P-C.Cathelineau : introduction à la journée d'étude "Si la lutte continue… J. Semprun l’européen contre les nationalismes"

De quoi sommes-nous les héritiers spirituels en Europe depuis la fin de la seconde guerre mondiale ? Pour répondre à cette question, c’est vers cet acteur politique de premier plan, cet écrivain et ce philosophe, Jorge Semprún, que nous nous sommes tournés, en organisant cette journée exceptionnelle autour de son engagement et de son œuvre.

Cet engagement d’une vie incarne à lui seul ce qui nous importe le plus aujourd’hui, sans que nous le sachions très clairement.

Fils d’un diplomate de la défunte République Espagnole, il s’engage à 20 ans dans la résistance au nazisme, est arrêté un an plus tard par la Gestapo et se retrouve dans le camp de concentration de Buchenwald où il doit sa survie à l’entraide du mouvement de résistance organisé dans ce camp par les déportés politiques de toute l’Europe antinazie. Il participe de l’intérieur à la libération du camp par les Américains. Puis il poursuit sa lutte contre le fascisme franquiste au sein du Parti Communiste Espagnol jusqu’en 1962, date à laquelle il cesse la lutte clandestine et rompt avec ce qu’il reconnaît comme l’autre monstruosité du XXe siècle, le stalinisme. À la fin des années 80, il devient Ministre de la Culture du Gouvernement présidé par le socialiste Felipe Gonzalez. Il forge tout au long de ces années une œuvre littéraire majeure témoin des combats qu’il a menés avec courage.

Pourquoi dire que cet engagement incarne ce qui nous importe le plus aujourd’hui en Europe ?

Comme il le laisse entendre dans une série de conférences faites en Allemagne lors des commémorations de la libération du camp de Buchenwald et réunies sous le titre Une tombe au creux des nuages. Essais sur l’Europe d’hier et d’aujourd’hui, son expérience du siècle est celle de l’Europe écrasée par deux totalitarismes, le nazisme et le communisme, et au sortir de la seconde guerre mondiale de l’Europe renaissant de ses cendres pour délivrer au monde un message politique nouveau.

Pour Semprun, il y eut un philosophe avant guerre qui a eu l’intuition de ce message : il était allemand et juif. Edmond Husserl énonçait lors d’une conférence donnée à Vienne en 1935 la thèse suivante, citée ici in extenso car elle a le mérite de la clarté, de l’intelligence et de la prémonition : « Nous posons la question : comment se caractérise la figure spirituelle de l’Europe ? J’entends l’Europe non pas géographiquement, comme sur les cartes, comme s’il était possible de définir ainsi le domaine de l’humanité qui vit ici territorialement ensemble. Au sens spirituel, il est manifeste que les dominions anglais, les États-Unis appartiennent à l’Europe : il est manifeste que sous le titre d’Europe, il s’agit ici d’une unité de vie, d’une activité, d’une création spirituelle, avec tous les buts, les intérêts, soucis et peines, avec les formations idéologiques, les institutions, les organisations. Dans cet ensemble, les hommes individuels agissent au sein de diverses sociétés de niveaux différents, les familles, les tribus, les nations dans l’unité d’une seule figure spirituelle ».

Au cours de cette conférence, Husserl donne sa référence majeure, ce qu’il considère comme la source de cette unité, de cette figure spirituelle de l’Europe, c’est la raison issue de la civilisation grecque : c’est une vision du monde des mythes archaïques d’où surgit une praxis nouvelle fondée sur l’universalité de l’esprit critique.

Nous sommes en 1935, Husserl va être déchu de sa nationalité, ses livres vont être retirés des bibliothèques allemandes et autrichiennes, brûlés, et il meurt en 1939, échappant de justesse à la déportation, mais il a cet éclair de lucidité à la fin de sa conférence : «  La crise de l’existence européenne ne peut avoir que deux issues : ou bien le déclin de l’Europe devenue étrangère à son propre sens rationnel de la vie, la chute dans la haine spirituelle et la barbarie, ou bien la renaissance de l’Europe à partir de l’esprit de la philosophie, grâce à un héroïsme de la raison qui surmonte définitivement le naturalisme. Le plus grand danger pour l’Europe est la lassitude ».

Cette conclusion résume ce qui allait advenir : le déclin dans la barbarie-Auschwitz, le Goulag, le monde concentrationnaire ‑ et la lente renaissance autour de l’idée d’une rationalité au service du progrès et de la démocratie, non sans que cette renaissance ne soit sans cesse guettée comme aujourd’hui par la lassitude des peuples. Voilà notre héritage spirituel commun.

