Geiko Müller-Fahrenholz ; né en 1940 ; pasteur luthérien, actuellement professeur d'éthique de la paix et de théologie œcuménique au Costa Rica. Études de théologie protestante à Giittingen, Tübingen, Bonn et Yale University Divinity School, New Haven, Conn. USA. Doctorat à Tübingen. Secrétaire au Conseil œcuménique des Églises à Genève et directeur de la Nordelbische Evangelische Akademie. Publications sur les questions de théologie œcuménique, de théologie pastorale, de psychologie de la paix.Adresse : Apartado 576 - 6150 SANTA ANA (Costa Rica)
I. LE FONDAMENTALISME, PHÉNOMÈNE D'ALIÉNATION
D'après l'ouvrage de Chr. Jäggi et D. Drieger, le fondamentalisme est une conséquence de l'aliénation. Il y est question, par exemple, d'« isolement personnel », de « marginalisation sociale », de « déracinement culturel », ou plus généralement de perte de continuité historique. A de telles expériences correspond une nostalgie de sécurité, de vérités « éternelles », de représentation stable du monde. S'y ajoute la nostalgie de guides qui, connaissant le droit chemin, peuvent exiger à bon droit une totale soumission.
Le fondamentalisme est donc compris comme la tentative pour surmonter une profonde peur de la vie et une « lassitude des conflits ». On y fait appel à des catégories psychologiques comme la « répression » ou à des concepts freudiens comme « moi/ surmoi ».
Ces aspects sont certainement justes, mais ils ne suffisent pas pour parvenir à une compréhension psychologique cohérente du fondamentalisme. (Notons que Jäggi et Krieger ne l'ont pas non plus prétendu.) Dans ce qui suit, nous allons présenter un point de vue complémentaire, que nous pourrions appeler « psycho-historique » par opposition au point de vue psycho-individuel. Il vise à montrer les contraintes psychologiques qui résultent de bouleversements politiques et sociaux et sont donc plutôt d'origine collective. Nul besoin de dire que cette approche présente aussi des limites.
II. FONDAMENTALISME ET FONDEMENTS
D'un point de vue critique, il est indispensable de souligner combien les fondements sont importants pour la vie humaine. Nous avons besoin de fondements pour être créatifs. Sans la protection des parents et de la maison familiale, la saine évolution de nos sentiments et capacités est limitée. Nos forces physiques, intellectuelles et émotionnelles se basent sur l'amour, la sollicitude et la confiance.
Cela ne vaut pas uniquement pour la dimension personnelle. Les communautés, les clans et les peuples ont également besoin de leur histoire, c'est-à-dire de leurs traditions, rites et cultes, pour avoir une existence féconde, équilibrée et tournée vers l'avenir. Mais il y a encore une autre dimension. Un proverbe chinois dit : « Les Etats et gouvernements existent puis disparaissent, mais les montagnes demeurent. » Il exprime la confiance dans la stabilité de la terre et du temps. Quoi qu'il nous arrive, à nous les hommes et à nos peuples, la terre et le temps subsistent. La bénédiction de Noé l'exprime de manière archaïque : « Tant que durera la terre, semailles et moissons, froidure et chaleur, été et hiver, jour et nuit ne cesseront plus » (Gn 8, 22).
Cette confiance fondamentale est la manière primordiale pour nous, les hommes, de résoudre le problème le plus angoissant de notre existence, celui de notre mortalité. Bien que notre vie individuelle et collective ne dure qu'un temps, le temps lui-même est intemporel. C'est pourquoi l'on dit souvent devant les tombes : « La vie continue » et il s'y cache la confiance primitive en la solidité fondamentale de l'existence.
A cela s'ajoute la confiance en l'avenir, le temps qui vient. Même si notre avenir individuel est incertain, il faut que l'avenir lui-même demeure en dehors du doute. Cette confiance fondamentale dans le rythme éternel du jour et de la nuit, de l'hiver et de l'été est essentielle pour compenser la peur du danger constant auquel est exposée notre vie.
Fondée sur cette confiance dans la terre et le temps, la vie créative peut se développer sous toutes ses, formes. La créativité est l'identité en transition, elle est l'assimilation du passé et sa transformation en quelque chose de nouveau. Les sociétés, les cultures et les religions, bref, tous les systèmes vivants, révèlent leur vie en cela précisément qu'ils sont capables d'assimilation et de transformation.
