S.Thibierge : Wittgenstein et la psychopathologie

Conférencier: 

Ce texte reprend des passages essentiels du séminaire de l'EPHEP du 1° octobre 2011.

Wittgenstein était tourmenté. Si vous lisez sa biographie, vous verrez que c’était un homme inquiet, dont la vie a été marquée par un certain nombre de vicissitudes que je vous laisse le soin de découvrir, c’était un homme tourmenté depuis le commencement de son intérêt pour la mécanique, les mathématiques, la philosophie, l’art, l’esthétique, la religion, l’anthropologie. Dès le départ, il a été extrêmement sensible à un fait, Wittgenstein part d’un fait, c’est  aussi, c’est peut-être d’abord  pour ça, que nous pouvons comparer,  le mettre en relation, dans une relation de travail avec Freud et Lacan. Tout comme Freud, tout comme Lacan, Wittgenstein part du fait que notre corps, je vais vous expliquer  tout à l’heure pourquoi j’ai dit notre corps aussi directement, notre corps pâtit, au sens propre, notre corps souffre de la façon dont il est pris dans la structure du langage et dans les effets du langage.  Je vais vous dire tout à l’heure très simplement pourquoi je peux me permettre, texte à l’appui, de dire qu’il s’agit de notre corps. Wittgenstein n’est pas un penseur désincarné, abstrait. C’est un penseur extrêmement ancré. Donc, il a été tourmenté très vite et tout au long de son œuvre par la manière dont nous sommes affectés par le langage et par la manière dont nous pourrions  - pour lui c’était ça la philosophie -  dont nous pourrions, arriver à décrire, à préciser de manière suffisamment fine, cette façon dont nous sommes pris dans le langage, d’une manière qui nous tourmente. Il parle parfois de la brume dans laquelle nous sommes dans notre rapport au langage, à cause du langage, dans notre rapport au réel, plus précisément, il parle de cette brume que nous n’arrivons pas à lever.

Mais c’est vrai que Wittgenstein demande une conversion, le sens du mot n'est pas nécessairement religieux, c’est-à-dire qu’il faut faire un effort, il faut se déplacer un tout petit peu.

Si vous le lisez directement, vous serez parfois surpris par le caractère un peu désorientant, un peu inhabituel de son raisonnement. Si en revanche, vous avez à l’esprit que son souci, son tourment c’était précisément ce que j’évoquais à l’instant, c’est-à-dire la manière dont notre corps est affecté par le langage, cette manière dont cela donne à notre rapport au réel un caractère malheureux, un caractère mal fichu, si vous partez de là,  et de la façon dont Wittgenstein essaye de résoudre cette question,  il est parfaitement légitime dès lors, de considérer que Wittgenstein a décrit et analysé un certain nombre de questions qui sont psychopathologiques, c’est-à-dire qui intéressent exactement notre objet d’étude à l’École Pratique, un certain nombre d’études, à savoir la manière dont l’animal humain est affecté par le langage et a souvent du mal à s’en débrouiller.

Je vous ramène encore une fois à ce qui fait le pivot de notre enseignement, la présentation de malade. Une présentation de malade ce n’est rien d’autre et c’est considérable, que la tentative de remarquer comment quelqu’un est  - je dis le mot  avec les précautions qui s’imposent car nous sommes tous affectés par cette maladie - comment quelqu’un est malade de son rapport au langage, malade de la façon dont dont son rapport au langage détermine son rapport au réel. C’est toujours de ça que nous  nous préoccupons dans une présentation de malade. Eh bien, c’est le seul sujet de préoccupation majeure de Wittgenstein.

Dans Les recherches philosophiques au paragraphe 255 de la première partie, je vais vous donner une phrase,  le paragraphe 255  comporte une seule phrase  : Le philosophe traite une question comme on traite une maladie ; c’est une façon de parler, vous en conviendrez, qui n’est pas banale et on trouve dans la tradition philosophique des auteurs qui ont eu une conception assez voisine mais, chez Wittgenstein, c’est très décisif. Il estimait que lui en tant que philosophe avait affaire à des questions qui étaient autant de façons dont nous sommes malades du langage.

Wittgenstein était extrêmement sensible au caractère pathologique, et douloureux, cruel je dirais même, fou aussi bien, de notre rapport à la totalité ou à une unité. Très important, ça, en psychopathologie, on est au cœur du sujet.  En psychopathologie, nous essayons d’être attentif à ce qu’on appelle la singularité d’un symptôme, de quelqu’un, d’un sujet. Eh bien, Wittgenstein était littéralement plus que tourmenté, enfin ça a été tout au long de son travail une véritable obsession d’essayer d’éviter que notre rapport au réel, à cause de la façon dont nous sommes pris dans le langage ne soit rendu malheureux, fou, pathologique du fait du privilège exorbitant, énorme et non légitime que nous accordons à l’unité, à l’un, et que nous accordons au tout, c’est-à-dire à la généralité.

