B.Fliche : Discours d'empire, discours "d'en pire"

Une lecture non autorisée de l'histoire ottomane

I. Un discours d'emprise ?

Parler de l'Empire ottoman, comme psychanalyste, relève d’un braconnage, d’une jouissance discrète d’un différentiel d’espaces. Ce braconnage -- faut-il aller plus loin dans la confession ? --, ne se joue pas seulement de la différence géographique ou temporelle : irrévérencieux, il n’hésite pas à prélever sans autorisation, dans les chasses réservées de la Lacanie et de l’Ottomanie, des éléments théoriques et historiques pour raconter une histoire. Ce texte est donc non-autorisé et ne saurait faire autorité. Et comme bon braconnier, l'auteur n'endosse d'aucune façon la responsabilité de la contrefaçon qu'il propose[1].

Premiers éléments de braconnage : quelques éléments simples de topologie posés sur le tapis. Espace ouvert et espace fermé. Avec eux, une première contrefaçon: l'histoire de l'Empire ottoman[2] pourrait se comprendre comme le passage d'un ensemble ouvert à un ensemble fermé. Certains lecteurs verront dans ce braconnage topologique, une métaphore.  Le braconnier gardera le silence sur l'origine de ses produits. Nul argumentation, donc, ne sera donné dans un sens ou dans l'autre. il soulignera seulement que la métaphore a des effets réels dans une topologie particulière et qu'appartenir à un espace fermé n’a peut-être pas les mêmes conséquences logiques qu’appartenir à un espace ouvert. Lever l'ancre n'est pas la jeter. 

Qu’entendre par ces deux éléments de topologie ? Un espace ouverte est un espace qui ne contient aucun point de sa frontière. Un point appartient à l'ensemble non pas par son identité mais par sa différence avec l'extérieur. Un espace fermé présente cette caractéristique: son bord lui appartient. Elle se définit par l'intérieur: l'appartenance d'un point au disque s'établit par son identité et non plus par une différence. Un espace ouvert est un espace en "extension". Il est toujours possible de s'approcher à l'infini de la frontière: il existe toujours une distance non nulle entre les points de l'ensemble ouvert et son complémentaire. L'espace fermé est un espace "en restriction": passer un point, nous ne sommes plus dans l'ensemble. 

Jusqu'au 18ème siècle, l'Empire ottoman peut être décrit comme un espace ouvert qui se caractérise par un bord particulier puisque ne lui appartenant pas. Empire en extension du 13ème siècle au 18ème siècle, une frontière commence à être tracée au moment où il rentre en récession, perd des territoires et finit par disparaitre au début du 20ème siècle.

Puisque j'ai commencé en avançant qu'elle n'appartenait pas à l'ensemble ouvert qu'était l'Empire, qu'en est-il exactement de cette frontière? Gilles Veinstein a exploré cette question dans son cours au Collège de France en 2004 et 2005[3]. Il en donnait ce résumé: la frontière ottomane était un espace intermédiaire entre l'Empire et les Etats européens occupé par des vassaux, des para-Etats, des chefs coutumiers de groupes plus ou moins organisés qui ont tous ce point commun d'être recrutés parmi les exclus de l'ordre social et dont le fonctionnement est fondé sur la transgression des normes et des règles reconnues au centre de l'Empire. Gilles Veinstein retrouvait ici le mode de fonctionnement des "beylicats" (seigneurie) antérieurs à l'Empire: un espace intérieur administré par le bey (seigneur) et un espace extérieur où prime la logique de guerre et de conquête, soumis à l'ordre militaire, et gouverné par le fils du bey.

La frontière était donc un champ en expansion. La grande différence avec les Etats chrétiens de l'époque moderne tient peut-être en cela : la frontière n'était pas à défendre; elle était à étendre. Du côté chrétien, en revanche, il fallait tenir la ligne par la construction de fortins, l'établissement de garnisons, de patrouilles. Ce constat trouve une expression toute particulière sur le front balkanique. Rappelons ici la relation très privilégiée qu'entretenait l'Empire avec cette région. Tout d'abord parce que, bien plus que celle avec la Perse ou le Maroc par exemple, la frontière balkanique est celle soutenue par l'ensemble "complémentaire", à savoir le monde chrétien qu'il fallait conquérir.

L'Empire ottoman est issu d'un beylicat (seigneurie) situé au nord-ouest de l'Anatolie, en frontière de l'Empire byzantin, qui eut successivement pour centre Brousse (Bursa) et Andrinople (Edirne), deux capitales ottomanes avant l'installation du sultanat à Istanbul à la fin du 15ème siècle, soit quelques décennies après la conquête[4]. Cette position stratégique explique qu'il fut sans doute plus dynamique que les autres beylicats turcomans d'Anatolie: la perspective de conquérir des territoires sur les royaumes chrétiens des Balkans attiraient de nombreux hommes d'armes aspirant à la Guerre Sainte (cihad)[5]. La direction de l'expansion s'est donc effectué en direction des Balkans à partir du 14ème siècle, sous l'impulsion d'Osman Ier (1290-1324), fondateur éponyme de la dynastie. Les Balkans avaient la particularité d'être la frontière à repousser le plus loin possible puisque c'était celle de l'altérité religieuse. Au-delà d'elle, se trouvaient les "mécréants" chrétiens (gavur ou kafir). L'effort de guerre se tourna donc essentiellement vers l'Europe même si l'Anatolie posa de nombreuses difficultés, et que la conquête des provinces arabes ne fut pas non plus de tout repos.

A la différence de ces autres zones, celle-ci ne fut pas conquise uniquement à la pointe de l'épée: alliances matrimoniales, jeux diplomatiques subtils mettant en scène Byzance, les clans turcomans et des princes serbes – certes chrétiens mais peu enclins à servir l'Empereur byzantin, eurent aussi une influence importante. Au 14ème et 15ème siècle, la dynastie ottomane s'appuya principalement sur son réseau d'alliés chrétiens. La preuve en fut donnée lors de la bataille d'Ankara en 1402 où s'affrontèrent Tamerlan (1336-1405) et Beyazit Ier (1360-1403). Ce dernier perdit essentiellement parce que passèrent à l'ennemi les émirats anatoliens[6] alors même que ses alliés balkaniques restèrent de son côté. Battue, la dynastie reconstitua son sultanat à partir des Balkans.

L'Empire conserva un lien organique avec les Balkans, à travers les nombreux couvents des confréries religieuses (notamment des bektachis, ordre associé aux fameux janissaires, les soldats d'élite de l'Empire ottoman) et surtout en raison du devchirme ("ramassage") qui avait pour fonction de procurer à la Porte un corps d'armée (les janissaires) et de fonctionnaires (kapi kullari. litt. les esclaves de la Porte) coupés de leur origine familiale, puisqu'ils s'agissait de jeunes chrétiens convertis à l'Islam, entièrement dévolus au Sultan puisque de lui seul dépendait leur carrière[7]. Ainsi, la prosopographie des vizirs montre que la plupart n'était pas d'origine turque mais venaient de l'Europe balkanique[8] . En ce sens, l'Empire ottoman est d'abord un empire balkanique ce qui le constitue est cette relation dialectique avec le monde chrétien.  Il le restera jusqu'à sa dissolution qui commença par cette région. L'expression du 19ème siècle "l'Homme malade de l'Europe" a été bien choisie: l'Empire ottoman était pour une bonne partie "européen". Il serait maladroit cependant de penser cela uniquement en terme de conversion: les Ottomans n'avaient pas intérêt à ce que les populations chrétiennes ou juives (Les zimmi. litt. Les gens du Livre) deviennent musulmanes puisque cela les aurait privés de revenus importants, les zimmi payant plus d'impôts que les autres.

Cette relation au territoire balkanique indique de façon singulière que cet espace ouvert appelait à l'expansion. Il s'agissait de s'étendre non nécessairement pour créer un espace homogène. Force est  de constater que jusqu'au début du 18ème siècle, l'Empire est avant tout une "machine de guerre[9]. Le sultanat ne vit que pour et par la guerre. Cette activité organise la hiérarchie sociale de la société ottomane, son économie, ses temps sociaux.  Son discours.

Quelle est l'objet de la guerre? Le territoire. C'est pour cette raison que nous voyons dans celui-ci un objet a qui est en position de production. Aussi, autorisons-nous à écrire même s'il y a là une opération qui peut paraître (légitimement) simplificatrice.

Agent

Autre

Vérité

Territoire=a

Cet espace ouvert comporte un point particulier, le sultan, "l'ombre de Dieu sur terre". L'Empire ottoman est associé à une dynastie: les descendants d'Osman (d'où Osmanlı, Ottoman). Mais cette dernière est au service d'un signifiant : devlet. Que recouvre-t-il? En turc moderne, devlet signifie "Etat". Il prend d'ailleurs cette signification à partir du 18eme siècle. Jusqu'alors, il recouvrait une toute autre signification, difficile à saisir tant elle ne correspond pas  au vocabulaire politique avec lequel nous avons coutume de penser. 

Nikos Sigalas, dans son article sur le glissement sémantique de "devlet" invite à repenser ce terme dans sa longue évolution. Il montre que ce signifiant désigne le charisme de la lignée. Le devlet est un attribut "héréditaire". Il s'agit d'un don du pouvoir divin donné à la lignée d'Osman. Mais cela ne se réduit pas à un charisme religieux transmis. Il prend une autre texture au 15ème siècle où le devlet est désigné comme un "lieu" qui prend la forme généralement d'une maison ou d'une tente. Il s'agit toujours d' "un lieu descendu du ciel ou fait de lumière", mais un lieu "habité".