Pourtant, qu'arrive-t-il, lorsque disparaît cette confiance fondamentale dans la terre et le temps, quand un processus traumatisant anéantit l'assimilation créatrice du passé et bloque la transformation de l'héritage en ouverture sur l'avenir ? Où que se passent ces destructions de l'assimilation et de la transformation, autrement dit où que se passe une « fin du monde » sans qu'apparaisse un nouvel ordre, les réactions fondamentalistes surgissent. Nous pouvons donc comprendre le fondamentalisme comme un ensemble de réactions pathologiques aux expériences de fin du monde. Prenons quatre exemples :
III. LE FONDAMENTALISME COMME EXPÉRIENCE DE FIN DU MONDE
1. Le fondamentalisme islamique
Le fondamentalisme arabo-islamique actuel n'est compréhensible que dans une perspective historique, que nous allons maintenant expliquer. C'est :
- le souvenir de l'empire arabo-islamique, qui, à son apogée, était supérieur à tous les autres peuples, mais surtout aux peuples européens et chrétiens. La chute de cet empire est restée un traumatisme jusqu'à ce jour.
- Infiniment plus blessant était et reste le fait que des peuples européens précisément, en particulier l'Angleterre et la France et, au XXième siècle, les USA, ont pu s'ériger en souverains colonialistes sur le monde arabo-islamique. La guerre du Golfe, au début du 1991, avec ses effets honteux, n'est que le dernier maillon, pour le moment, d'une longue chaîne d'humiliations
- En outre, l'islam se considère comme un ordre politico-religieux voulu par Dieu pour le monde entier. Il est entré dans l'histoire comme une religion de vainqueurs. Mais si leur foi est dépossédée de sa puissance par les « incroyants », les perturbations traumatisantes dans la conception de la foi elle-même sont inévitables.
- Enfin, l'islam n'a pas trouvé à ce jour, le moyen de s'accommoder de manière créative, du phénomène de la modernité, en particulier du phénomène de la sécularité. Bien qu'il ait pu, à son apogée, assimiler les conquêtes littéraires, scientifiques et techniques des peuples à l'intérieur de sa zone d'influence et les transformer en culture universelle, il n'a pas réussi à franchir le second pas dans l'assimilation de la civilisation moderne, qui est née en Europe et s'enracine pourtant dans le patrimoine arabe. Elle ne peut lui apparaître que comme menace, comme aggravation des blessures collectives déjà accumulées.
On peut donc à juste titre parler de l'expérience traumatisante d'une « fin du monde » qui est sous-jacente au fondamentalisme islamique. Cette expérience empêche de parvenir à l'élaboration d'une foi et d'une image de soi arabo-islamiques renouvelées.
2. Le fondamentalisme nord-américain
Dans l'aile conservatrice du protestantisme nord-américain, s'est établi un fondamentalisme qui reflète une tout autre expérience de « fin du monde ». Tandis que le fondamentalisme « classique » révélait au début de ce siècle des traits antimodernistes accusés, — aspect qui se poursuit encore dans la « Majorité morale », par exemple —, le fondamentalisme actuel présente aujourd'hui un autre thème, avec la question de la fin de l'histoire.
Nombre de déclarations des prédicants de l'Electronic Church sont manifestement chargées d'un sentiment universel apocalyptique. En conséquence, l'histoire ne peut être comprise que comme le combat de la fin des temps entre le Christ et l'Antéchrist. Nous ne nous référons pas ici à ces scénarios de fin des temps issus de la littérature apocalyptique antérieure et postérieure à la naissance du Christ. La question est beaucoup plus de savoir comment il se fait que cette imagination apocalyptique trouve tant d'écho dans le pays le plus puissant au monde.
Je suppose que beaucoup de gens aux USA trouvent la situation mondiale actuelle extraordinairement déroutante. Bien plus, ils ressentent la complexité et l'arbitraire des événements dont les bombardent continuellement les mass-media, comme un surmenage psychologique diffus. Les informations sur les enfers nucléaires ou les catastrophes écologiques possibles à tout instant ont miné la confiance dans le temps.
Mais, en réalité, le défi le plus fondamental de notre époque consiste dans l'élaboration de ce fait, qu'avec l'entrée dans l'ère atomique, tout avenir est empreint d'un caractère de fin des temps. Le pouvoir sans précédent de l'humanité, sinon de fabriquer, du moins de détruire son futur, représente en même temps un esclavage jamais connu.
