John A. Coleman, sj, est né le 27 mars 1937 à San Francisco. Il a obtenu un doctorat en sociologie à l'université de Berkeley, Californie, et a une formation supérieure en théologie. Il est actuellement professeur de religion et société à la Graduate Theological Union, à Berkeley. Il est membre du comité de direction de Concilium.Mentionnons parmi ses publications : Sociology : An Introduction, New York, Macmillan, 1968 ; The Evolution of Dutch Catholicism, Berkeley, University of California Press, 1978 ; An American Strategic Theology, New York, Paulist Press, 1982.Adresse : The Jesuit School of Theology 1735 LeRoy AvenueBERKELEY,
I. DÉFINITION SOCIOLOGIQUE DU FONDAMENTALISME
Le fondamentalisme, qui se répand partout depuis le milieu des années soixante-dix, fut pour la plupart des sociologues une surprise quasi totale. Il contredisait leurs fermes prédictions sur le cours de la modernité et de la modernisation, qui prévoyaient une différenciation toujours plus nette de sphères sociétales bien distinctes (économie, politique, communication, éducation, etc.) et la croissance constante de modes de rationalité techniques dans presque toutes les sphères de la société. Le phénomène global du fondamentalisme venait de frapper de plein fouet des prédictions tout aussi confiantes sur une tendance universelle croissante à la sécularisation.
Contre toute attente, le fondamentalisme a progressé et continue de progresser à grands pas. Aux États-Unis (et, dans une moindre mesure, en Europe), les Églises fondamentalistes évangéliques se développent plus vite que les grandes dénominations protestantes et le catholicisme. Et en Amérique latine, les Églises pentecôtistes ont connu au cours des trente dernières années des taux de croissance qui ont quadruplé ou quintuplé. Depuis les années soixante, l'Amérique latine se protestantise, plus rapidement que ne le fit l'Europe au XVIième siècle.
L'avènement de l'ayatollah Khomeini en Iran avait alerté les sociologues sur l'explosion virulente de ce qu'on appelle, depuis 1979, le « fondamentalisme islamique ». En Israël, le développement et la puissance politique de Gush Emunim (le Bloc de la foi) suscite la crainte d'un dangereux fondamentalisme juif, surtout depuis qu'il est prouvé que des adhérents de Gush Emunim ont tenté de faire sauter le Dôme du Rocher à Jérusalem. En Inde, les fondamentalistes sikh et hindous contestent la nature « séculière » de l'État indien et se livrent à des émeutes et à des actes qualifiés d'agression armée.
Même les changements géopolitiques amenés par les « révolutions feutrées » de 1989 en Europe de l'Est ont augmenté, et non diminué, les promesses de fondamentalismes. Les nouveaux tribalismes qui se manifestent actuellement en Europe de l'Est montrent les survivances des mouvements de la droite tsariste russe orthodoxe, aux convictions antisémites profondes. En historien, Martin Marty a noté que, là où ces tribalismes ont des racines religieuses, « leurs dimensions religieuses les poussent au fondamentalisme ». Dans l'Église d'après Vatican II, des observateurs ont aussi remarqué une reviviscence du fondamentalisme romain dans des groupes tels que Confrontatie aux Pays-Bas, « Tradition, Famille et Propriété » en Amérique latine et Catholics United for the Truth aux Etats-Unis. Ces nouveaux groupes fondamentalistes se situent dans le prolongement d'une ancienne culture catholique d'intégralisme.
Les sociologues, depuis dix ans, ont mené assidûment l'étude comparée de ces divers fondamentalismes. Ils ont tenté de déterminer les caractéristiques organisationnelles des mouvements fondamentalistes (leurs diverses structures, le profil et l'appartenance sociale des membres, les méthodes de recrutement, les instruments de prise de décision dans les groupes, les façons de mobiliser les ressources et de maintenir l'engagement des membres). Les sociologues s'intéressent aussi aux changements de visions du monde, d'idéologies et de programmes des divers fondamentalismes. A l'évidence, le fondamentalisme a une double incidence, religieuse et politique. Tout aussi évidemment, le progrès du fondamentalisme dans différentes familles religieuses partout en même temps ne peut être totalement le fruit du hasard.
Dans la plupart des langues modernes, le terme de fondamentalisme est en soi péjoratif : un terme que nous appliquerions à nos adversaires, pas à nous-mêmes. Fondamentalisme évoque des épithètes dépréciatives comme réactionnaire, autoritaire, déraisonnable, littéraliste, xénophobe, anti-moderne, voire même paranoïaque, ce qui facilite le rejet du fondamentalisme comme important phénomène moderne et universel.