Le devlet est donc l'espace consacré du pouvoir, un espace invulnérable et impersonnel. Il est évidemment habité par la lignée d'Osman, mais il n'est pas cette lignée; il lui appartient sans lui être soumis. Le devlet est, en quelque sorte, autonome par rapport à la lignée d'Osman; c'est elle qui lui est soumise. […] Le devlet est ainsi à la fois consécration et dépersonnalisation conceptuelle d'un pouvoir qui reste pourtant, à cette époque, éminemment personnel. En tant que lieu du pouvoir, il est sa réification et sa dissociation conceptuelle de la personne du Prince et de sa lignée […]. En tant que lieu du pouvoir, le devlet n'est pas, à cette époque, le lieu où le pouvoir est organisé ou géré, mais un lieu transcendant, d'où émanent les ordres, des décisions indiscutables et sans appel parce que justement, elles émanent d'un lieu transcendant"[10].

Ainsi le devlet comme "signifiant maître" commanderait.  Serait-il inapproprié de voir là un S1 en position de vérité? Cette position peut surprendre. Il est pourtant certain que l'agent de cette puissance est le sultan, au service de ce devlet. C'est là une des particularités du discours de l'Empire ottoman: $, le sultan est l'agent d'un S1 en position de vérité. Il sert ce signifiant[11].

Sultan

Autre

Devlet

Territoire

Cette place qu'occupe le sultan exclut tout partage. Il occupe une place d'agent qu'il doit être le seul à pouvoir occuper. Cela lui est dicté par le S1: le sultan qui monte sur le trône doit être le seul, l'unique. Ala lumière de cette position "d'unique", nous pouvons comprendre l'une des particularités politiques les plus frappantes de la dynastie ottomane, à savoir que c'est une lignée et non une famille. Une lignée qui se pense unique puisque répondant du devlet. L'une des conséquences visible de la position d'exception qu'ils entendaient tenir est que les Ottomans arrêtèrent bientôt tout commerce matrimonial avec leurs semblables puisqu'ils n'avaient plus de semblables. Alors qu'au début de leurs expansion, les Ottomans ne se distinguaient pas dans leurs pratiques sociales des familles concurrentes et passaient alliance par le mariage, s'intégrant dans un large système de dons et de contre-dons avec des princes chrétiens et musulmans, ils cessèrent ces pratiques d'échanges au moment où leur hégémonie militaire se confirma. Ce refus de l'échange se fit dans les deux sens: à partir du 15eme siècle, ils refusèrent de prendre les filles des autres cours comme ils furent réticents en donner. Les mères des futurs sultans n'étaient plus dès lors des princesses – des filles de bey ou de rois chrétiens, comme cela fut souvent le cas aux siècles précédents – mais des esclaves venues pour la plupart du Caucase ou des Balkans. Pour les filles du sultan, un modèle s'imposa peu à peu: à partir de la fin du 15eme siècle, la nouvelle pratique matrimoniale consista à les marier à des kul, c'est-à-dire à des serviteurs -fonctionnaires issus du devchirme, sans famille et devant beaucoup, si ce n'est pas tout, au sultan.  Cette pratique devint une des coutumes dynastiques fondamentales de l’Empire ottoman[12]. Elle fut dans un premier temps un moyen d'asseoir le pouvoir du sultan sur ses obligés.

Le résultat de cette fermeture de l'alliance à l'échange eut pour conséquence politique que seule la guerre devint le moyen d'expansion du territoire. Le rapport à l'extérieur ne pouvait donc qu'être sous le mode de la conquête; jamais de l'alliance. On comprend dès lors la mutation anthropologique que cela introduisait. En se positionnant en lignage d'exception, les Ottomans ont instauré une extériorité irréductible, une différence infranchissable avec leurs voisins placés en éternels étrangers qu'aucune alliance ne pouvait venir faire sien. Nous retrouvons ici comment l'objet travaille $[13].

Si les Ottomans cessèrent de faire alliance, c'est sans doute qu'eux-mêmes avaient cessé de faire famille. Ce sera le second point: les descendants d'Osman ne formèrent pas une "famille" mais  une lignée qui se poursuivit par l'élagage successif, de génération en génération, par le fratricide jusqu'au 18eme siècle puis par la forclusion des autres princes héritiers[14]. De fait, pratiquement aucune succession ne s'est déroulée simplement. Le mode de succession fut toujours celui de la crise, de la révolution de palais. Le jeu était ouvert entre aîné et cadets: c'était "l'affaire de Dieu", pour reprendre l'expression de Vatin et Veinstein[15] (2003: 81). Si plusieurs historiens ont voulu euphémiser cette pratique en rappelant que les grandes familles italiennes ou françaises du 16eme siècle et du 17eme siècle étaient tout à fait comparables en terme de violence politique – on s'assassine beaucoup en famille –, le fratricide n'est pas élevé au rang de lien politique comme ce fut le cas sous l'Empire ottoman. Cette tentative pour relativiser provient sans doute d'un effort pour éviter l'effroi que provoquent ces meurtres chez nous comme chez les contemporains des sultans – voir la description que donnent les chroniqueurs de l'époque de la réaction des stambouliotes au spectacle des 19 cerceuils des frères de Mehmet III (règne de 1595 à 1603) (Vatin Veinstein 2003: 156). Mais ce relativisme nous fait perdre l'essentiel qui est en oeuvre à savoir que les Ottomans, aussi curieux que cela puisse paraître lorsque l'on compare à la réinvention de la loi salique par les Valois au 14eme siècle, n'ont jamais mis en place de règle de succession. Le réel du meurtre a toujours primé, en la matière, sur le symbolique: le plus fort des frères gagnait. C'était là le signe de son élection divine. Il devait pour cela exterminer l'ensemble de ses frères quelque soit l'âge. Comme le sang, sacré, ne devait être versé, il était d'usage d'avoir recours au lacet ou à l'étouffement dans un tapis. L'ensemble des relations familiales étaient structurés par ces meurtres: les frères étaient engagés dans une lutte à mort dans laquelle le père et les mères jouaient leurs rôles en favorisant certains et en éliminant d'autres.

Chose plus curieuse encore, les ulémas produisirent de façon idoine les textes juridiques légitimant le fraticide. Autrement dit, le symbolique fit allégeance au réel du meurtre et à cet impératif de l'unique, du seul, du 1 qui habite, et non incarne ou représente, la puissance divine, le devlet.

Le sultan est donc en double prise directe : avec l'objet a et avec un signifiant maître. Il est en position que devrait normalement recouvrir S1, dans un discours du maître classique. Il n'est pas en position de vérité car il doit se faire l'agent réel du devlet. Cette inversion dans les places entre $ et S1 induit un travail de mise en exception de $. Il doit faire l'1 à la place S1, puisqu'il s'en fait son signifiant. Peut-être pourrions-nous dire qu'il vient le "réaliser": $ travaille à rendre réel S1 (devlet) sans pouvoir avoir recours à du symbolique – un ordre de succession, par exemple –, puisque cette fonction reste attachée à ce même S1. Le sens de la flèche entre $ et S1 est donc importante. Elle reste orientée comme elle le serait dans un discours du maître.

Sultan/ $

S2

Devlet/ S1

Territoire

Le sultan s'impose en 1 dans le réel et s'adresse, au nom de S1, à S2 qui est en position d'autre. Que recouvre ce S2? L'article de Nikos Sigalas montre autre chose étonnante: les sujets de l'Empire ottoman ne commencèrent à prendre ce nom collectif osmanli, ottoman, qu'au 18ème siècle[16]. Comment s'appellaient-ils avant cela? Si l'on s'en réfère aux historiens, les habitants de l'Empire ne portaient pas de nom. Aucun signifiant ne venait les désigner si ce n'est ce terme de "reya" qui peut être traduit différement : soit comme paysan, soit comme sujet. Ce terme a pour origine le "troupeau". Il s'applique tant aux musulmans qu'aux non musulmans durant les premiers siècles de l'Empire.

A la différence du système romain, nous dit Barkey, l'Empire ottoman ne disposait pas d'un concept de citoyenneté[17]: une fois sous la loi du Sultan, une fois dans l'ensemble ouvert, les individus n'étaient pas porteurs d'un signifiant qui les rattache à cet ensemble. Il ne s'agit pas ici seulement de question d'identité imaginaire mais bien d'un manque de signifiant, d'une indifférence à créer une homogénéité de l'ensemble. La question de l'Empire ottoman, jusqu'au 18eme siècle, n'était pas dans son identité ou dans celles des populations qui l'a composée. Nous retrouvons ici l'une des priorités des ensembles ouverts: l'homogénéité des points le composant ne constitue pas son principe de définition. Ce dernier repose uniquement sur l'ensemble complémentaire. Nul besoin de produire un signifiant pour s'y ranger derrière. Dans le discours de l'Empire, la différence de chacun ne souciait pas la Porte, tant que l'ordre de S1 circulait et venait s'inscrire dans la texture sociale. Ici réside sans doute l'explication de la tolérance tant vantée, dont il serait sage de relativiser la réalité, des Ottomans à l'égard des "minorités" ethniques et religieuses. Le plus bel exemple est sans doute l'accueil fait par le Sultan des Juifs chassés d'Espagne en 1492. Nous voyons ici la grande différence entre le discours de l'Empire et celle d'un autre type à l'oeuvre en Espagne. Dans les deux cas, nous sommes dans une conquête – une supposée "reconquête", pour l'Espagne. Mais les deux logiques sont radicalement différentes: en Espagne, l'ensemble est fermé. Pris dans une "hypocondrie sociale" pour reprendre le concept de Pierre-Yves Gaudard[18], le discours politique visera alors à expulser l'altérité.  Des processus similaires verront le jour à la fin de l'Empire.

Si l'on note une absence de signifiant pour désigner l'ensemble, il ne reste pas moins que des différences entre groupes sociaux, culturels, ethniques et religieux étaient maintenues en vue de "produire" l'objet a (les nouveaux territoires).  L'indifférence ne signifie en aucune façon l'égalité de statut: l'homogénéisation de l'Empire ottoman, foncièrement inégalitaire, n'était pas au travail. Il faut aussi entendre cela comme le maintien des frontières entre communautés. Il y avait là un moyen de gouverner, par l'exception, ce qui était particulièrement visible avec l'impôt. Un grand pragmatisme et une étonnante capacité à accepter une grande diversité de situations juridiques et sociales présidaient la gouvernance, pourvu que cela ne trouble pas l'ordre du S1. Loin d'imposer une loi, le mode de gouvernement était plutôt dans l'art de l'aménagement et la négociation.

