allemand de Hilflosigkeit : la détresse, le fait d’être sans recours. Il faut bien dire que notre relation première à ce lieu de l’Autre et au langage — première... oui, initiale — est une relation, on va le dire comme ça, meurtrissante, une relation douloureuse : parce que dans son rapport premier à l’Autre, l’enfant est dans une dépendance radicale et que c’est par là que le langage lui arrive, c’est par là qu’il va trouver une prise dans le langage. Et s’il ne trouve pas cette prise, il crève ; la mort est là très proche, c’est aussi pourquoi ce rapport initial au langage a quelque chose de meurtrissant.

 

            Donc s’agissant de ce rapport initial au langage et à l’Autre, qui est le nôtre : on ne peut pas le caractériser directement comme du masochisme, mais vous saisissez sans doute combien proche le masochisme peut être de cette attitude première — enfin ce n’est même pas une attitude -  de cette dépendance première à l’endroit de l’Autre. Cette dépendance radicale et ce côté meurtrissant, d’être en quelque sorte l’objet livré à ce que l’Autre en fera, à la manière dont l’Autre s’adressera à nous, nous pouvons entendre que pour beaucoup de sujets cela favorise le masochisme. Je vous assure que le masochisme (je pense que je n’ai pas besoin de vous le prouver), c’est quand même un trait assez répandu parmi les parlêtres ; et en psychopathologie, ça ne manque pas, le masochisme, dans l’expérience ordinaire des gens, des névrosés notamment, mais pas seulement. Il est tentant très tôt, pour un sujet pris dans cette dépendance radicale à l’égard de l’Autre, de se dire : « Voyons, est-ce que je suis bien là où je suis attendu par cet Autre ? Est-ce que je corresponds à ce qu’il attend ? » (ou à ce qu’elle attend, si c’est la mère ; et c’est souvent la mère, même si aujourd’hui ça peut être le père qui est la mère… bon, peu importe, c’est toujours l’Autre). « Est-ce que je réponds bien à ce que cet Autre attend de moi ? » Et que cette question,  de l’angoisse et de la culpabilité que cette question peut susciter très tôt nous amène insensiblement insensiblement à : « Est-ce que ma souffrance pourrait être susceptible d’intéresser cet Autre, ou de l’amener à m’aimer ? » Vous voyez que le masochisme est quand même très facilement, très immédiatement sollicité dans ce rapport, dans la note un peu fondamentale de notre rapport au langage et à l’Autre.             Mélanie Klein a très justement parlé de la dépression du nourrisson : c’est aussi à envisager dans la même perspective, enfin dans la même série plutôt.

            Vous voyez, quand j’ai un petit peu réfléchi à la manière dont je pouvais vous parler du symbolique et du rapport du sujet parlant au symbolique, ce terme de masochisme m’est venu aussi. Pourquoi ? D’abord parce que je pense aussi qu’il caractérise quand même un très grand nombre de traits du parlêtre dans son rapport au langage et à l’Autre, mais également parce qu’il illustre ce que je vous disais tout à l’heure : c’est-à-dire que le masochisme c’est un terme. Est-ce qu’on va dire que c’est un concept ? Freud a essayé d’en faire un concept puisqu’il a écrit cet article (auquel je vous renvoie si cette question vous intéresse, et je pense qu’elle doit vous intéresser), qui s’intitule « Le problème économique du masochisme » : problème économique puisque — Freud commence d’ailleurs son article par là — le masochisme se présente comme quelque chose de complètement étrange, si on part du principe, comme le fait Freud, justement, de la primauté du principe de plaisir, si — enfin, c’est à peu près comme ça que Freud commence son article — si on considère que le sujet, et l’inconscient du sujet, recherche le plaisir ; si on observe les choses en admettant le principe de plaisir, comment se fait-il alors qu’on observe très régulièrement une recherche de la souffrance pour elle même ? Freud dit : « c’est absurde ». Alors comment répondre à ce problème ? D’où le titre de l’article, « Le problème économique du masochisme », c’est-à-dire : dans quelle économie ça s’inscrit ? Eh bien, quand vous examinez ce terme du masochisme, vous constatez assez rapidement que, si nous nous référons aux trois catégories du symbolique, imaginaire et du réel, nous observons tout d’abord le poids d’un imaginaire très prégnant. Quel est cet imaginaire ? Nous le connaissons tous, ça fait partie de notre imagerie ordinaire : il y a le sadique actif, et le masochiste passif. Il y en a un qui inflige la souffrance, et l’autre qui la reçoit. Nous sommes avec cet imaginaire-là, c’est un des aspects sous lequel nous recevons ce terme de masochisme. Bien sûr, on ne peut pas se contenter de l’aborder comme ça. Pourquoi ? Parce qu’on ne peut absolument pas réduire le masochisme à une simple passivité dans la réception de ce qui viendrait de l’autre, avec cette inverse sadique/ masochique, ce jeu de tourniquet entre les deux. Ce n’est pas suffisant d’aborder ça en termes d’actif et de passif : on peut être très actif en tant que masochiste. À l’évidence, ce n’est pas suffisant.

