Le pourvoir - 1

La politique est un art, nous sommes d'accord ; celui de mener les hommes par une promesse de bonheur, et sans qu'ils n'y voient trop rien, les mener à quoi ?...à rien d'autre que marcher.

Ce peut-être pour le travail ou la consommation, la guerre ou l'amour, ça n'a pas d'importance majeure. Mais que la natalité décline ou que la consommation stagne, voilà un problème de gouvernement. Un conseil de gouvernement se réunit d'urgence pour influencer le comportement des citoyens au lit ; au Japon, il agit sur le volume d'un bol de riz pour l'augmenter, mais d'un certain pourcentage, car ce serait autrement catastrophique pour la balance commerciale.

 

Dans notre société évoluée, l'art de gouverner est ainsi d'orienter le flux des échanges au profit d'indicateurs abstraits, mais surtout de veiller à ce que échange il y ait (ça se mesure en taux du PNB). Il faut, impératif premier, que le matin le citoyen aille à son travail. L'incompréhension par les politiques des « zévénéments » de Mai 68, l'affirmation que la situation était insaisissable étaient liées au fait que les promesses n'agissaient plus : au lieu de marcher les citoyens faisaient du sit-in, papotaient entre eux, etc.

De quel soulagement furent les accords de Grenelle ! L'augmentation des salaires redevenait enfin motrice, on se retrouvait en terrain familier.

Je me rappelle ce marché africain rencontré par hasard, il bloquait le chemin, au fond de la brousse. De part et d'autre de l'étroite tranchée enserrée par la forêt, une profusion d'étalages laissait à peine filtrer le courant à double sens et sans cesse contrarié des éventuels acheteurs. Mais la surprise majeure fut de vérifier que les vendeuses offraient le même étal de marchandises : poisson fumé, ou séché, mil, noix palmistes, savon, calebasse...A défaut de statistiques sur le volume des échanges réalisés et qu'on pouvait croire quasi nul puisque chacun n'offrait que ce que l'autre avait déjà, on se plaisait à imaginer qu'il s'agissait d'un pur simulacre et que l'entassement des personnes visait à assurer une connexion que n'organisait pas la circulation des biens.

Mais n'était-ce pas que les conduites conjugales, alimentaires, vestimentaires, etc., de ces populations étaient réglées par des lois éthiques trop affirmées pour se prêter aux influences que nous évoquions ?

Quoi qu'il en soit, il est peu de voix morales chez nous - religieuses exceptées - pour qualifier cette ingérence de l'autorité publique, au nom d'équilibres abstraits, dans nos conduites éthiques ; il arrive, mieux, que cette intrusion soit réclamée, comme dans le cas de l'euthanasie. Nous sommes proches de la réalisation d'un fantasme orwellien : la détermination d'une longévité légale par les règles d'équilibre de la Sécurité sociale.

C'est bien compris, nous dira-t-on. Si vous plaisantez de la sorte sur l'art de la politique, c'est tout simplement que vous êtes un an-art : vieille chanson qui a souvent fait la preuve de son utopie. Et bien que la position psychanalytique, ne puisse en aucun cas être confondue avec l'anarchiste, une objection interne à cet argument  mérite cependant d'être relevée, d'autant qu'à vrai dire, elle nous obsède. Dire le vrai sur le jeu social, n'est-ce-pas en effet courir le risque de l'arrêter et ça d'une façon qui, comme l'expérience historique l'a montré, amène invariablement un retour du bâton ?

Marx a dit le vrai sur notre jeu social, avec le résultat qu'on sait ; A quoi bon incriminer la malignité de tel de ses épigones quand la nécessité s'est imposée à eux que, avec ou contre leur volonté, revenait l'exigence d'un bâton, pour que ça marche, et qu'il valait mieux alors le tenir soi-même que le passer a ses propriétaires traditionnels. Rappelons que ce fut alors un débat - le socialisme est-il possible dans un seul pays ? autrement dit, s'il n'y a pas de consensus général – et nous ne nous amuserons pas à rêver rétrospectivement à d'autres choix et à d'autres conséquences.