 Le discours de l'Empire

Sultan/ $

Reya/S2

Devlet/ S1

Territoire/ a

Le discours de l'Empire est un discours proche du discours du capitalisme qui est lui-même une torsion du discours du maître[19]. Dans les deux cas, nous sommes devant des discours d'emprise. Dans les deux cas, le lien est direct en et $. Dans le discours de l'Empire, le territoire – la terre – n'appartient à personne d'autre qu'au Sultan. Il lui en revient la jouissance.  La différence entre les deux discours  tient à ce que la flèche reliant $ et S1 sont inverses. Cette divergence de structure est notable: " dans le discours du Capitaliste, ça boucle"[20]. Dans le discours de l'Empire, le maintien du sens de la flèche entre la position de vérité et de l'agent empêche que le discours se boucle sur lui-même. Cela a pour conséquence de laisser un S1 en position d'extériorité, c'est-à-dire en dehors du champ social. $ se trouvait en position d'intermédiaire entre S1 et S2. Du fait de l'ordre de "l'exception", et non de la règle, tout le champ social se construit autour de $ et de la relation qu'il  est possible d'établir avec lui. Dès lors, moins qu'une société de classe, la socitété ottomane était une société de "place", c'est-à-dire de proximité avec $. Ce système favorisait la corruption, les pots-de-vin si bien que le sultan avait pour charge d'écouter ses sujets et de les protéger contre ses propres fonctionnaires qui ne voyaient en eux qu'un moyen pour s'enrichir[21].

On voit ici que la chaîne $→S2→a→$ n'est pas sans présenter des faiblesses structurales dont la première tient à la position d'agent du sultan: le contrôle de S2 dépend uniquement de ses compétences réelles à agir. Autant dire que sa capacité à contrôler réellement le territoire se réduit au fur et à mesure que celui-ci s'agrandit. Il est nécessaire qu'il délègue, qu'apparaisse des intermédiaires entre lui et ses sujets qui soient dans une autre modalité relationnelle au territoire que celle de la prédation. Car, et c'est là un point important, c'est bien la prédation – la consommation, dans le discours capitaliste – qui préside à la relation de l'objet a. Que cela soit par son appétit de conquête tourné vers l'extérieur ou la mauvaise gestion des territoires reposant sur l'avidité la plus brutale, l'Empire se consume.

L'autre  conséquence de ce lien direct a→$ est, comme dans le discours capitaliste, que le discours de l'Empire ne procède plus du registre du fantasme : $<>a. Autrement dit, l'Empire ne perçoit difficilement le monde extérieur, sans doute parce qu'il se prend pour l'univers: l'ordre qu'il entend faire régner est, jusqu'au 18ème siècle, nommé comme "ordre universel" (Nizam-i alem). Ce discours de l'Empire a donc une porte universelle mais qui contient, en sa structure, une faiblesse: en absence d'un registre fantasmatique, une forme de cécité à la différence semble être décelable. Elle explique en grande partie la fameuse "tolérance" des ottomans pour autrui. Hégémoniques, les Ottomans ne voient pas toujours le monde. Le monde va se rappeler à eux.

 

II. discours d'en pire


Le siège de Vienne (1683), que les Ottomans engagèrent sans savoir bien pourquoi, marque un tournant. A partir de cette période, un changement topologique se produisit: l'ensemble se ferme. Le premier glissement observable est celui du mot devlet, à partir du 18eme siècle. Il commence alors à désigner d'autres formes de pouvoir, comme le devlet de France, par exemple[22].  Ce glissement s'opère au moment où l'Empire parait atteindre les limites de son expansion: les sources semblent montrer que ce nouvel usage se retrouve après le traité de Karlowitz en 1699, date qui marque le début du déclin de l'Empire ottoman. A la même période, en raison des ambassades en Europe qui commencent à se développer, apparait le terme "osmanli" (ottoman) qui vient désigner les sujets du sultan[23]. Autrement dit un signifiant vient désigner les éléments de cet ensemble ouvert qui est en passe de se fermer. Il s'agit en fin de compte de la transformation radicale du discours de l'Empire[24].

Ce changement s'accompagne d'une mise en position de vérité du Sultan. Il se retire physiquement de la scène, comme plusieurs historiens l'ont d'ailleurs observé. Il passe de la tente de campagne aux odalisques du harem. La pratique du fratricide prend fin. Le pouvoir de l'Etat se transpose du sultan aux fonctionnaires et militaires du Palais, qui commencent à souffrir des disfonctionnements qu'entretiennent régulièrement les crises de succession. A la fin du 17eme siècle, la classe religieuse des ulemas et celles des bureaucrates dont les plus influents ont passé alliance avec le sultanat en épousant des "princesses" ottomanes[25] prennent la main sur le pouvoir politique. Ils  font et défont les sultans, si bien que ce n'est plus le vizir qui a peur du sultan mais bien le contraire. Le jeu se vérouille – les prétendants au trône perdent en autonomie et sont les jouets d'acteurs qui ne descendent pas de la dynastie royale : la succesion devient une "affaire d'hommes"[26]. La compétition n'est plus dès lors vitale. Les frères malheureux sont exilés dans les îles près d'Istanbul, les fameuses "îles aux princes". Il reste que les révolutions de palais seront nombreuses: le harem n'est pas sans risque. Beaucoup y perdirent leur tête.

En résumé, S1 devlet prend place d'agent du sultan qui se retrouve en place de vérité. La capacité à agir réellement  compte moins que sa position. Il se vide de sa puissance aux profits de ses agents qui ont à administrer des sujets "ottomans".

Nous pouvons alors écrire que le discours du maître semble se mettre en place, à ceci près que la flèche entre S1 et $ est descendante, comme dans le discours capitaliste. Nous avons donc un bouclage du discours de l'Empire dont le grand gagnant reste sans conteste S1. Cela reste un discours d'emprise et de prédation, les agents de l'Etat qu'ils soient ulémas, militaires ou bureaucrates entendent jouir pleinement de l'objet sur le dos du sultan.

Altération du discours du maître :

Devlet / S1

ottomans/S2

Sultan/ $

Territoire/ a

Trois siècles après l'invention de Gütenberg et deux siècles après la permission de son usage réservé aux communautés non musulmanes, un chrétien converti d'origine roumaine, Ibrahim Mütefferrika, publie et imprime le premier livre en ottoman intitulé "Les formes de gouvernement dans l'ordre des nations" (1729). L'auteur fait une critique sévère de l'organisation de l'Empire et des raisons de son repli. Les  raisons évoquées sont assez révélatrices des points de changement de la structure du discours dans son basculement vers ce nouveau discours que nous avons ici essayé d'isoler[27]. Plusieurs d'entre elles ont un lien avec la cécité ottomane au monde extérieur. Mütefferrika avance clairement que l'ignorance du monde extérieur et des nouveautés technologiques. Son acte d'impression est, en cela, une véritable rupture. Par ailleurs l'auteur note les défiances de S1: le devlet ne tient pas sa place d'agent.  L'occupation des fonctions étatiques par des individus incompétents,  la non application des lois, les pots de vins, les abus de la trésorerie publique, l'injustice, sont autant de griefs fait au devlet qui, loin de se soumettre au commandement de $ entend régir le pays. Le phénomène est tel que pour deux historiens allemands, les vrais maîtres de l'empire sont, au 17ème siècle, 11 familles alliées par des jeux matrimoniaux[28].

Autrement dit, S2 vient interroger un S1 sur cet "ordre" qu'il maintient et en appelle à un autre discours qu' Ibrahim Mütefferrika nomme  le "nouvel ordre" (nizam-i cedid). De l'universel, intemporel, l'empire est passé dans un ordre temporel : le "nouveau". Cela passe avant tout par la réforme en profondeur de S1. Le sultanat n'aura de cesse durant le 19ème siècle d'inverser le sens de cette flèche entre $ et S1 et de réordonner les agents de l'Etat.  L'un des premiers sultans réformateurs fut Selim III (1761-1808). Il est associé dans l'historiographie comme l'un des premiers porteurs de ce "nouvel ordre" (nizam-i cedid). Il marqua une rupture avec ses prédécesseurs en créant une véritable diplomatie, c'est-à-dire un organe de l'Etat qui prend en compte l'autre. La cécité d'empire cesse; quelque chose de l'ordre du registre du fantasme se met en place[29]. "L'extérieur" se met à exister, tant est si bien que cela devient une véritable "obsession".

Les Janissaires, cible des réformes de Selim III, fomentèrent une révolte, déposèrent le sultan et mirent à sa place Mustafa IV, sultan fantoche. Selim et un autre prétendant au trône Mahmut II, l'un des fils d'Abdulhamid I, se retrouvèrent en prison. Mahmut réussit à s'évader. Selim fut étranglé, alors qu'il jouait du ney[30], dit la légende. Mahmut II (1784-1839) va finalement monter sur le trône, grâce – notons le puisque cela nous indique combien la relation entre sultan et agents de l'Etat était complexe – à Mustafa Bayraktar, chef d'une rébellion contre Mustafa IV. Mahmut II "fit" de cet homme son vizir bien que ce soit évidemment le contraire qui se produisit: Bayraktar fit de Mahmut son sultan. Il mourut peu après dans une (autre) révolte populaire qu'il cherchait à mater. S'il revient à Mahmut II ce mérite d'avoir entamé le mouvement de réformes, il reste que le sens de la flèche entre $ et S1 était bien descendante.  Les descendants d'Osman ne reprendront la main qu'à la fin du 19ème siècle, notamment à partir d'Abduhamid II (1871), avec l'appui de ministres et de théoriciens d'un pouvoir sultanien fort.