            Derrière cet abord très imaginaire de la question — abord, travers, dans lequel Freud parfois se retrouve pris — au-delà de cet abord très imaginaire, il y a une question qui est visée par ce terme : effectivement quand nous lisons cet article de Freud, nous percevons fort bien — enfin je crois — qu’en essayant d’articuler ce terme de masochisme, il cherchait à articuler quelque chose qu’il a beaucoup de peine à articuler précisément. Si je vous dis ça, c’est juste pour vous montrer la difficulté du terme : Freud visait quelque chose sous ce terme, il visait un certain réel, mais ce réel est très recouvert par l’imaginaire que j’évoquais tout à l’heure. Ce qui vous montre le caractère étrange et en même temps très précis de ce que Freud articule sous ce terme de masochisme, c’est la série qu’il crée pour illustrer le masochisme. Il va dire : il y a le masochisme érogène, il y a le masochisme féminin, et il y a le masochisme moral. Et il est arrivé quelque part à Lacan — dans le séminaire sur L’angoisse  — d’évoquer cette distinction que fait Freud au sujet du masochisme en disant : c’est quand même étonnant qu’on n’ait pas remarqué plus tôt la façon dont ces trois exemples que donne Freud du masochisme n’ont strictement rien à voir les uns avec les autres. C’est une série complètement hétéroclite. Et si je me souviens bien, Lacan dit : masochisme érogène, masochisme féminin, masochisme moral, c’est comme si on disait « il y a ce verre, il y a la foi chrétienne et il y a la hausse de Wallstreet ». Ça n’a aucun rapport, voyez, et c’est vrai que quand on lit l’article de Freud, on se dit qu’il a beaucoup de mal. Mais rendons-lui cet hommage : il essaie d’articuler quelque chose, donc un réel.

            Effectivement, il y a bien quelque chose de réel en jeu, et ce que je trouve intéressant, c’est que ce réel visé par le terme de masochiste (qu’on a donc tendance à recouvrir par tout un imaginaire), ce réel-là concerne notre rapport au symbolique. Et c’est pourquoi je me suis dit que ce ne serait pas mal que je vous en parle. Ça concerne notre rapport au symbolique : pourquoi ? Parce que, comme je vous le disais, notre rapport premier au symbolique et à l’Autre est marqué par cette détresse, cette Hilflosigkeit, enfin cette dépendance radicale à l’égard de l’Autre — celui que Freud appelle le Nebenmensch — et qu’il est très tentant de donner comme issue à cette dépendance radicale, à ce rapport initial au langage et à l’Autre, l’issue de la culpabilité et de l’appel fait à l’amour de l’Autre, ou à l’attention de l’Autre, au nom de notre souffrance par exemple : c’est très fréquent dans la névrose.

