Entretien avec Jorge SEMPRUN

La MEMOIRE DE J. SEMPRUN

Propos recueillis à Paris en janvier 1974 par Guy BRAUCOURT.

 

 

- La Ligne de démarcation entre les « DEUX MÉMOIRES " semble avoir d’abord correspondu à celle existant entre les deux camps, nationalistes et républicains, avant d’éclater pour faire apparaitre d’autres dualités…

 

- C'est exact, et autant que d'une mémoire « rouge » et d'une mémoire « blanche »", on peut parler d'une mémoire de l'exil et d'une mémoire de l'intérieur, d'une mémoire des anciens et d'une mémoire des jeunes. La frontière qui m'apparait avec le plus d'évidence aujourd'hui le film achevé étant celle entre les anciens et les non-combattants qui vivent dans cette mémoire, plutôt que celle entre adversaires d'alors que le temps finit par rapprocher : tous anciens combattants et presque tous également mythifiant ... Alors que chez les jeunes qui n'ont pas connu la guerre d'Espagne me frappe une sorte d'attitude contradictoire en apparence : d'abord le refus systématique de juger, de prendre parti sur ces bases du conflit, et cela même pour des jeunes militants ; ensuite un immense intérêt sur le plan théorique, au niveau de l'Histoire, avec le désir d'essayer de comprendre ce qui s'est passé, de gratter le vernis officiel pour s'informer, rechercher les articles, les livres. Ce qui, pour moi, est une attitude positive dans la mesure où cesnontémoins sans mémoire expriment la volonté de dépasser l'évènement au profit de la nécessité de comprendre aujourd'hui à travers hier, balayant ainsi tout naturellement la propagande officielle, la noninformation, aussi bien que les mythologies entretenues, et devenant aptes à comprendre que la situation sociale, les affrontements de classe dans l'Espagne actuelle ne passent pas par les clivages en vigueur à l'époque de la guerre : l'affrontement religieux et le problème rural rétrogradant aujourd'hui très loin derrière l'affrontement social entre le prolétariat et la bourgeoisie, entre exploités et exploitants.

 

- Mais, écriviez -vous dans le synopsis du film « en interrogeant la mémoire des autres, l’auteur interrogera la sienne propre » : dans quelle mesure y a-t-il interférence entre ces trois, entre ces multiples mémoires ?

 

- Il est évident, en premier lieu, que le choix des questions posées, avec la double volonté de privilégier le social et le politique par rapport à l'évènementiel et au militaire, et de faire apparaître des éléments occultés par la légende, a été préalablement déterminé par ma propre mémoire. Et, qu'inversement, j'ai été influencé par le choc en retour de la mémoire des autres qui m'a fait préciser, modifier ou ordonner certains éléments au montage: l'exemple le plus frappant à ce propos est le rapprochement qui est fait dans le film entre les déclarations de l'ancien dirigeant phalangiste Dionisio Ridruejo sur la crise d'unification de la Phalange en parti unique en avril 1937, et ceux des communistes, anarchistes, trotskystes du P.O.U.M. sur la crise symétrique qui éclata un mois plus tard, en mai 37 à Barcelone, dans le camp républicain. Je n'avais pas prévu ce rapprochement au départ, ne voyant dans ces deux crises que les exemples les plus évidents, dans l'un et l'autre camp, de crises que les deux mémoires, les deux mythologies, s'efforçaient d'occulter. Mais il y a un moment où il ne suffit plus d'écouter les témoignages, il faut aussi entendre ce qu'ils signifient politiquement et prendre le parti d'en souligner la nécessité historique par le montage : L'exemple le plus frappant à ce propos est le rapprochement qui est fait dans le film entre les déclarations de l'ancien dirigeant phalangiste Dionisio Ridruejo sur la crise d'unification de la Phalange en parti unique en avril 1937, et ceux des communistes, anarchistes, trotskystes du P.O.U.M. sur la crise symétrique qui éclata un mois plus tard, en mai 37 à Barcelone, dans le camp républicain. Je n'avais pas prévu ce rapprochement au départ, ne voyant dans ces deux crises que les exemples les plus évidents, dans l'un et l'autre camp, de crises que les deux mémoires, les deux mythologies, s'efforçaient d'occulter. Mais il y a un moment où il ne suffit plus d'écouter les témoignages, il faut aussi entendre ce qu'ils signifient politiquement et prendre le parti d'en souligner la nécessité historique par le montage : à l'unification de l'État fasciste correspondait, en pleine guerre, celle de l'État démocratique-bourgeois selon une logique sociale et politique qui fixait aux deux camps le même objectif.

 

- Et à quelles mémoires, finalement, s’adresse le film ?

 

- En principe, à celles d'un public espagnol " normal ", je veux dire qui ne soit pas exilé. Mais il est évident qu'il n'est pas possible d'envisager une distribution de ce film dans l'Espagne d'aujourd'hui : il est encore trop tôt. La seule notion de " mémoire " implique que ce sont les Espagnols qui doivent être immédiatement concernés, et ceux-là se heurteront à cette contradiction que le film est en partie parlé français, seuls les Espagnols vivant et interviewés en Espagne parlant espagnol (excepté l'abbé de Monserrat, qui ne voulait s'exprimer qu'en catalan ou en français ...) : mais cette contradiction ne fait que refléter le destin d'un pays dont une partie des ressortissants doit s'exprimer dans une autre langue ... Le film s'adresse donc théoriquement à un public espagnol qui n'existe que virtuellement, mais en fait il va toucher, outre les émigrés vivant en France (et aussi peut-être les Espagnols qui passeront la frontière pour venir le voir dans des villes proches des Pyrénées - encore que le film n'ait certainement pas les vertus commerciales des productions érotiques !), un public français plus ou moins sensibilisé ou intéressé par la question et au sein duquel j'ai déjà pu voir fonctionner un certain nombre de clivages. Alors que les jeunes, disons les moins de 30 ans, entrent dans le film sans aucun problème de compréhension, les gens de générations antérieures, qui ont déjà leur idée sur la guerre d'Espagne, sont pour le moins déconcertés, ne trouvant pas là ce qu'ils attendaient. Ne fonctionnant pas, ou moins , sur des " a priori ", même s'ils sont engagés dans une action politique, les jeunes réagissent moins sur l'histoire et l'évènement que sur leurs prolongements dans l'Espagne et même dans le monde d'aujourd'hui : ce qui correspond bien à la démarche et au propos du film.