Après le règne de Mahmud II, s'ouvre la période des Tanzimat (1839 à 1876): l'ère des réformes, d'une mise en ordre de l'Empire ottoman. Son objectif était indéniablement l'installation du discours du maître.

Devlet / S1

ottomans/S2

Sultan/ $

Territoire/ a

Mais le résultat fut l'installation d'un discours particulier que je nommerai "nationaliste".

Discours nationaliste :

Devlet / S1

Territoire/ a

Sultan/ $

ottomans/S2

Cette structure est qualifiée de discours pervers par Charles Melman dans son séminaire de 1986, publié récemment sour le titre une enquête chez Lacan (Melman 2011: 72).  

     S1

     a

       $

    S2

Melman construit ce discours à partir du discours capitaliste. Pourquoi pervers? Parce que nous retrouvons cet "idéal pervers" que l'objet puisse s'ériger, se dresser au doigt et à l'oeil, répondre au commandement, "avec là aussi production de savoir"[31], ce qui est une des singularités du pervers:

"le fait qu'il a sans cesse besoin de la présence de cet objet pour être assuré de sa position de maîtrise et du même coup de valoir en tant que S1, Un totalisant ici, Un non castré; [...] il en est de même pour le maître qui a besoin, bien entendu, d'un Vendredi, qui a besoin d'un serviteur pour également s'assurer, maintenir ce qu'il en est de sa position de maîtrise"[32]

Quelques années plus tard, Charles Melman reviendra sur ce discours du pervers dans son séminaire  sur "la nature du symptôme", en 1991. Curieusement il y dit que la structure qu'il avait opéré auparavant est fausse.  Mais il en donne un schéma qui n'est pas celui de 1986.

Discours du pervers pour Charles Melman en 1991.

       a

     S1

      S2

      $

Si bien qu'il est difficile de savoir si Melman se réfère au séminaire de 1986 ou à un autre que je ne connais pas. En tout cas, le commentaire qu'il en fait est sans appel: un discours du maître qui fonctionnerait sans restriction, sans respecter aucunement le maintien de l'existence de son partenaire serait la structure de la perversion, "les pervers étant ceux qui s'échinent en se mettant à cette place dans l'Autre, à la place de l'instrument, et qui en tant que sujets, s'annulent eux-mêmes, s'éclipsent pour n'être plus que cet instrument propre à réaliser cette jouissance accomplie"[33].

Comment dès lors appeler le premier discours ? S'agit-il d'un discours que nous pouvons qualifier de pervers? Nous verrons qu'il correspond au discours qui se met en place à la fin du 19eme siècle et qu'il est associé à des formes de gouvernement, marqués par une "paranoïa", et à la montée du nationalisme. S'il est difficile de dire à ce moment de l'argumentation si nous sommes en présence d'un discours "pervers" ou "paranoïaque", nous pouvons le qualifier de "nationaliste". Avant de l'analyser, revenons sur les Tanzimat. Je ne rentrerai pas ici dans les détails mais je retracerai, en quelques points, le renversement – partiel, il faut bien le dire – de la flèche entre $ et S1. 

S1

   S2

 $

     a

Mahmut II avait considérablement préparé le terrain. S'inspirant des réformes menées par Mehmed Ali en Egypte qui avait institué la conscription, Mahmut II eut la force d'éliminer l'une des clefs de voûte du vieux système impérial, à savoir les Janissaires. Mahmud II fit bombarder leurs casernes le 15 juin 1826:  les janissaires sont  exterminés. Dès lors les possibilités de contestation politique populaire se trouvaient considérablement réduites. Le résultat est une quasi-absence de révoltes populaires pendant les Tanzimat [34].

Après la mort de Mahmut II, son fils Abdulmecit I proclama un texte qui marqua l'entrée dans cette nouvelle période : l'ère des réformes. Ce changement de place ne s'est pas produit immédiatement comme nous allons le voir. Il reste même étonnant qu'il se soit produit si nous reprenons par exemple le texte fondateur des Tanzimat: Le "rescrit sacré" de la Maison des roses (Gülhane) proclamé le 3 novembre 1839 par le vizir du sultan Abdulmecit Ier. Ce document est considéré comme la charte des réformes ottomanes. Il reste à bien des égards étonnant notamment par le discours social qu'il propose – indéniablement un discours de maître, et aussi par les nouveaux signifiants qu'il introduit.

Le texte, si nous nous référons à la traduction de Bianchi (1852)[35], commence par poser un constat de crise: depuis 150 ans, l'empire empire. Il est intéressant que les Ottomans mettent une date, s'inscrivent ici dans un temps, et que cela soit évidemment le siège de Vienne qui soit pris comme point de repère pour cette longue déprise.

Plus intéressant encore est ce signifiant que le sultan introduit: tebaa'. Bianchi le traduit par "sujet", avec une note de bas de page pour préciser qu'il n'existe pas dans le dictionnaire puisqu'il est nouveau. Il vient de l'arabe tabi' et, pour Bianchi, a exactement la signification du mot "sujet" : "soumis à une autorité qui gouverne, roi ou république". Bianchi continue en précisant que "cette désignation annule complètement aujourd'hui, en Turquie, la distinction qui existait autrefois entre les musulmans et les re'aïa ou peuples conquis et infidèles".  Précisons ici que Bianchi a une traduction juste du terme re'aïa que nous avons croisé sous la forme reya. Si au début de l'empire, il désignait les paysans de l'empire, un glissement sémantique au cours du 18eme siècle l'amène à qualifier les "non-musulmans".  Ce changement de signifiant en S2 n'est donc pas rien. Il opère une homogénéisation de l'ensemble en annulant la frontière confessionnelle: pour la première fois de son existence, l'Empire propose un trait unaire. Le document est explicite: la différence confessionnelle ne constituera plus une raison de différenciation devant l'impôt. Seul comptera la situation du contribuable. 

L'argumentation du texte est simple: l'Etat se doit d'assurer les biens et la protection de ses sujets sans quoi ses derniers restent "froids à la voix du Prince et de la patrie" et ne s'occupent pas de la "fortune publique".  L'impôt est nécessaire pour que l'Etat assure la défense de ses sujets. Il doit être réparti équitablement selon la situation de chacun.  Cette défense ne peut plus se faire au détriment de l'agriculture: il est nécessaire d'avoir une armée de conscrits. Et de préciser "Ces concessions impériales s'étendant à tous les sujets de quelque religion ou secte qu'ils puissent être, ils en jouiront sans exception".

Indéniablement, cette parole du sultan eut une influence. Il marqua en tout cas suffisamment les esprits pour que, plus d'une dizaine d'années plus tard, un traducteur français éditant un manuel de conversation français-turc trouve nécessaire de l'y faire figurer.  Fut-il suivi des faits? Le bilan est plus mitigé.

Les Tanzimat sont donc littéralement des "mises en ordre"[36] qui passent par un commandement de $ vers S2, directement et indirectement. Cette prégnance de $ sur S1 se met lentement en place et passe par la naissance d'une véritable administration de l'Etat. Cela se traduit par l'universalisation des examens des fonctionnaires, la création d'universités, de nouvelles écoles d'ingénieurs, de techniciens ou d'administrateurs– dont l'Ecole d'Administration (Mülkiye) par laquelle passeront tous les dirigeants du pays jusqu'au milieu des années 1980,  le rédecoupage administratif du territoire, la construction de routes, de ponts d'infrastructures. Ces réformes, si spectaculaires qu'elles puissent paraître, n'eurent pas l'influence espérée[37]. Comme l'a montré Marc Aymes dans son ouvrage sur Chypre sous les tanzimat, la lettre de la réforme prenait des accents provinciaux. Si bien qu'il est nécessaire d'être prudent qu'en à la centralisation administrative: l'élite bureaucratique locale était loin d'être unifiée par son savoir, si bien que Marc Aymes parle de savoir local des Tanzimat qui "signifie, en somme, la tension sans relâche entre normativité du modèle et la surprise d'un inqualifiable". Et l'historien de conclure:

"Imbu d'un discours normatif visant à instituer une lisibilité univoque, le verbe des réformes est aussitôt soufflé par la démultiplication poétique dont il est porteur [...]. Cette écriture n'en finit pas de s'échapper à elle-même"[38].

Cette "lettre de la réforme" échappe à ses scripteurs dans des déclinaisons que ces derniers n'auraient pu anticiper. Ils entendent pourtant la maîtriser et la mettre au travail. Tout le pivotement d'un discours du maître à un discours "nationaliste" réside sans doute ici. Les tanzimat n'ont pas été seulement une réforme visant à l'instauration d'un discours du maître sur un ensemble "ouvert" mais d'un discours nationaliste sur un ensemble "fermé". Le résultat fut un génocide.

Il ne s'agissait donc pas "simplement" de sauver l'Etat mais, selon un mot supposé d'un des grands réformateurs de l'époque, de "créer une nation pour cet Etat"[39]. On comprend dès lors que S2 n'est plus en position de travail. Le discours "nationaliste" se met en place.

Le discours nationaliste

Devlet / S1

territoire / a

Sultan/ $

turcs/S2

 

En avançant cela, nous voulons dire que le territoire produit les signifiants qui devraient le constituer, c'est-à-dire ses occupants. La "revendication territoriale"  n'est qu'une conséquence du travail de l'objet en position d'Autre.

Je dois ici introduire une précision. Jusqu'à présent, pour des raisons de clarté, je n'ai retenu que sa forme "territoriale". Qu'est-ce qu'un territoire si ce n'est un espace marqué par une différence. Si bien que c'est une "différence" qui est à l'oeuvre comme objet a. L'Empire ottoman est une machine de guerre à faire disparaître la différence de son ensemble complémentaire. Il s'inscrit jusqu'au 18eme siècle dans cette vieille notion islamique du domaine de l'islam (dar ül islam) par opposition à celui des infidèles (dar ül-harb):  le domaine de la guerre[40].

