Le pourvoir - 2

Pour qualifier le rapport contemporain du citoyen avec le pouvoir on parle généralement de politique-spectacle. Il n'est pas sûr pourtant que les effets de cette mutation soient bien mesurés. Qu'il s'agisse d'une véritable mutation ne saurait être mis en doute. Le pouvoir s'était toujours exercé et autorisé jusqu'à maintenant par la mise en ?uvre de la voix. Un certain apparat était naturellement attaché à la présentation du chef mais la référence obligée à la voix le contraignait à la discursivité sauf à réduire son intervention à l'aboi, ou pourquoi pas au chant.

L'impératif propre à la voix se trouvait ainsi allégé par un moyen qui en appelait inévitablement au jugement, à la rationalité, voire quand il s'agissait d'une écoute psychanalytique à une mise en cause de la voix elle-même comme instrument du pouvoir. En revanche, la voix produite, lorsqu'elle est proposée comme étant celle-la même du peuple, quand elle s'affirme venir des profondeurs de la communauté, peut susciter des aspects susceptibles de conduire la ladite communauté aux pires extrêmes.

Si l'orateur a joué le rôle qu'on sait dans la mise en ?uvre de la révolution de 1789, la diffusion de celle-ci  se fit néanmoins par le moyen d'idées. Mais au temps de la TSF, la propagation de la voix en tant que telle peut paraître suffisante – dès lors qu'elle se réclame d'être ancestrale – pour entraîner les masses : pas d'Hilter ni de Mussolini sans transmission par les ondes.

La mutation à laquelle nous assistons et qui ne semble pas avoir de précédent, due au progrès technique et sans intention autrement définie, est le déplacement du lieu d'où s'était exercé le pouvoir à cet autre : le regard.

Les conséquences n'en sont pas négligeables. C'est l'image qui s'impose donc maintenant au titre de représentante de l'autorité, qui fait autorité en tant que telle : elle fait obligation à chacun, sous un regard unifiant désormais la planète.

Son pouvoir de fascination l'emporte sur toute critique puisque la discursivité est maintenant mise à son service. Ainsi la parole issue de ce masque sera jugée par un nouveau rasoir : celui tranchant entre conformité/non-conformité, entre ce qui le sert et ce qui le dessert. La portée de ce qui peut être effectivement articulé est ainsi réglée par une écoute procédant par un mécanisme d'absorption ou de rejet, homogène avec la propriété qu'a l'image de diviser l'espace en un dedans et un dehors. La rationalité est ainsi absente d'un jugement radical et sans appel : l'aptitude à contribuer à la jouissance de l'image est déterminante.

Plusieurs conséquences s'en proposent.

La première est que si l'image s'impose comme tout, comme totalité accomplie celle-ci ne vaut qu'à la condition du rejet, de l'exclusion de ce qui pourrait compromettre la bonne forme. Un processus de défense s'organise ainsi, mais qui n'est plus dominé par le refoulement, propre à la chaîne parlée. C'est la projection (terme on ne peut mieux venu) qui est ici à l'ouvrage, n'envoyant plus « dans les dessous » ce qui est défendu mais le constituant, à jour visible, comme mauvaise forme extérieure, méconnaissable (elle est pourtant la plus intime du sujet, sa vérité) et haïssable. Le processus dialectique par lequel le sujet pourrait reconnaître en ce kakon qu'il poursuit, son être même à lui refusé, fait maintenant défaut et seul le meurtre, par lequel il se frappe lui-même, peut mettre un terme au conflit. Par ailleurs, contrairement au refoulement, qui se justifie une affirmation existentielle – ce suis-je -, la projection, qui n'a d'autre règle qu'esthétique et succombe au devoir de plaire, se prête à supporter une multiplicité d'identités quelles soient ainsi successives ou simultanées, faisant du MOI le patchwork des meilleurs morceaux, empruntés ici ou là : c'est d'ailleurs plus au moins la mode branchée.

Ainsi se dégage la personnalité schizophrénique – déjà repéré par les sondages et à la surprise des sondeurs – propre à notre temps. La réussite de la totalité moïque passe en effet, paradoxalement, par la pluralité des images successivement endossées ou bien leur morcellement, inconsistant eu égard à toute logique et cependant sondé par la grâce du regard. C'est dire l'imprévisibilité et l'inconsistance si répandus chez nos contemporains, et d'ailleurs parfaitement notés par ceux qui veulent les mener ; le revirement facile des opinions, leur coexistences contradictoires chez un même sujet, sont devenus monnaie courante.

Si le supposé « primitif » pouvait assimiler la force des ses adversaires par l'absorption de leurs viscères, le moderne est plus vorace, qui peut arborer sur lui une pluralité de morceaux ayant valeur d'un signe et autorisant la multiplicité des références.

Et que devient dans ce cas l'identification sexuelle ? On peut dire qu'elle n'échappe pas non plus au dispositif, qui nous permet de saisir la remarquable polyvalence observable aujourd'hui et active, semble-t-il, sans produire trop de dommages subjectifs. Si la voix ne semblait pas réfractaire à l'éclosion de pouvoirs totalitaires, qu'en est-t-il du regard ? Certes bien plus immédiatement que la voix, le regard impose au sujet l'exigence que son image fasse totalité, simple ou par agrégation d'autres.

Mais nous avons vu comment il s'agissait d'une totalité habile et sans projet à long terme. Totalitaire par principe donc mais fluctuante dans ses choix, voilà quelle serait donc la marque de caractère imposée par le regard à ceux qu'elle soumet.

Le regard à l'écrit s'en trouve naturellement transformé. Le plaisir de la discursivité est désinvesti en effet au profit de la phrase qui fait mouche, flèche, véritable holophrase qui « résume » en une image de longs développements. Les hommes publics le savent bien, qui peaufinent des « petites phrases » pour faciliter le travail du journaliste, essayer d'accrocher l'intérêt de l'auditeur, respecter la durée de la séquence télévisuelle : marketing oblige.

Au moment où du fait de la défaillance de son éditeur notre revue est amenée, au moins momentanément, à cesser de paraître, il sera peut-être apprécié un jour rétrospectivement l'humour et l'ironie de notre éphémère louque.

Pour conclure encore, doit-on craindre que la mutation évoquée soit une menace pour nos libertés ? Apparemment il y aurait plus à craindre de la voix que du regard, immédiatement totalitaire mais habile dans ses intentions. Son inconvénient pourtant est d'être réfractaire, nous l'avons noté, à toute dialectique et donc à un possible progrès. La tactique politique consiste ainsi maintenant à agir contre un choix défavorable par l'offre de la jouissance spectaculaire supérieure qui serait attachée à un autre. Pour nous, peut-être y a-t-il surtout à attendre la lassitude d'une jouissance – celle du regard – dont le spasme – le clin d'oeil – est bref et morne, assez rapidement dans sa répétition.