Malgré de sérieuses objections contre son utilisation dans une perspective comparatiste, le terme a cours désormais dans les études comparées. Parmi de nombreuses définitions rivales, parfois purement stipulatives, je voudrais proposer la définition et l'exposé du fondamentalisme donnés par les sociologues Anton Shupe et Jeffrey Hadden comme base utile pour des études comparatives des fondamentalismes :
En termes... simples, nous définissons le fondamentalisme comme proclamation d'une autorité revendiquée sur une tradition sacrée qu'il faut réinstaurer pour servir d'antidote à une société qui s'est écartée de ses amarrages structurels. Sociologiquement parlant, le fondamentalisme implique : 1. une réfutation de la différenciation radicale du sacré et du profane qui est allée de pair avec la modernisation; 2. un plan pour redifférencier cette bifurcation institutionnelle et, par là, ramener la religion au centre de la scène, comme facteur important dans les décisions politiques.
Le fondamentalisme implique la proclamation d'une autorité revendiquée sur une tradition sacrée. Il diffère des appels utopiques à créer un nouvel ordre social, jusqu'ici purement imaginaire. Les fondamentalistes invitent à retourner à une tradition perdue. Ils appellent à se prévaloir des valeurs d'une époque antérieure, plus primitive, censée plus intégrale. Ils cherchent par là à réorienter la société et la culture vers un avenir plus désirable. L'ère antérieure reconstruite peut, bien sûr, être fort idéalisée ou résulter d'une insistance excessive, très innovatrice, sur tel ou tel trait de l'époque ancienne telle qu'on se l'imagine. Les historiens scientifiques auraient sans doute du mal à découvrir les preuves du prétendu passé, idéalisé et reconstitué de manière sélective.
Si, dans une période antérieure, a existé une société qui avait plus d'idéal et de morale, les fondamentalistes doivent nécessairement expliquer comment l'ordre social s'est perverti. Les idéologies ou les visions du monde fondamentalistes identifient dès lors des symboles du mal. Ils situent et condamnent les idéologies successives, les mouvements sociaux et les forces et individus qui ont détourné la société de son état moral passé idéalisé. Les idées relatives à la « faillite morale » et à la corruption des valeurs abondent dans le discours fondamentaliste. Parfois, elles se rapportent à de prétendus complots d'adversaires étiquetés « modernistes » ou « humanistes séculiers ».
Les fondamentalistes tentent de présenter les continuités entre leur mouvement et la tradition de foi qu'il proclame vouloir restaurer. Les symboles essentiels auxquels font appel les réactions fondamentalistes sont aussi, en général, capitaux pour l'orthodoxie religieuse. Ainsi, la sola scnptura devenue l'Écriture inerrante, ou la primauté papale devenue fondamentalisme « romain » lient les fondamentalismes au protestantisme ou au catholicisme courants où ils ont des alliés potentiels. Assurément, les intégralistes catholiques et les fondamentalistes protestants ont tendance à élargir les symboles de manière disproportionnée et à les caricaturer. Pourtant, les fondamentalismes se répercutent souvent sur le courant principal et en reçoivent à leur tour l'influence par les alliés qu'ils y ont. Il est parfois difficile de tracer des lignes bien nettes entre fondamentalistes et traditionalistes ou conservateurs plus nuancés. Cette ambiguïté donne au fondamentalisme une force qui s'exerce au-delà des groupes radicaux marginaux qui y adhèrent sans réserve.
Chose importante, le fondamentalisme est un phénomène moderne. En procédant à une restauration dans les conditions démographiques et technologiques contemporaines, ce sont en fait des ordres sociaux nouveaux qui sont promulgués. Par exemple, la Révolution islamique de l'ayatollah Khomeini ne prend modèle, en réalité, sur aucun système théocratique qui aurait existé jadis dans l'ancienne Perse. Ce n'est pas la mise en œuvre d'un idéal islamique médiéval. Comme l'a remarqué Daniel Pipes, « les fondamentalistes ont fait de l'islam quelque chose de large et de plus influent que personne ne l'avait compris auparavant». En particulier, l'idée qu'un seul individu puisse exercer à la fois l'autorité religieuse suprême et le pouvoir exécutif, ainsi que l'a fait Khomeini, est une innovation en islam.