La relation à cette différence change considérable du moment où l'Empire recule. Il ne s'agit plus de la poursuivre mais de la défendre. Cette défense introduit un changement topologique majeur: l'espace se ferme. Dès lors les logiques en place dans l'ensemble vont différer entièrement. Les Ottomans sentirent rapidement qu'il était tout de suite nécessaire d'imposer une homognéité à l'ensemble: l'ensemble fermé, les points qui le constituent doivent être de même caractéristique que son bord. Nous avons vu qu'apparaissait le terme "ottomans" dès le 18ème siècle qui permet de poser un signifiant. Si ce signifiant était en position de travail, les sultans n'auraient pas à s'inquiéter. Malheureusement, ils sentent bien que quelque chose d'autre travaille le discours. Ils se doutent bien qu'il s'agit de cet objet a: la différence.

Nous pourrions ainsi lire le  "rescrit sacré" de la Maison des roses de 1839 comme une première tentative par les sultans pour maintenir l'objet en position de production. Ce décret, étonnant par la clarté de son propos,cherchait à dépasser la séparation confessionnelle qui traversait et structurait la société ottomane jusqu'alors.  Un trait unaire semblait se dégager. Cette  tentative doit être remise dans son contexte politique : en 1839, l'Egypte et la Grèce ont déjà acquis leurs indépendances.  Pour la Grèce, le rôle des puissances extérieures est évident. Les ottomans prennent conscience de la fragilité géopolitique de leur empire. Ils comprennent que les puissances voisines, à commencer par l'Empire russe avec qui les confrontations déboucheront bientôt sur la Guerre de Crimée, tendent les relations internes. Cela s'accentue durant tout le 19ème siècle. Ainsi les tensions seront des plus vives entre la Grèce et l'Empire en raison de l'ingérence de plus en plus forte de la première sur les communautés grecques. La Grèce mènera une véritable politique culturelle avec la distribution de manuels scolaires en grec[41].

Le constat est là: le nationalisme de type européen se diffuse d'Ouest en Est et gagne de proche en proche tous les "peuples" de l'Empire ottoman, cette idée neuve qui voudrait qu'à chaque peuple corresponde un territoire. Dit ainsi, nous semblons nous contredire et avancer que c'est bien S2 qui induit l'objet a, comme dans un discours du maître. Il n'en est rien et nous reviendrons sur ce point plus loin. Continuons en soulignant que si l'Empire a cherché à  donner un nom commun à ses sujets, ce qu'il n'avait jamais eu alors nécessité de faire, il ne fut pas pour autant épargné par cette logique de l'objet. Toute la difficulté de la démonstration qui suit tient au fait que le discours "officiel" était celui de l'"ottomanisme" alors même qu'un autre discours était déjà présent en raison de la place de l'objet a.

"Tous les individus sujets de l'Empire, quelle que soit leur religion ou confession, sont appelés, sans exception des Ottomans", proclame l'éphémère Constitution de 1876. Cette volonté de faire 1 se traduit dans une volonté d'homogénéiser les pratiques de gouvernement à l'ensemble de l'Empire.

Les réformes qui prennent pour objectif de redécouper le territoire en unités administratives plus "pertinentes" s'accompagnent d'une montée d'autoritarisme et de brutalisation des pouvoirs locaux. Ainsi, les Ottomans détruisent tout pouvoir qui pourrait les concurrencer, sans se rendre compte que, bien sûr, ils évitent sans doute la sédition mais certainement pas la destruction des équilibres locaux, source de paix. Les émirats kurdes (qui étaient autonomes) sont détruits; les dynasties de Damas sont brutalisées, les ayans (seigneurs locaux) sont mis au pas comme ce fut le cas par exemple en Anatolie centrale, dans la région du Bozok[42]. L'administration ottomane se fait de plus en plus intrusive dans les communautés locales. Si cela conduit à la destruction des stabilités locales, cela entraine surtout, paradoxalement la recrudescence du banditisme.

La réforme de l'Etat ne se limite pas à la destruction des pouvoirs traditionnels locaux ou à un nivellement des différences à l'intérieur de l'ensemble désormais fermé. C'est là une chose qui reste étonnante : l'Etat renforça par ailleurs certaines différences notamment confessionnelles en institutionnalisant le système des millet.  Comme le souligne Marc Aymes[43], il est devenu routinier de mettre un trait d'union entre millet et nation.  Les nations seraient la continuité "naturelle" des millet. Ce trait d'union entre les deux termes mettra en fait beaucoup de temps avant de s'imposer. Au 19eme siècle, millet ne veut pas alors dire "nation".  Il a alors de nombreuses significations et fait l'objet de nombreuses controversess. Millet désignerait alors plutôt le "peuple", sans que cette notion ne soit elle-même très précise. La "nation" est plutôt traduit par le terme d'ümmet. Il reste néanmoins que, "paradoxalement, tous les lexicographes se sont refusés d'accepter millet comme équivalent de "nation" bien que ce soit devenu la signification courante après"[44].

Il n'en reste pas moins que millet fut le terme utilisé par le pouvoir pour administrer les non-musulmans, en l'institutionnalisant en un système. A partir du 19ème siècle, "le millet, nous dit Marie-Carmen Smyrnelis, est chargé d'encadrer, dans tous les actes de leur vie, les habitants non-musulmans de l'Empire ottoman, cela au moyen des pouvoirs dont il jouit en matière de justice, d'état civil ou d'éducation" [45].  Se forment donc des communautés élues et représentatives qui  changent les vieilles structures de domination religieuse.

Nous pourrions dire que ce jeu identiaire ne concerne que les non-musulmans. Il n'en est rien. A l'intérieur de l'ensemble même des musulmans, une différence commence à opérer entre "turcs" et "arabes", les premiers ayant vocation à dominer les seconds. Plus largement, un jeu de différenciation se met graduellement en place, avec l'apparition de signifiants "nouveaux" venant découper l'ensemble ottoman. Autrement dit l'objet a n'est pas à la place de production mais bien à celle de travail. Il "travaille" le discours ottoman et produit des nouveaux signifiants: Millet en un, Türk en est un autre.

Analysons ici un peu plus en avant comment celui se trouve créer. Pour ce faire nous nous référerons à une belle thèse soutenue récemment par Emmanuel Szurek [46]. Szurek nous rappelle d'abord que la "turcité" fut en grande partie une production transnationale. Ce vocable de Turquie se retrouve dans le  vocabulaire géographique européen depuis le Moyen-âge. Avec le 19ème siècle et le développement de l'orientalisme, un "turquisme" académique se développe, si bien que l'élite ottomane va apprendre qu'elle est "turque" lorsqu'elle part se former en Europe, plus particulièrement à Paris. Le terme de "türk" alors était considéré comme péjoratif. Il désignait le paysan, l'habitant du monde rural, rustaud et ignorant. Ce n'est qu'avec le mouvement des Jeunes Turcs qu'il va prendre  tout son lustre.  Sa réhabilitation passe donc par les savants oreintalistes européens auprès de qui se forment l'élite de la société ottomane[47]. Il revient donc en Turquie porté par des intellectuels comme Ahmed Vefik Pacha (1823-1891).  Chose étonnante, dans son dictionnaire publié en 1876 – au moment de la première constitution –, cet ancien ministre de l'Instruction publique rétrograde au rang de dialecte (lehçe) l'ottoman. L'ottoman n'est considéré comme une des variétés parmi d'autres de la grande famille des langues "turkes" dans laquelle il compte les langues d'Asie centrale, le Tatar, le Hongrois, le Turkmène, etc[48].

L'introduction de ce nouveau signifiant n'est donc pas sans conséquence: il marque une différence, une nouvelle, qui va peu à peu travailler le discours social. Il rattache les ottomans à un territoire plus vaste dont la définition prend pour comme appui la langue. On voit ici comme l'objet , à sa place d'Autre, produit un nouveau savoir la turcologie et, par là, des Turcs. Un nouvel élément de différenciation voit le jour: "Türk désigne de plus en plus un communauté politique possible, dont les contours territoriaux et humains, encore flous et mobiles, se recentrent sur l'Anatolie à mesure que s'étiolent les possessions ottomanes"[49].

 

Devlet / S1

Différence / a

Sultan/ $

Turcs/S2

Dès lors le jeu identitaire devient redoutable: l'ensemble fermé commence sa longue décomposition en différents sous-ensembles qui se regroupent plus ou moins: les ottomans seraient composés des musulmans et des non-musulmans pour certains, tandis que d'autres voudraient voir ce terme réservé aux musulmans.  Les ottomans sont-ils des turcs et des musulmans? Les musulmans ne sont pas forcément turcs, les turcs pas nécessairement musulmans, les non musulmans pas obligatoirement non-turcophones et les non-turcophones parfois se considèrent comme turcs.  Une division à l'infini de S2 s'opère, toujours sur une base territoriale : l'empire commence à compter.

Fuat Dundar montre très bien dans sa thèse sur l'ingénierie ethnique du CUP et la turcisation de l'Anatolie que ces politiques passent d'abord par l'établissement d'une cartographie précise  et par des recensements non moins précis. Jusqu'alors, nous ne pouvions pas dire que c'était là une véritable préoccupation de l'Etat. A la fin du 19ème, il veut savoir qui et  sont ses sujets. Si bien que les actes de déportations ne concernèrent pas seulement les Arméniens. Les Juifs, les Bulgares, les Rums,les Albanais, les Arabes, les Georgiens, les Lazes, les Tcherkesses, les Tziganes, les Kurdes, les Nestoriens, les Syriaques, tous furent touchés par cette ingénierie ethnique paranoïaque. Le même prétexte était toujours évoqué: la sécurité[50]

La langue devient rapidement l'objet de réforme au même moment. Certes, il fallait une réforme pour la rendre plus efficace, notamment la langue administrative.La complexité des formules et de la graphie aboutit à des difficultés indéniable de communication[51]. Ainsi Abdulhamid II (dates de règne: 1976-1909) ne maîtrise que très mal l'ottoman bureaucratique et doit se faire traduire alors même qu'il examine plus de 2000 documents par jour[52].  Il reste néanmoins un pas à franchir entre dépoussiérer une langue et réformer le grand Autre. En germe, la réforme de l'Autre par Mustafa Kemal est déjà là. Les conséquences cliniques de ce discours sont une obstruction de l'Autre car ce qui vient en position d'Autre est un objet particulier: la différence.