Mais, si on nous le permet, la faiblesse de la conceptualisation de Marx fut de tenir le pouvoir de l'Etat pour principalement réel ( sa police, sa bureaucratie, son armée, etc.) alors qu'il est d'abord  symbolique. ( Il ne peut y avoir derrière chaque acteur social un fonctionnaire occupé à le faire marcher tandis que ce dernier serait lui même doublé par un agent du second degré, et ainsi de suite ad infinitum, même si, mais sur le plan pyramidale, ce fut l'esprit de la société soviétique. La réforme de Gorbatchev visa à mieux intérioriser chez chacun l'instant du commandement, c'est-à-dire précisément la dispenser de son appareil réel pour lui restituer son origine symbolique.) Une dissolution de l'appareil d Etat ne peut empêcher la résurgence d'un appareil collectif pour que ça marche, sauf qu'à être juste maintenant, l'Etat sera totalitaire et intrusif.

-Mais, qu'entendez-vous par symbolique plutôt que réel ? Voulez-vous dire que l'instance déterminante serait subjective plutôt que sociale, que l'homme aimerait les coups ?

-Il ne fait pas de doute que l'homme aime les coups : sinon, il vivrait différemment. Mais le symbole évoqué n'oppose pas le subjectif et l'objectif. Il est, au contraire, le lieu d'où l'un et l'autre se décident, s'organise, de telle sorte que jamais l'un ne peut être abordé sans l'autre, sans cette double incidence. Le discrédit des démarches révolutionnaires est toujours d'avoir chercher à se rendre maître des lieux réels d'où s'exerce le pouvoir, pour les entretenir à leur tour sans jamais parvenir à quoi ? Les faire dépérir ? Ce n'est pas possible, mais à...

-On revient à l'anarchie et à la révolution.

-Il n'y a pourtant pas moins révolutionnaire que le point de vue psychanalytique et ne serait-ce  parce qu'il déprend de l'idéal de la circularité.

-Alors, que proposez-vous ?

-Bien peu apparemment. Sauf que cette remarque qu'il y a un fossé impressionnant entre le savoir d'aujourd'hui bien constitué des instance qui, aveuglement, c'est-à-dire, pour leur propre compte, nous mènent, nous font marcher, et le refus de le savoir qui caractérise notre culture. Sa devise : je n'en veux rien savoir.

-C'est d'ailleurs vrai pour les analystes eux mêmes dont on sait le manque de réussite à donner une solution originale, pourquoi pas spécifique, aux problèmes politiques de leur institutions.

-Il est connu que le savoir de Lacan lui-même est utilisé, comme ça a toujours été le cas avec d'autres savoir subversifs, pour faire marcher, et mieux, courir : son savoir constitué en un corpus, un maître (au moins supposé) de ce corps, un clergé jaloux et zélé, une masse de candidats avides de gravir la Parnasse. Dans la répétition, c'est comique.

-Alors, que recommandez-vous ?

-Rien, sinon rendre effective l'articulation de ce discours Autre qu'est le discours psychanalytique ; puisqu'il est dit, par Lacan, que ce sont des discours qui structurent notre lien social. C'est encore ce que nous avons vu cet été à Marseille, en étudiant son séminaire post-68 : l'envers de la psychanalyse. Mais sans préjuger ni prescrire de lien social autre...

-Finalement, vous êtes comme tout le monde : de droite ou de gauche, plutôt, antisoviétique, sans doute pour régler des comptes anciens, vous voterez aux prochaines présidentielles. Vous n'êtes pas Autre du tout...

-Et cependant, nous innovons. Ainsi pour rester à la suite du précédent édito, nous dirons la transformation moderne du lieu d'où s'exerce le pouvoir, avec les conséquences. Mais ce sera pour la prochaine fois.