            Ça m’a amené aussi — parce que bien sûr j’ai été relire cet article pour vous parler ce soir — à interroger un peu ce que Freud appelle le masochisme féminin : ce n’est pas évident. Enfin il est assez surprenant que Freud parle du masochisme féminin comme de quelque chose de « la forme la plus simple du masochisme », dit-il, très facilement repérable et que nous pouvons connaître dans toutes les relations que ça met en jeu. Il me semble que ce n’est pas aussi simple que ça, et je me suis dit qu’il serait intéressant d’interroger ce que Freud vise par là, ce terme de masochisme féminin : est-ce que c’est justifié ? Quel sens ça a ? Comment l’aborder ?

            Je vois qu’il est déjà presque l’heure, donc je garderai sans doute cette question pour la prochaine fois, mais je terminerai juste en vous faisant remarquer que le masochiste, le sujet masochiste au sens de la perversion, c’est celui — comme vous le savez — qui se fait, qui tente de se faire radicalement objet de l’autre : objet qu’on échange, qu’on marchande, objet de contrat, etc ; objet maltraité, chien, enfin bref tout ce qu’on peut imaginer de cet ordre… Ce qu’on pourrait évoquer de la perversion, mais plus spécialement du masochisme, c’est qu’en poussant le bouchon suffisamment loin du côté de cette abjection, de cette réduction à être objet radical de l’autre, objet complètement disponible pour l’autre et créant du coup chez l’Autre… quoi ? L’angoisse. Mais cette façon de créer l’angoisse chez l’autre, en se faisant pur objet comme ça, livré à sa disponibilité — le masochiste angoisse, au sens de ce qu’on rencontre dans la perversion, il suscite l’angoisse — en suscitant l’angoisse de l’autre, il donne une sorte de consistance à l’Autre. Et il est intéressant de remarquer que c’est une manière possible de se tirer en quelque sorte de cette difficulté première, de notre rapport initial au grand Autre et au langage. C’est en donnant à ce grand Autre la consistance, imaginaire bien sûr — enfin pas seulement imaginaire, réelle aussi — que peut lui donner l’angoisse que l’on suscite chez lui, en se faisant radicalement son objet – qu'on le fait exister.

 

 

            Non, je veux simplement dire que la position masochiste telle qu’elle se réalise dans la perversion suscite l’angoisse de l’autre, du partenaire : c’est ce qui est recherché et c’est ce qui peut être éventuellement obtenu. Mais l’angoisse de l’autre, c’est quoi pour le théâtre ou la scène du sujet masochiste ? L’angoisse de l’autre c’est une manière de donner à l’Autre une consistance, voire à la limite un sens, au moins une consistance. Alors que notre rapport premier à l’autre, est-ce qu’il a une consistance ? Est-ce que notre rapport premier au langage a une consistance ? Non ! aucune ! Notre rapport premier au symbolique n’a pas de consistance nécessaire.  Ce sur quoi j’insiste aujourd’hui, c’est le caractère problématique de ce qui fait notre relation initiale, notre relation telle qu’elle se met en place au langage et à l’Autre, au symbolique. C’est une relation qui n’est pas si simple ni si évidente à entendre.

            Or il me semble qu’il est important que vous puissiez en entendre quelque chose, puisque quand vous avez affaire à des patients, c’est-à-dire des sujets qui sont affectés d’une manière ou d’une autre par le langage, vous avez affaire, toujours, à la manière dont ils ont fait avec cette difficulté initiale. Eh bien si je vous ai parlé du masochisme, c’est parce qu’il me semble qu’il y a plusieurs modalités de réponse à ce rapport initial au langage et à l’Autre. Il y a plusieurs modalités qu’on peut qualifier de masochistes, dont celle assez massive du masochisme dans sa version perverse, c’est-à-dire celui qui se fait objet de l’autre et qui, moyennant quoi, lui donne consistance souvent — mais pas obligatoirement comme ça — à partir de l’angoisse qu’il suscite.

            Voilà je vais rester là-dessus aujourd’hui. Donc votre question, et ensuite une autre question…

 

 

Question (salle) : Oui je vous parlais de retour à l’envoyeur, dans l’idée que d’avoir subi l’angoisse fondamentale de la part de l’autre et du langage, est-ce que ce sujet pervers pour le coup, masochiste-pervers, ne tenterait pas de renvoyer cette angoisse à l’autre ?