Nous savons que l'ojet est l'objet de la chaîne des signifiants. Le manque produit vient être représenté par un signifiant premier, un S1, autrement dit le phallus. L'objet a est non représentable mais prend des déclinaisons divers: le regard, la voix, le sein, les fèces etc. Ajoutons ici la différence, c'est-à-dire l'espace entre deux signifiants introduit lui même dans la chaîne signifiant par S1.  Promu comme objet chu, la différence vient à sortir de la chaîne des signifiants: cette dernière devient compacte et perd l'accrochage originel qui vient assurer au sujet névrosé qu'il est, dans sa relation à l'Autre déterminé par un ordre fini. Dans cette configuration, le sujet se trouve déterminé par une compacité infinie de l'Autre[53]. On sait que l'angoisse est le manque du manque[54]. Or, si une situation ressemble bien à cela, c'est lorsque la différence vient en place d'Autre, comme objet a. L'indifférence ottomane à la différence cesse dès lors que cette dernière vient à manquer:  sans différence, plus de manque possible et plus aucune possibilité non plus de procéder à un découpage des signifiants. Dès lors l'opération doit être faite sans tarder: l'Autre devient le lieu de la réforme.

Pour illustrer la défense contre cette compacité de l'Autre, tournons nous vers les réformes de l'alphabet. Celles-ci sont en germe bien avant la révolution kémaliste des années 1920. Si l'on s'en réfère à Szurek, la question de la langue ottomane commence dès 1850 [55]. Les intellectuels, comme Namik Kemal un grand "poète de la Patrie",  réfléchissent à la simplification de l'orthographe et certains avancent déjà la possibilité de la romanisation de l'alphabet. Dès 1860, le débat s'engage. 

Toute réforme de la langue, et notamment de la romanisation de son alphabet, connait toutefois une vive résistance du fait que l'on touche alors à la lettre du Coran. Abandonner l'arabe, c'est abandonner  les caractères de l'Islam et se priver de la possibilité de pouvoir lire le texte sacré du Coran. Précisons ici qu'étant la parole de Dieu, pour de nombreux religieux de l'époque et encore de nos jours, le Coran ne peut pas être traduit ni retranscrit dans un autre alphabet. Par ailleurs d'autres raisons sont évoquées comme l'adéquation entre l'alphabet arabe et l'ottoman dont le vocabulaire est composé pour près d'un tiers de mots arabes et d'un tiers de persan. 

Cette question revient en force au moment de la révolution des Jeunes Turcs, en 1908. Cela devient une affaire d'Etat[56]. Il n'est pas insignifiant que cela soit l'homme fort du pouvoir, Enver Pacha, ministre de la Guerre, qui engage en mai 1914 la première réforme alphabétique. Très curieusement, pour "simplifier" l'écriture ottomane, il propose d'appliquer la "séparation des lettres". Au lieu de lier les caractères entre eux, il s'agit de les délier. Le résultat est une catastrophe. Le projet est abandonné. Il sera repris dix ans plus tard par Mustafa Kemal.

Cela amène deux remarques. La première est que cette réforme de l'alphabet par la séparation des lettres peut paraître absurde. Elle l'est par bien des côtés. Elle n'est pourtant pas sans interroger. Pouvons-nous y voir une façon de décompactifier l'Autre, restaurer le manque dans la chaîne des signifiants? Ceci d'autant plus que nous retrouvons actuellement cette caractéristique dans la façon dont les Turcs apprennent à écrire: ils écrivent en alphabet romain d'une façon déliée. Ainsi, dans un registre de voeux que j'ai étudié par ailleurs, j'ai pu constater que près des deux tiers des messages présentaient une écriture déliée. La seconde remarque est que cette réforme est concomittante au génocide arménien et qu'elle est impulsée par l'un de ses trois commanditaires: Enver Pacha.  

Les conséquences de cet Autre non altérable est qu'un rapport à autrui s'instaure sur un mode paranoïaque. Continuons la lecture de Charles Melman. L'une des conséquences majeures de cette détermination par cet ordre infini est que le sub-jectum  n'a plus dans l'Autre aucune place fixe qui lui serait réservé, quelques soit le pacte qu'il essaie de passer avec lui. Et Melman de ponctuer son argumentation par un exemple. Il évoque ce trouble produit par l'intrusion dans le domicile du bruit d'une langue étrangère[57]. Il y voit une circonstance qui serait tout à fait susceptible de déclencher une psychose de façon expérimentale. Ce bruit d'une langue autre chez soi, venant perturber la jouissance du domicile viendrait ressusciter la situation originelle dans laquelle l'enfant se retrouve au moment où il est en présence de cette langue étrangère qui l'entoure et dont il va faire sa langue maternelle, du moment où ses dons vont  être acceptés, du moment où sa valeur phallique se trouve reconnue. Melman y voit l'une des sources de la xénophobie et du racisme.

Est-il prudent de faire ici le parallèle avec la question linguistique sous l'Empire ottoman? La société ottomane était  marquée par la grande diversité linguistique. Outre la diglossie au sein même des locuteurs turcs – l'ottoman des hautes classes et les turcs démotiques[58] des paysans –, on y parlait différents arabes ("dialectales", classique, etc.)[59], l'araméen, le grec,  l'hébreu, le ladino, le français, toute la variété des langues balkaniques, sans oublier les kurdes (zaza et kurmanci), les langues caucasiennes  dont la fameuse oubykh[60], etc. Or, nous devons bien noter que l'unité de la langue est l'une des revendications principales des nationalismes turcs: est Turc celui qui parle (que) turc. Nous verrons que la question de l'appartenance religieuse reste très importante mais prime d'abord l'appartenance linguistique. Alors même que les sujets ottomans sont polyglottes pour bons nombreux d'entre-eux et qu'on ne saurait en définir l'appartenance linguistique, c'est par cette frontière que les nationalistes entendent découper les "nations". La demande d'exclusivité linguistique est forte: le sujet ne peut appartenir qu'à une seule langue qui est bien souvent fondatrice du "peuple". Il est toujours troublant de voir combien ces raisonnements nationalistes relèvent d'une réthorique circulaire. Mais il est encore plus étonnant de voir comment, très tôt, les nationalistes comprennent qu'ils ne peuvent pas faire autrement que se saisir de la langue pour créer la nation. Dans le cas de la Turquie, cela passe par l'invention, ni plus ni moins d'une nouvelle langue, l'öztürkçe (le "turc pur"), car de turc, il n'en existe pas au 19ème siècle. Ou du moins il n'en existe pas un, comme il l'a été dit plus haut. S'il devient peu à peu inadmissible d'entendre sous l'Empire des langues jugées "autres", c'est en raison de cette recherche d'un turc qui n'existe pas.

Cette conquète de l'Autre, de ce lieu qui organise la différence, ne repose pas sur des enjeux de calcul et de stratégie ou de construction sociale. Mon argument est de dire que cette lecture "constructiviste" ne rend pas compte de cette relation forte et répétée entre nationalisme et langue. Le discours nationaliste met toujours au coeur de son dispositif la langue, en raison de la logique structurale de la paranoïa qui le supporte: il ne peut être autrement que prendre possession de cet Autre, de la langue.  Sinon, que se passerait-il si cette abordage de l'Autre ne s'effectuait pas? 

Un défaut d'arrimage dans l'Autre, nous dit Melman, agit de façon dévalorisante pour le sujet. Le lieu dont il tente d'autoriser sa parole se révèle sans cesse fluctuant, mobile. Sa valeur phallique n'y a pas court. Melman souligne que les offrandes et les sacrifices à l'Autre dans l'espoir d'une adoption ne suffisent pas à instaurer un ordre fini. Il en déduit que ce que l'Autre veut, c'est son rejet à lui; puisque c'est ce qui lui est sans cesse signifié. Il accepte cette position de rejet, il dépouille l'Autre de sa qualité d'altérité pour l'endosser lui-même. C'est lui-même dans cette position de rejet qui devient l'Autre, comme s'il devenait lui même cause fondatrice d'une limite dans l'Autre. C'est lui même qui passe tout entier dans l'Autre dans un renoncement ultime. Il vient faire limite chez l'Autre.

Dès que ce discours nationaliste se trouve établi, il donne lieu à des massacres de masses et au génocide des arméniens, à l'expulsion des populations grecques (1923) et le massacre de masse de Dersim (1938). Autrement dit, si des S2 sont produits, c'est par l'expulsion de la différence, de l'objet a. Car toute l'ambiguité de l'abjet est là: il vient travailler en place de l'Autre mais d'un Autre qui présente une compacité du simple fait que lui, la différence, en est chu. Nous nous retrouvons dès lors dans une cas de figure très similaire à ce que Pierre-Yves Gaudard a analysé dans un article important intitulé " hypocondrie sociale et ségrégation"[61]

A travers une comparaison entre la doctrine espagnole de la limpieza de sangre du 15ème siècle et le nazisme, Pierre-Yves Gaudard montre comment les logiques discursives conduisent à ce qu'il appelle une "hypocondrie sociale". Le corps "social", du fait du dysfonctionnement de la chaîne symbolique, ne fait plus métaphore du politique. Le corps du volk est entièrement pris dans l'imaginaire. Et c'est pour soigner ce corps que se met en place cette médecine nazie dont les deux facettes – de très grandes avancées médicales associées à une barbarie effroyable –, sont à rattacher au même délire hypocondriaque. Il s'agit dans tous les cas d'éviter le retour de l'objet a qui viendrait obstruer le corps du peuple: "afin d'éviter la compacité et l'angoisse absolue du manque du manque, la logique discursive génocidaire met en oeuvre le repérage et la désignation de l'altérité, non pas symbolique – elle est forclose –, mais imaginaire et surtout réelle, pour la combattre et l'éliminer" [62]. Dans cette logique génocidaire, le "Juif", parce que cause d'un dol imaginaire, déchaine son éjection sur un mode paranoïaque[63].