De même, les télévangélistes américains ne représentent pas seulement le christianisme évangélique traditionnel sur les écrans de télévision. Tout en invoquant « l'évangile de jadis », ils ourdissent de nouvelles théologies et rejoignent des mouvements politiques qui représentent toutes sortes de problèmes sociaux reflétant le XXième siècle et un phénomène urbain: l'avortement, la guerre froide, la puissance grandissante de l'État providence. Comme le disent Shupe et Hadden, « le fondamentalisme est une vigoureuse tentative d'utilisation de certains aspects d'une tradition religieuse pour maîtriser le monde en mutation et le remodeler ».
A la différence des sectes et des cultes qui rejettent le monde, les fondamentalistes cherchent à vivre dans la modernité (et à influer sur son orientation) mais sans en faire partie. Dans un essai original où il compare le fondamentalisme catholique et le fondamentalisme protestant évangélique, Daniel Alexander observe que les fondamentalistes rejettent une simple opposition bipolaire entre eux et les modernistes. Ils ont le sentiment « qu'il n'y a pas une opposition bipolaire entre bons conservateurs et extrémistes modernistes, mais plutôt une structure bipartite : à droite, ceux qui tournent le dos à leur époque, et qu'ils appellent traditionalistes ; à l'extrême gauche, ceux qui sont prêts à tout sacrifier à la modernité, qu'ils appellent modernistes parce qu'ils se méprennent sur leur époque. Entre les deux, les fondamentalistes prétendent trouver le juste équilibre »
Ainsi, les fondamentalistes, de manière typique, ne se regardent pas comme simplement réactionnaires. Mais ils refusent d'acquiescer à l'inévitable nécessité du changement, refus qui exprime une volonté de transformer le monde d'une manière différente des forces modernes. C'est cette volonté active de modeler un monde différent qui distingue le fondamentalisme du pur traditionalisme.
Le fondamentalisme a aussi des différences importantes avec le conservatisme. A vrai dire, ce sont souvent les authentiques conservateurs de la tradition religieuse qui peuvent constituer la défense la plus forte contre les fondamentalistes, car ils voient dans quelle mesure les fondamentalistes sont en réalité des « innovateurs » et non de simples conservateurs. Un catholique conservateur, par exemple, ne trouve pas dans le fondamentalisme la vieille notion catholique de hiérarchie des vérités et de notes théologiques différentes des déclarations de l'autorité. Les baptistes conservateurs, chez les Baptistes du Sud, aux États-Unis, résistent aux prises de position politiques innovatrices des fondamentalistes dans leur Eglise, qui rejettent la notion baptiste de séparation de l'Église et de l'Etat.
II. FONDAMENTALISME ET MODERNITÉ
Le fondamentalisme, en tant qu'opposé au traditionalisme, est un phénomène moderne. Nancy Ammerman a exprimé cela en sociologue : « Le fondamentalisme n'existe que là où il y a une opposition consciente aux forces de changement, et il ne peut y avoir d'opposition consciente que là où existent effectivement des forces de changement » Les fondamentalistes qui cherchent à recréer à l'intérieur du monde religieux ce qui n'est plus viable dans le monde extérieur maintiennent, de manière typique, une attitude ambiguë vis-à-vis de la modernité.
Ils rejettent une vision du monde de la modernité qui l'identifie, sans réserve, à « rationalité, pluralisme, cosmopolitanisme, progrès et laïcité ». Comme les élites traditionnelles modernisantes du Tiers Monde, les fondamentalistes désirent un plein accès aux outils techniques de la modernité tout en rejetant les valeurs de la modernité... Après tout, c'était la position de la restauration Meiji au Japon au XIXième siècle. A cet égard, les fondamentalistes ressemblent assez aux élites traditionnelles modernisantes dans d'autres contextes.
Les fondamentalistes protestants aux États-Unis ont mis sur pied une Église électronique très élaborée. Ils collectent des fonds en utilisant les techniques de ciblage direct du marketing. Ils prennent modèle sur l'entreprise moderne pour organiser l'Église et en assurer la propagation. Ils emploient les techniques d'organisation les plus modernes pour parvenir à leurs fins dans l'arène politique. Les fondamentalistes, dans notre monde moderne, usent des techniques de pointe pour investir, recruter et disséminer leur message religioso-politique. Khomeini n'aurait peut-être pas réussi sans le magnétophone. Certains fondamentalistes catholiques comme l'Opus Dei appartiennent souvent aux élites technocratiques.
Les fondamentalistes se servent des outils de la modernité pour la surmonter, en venir à bout, la maintenir en respect, repousser certains éléments de sa vision du monde sécularisée et différenciée qui laisse la religion en dehors de l'économie, de la politique et des affaires internationales. En vérité, la volonté active des fondamentalistes de former un monde différent et de ne pas donner un acquiescement pur et simple à la modernité est déjà une notion des plus modernes.