S. Thibierge : Écoutez, c’est une façon de dire que je trouve intéressante. Je ne l’avais pas nécessairement vue sous cet angle mais ce que vous évoquez està prendre en compte.

 

Question (salle) : Et donc, juste une remarque : vous disiez tout à l’heure que le sujet pris dans cette dépendance se dit « Est-ce que je corresponds à ce que l’autre attend ? Est-ce que je réponds bien à ce que cet autre attend ? » — donc qui serait le bébé par rapport à la mère —, et je pense qu’il y a la même angoisse en fait, chez la mère…

S. Thibierge : Il peut y avoir la même angoisse chez la mère, oui.

– Si elle répond effectivement à l’attente aussi de son enfant, et si elle le comprend…

– La mère est dans une position sur laquelle je reviendrai la prochaine fois : la mère peut être dans une position qui peut être très angoissante parce que elle a ici une puissance impressionnante, c’est-à-dire que il dépend ici… il y a quelque chose là qui dépend de la mère et si… si elle ouvre, c’est possible ; si elle ferme, c’est terminé. Il y a quelque chose là de très radical. Oui ?

 

Question (salle) : Oui ben c’est un peu dans la lignée des autres questions sur qu’est-ce qui angoisse l’autre, qu’est-ce qui serait l’origine de cette angoisse ? Et du coup, c’est de se retrouver en position un, en fait, et donc de tout puissance, et d’être envoyé dans cette… à cette place-là.

S. Thibierge : Qu’est-ce qui angoisse l’autre ?

– Qui crée l’angoisse chez l’autre…

– Dans la perversion ?

– Oui.

– C’est le fait de… comment dire ? de se faire, pour le sujet masochiste, de se faire le plus extrêmement objet de l’autre, c’est-à-dire à la disponibilité de l’autre, en quelque sorte. C’est ça qui crée chez l’autre…

– Parce qu’il ne sait pas quoi en faire de cette disponibilité ?

– Oui, tout à fait.

– D’accord.

– Eh oui.

– Et que donc il peut avoir peur d’en faire quelque chose sans limite ?

– Cela outrepasse tout ce qui peut être érotisé dans l’imaginaire, si vous voulez, ça va au-delà, et c’est cet au-delà qui est recherché pour l’angoisse que ça peut susciter chez l’autre.

 

Question (salle) : Je vais faire très vite. Je voulais faire le lien avec la notion de discours et la question de la prééminence d’un registre : est-ce qu’on peut définir un discours, justement, comme la prééminence de tel ou tel registre ?

S. Thibierge : Un discours au sens ordinaire ?

– Euh…

– Oui je pense. Vous voulez dire : au sens où on parle du discours religieux, du discours de la philosophie ou…

– Oui oui, oui.

– Je pense qu’on peut définir, en tout cas caractériser un discours en essayant de remarquer s’il donne la prééminence à tel ou tel registre, oui. Dans une acception assez large du terme discours. Oui ? Dernière question.

 

Questions (forum) : Chez le patient psychotique, faire un travail autour de l’écriture, un atelier d’écriture, peut-il avoir un effet thérapeutique pour lui autour de l’articulation RSI ? Et la deuxième ce sera : cet au-delà, est-ce le passage d’un signifiant à un signe ?

S. Thibierge : Alors la deuxième question est trop brève pour que je puisse y répondre, je ne suis pas sûr de l’entendre tout à fait. La première question : avec les patients psychotiques, on peut, et on fait fréquemment un travail très intéressant à partir de l’écriture, oui. L’écriture est certainement du côté du praticien un moyen fécond et riche, comme j’ai essayé de vous le faire entendre ce soir. Mais du côté des patients psychotiques, il est fréquent aussi que l’écriture — quand elle est encouragée avec une certaine attention par ceux ou celles qui en ont la charge — ait des vertus, sinon résolutives, en tout cas avérées… enfin, patentes chez des sujets psychotiques.

 




[1]« L’étourdit » publié dans les Autres écrits, Seuil, p. 449-495, et dans Scilicet, 1973, n° 4, pp. 5-52.