Le discours nationaliste reste un discours: il suppose donc que le symbolique soit en mesure de remplir sa fonction , c'est-à-dire d'instaurer le politique en séparant les différentes places du discours. Il n'en reste pas moins qu'il peut préparer le terrain, par la position de l'objet a, à un délire paranoïaque. Il est en tout cas important de noter les similitudes du nazisme avec la fin de l'empire ottoman. De la même façon, la médecine va jouer un rôle important comme le montre Hans-Lukas Kieser[64] . Les arméniens sont peu à peu considérés comme des "parasites" dont il faut se débarasser, selon la même rhétorique nazie. L'idéologie raciale ne cesse de prendre de l'ampleur: le darwinisme-social connait un succès important[65]. Nous trouvons dans les archives des expressions qui font penser au discours nazi des années 1930. Les Arméniens sont désignés comme "des tiques qui sucent le sang du corps de  l'Etat", de "traîtres", etc. La rhétorique du corps, du parasite à éliminer, nous renvoie à cette "hypocondrie sociale" qu'analysait Pierre-Yves Gaudard.

En avançant sur ce lien entre langue, objet a, ségrégation et violence de masse, je suis conscient que je m'engage sur un chemin étroit. D'autant plus que je mets de côté, sans doute trop, la question de la "religion". Il est évident que ce découpage entre musulmans et non musulmans opère et qu'il s'agit en définitive d'avoir un ensemble homogène musulman sunnite et turcophone.  Il reste toutefois que cette production du "même" n'est pas lié à un programme religieux mais à des logiques discursives que j'ai désigné comme "nationalistes". Cela passe par la production d'une potentielle différence territoriale qu'il faut ensuite réduire, par l'accusation de "séparatisme". Qu'il soit bien entendu que ce discours conserve toute sa portée malgré la réalisation des objectifs "réels" qu'il aurait pu se fixer: il n'a jamais fini de produire du "même" et de l'homogène. Ainsi même si la Turquie est à 99% musulmane, il ne reste pas moins que sont encore désignés régulièrement des ennemis intérieurs, des séparatistes, des fauteurs de trouble. Les discours du premier ministre Tayyip Erdogan en juin 2013 sont en ce sens assez révélateurs: furent désignés responsables des évènements qui secouèrent la Turquie le lobby juif de la finance, les alévis et les chrétiens convertis. Le 20ème siècle turc fut dans la continuité de 1915.

Nous avons dit que les Arméniens ne furent pas les seuls concernés par l'ingénierie démographique et ethnique. Sans que l'on puisse parler de génocide, le nettoyage ethnique a été poursuivi après 1915. En 1923, la majorité des Grecs (900000) ont été expulsés vers la Grèce -- la reprise d'Izmir "l'infidèle" se solda par un massacre et un incendie criminel qui la ravagea. Le recensement de 1927 indique qu'il n'existe plus de minorités d'importance en Turquie[66]. La communauté juive, pourtant si loyale au pouvoir ottoman, est aussi désignée comme ennemie de la Turquie[67]. En 1920-1923, un député compare le fait qu'un Juif parle turc à un "viol de notre si belle langue et notre si doux dialecte"[68]. Quelques années plus tard, c'est le judéo-espagnol qui est interdit: les Juifs doivent parler uniquement turc. On les accuse d'avoir collaboré avec les Grecs. L'antisémitisme sous la République, extrèmement répandu, est dans la continuité de celui des Jeunes Turcs[69]. Il éclate au grand jour pendant la seconde Guerre mondiale où les Turcs ne renouvelèrent pas l'acte d'hospitalité de 1492. Ils refusèrent d'accueillir les Juifs venant d'Europe de l'Est. Un décret, en 1941, interdit "le séjour des Juifs étrangers dont les libertés de vie et de circulation sont restreintes dans les pays où ils résident"[70]. Cet antisémitisme débouche en 1942 sur l'affaire de "l'impôt sur la fortune". La loi vise "les étrangers de l'intérieur". Elles divisent les citoyens en quatre catégories: Les musulmans , les non musulmans, les dönme[71] et les étrangers. Les dönme étant considérés comme musulmans, ils ne sont pas inquiétés par l'impôt. En revanche, les autres (arméniens, juifs, grecs) voient leur capitaux taxés à plus 150%. Autant dire que l'Etat cherche à ruiner les dernières fortunes "non musulmanes". Ceux qui ne veulent ou ne peuvent pas payer sont envoyés dans un camp de concentration[72]. La loi est révoquée en 1944. Sans indemnisation des victimes. 

Enfin, le 6 et 7 septembre 1955 a lieu le progrom d'Istanbul. Les quartiers grecs d'Istanbul sont pris d'assaut par des émeutiers : les dégats sont importants, les exactions graves (circoncisions forcées, etc.). Cela marque la fin des derniers Grecs de Turquie qui bientôt s'exilent en Grèce.

Nous avons beaucoup insisté sur la différence musulman et non musulman. Mais cette politique d'effacement de toutes différences s'étend bien aux musulmans, en premier lieu aux Kurdes. Dès le début de la République, l'Etat mène une politique anti-kurde des plus sévères. Cela conduit à plusieurs révoltes : celle de Cheikh Said en 1925, celle d'Ararat en 1927 et 1930 et celle de Dersim en 1937 et 1938. Cette dernière aurait fait plus de 40000 morts.

Les alévis ne sont pas mieux lotis. Ils sont régulièrement la cible d'exactions depuis le début de la République.  Massacrés en 1919 dans le Bozok, écrasés à Dersim qui est une région kurde et alévie, ils sont régulièrement la cible de l'extrème-droite. Ainsi en 1993, à Sivas, une émeute populaire contre la présence d'un écrivain célèbre (Aziz Nesin) qui a traduit Les versets sataniques, dégénère: les manifestants mettent le feu à son hôtel dans lequel Nesin est avec des artistes alévis. Si lui arrive à échapper aux flammes, 37 alévis mourrurent dans l'incendie: la foule d'islamistes bloquait les issues de secours.

Nous pourrions multiplier les exemples et rallonger considérablement la liste des actes d'intolérance, de crimes racistes, religieux. La différence semble insupportable. Faut-il peut-être y voir l'une des conséquences logiques de la paranoïa érigée en discours. Il passe en tout cas, si nous suivons encore Melman, par l'établissement d'une communauté de semblables qui ont cela de commun que ce ne sont que des semblables[73].

Si le paranoïaque accepte sa position de rejet, il procède aussi à une curieuse opération:  il dépouille l'Autre de sa qualité d'altérité pour l'endosser lui-même. C'est lui-même dans cette position de rejet qui devient l'Autre nous dit Melman. Il fait de ce rejet sa loi  comme s'il devenait lui même cause fondatrice d'une limite dans l'Autre. La conséquence est que cela aboutit à une communauté de purs semblables parce que l'opération aboutit d'une certaine façon à abolir la catégorie de l'Autre : 

"Tout le monde à ce moment là est identique , un signifiant en vaut un autre. Et dans cette communauté, une exception comme il est de règle dans tout ensemble. C'est cependant le paranoïaque lui-même en tant que lui aurait parfaitement accompli et réussi ce renconcement à la position subjective: au titre d'idéal, d'idéal accompli"[74]

Mais les effets ne s'arrêtent pas. Le paranoïaque invite les autres à en faire autant que lui, à renoncer,  sauf qu'ils sont aussi invités ne pas réussir ce grand sacrifice pour l'Autre, sans quoi ils mettraient en péril sa position d'exception.  C'est cette position d'exception, cette façon de devenir objet et pur instrument de l'Autre, qui lui permet de récupèrer le droit à l'ex-sistence qui sera celle "du pur caprice en tant qu'il n'est rien qui puisse la brider ni la contrôler". C'est là un point très important:

"Comme au prix d'une acceptation de ce qui est entendu et accepté comme le voeu de l'Autre, le paranoïaque gagne un statut, une place stable, une mise en ordre en s'attribuant d'ailleurs la paternité de cette chaîne et par un renversement le droit à une espèce d'existence livrée au pur caprice et que rien ne peut brider"[75].

Nous avons cité ici longuement Melman parce que nous pensons que la description du lien social qu'instaure le paranoïaque "correspond" très bien avec le lien social isncrit en Turquie depuis la fin du 19ème siècle. Il nous permet de compléter le discours. En effet, jusqu'à présent,  les flèches du milieu n'ont pas été tracées, volontairement. A la lecture de Melman, il ne semble pas inconvenant d'inverser le sens de celles-ci. Nous retrouvons par là la structure S1→S2 et nous avons aussi cette relation particulière entre a et $: a→$. Or, il semble que cela soit bien dans ce sens que nous devons lire la place que veut occuper le paranoïaque dans l'Autre, comme objet a, pour faire limite.

Ainsi, comme discours "paranoïaque", nous aurions

      S1

      a

      $

     S2

Dans cette histoire "braconnière" de l'Empire ottoman, arrêtons nous à ce point de passage d'un discours d'Empire à un d'en pire. On l'aura compris, cet arrêt, juste avant la République, ne tient d'aucune façon lieu d'interprétation. Cette histoire non autorisée pourra se continuer jusqu'à nos jours; le braconnage ne saurait être clos d'ailleurs.

Benoît Fliche, anthropologue, psychanalyste.