Certains sociologues ont défendu l'idée que les fondamentalistes, loin d'entraver la modernité, en accélèrent parfois le cours. Le fondamentalisme, assurément, est une étape entre le traditionalisme et la modernité. Ainsi, David Martin regarde les fondamentalistes protestants latino-américains comme les pépinières d'une différenciation structurelle entre religion et politique, qui relégueront la religion dans les domaines culturels et individuels mais dégageront la politique du type d'influence religieuse directe caractéristique des sociétés catholiques traditionnelles. Martin considère les groupes fondamentalistes protestants qui prolifèrent au Guatemala et ailleurs comme les cellules germinales d'une nouvelle éthique protestante imbue d'une logique culturelle de participation, de volontarisme, d'autonomie, d'initiative personnelle et du capitalisme, si caractéristique de la modernité. Clairement, les motifs restaurationnistes antimodernes du discours fondamentaliste ne doivent pas nous abuser et nous aveugler sur les nombreux aspects qui font du fondamentalisme un phénomène moderne, propageant souvent des éléments de modernité alors qu'il résiste aux autres.
III. FONDAMENTALISME ET SÉCULARISATION
La croissance mondiale du fondamentalisme affecte de sérieux points d'interrogation les affirmations selon lesquelles la modernité entraîne nécessairement une augmentation de la sécularisation.
Comme le soutiennent Rodney Stark et William Bainbridge, « la sécularisation, même à une époque scientifique... est un processus d'autolimitation ». Selon eux, les forces économiques et politiques de la sécularisation contiennent en germe une réaction qui recentre l'intérêt sur la religion. Le séculier, le différencié sans nouvelle intégration, est lui-même cause d'un processus de resacralisation. Souvent — mais ils ne sont pas les seuls — , les groupes fondamentalistes se tiennent à l'avant-garde de ce processus.
Certes, la théorie de la sécularisation en sociologie est plus une sorte de pot-pourri d'idées vagues qu'une théorie systématiquement éprouvée. Elle postule que certains éléments de la modernité (par exemple l'urbanisation, l'industrialisation, la différenciation) produisent l'inévitable déclin de la religion. La résurgence du fondamentalisme, entre autres phénomènes, est une douche froide sur cette théorie.
De solides indices suggèrent que les nouvelles recrues des mouvements fondamentalistes (et plus généralement celles qui se convertissent aux religions nouvelles) sont les jeunes, ceux et celles qui sont récemment arrivés dans des communautés sans liens communautaires profonds et ceux qui sont en dehors des grands centres de pouvoir décisionnaire dans la société moderne. Une étude sur les fondamentalistes évangéliques en Amérique du Nord montre que le rejet de la modernité prospère davantage dans les centres urbains où « le degré d'exposition à la diversité et au changement est élevé et où sont faibles les moyens offerts pour s'accommoder de cette diversité nouvelle et de ce changement ». Manifestement, les fondamentalistes contestent le caractère inévitable de la sécularisation dans les conditions de la vie moderne. Ils tentent d'infuser une énergie nouvelle aux traditions sacrées qu'ils perçoivent comme attaquées.
Karl Dobblelaere, sociologue de Louvain, établit une connexion entre sécularisation et différenciation fonctionnelle dans la société moderne. « Plus est élevé le degré de différenciation fonctionnelle dans une société, plus la sécularisation sera poussée et moins l'influence des organisations religieuses sera à même de s'exercer sur la culture. »
Les fondamentalistes contestent le processus de différenciation. Cependant, le paradoxe est que, plus ils tentent de s'y opposer par d'efficaces moyens modernes, plus augmente le danger d'une adaptation superficielle aux éléments de la modernité. En tant que mouvement de transformation du monde, le fondamentalisme cherche effectivement à le transformer. A la longue, il subira probablement une ironie de la religion : toute religion qui essaye de transformer le monde sera, du fait même, transformée par lui. On a de solides preuves, par exemple, que les fondamentalistes américains socialement mobiles (en général, en tant que groupe statistique, la population évangélique fondamentaliste en Amérique est sujette à la mobilité sociale) sont, du fait de leur éducation supérieure, devenus, dans leurs attitudes à l'égard de la sexualité, des rapports entre sexes et de la race, plus libéraux que leurs coreligionnaires plus âgés ou qui occupent une position sociale plus marginale.