Aux USA, le fondamentalisme apocalyptique est justement le refus de ce défi. Le pouvoir sans précédent des hommes sur l'avenir est rejeté. Le Christ et l'Antéchrist prennent sa place. Hommes et pouvoirs deviennent des serviteurs d'un combat de pouvoir surnaturel, ce qui entraîne une extraordinaire démission de la responsabilité politique. Ce fondamentalisme apocalyptique moderne reflète donc une vaste capitulation devant la puissance et la responsabilité sans précédent des hommes à l'ère nucléaire — syndrome de surmenage donc, apparu sans doute aux USA plus tôt que dans les autres pays.
3. Le fondamentalisme en Amérique latine
La montée spectaculaire des « sectes fondamentalistes » en Amérique centrale et latine est souvent imputée au travail intensif du fondamentalisme nord-américain. A mon avis, on ne peut expliquer ainsi leur grand succès. Je pense bien plutôt qu'il faut ici parler d'une expérience de fin du monde, à laquelle le message fondamentaliste propose une réponse.
On oublie souvent, en effet, que ces trente dernières années n'ont pas seulement vu un appauvrissement économique mais, lié à lui, une désintégration de la culture terrienne traditionnelle. L'exode vers, les bidonvilles joue déjà un rôle de déculturation et d'aliénation. Ceci est renforcé par l'invasion massive des mass-media influencés par l'Occident et suggérant des images d'une belle vie, images illusoires, irréelles, semblables à une drogue. Le monde de la confiance a disparu, la vie semble engagée dans une spirale chaotique vers l'abîme, dans lequel il n'y a plus rien de fiable. Dans une telle situation d'appauvrissement économico-social et de perturbation émotionnelle, le message fondamentaliste offre un refuge bienvenu. Structurellement parlant, il ressemble au message apocalyptique des USA. Ici également, les acteurs véritables sont le Christ et l'Antéchrist, mais les pauvres ne sont pas seulement des victimes anonymes. Par la conversion et la sanctification, il leur est encore donné une nouvelle dignité, une nouvelle communauté et une vie immortelle.
4. Le fondamentalisme institutionnel
Enfin, je voudrais noter que les institutions, hiérarchies et élites peuvent également réagir de manière fondamentaliste, quand la complexité des circonstances menace de les dépasser. Ainsi le stalinisme était-il un fondamentalisme ; de même les gouvernements Reagan et Bush réagissent de manière fondamentaliste face aux conditions mondiales devenues ingouvernables. Mais la politique actuelle du Vatican en est également un exemple caractéristique.
Vatican II représente la tentative imposante de redéfinir le message et l'éthique de l'Église catholique universelle dans les conditions actuelles : démarche typique d'assimilation et de transformation ! Comme on pouvait s'y attendre, il s'en est suivi dans les différentes régions de cette Eglise universelle des épreuves graves, parce qu'il fallait que les croyants et leurs hiérarchies locales accueillent les processus engagés au concile.
Ceci a certainement été une sorte de « fin du monde », en particulier pour les autorités du Vatican et pour le pape. C'est pourquoi le risque innovateur du concile est regardé comme une menace ; c'est de plus en plus évident. Le pouvoir utilise donc tous les moyens possibles pour reconstituer le monde catholique familier. Il se résigne à ce qu'un tel processus entraîne des conséquences anachroniques et suicidaires — que l'on pense simplement à la régulation des naissances et au ministère presbytéral.
IV. PATHOLOGIE D'EXPÉRIENCES DE FIN DU MONDE
A travers quatre exemples, j'ai essayé de montrer qu'il existe différentes expériences de fin du monde et donc également différents types de réactions fondamentalistes. Toute « fin du monde » apparaît obligatoirement comme l'irruption du chaos, rendant impossible la recherche d'un nouvel ordre et provoquant des expériences de désarroi.
Il me semble que cette faiblesse est l'élément commun à tous les fondamentalistes malgré leur diversité. A vrai dire, il s'agit là d'une faiblesse qui ne peut s'avouer faiblesse.
Aussi cherche-t-elle une nouvelle puissance dans l'absolutisation de fondements ; il lui est alors indifférent que cette puissance s'enracine dans le passé (par exemple l'empire arabe) ou le futur (le Règne de Dieu). C'est une caractéristique de cette puissance d'emprunt d'être capable, selon l'adversaire, de manifester de l'agressivité envers tout ou de témoigner protection et sollicitude autoritaire pour ses adeptes.