[1] Ce texte est issu d'un mémoire de recherche "Atatürk ou l'inversion de l'Autre. Lecture analytique d'un discours nationaliste", Master II philosophie et psychanalyse, sous la direction de Jean-Bernard Paturet, Université Paul Valéry Montpellier III.

[2] J'écris "Ottomans" avec une majuscule pour désigner les membres de la dynastie ottomane. Avec une minuscule, je désigne les sujets "ottomans".

[4] Yérasimos Stéphane, 2000, Constantinople. de Byzance à Istanbul, Paris: Editions Place des Victoires.

[5] Cahen Claude, 1970, L'Islam, des origines au début de l'Empire ottoman, France: Bordas. p. 258.

[6] Vatin Nicolas, 1989, "L'ascension des Ottomans (1362-1451)" in Robert Mantran (sous la dir.), L'histoire de l'Empire Ottoman, Paris: Fayard. pp. 81-116.

[7] Vatin Nicolas, ibid.

[8] Bozarslan Hamit, 2013, Histoire de la Turquie. De l'Empire à nos jours. Paris: Tallandier. p. 88.

[9] Sigalas Nikos, 2007, "Devlet et Etat: du glissement sémantique d'un ancien concept du pouvoir au début du XVIIIe siècle ottoman", in Grivaud Gilles, Petmezas Socrate (dir.), Byzantina et Moderna. Mélanges en l'honneur d'Hélène Antoniadis-Bibicou. Athènes: Alexandia. pp. 385-415.p. 412.

[10] Sigalas, op.cit. p. 390-392.

[11] Nous rencontrons par ailleurs ce genre de position dans les familles "à nom" où les membres "servent un nom" plutôt que s'en servent.

[12] Dumas Juliette, 2013Les perles de nacre du sultanat. Les princesses ottomanes (mi-XVe – mi-XVIIIe siècle), Thèse de doctorat, Paris: EHESS. p. 135

[13] Cette fermeture de l'alliance eut des conséquences très graves au moment de la fin de l'Empire: les Ottomans se trouvèrent entièrement isolés sur la scène internationale et ne disposèrent d'aucun "parent" en Europe sur qui s'appuyer (Georgeon, 2003. op.cit.p. 25).

[14]Vatin Nicolas et Veinstein Gilles, 2003, Le sérail ébranlé. Essai sur les morts, dépositions et évènements des sultans ottomans 14eme-19eme siècle. Paris : Fayard.

[15] Vatin et Veinstein, op.cit. p 81.

[16] Sigalas, op.cit..p 409.

[17] Barkey, op.cit.p 70.

[18] Gaudard Pierre-Yves, 2007, "Hypocondrie sociale et ségrégation", Journal français de Psychiatrie, 1/28. pp. 5-10.

[19] Lacan Jacques, 1978, "Discours de Jacques Lacan à l’Université de Milan le 12 mai 1972", Lacan in Italia 1953-1978. En Italie Lacan, Milan: La Salamandra. pp. 32-55.

[20]  Defalvard Hervé, 2008, Les non-dits du marché. Dialogue d'un économiste avec la psychanalyse, France: Eres. p 156.

[21] Bozarslan, op.cit.p 56. Weulersse Jacques, 1946, Paysans de Syrie et du Proche-Orient, Paris : Gallimard.

[22] Sigalas, op.cit.p 405.

[23] Sigalas, ibid. p 409.

[24] Sigalas, ibid. p 410.

[25] Dumas, op.cit

[26] Vatin et Veinstein, op.cit.

[27] Bozarslan, op.cit. p 127.

[28] Kreiser Klaus et Neumann Christopher K., 2003, Kleine Geschichte der Türkei, Stuttgart: Philipp Reklam. p 255.

[29] Mantran Robert, 1989, "Les débuts de la Question d'Orient (1774-1839), in  Robert Mantran (sous la dir.), L'histoire de l'Empire Ottoman, Paris: Fayard. pp. 421-459. p 426-427.

[30] Le ney est une flûte à sept trous en roseau. Instrument noble dans la musique classique ottomane, il est souvent associé au courant mystique des mevlevis. Selim III était non seulement un grand joueur de ney mais aussi compositeur : ses pièces, très belles, sont toujours jouées.

[31] Melman Charles, 2011, Une enquête chez Lacan, Paris: Eres. p 72.

[32] Melman ibid.

[33] Melman Charles, La nature du symptôme, séminaire 1990-1991, Paris: ALI.p. 169.

[34] Lévy-Aksu Noémi, 2013, Ordre et désordres dans l'Istanbul ottomane (1879-1909). Paris: Karthala. p 71-76.

[35] Bianchi Thomas-Xavier, 1852, Le nouveau guide de conversation en français et en turc à l'usage des voyageurs français dans le Levant et des Turcs qui viennent en France; Suivi de la collection complète des Capitulations ou Traités de paix entre la France et la Porte Ottomane, depuis 1535 et compris la dernière convention de Constantinople du 25 novembre 1838 et du Khaththi cherif ou Acte constitutif de Gulhane, du 3 novembre 1839, accompagné de notes, commentaires. Paris: Dondey-Dupré.

[36] Aymes Marc, 2010, "Un grand progrès -- sur le papier". Histoire provinciale des réformes ottomanes à Chypre au XIXe siècle. Louvain: Peeters. p38.

[37] Bouquet Olivier, 2007, Les Pachas du Sultan. Essai sur les agents supérieurs de l'Etat ottoman (1839-1909), Louvain: Peteers.

[38] Aymes, op.cit. p 287.

[39] Bozarslan, op.cit.p 145.

[40] Georgeon, François, 1995, Des Ottomans aux Turcs, Naissance d'une nation. Istanbul: Isis Press. p 16.

[41] Smyrnelis Marie-Carmen, 2005, Une société hors de soi. Identités et relations sociales à Smyrne aux XVIIIe et XIXe siècles. Louvain: Peeters.  p 96.

[42] Fliche, Benoît, 2007, Odyssées Turques, Paris: CNRS Editions.

[43]Aymes Marc, 2005, "la communauté d'historicité" in Aymes Marc, Hersant Jeanne et Massicard Elise, Communauté en pièces:d'Europe, d'Islam et d'ailleurs, Labyrinthe, 21.

[44] Strauss Johann, 2002, "Ottomanisme et "ottomanité": le témoignage linguistique", in Kieser Hans-Lukas, Aspects of the polical language in Turkey, Istanbul: Isis Press. p. 23.

[45] Smyrnelis, op.cit.p 40.

[46] Szurek Emmanuel, 2013, Gouverner par les mots. Une histoire linguistique de la Turquie nationaliste, thèse de doctorat, Paris: EHESS.

[47] Szurek ibid, chapitre VI.

[48] Szurek, ibid. p 407.

[49] Szurek, ibid. p 418.

[50] Dundar Fuat, L'ingénierie ethnique du CUP et la turcisation de l'Anatolie (1913-1918), 2006. Thèse de doctorat, Paris: EHESS.

[51] Mardin Serif, 1960-1961, « Some Notes on an Early Phase in the Modernization of Communications in Turkey » Comparative Studies in Society and History, vol. III, no 3, 1960-1961, p. 250-271 : 255.

[52] Georgeon 2003, op.cit. p 148.

[53] Melman Charles, 2010, Nouvelles études sur l'hystérie, Paris: Eres. Chapitre 19.

[54] Lacan Jacques,1962-1963,  L'Angoisse, Paris: ALI.

[55] Szurek op.cit. p 132.

[56] Szurek ibid.p 144.

[57] Melman Charles 2010, op.cit. p 145.

[58] Les accents et les langues locales varient considérablement entre les différentes régions d'Anatolie. J'ai eu la chance d'apprendre le turc au contact de locuteurs qui  maitrisaient très mal le turc scolaire (öztürkçe), un peu comme si un étranger apprenait le français dans un village provençal au début du 20ème siècle. J'ai donc pu saisir toute la distance linguistique qui existe encore entre les différentes couches de la population. Indéniablement, ce n'est pas le même turc dans les villages de Yozgat que dans les quartiers intellectuels d'Istanbul.

[59] Les administrateurs des provinces n'écrivaient pas nécessairement en ottoman mais en arabe: les sources des historiens travaillant sur ces régions ne sont pas en ottoman mais en arabe.

[60] L'oubykh est une langue caucasienne, disparue , parlée jusqu'au milieu du 20ème siècle en Turquie et en Géorgie. Elle possédait 83 consonnes, pour deux voyelles. Le dernier locuteur est mort au début des années 1990. Elle a été étudiée et "sauvée" par Georges Dumézil..

[61] Gaudard, Pierre-Yves, "Hypocondrie sociale et ségrégation", Le Journal Français de Psychiatrie, 28, 2007, 5-10.

[62] Gaudard, ibid: 28.

[63] Gaudard, id.

[64] Kieser, Hans-Lukas, 2010, "From ‘patriotism’ to mass murder: Dr. Mehmed Reşid (1873–1919) in Suny, R. A question of genocide: Armenians and Turks at the end of the Ottoman Empire. New York,. pp. 126-149.

[65] Bozarslan, op.cit.

[66] Bozarslan, op.cit.p. 338.

[67] Mallet, Laurent-Olivier,  2008, La Turquie, les Turcs et les Juifs. Histoire, représentations , discours et stratégies, Istanbul: Isis Press.

[68] Bozarslan, op.cit.p.341

[69]  Turesay Ozgür, « Antisionisme et antisémitisme dans la presse ottomane d’Istanbul à l’époque jeune turque (19091912). L’exemple d’Ebüzziya Tevfik », Turcica, vol. 41, 2009, p. 147178.

[70] Bozarslan, op.cit.p.343.

[71]  Les dönme sont des juifs convertis volontairement à l'islam au 18ème siècle; le double rattachement à l'islam et le judaïsme étant un commandement divin.

[72] Bali, op.cit

[73] Melman Charles, 2010, op.cit.

[74] Melman, 2010, ibid. p. 291.

[75] Melman, 2010, ibid. p. 292