Il était au contraire extrêmement sensible pour chaque question, pour chaque problème à resituer toujours, à resituer et à restituer la dimension singulière, la dimension, nous pourrions dire, pas toute, justement de la question ; et il était toujours attentif à montrer que la restitution de cette dimension pas toute avait pour nous un caractère soulageant, un caractère thérapeutique. Vous voyez que ces remarques que je vous fais en ce moment, je n'ai pas besoin de les développer beaucoup plus pour vous faire entendre qu’il n’est pas du tout insensé, il n’est pas du tout injustifié ni extravagant à la lumière de ce que je viens de vous dire, de rapprocher Freud, Wittgenstein et Lacan.

 

Puisque, aussi bien Freud que Lacan, d’une façon différente de Wittgenstein, sont partis de ceci, c’est que nous sommes  malades effectivement d’un rapport au langage qui privilégie l’accent mis sur le tout, l’accent mis sur le un au détriment de l’accent porté sur le caractère pas-tout, sur le caractère non totalisable de notre rapport au réel. Alors ici, je voudrais faire une toute petite pause dans mon propos pour vous dire la chose suivante : j’ai un fil quand dans ce que je vous dis, et aussi dans l’articulation avec l’enseignement de l’école.

 Le fil, c’est le suivant :  nous avons le réel du corps, ça c’est quelque chose qui est de l’ordre du fait, nous ne parlons que de ça, nous ne pouvons parler d’autre chose, ni d’autre part. Il y a également, et c’est aussi un fait et la prise en compte de ces deux faits est commune à Freud, à Lacan et à Wittgenstein.  Il y a un autre fait donc qui est que ce corps qui est, comme nous disons « le nôtre » sans entendre ce que nous disons puisqu’il est évident que nous ne sommes pas propriétaire de notre corps contrairement à ce que nous imaginons.

 Le corps, donc que « nous avons » comme nous disons, c’est un fait, ce corps il est pris dans le langage, c’est également un fait. Jusque-là si je puis dire c’est assez simple. Nous sommes tous à même de constater ces deux faits. Ce qui est beaucoup plus difficile, c’est que entre les deux, si vous y réfléchissez, il n'y a pas de rapport entre un corps et le langage, c’est-à-dire qu’il n'y a pas de rapport nécessaire en tout cas, il n'y a un rapport que contingent : une machine à café c’est aussi un corps qui es affecté par du langage, sauf que c’est pas de la même manière que nous. C’est plus simple, encore que ça se déglingue aussi, ça peut être compliqué une machine à café, ça ne répond pas forcément de façon simple. Il y a beaucoup de corps qui sont liés à du langage, iln'y a pas que le nôtre, mais le nôtre qui est lié d’une façon qui détermine, qui engendre, qui cause, quelque chose qui a questionné Freud, Lacan et Wittgenstein ô combien, c’est que entre ce corps et ce langage, à la liaison de ce corps et ce langage se produit quelque chose dont nous ne sommes pas assez habitués à trouver que c’est non seulement étonnant mais souvent complètement psychopathologique justement, à savoir se produit ce que nous appelons le sens entre ce corps et le langage qui l’affecte, à la jointure en quelque sorte, à la jonction de ces deux termes.

Cette question du sens était pour Wittgenstein une question absolument majeure et une question dont on peut dire  ‒  en tout cas moi j’ai envie de vous le dire comme ça, quitte à nuancer cette proposition ‒  que cette question du sens a été un tourment, un des tourments majeurs de la vie, de l’existence de Wittgenstein.

 

Wittgenstein apparaît parfois comme un auteur extrêmement  cruel à l’endroit de lui-même et du sujet humain dans la façon dont il dit que le sens que nous produisons est pratiquement toujours un sens pathologique, un sens qui non seulement n’est pas légitime mais en plus nous fait divaguer, nous rend malheureux, mal orienté dans le réel. En effet, Wittgenstein a démarré sa carrière de philosophe avec des interrogations qui l’ont amené à un point de vue extrêmement radical sur cette question qui conduisait à éliminer, comme on tenterait éliminer une maladie, éliminer je dirais la plupart des formations de sens que nous sommes amenés à produire.

Et tout au long de sa vie, mais alors de façons différentes, il a été extrêmement préoccupé par cette question de savoir comment, dans quelles conditions le sens que nous produisons, que nous faisons entendre, est entendable ou pas, est divagant ou pas, est pathologique ou pas ?

 

Il y a un texte de lui  qui un de ceux que je préfère pour ma part, tant il est à la fois énigmatique, quelques fois on a l’impression de lire un livre de,  je ne sais pas, de zen. Vous savez que le zen, on ne comprend rien, c’est pourquoi, c’est pour cela que ça repose beaucoup.

C’est un livre qui s’intitule Remarques sur les couleurs. C’est vrai que les couleurs, c’était un sujet auquel il était très attentif parce qu’il voyait dans ce sujet, un sujet simple apparemment : vous voyez ça, vous dites c'est rouge, c'est facilement identifiable !