Cet héritage est issu d’une réflexion sur les ravages de deux guerres mondiales successives, sur la destruction des juifs d’Europe et l’échec des totalitarismes, comme solutions politiques. Il aboutit sur le continent à plus de 60 ans de paix entre les peuples, une réconciliation que l’on pouvait juger improbable entre la France et l’Allemagne, et surtout à la construction européenne. Il est fréquent de brocarder cette construction en soulignant qu’elle n’a de réalité concrète qu’à travers les marchés, l’abus des normes et des contrôles supranationaux et surtout la pesanteur bureaucratique de Bruxelles, loin du souci des peuples.

Réduire l’Europe à ces trois artefacts, c’est oublier que ce ne sont que des symptômes, certes encombrants, qui ne rendent pas compte des pas qui ont été franchis depuis le début de la construction européenne en matière d’unité politique et culturelle. L’élection d’un parlement européen au suffrage universel, et bientôt d’un président de la commission européenne, est en soi-même la manifestation concrète de cette démocratie fédérale instituée en Europe et que les autres pays nous envient pour la diversité culturelle qu’elle promeut, tout en préservant entre les différentes familles politiques traditionnelles de l’Union Européenne une unité de vue qui permet le conflit, tout en le dépassant dans des solutions innovantes. La façon dont les institutions européennes ont fait face à la crise économique et à la dette des pays du Sud en est un bon exemple. Car ce modèle démocratique européen est celui-là même pour Semprun qui fait du conflit politique la source même du débat et du progrès. Nous sommes copiés et enviés pour cela. Il n’est que de citer l’espoir sans cesse suscité parmi les autres peuples par ces institutions fondées sur la liberté : les printemps arabes, l’Ukraine nous ont pris pour modèle. C’est que cette influence spirituelle est bien réelle et que les peuples asservis savent que les institutions de l’Europe ont fait leur preuve au-delà des condamnations de principe de leurs travers. 

Jorge Semprún savait que ce modèle démocratique européen pour lequel il s’était engagé après avoir lutté contre le nazisme et rompu avec le communisme était un gage de développement et de progrès social, comme le montrent aujourd’hui les différents niveaux de protection que garantissent à leurs citoyens les États européens. S’il est fréquent de caricaturer l’Europe en la réduisant à un vaste marché, il est plus rare de mettre au crédit de la libéralisation des échanges une prospérité économique et sociale qui sur le long terme s’est imposée comme l’une des conséquences essentielles de ses institutions démocratiques et libérales.

Jorge Semprún était également sensible au creuset culturel pour la diversité qu’ont représenté depuis mille ans en Europe certaines cités, certaines régions, certains pays : avant le déchaînement de l’intolérance, Cordoue entre le Xe et le XIe siècles fut à l’intersection du monde juif, chrétien et musulman et le terreau d’œuvres philosophiques et de traductions par lesquelles étaient véhiculée l’idée que le débat d’idées entre les monothéismes les régénéraient les uns les autres contre tout exclusivisme religieux. À ce titre il savait aussi que le rôle qu’ont joué en Europe Centrale et Orientale les intellectuels juifs dans la création artistique, littéraire et les sciences, en particulier au cours des deux derniers siècles, était tout simplement considérable et lui faisait dire que l’extermination des juifs d’Europe avait laissé un grand vide dans son panorama culturel et existentiel. Faut-il rappeler l’importance de Wittgenstein, de Freud, d’Adorno, d’Einstein, de Celan et de tant d’autres ?

À l’heure où les aspirations identitaires et populistes parcourent l’Europe comme une réponse prévisible aux effets de la crise économique dans la mouvance de vieux courants nationalistes d’inspiration fasciste au sein des peuples, il est important de rappeler avec Semprún que les nationalismes n’ont à aucun moment été une solution plausible de sortie de crise, si ce n’est en encourageant la xénophobie et la guerre, comme en témoignent l’expérience européenne des fascismes. Semprún tenait La psychologie des masses et l’analyse du Moi de Freud pour un ouvrage politique essentiel sur cette expérience, qui décrit sans concession les errements d’une foule conduite au pire par la suggestion d’un leader charismatique, et leurs causes. 

Ce que déplore Jorge Semprún dans toute son œuvre politique, ce n’est pas qu’il y ait trop d’Europe, mais pas assez, et qu’en particulier, l’Europe politique, l’Europe de la Défense et l’Europe des Affaires Étrangères peinent à voir le jour, pour que les États européens soient en mesure de parler d’une seule voix au moment des crises internationales majeures et de décider pour eux-mêmes et ensemble des grands axes d’un destin collectif. Nous n’en sommes pas encore tout à fait là, même si nous avançons dans ce sens. En tout cas avec l’Europe notre lien social dispose d’un cap spirituel dont il serait étrange d’ignorer l’existence, et l’empreinte déjà profonde parmi les peuples de l’Europe et au-delà.