C'est une caractéristique de cette puissance que d'utiliser certains instruments d'un monde par ailleurs honni : qu'il s'agisse de moyens techniques, de techniques de recherche scientifique, de médias, de stratégies publicitaires, etc. Cette utilisation de la rationalité et de la technique, sélective, instrumentale, peut conférer aux projets fondamentalistes une apparence de logique partielle et de cohérence argumentative, mais également une influence politique considérable. Certes, cette puissance peut ne pas répondre pleinement à l'horreur intérieure qui est née de la perte de confiance dans la terre et le temps. Ce vide reste donc vivant sous la forme d'un doute profond, et il faut constamment l'apaiser.
Ainsi s'explique l'intégrisme des systèmes fondamentalistes ; il s'exprime : par le traditionalisme, veillant, dans le domaine de l'enseignement, à ne laisser place à aucune critique des textes de base, à aucun discours systématique sur la structure de la foi ; par l'autoritarisme, évitant, dans le secteur de l'organisation sociale, qu'il soit question d'alternatives; par le fanatisme, instituant des contrôles sur les croyants, qui vont jusqu'au lavage de cerveau chez des dissidents potentiels, ainsi que des stratégies de parade — c'est-à-dire d'attaque — contre les opposants.
Cet intégrisme explique donc pourquoi les groupes fondamentalistes sont souvent des agents de division dans la société et, face aux efforts de réforme démocratique et socio-politique, se montrent réservés, voire opposés. A la suite de Robert J. Lifton, allons un peu plus loin dans ces réflexions psycho-historiques. Lifton considère le fondamentalisme comme une expression particulière de « numbing », qui peut survenir lors de stress causés par des conditions de vie devenues insupportables. Cette perturbation s'exprime par une insensibilité partielle et une perception limitée de la réalité.
Ainsi, comprenons-nous mieux des comportements fort étranges, par exemple la froideur frappante des visions harmaggedoniennes de fondamentalistes apocalyptiques, la « satanisation » de l'Occident, en particulier des USA, pendant la révolution islamique (une « révolution » à reculons) sous l'ayatollah Khomeini, l'aveuglement politique quasi total de groupes fondamentalistes en Amérique centrale.
Lifton montre en outre que les positions fondamentalistes nécessitent une disposition psychique particulière. Il distingue le type protéen, du type « holdfast ». Protée, le dieu antique des vagues, change constamment d'aspect, tandis que la figure mythologique du « mainteneur », incapable de se mouvoir, veut tout maintenir cramponné. Lifton montre que beaucoup réagissent selon le type protéen sous la pression de menaces de mort, et donc s'intéressent à tout et à rien, sans persévérer dans aucun engagement. Par contre, le type « holdfast » manifeste une disposition opposée ; il se cramponne à une certaine part de la réalité, en fait sa vérité « éternelle » et la défend avec acharnement. Ainsi un individu ou un collectif du type « holdfast » a tendance à adopter des positions fondamentalistes. Les conséquences en sont : l'incapacité à innover et à changer, la rigidité, la dureté.
V. PEUT-ON SURMONTER LE FONDAMENTALISTE ?
J'ai présenté les systèmes fondamentalistes comme des manifestations pathologiques de perturbations profondes. Notre monde subit une mutation extrêmement rapide, englobant toutes les cultures et toutes les sociétés ; les réactions fondamentalistes ne sont donc pas surprenantes. Comme nous l'avons déjà dit, la crise globale actuelle met durement à l'épreuve notre confiance fondamentale et notre capacité de transformation.
Savoir comment surmonter le fondamentalisme s'inscrit donc dans le cadre de la question : Comment doit-on/peut-on maintenir ou recréer une confiance fondamentale dans des conditions de fin des temps permanente et d'appauvrissement massif ?
Quand le fondamentalisme s'exprime par une perturbation et un durcissement collectifs, il faut essayer de le surmonter, en commençant par l'empathie et la compréhension. Le fondamentalisme ne peut être combattu.
Cela nécessite, d'ailleurs, un véritable effort œcuménique de toutes les instances concernées par une vie sensée, c'est-à-dire surtout des religions mondiales, pour développer de nouvelles orientations spirituelles, capables de susciter confiance et goût de vivre dans le flot de l'histoire devenu si impétueux. La mémoire de l'humanité est riche d'images et de symboles de la sainteté et de la dignité dans toute vie, de la responsabilité face à la justice, de la joie et de la plénitude de la vie (shalom). Le fondamentalisme peut être surmonté, ou mieux sauvé, là où l'on réussit à renouveler les énergies sous-jacentes aux traditions et surtout à créer des communautés solides, capables de créer la confiance.
(Traduit de l'allemand par Marie-Thérèse Guého.)