Quand vous commencez à essayer d’articuler un tout petit peu le rapport entre vos perceptions, la façon dont vous percevez les couleurs  et puis les noms de couleurs, puis les nuances, puis la façon dont vous passez d’une couleur à une autre couleur, vous entrez dans des questions qui nous intéressent beaucoup parce que ce sont des questions qui nous montrent hélas, pas seulement à Wittgenstein mais ça pourrait être aussi à Lacan ou à chacun d’entre nous que, quand nous avons affaire aux couleurs, nous avons affaire à quelque chose qui dans le langage, puisque les couleurs  nous les abordons à partir des noms, nous introduit directement à toutes les difficultés de notre rapport au réel. Parce qu’il est très difficile de produire des généralités sur les couleurs. On est tout de suite amené à rencontrer des difficultés, à la fois d’ordre logique, et d’ordre phénoménologique c’est-à-dire descriptif. Eh bien, dans ce texte  Remarques sur les couleurs  que je trouve très juste et qui est drôle aussi, qui ne manque pas d’humour c’est la douzième remarque.

Ici, dit-il,  ‒ lorsque je considère les couleurs par exemple, très bien, prenons l’exemple, considérons les couleurs, vous voyez vous avez du bleu, d’ailleurs est-ce que c’est du bleu, est ce que c’est du gris ? Voyez, déjà une difficulté, moi je ne sais pas trancher. C’est ? De temps en temps il faut trancher, je suis bien d’accord, mais ?

 

Auditeur :

C’est un bleu-gris.

Stéphane Thibierge :

C’est un bleu-gris. Voilà, mais vous voyez que, on n’a pas tout à fait résolu la question en disant ça. Mais enfin bon ! Considérons les couleurs, c’est bleu-gris ou un gris-bleu ?

 

Auditeur :

Ce genre de couleur, porte souvent un autre nom, un nom propre.

 

Stéphane Thibierge :

C’est vrai. C’est exactement ça, vous dites, ce genre de couleurs difficiles à attraper, comme ça, on leur donne un nom, c’est-à-dire on produit un nouveau signifiant, mais vous vous rendez compte du coup que si vous prenez le mot couleur et que vous essayez de le définir par le nombre de signifiants que l’on produit, qui désignent des couleurs, vous êtes sans cesse obligé d’en ajouter donc ce n'est pas un ensemble fermé, ce n'est pas une classe, ce n'est pas un concept, mais si c’est pas un concept, c’est quoi ?.....

Nous voyons  la façon dont il est manifestement impossible d’appréhender le sens de ce réel d’une manière totalisable et totalisante à partir de concepts, ce n’est pas possible, c’est ce que nous sommes en train de dire et c’est je crois vrai mais il n’est pas moins vrai que dans notre rapport au réel ordinaire nous oublions cette impossibilité et nous faisons comme si nous pouvions tranquillement appliquer des concepts et des généralités à ce réel singulier auquel nous avons affaire et d’abord et avant tout en psychopathologie.

Pour continuer cette remarque que je trouve magnifique de Wittgenstein, donc la douzième : ici,  lorsque je considère les couleurs par exemple,  nous sommes purement et simplement incapables d’introduire un ordre quelconque dans les concepts, et alors il ajoute, et vous aller voir là l’humour ravageur de cette énonciation : nous restons planté là comme un bœuf devant la porte fraichement repeinte de son étable. On est des bœufs, on est des bœufs devant le réel comme si on était devant la porte de notre étable qu’on vient juste de repeindre, on est là comme ça, littéralement  stupéfié par quelque chose qui pour nous fait écran, fait tache, et nous fait éventuellement croire que nous avons affaire à quelque chose justement d’un sens maitrisable ou en tout cas évident comme le bœuf devant la porte fraichement repeinte de son étable....

 

Alors, cette question du sens et cette difficulté du sens, Freud et bien sûr Lacan l’ont aussi rencontrée, comme une difficulté qui nous amène à toucher du doigt quelque chose de l’ordre d’un impossible. Cet impossible lié au sens, vous savez que chez Freud on peut lui donner un nom : il s’appelle la castration. La  castration, c’est quelque chose chez Freud qui vient faire, c’est une image qui vient faire trou dans le sens. 

Elle a le plus étroit rapport avec ce que nous appelons, ce que nous pouvons appeler le sexuel, autrement dit cette différence qu’aucun concept ne peut parvenir à totaliser ou à présenter comme une. Lacan a montré pour sa part comment le sens était également lié à cette difficulté freudienne de la castration, et comment l’animal humain prenait très tôt dans sa vie une orientation par rapport à ce sens, une orientation qui est problématique, qui n'est pas évidente du tout, c’est celle que décrit le stade du miroir, une orientation qui est entièrement déterminée ; j’y reviendrai, ce n’est pas mon propos aujourd’hui. Cette question du sens, Lacan montre comment elle va être, au départ, au commencement de la vie du petit sujet, elle va être orientée par la structure spéculaire et la façon dont le réel du corps pris dans la structure du langage va y reconnaître une orientation et un sens précisément, dont une fois qu’il est mis en place nous avons le plus grand mal à nous distancier........

 

Stéphane Thibierge