IV. FONDAMENTALISME MONDIAL ET MONDIALISATION
Dans un certain nombre d'importants articles de recherche, le sociologue Roland Robertson lie l'essor mondial du fondamentalisme à la mondialisation ou planétarisation elle-même. La théorie de la planétarisation postule la consolidation croissante des nations et des sociétés dans un système planétaire intégré et évolutif d'interdépendance politique et technique. Le monde devient, selon une expression devenue un cliché, un village planétaire.
Robertson s'appuie sur la théorie de la planétarisation pour décrire une série d'évolutions qui font que « le monde devient un lieu unique, à la fois quant à la reconnaissance d'un haut degré d'interdépendance entre les domaines et les points d'application de l'activité sociale à travers le globe et quant à la conscience croissante du globe en tant que tel ». Las planétarisation, dans la théorie des systèmes mondiaux, présuppose la sécularisation.
Mais, comme le voit Robertson, « un problème surgit, celui de définir la situation humaine globale. Le sens de plus en plus aigu d'un sort commun dans le monde moderne repose d'abord sur les aspects matériels d'une interdépendance planétaire qui augmente rapidement et sur les conflits liés à la répartition du pouvoir matériel et politique. D'autre part, nonobstant les évolutions récentes relevant de la cristallisation embryonnaire, à travers les frontières nationales, de modes de discours concernant, dans l'acceptation la plus large, le sens de la condition humaine planétaire dans le monde moderne, la conscience planétaire est en réalité peu formée en comparaison du simple sentiment de l'interdépendance matérielle. » La planétarisation exige une nouvelle perception du sens, y compris du sens religieux. Les explications purement profanes ou matérialistes ne suffisent pas.
Dans un article écrit en collaboration, Robertson résume le paradoxe de la planétarisation. « L'État moderne "invite" à l'empiètement religieux, précisément mais pas totalement parce qu'il est de plus en plus concerné par des matières traditionnellement associées au domaine religieux. » La stricte différenciation ne fonctionne pas ! De plus, « le processus même de planétarisation soulève des questions religieuses ou quasi religieuses ». Les modèles séculiers en vigueur dans les politiques et les économies modernes ne permettent pas d'accueillir ces questions avec sérieux et de manière systématique !
Le fondamentalisme aborde les problèmes classiques des frontières et de l'identité des groupes dans un monde soumis à un net processus de planétarisation mais qui manque de toute signification plus profonde que celle d'une interdépendance matérielle imposée. Robertson propose là-dessus un commentaire :
En ce qui concerne à la fois l'exacerbation du souci des identités sociales (synchroniquement par rapport aux autres sociétés et diachroniquement par rapport à la « mission » historique de la société particulière) et la nature de l'attachement individuel à sa propre société, on devrait s'attendre à ce que les sociétés, dans le monde moderne, tentent l'expérience de mouvements fondamentalistes qui prétendent montrer l'identité « réelle » de la société en question et aussi peut-être le « vrai » sens à donner à la conjoncture mondiale. De fait, nous avons assisté, ces dernières années, à la prolifération de tels mouvements à travers la planète, certains d'entre eux s'intéressant explicitement, non seulement à l'identité des sociétés où ils ont surgi, mais aussi aux identités négatives ou positives des autres sociétés dans le système international, en fait au sens de la condition même de la planète. Ma thèse est qu'il faudrait considérer les mouvements religieux (et non religieux) fondamentalistes et absolutistes de notre époque en fonction des évolutions planétaires et pas uniquement en fonction des réactions qu'ils constituent vis-à-vis de courants Gesellschaft particuliers que partagent un grand nombre de sociétés.
Robertson fait ici appel à une variante de la « théorie de la tension » en sociologie, qui explique l'expansion des mouvements sociaux idéologiquement forts en posant qu'ils servent de lentilles réfractant les tensions réelles de l'intégration sociale. Dans ce cas, la tension est constituée par l'absence d'un nouveau système de sens intégrateur pour la nouvelle interdépendance économique et politique mondiale. Faute de voix différentes qui proposent un sens pour cette nouvelle dislocation des visions du monde et des discours convenus, le fondamentalisme entre dans l'arène en avançant son propre système de sens.
Dès lors, découvrir la portée sociale déterminante du fondamentalisme global ne consiste sans doute pas tant à essayer de comprendre les réactions peureuses et autoritaires à des phénomènes sociaux et culturels étranges et neufs. Congédier le fondamentalisme avec des catégories psychologiques essentiellement réductrices est une faute majeure. Le défi consiste à voir comment les fondamentalistes se sont engagés dans un immense vide de sens sur la planétarisation en tant que processus et sur les identités particulières des peuples, des nations et des sociétés, alors qu'augmente cette interdépendance nouvelle, dépourvue de tout système de sens profond.
Le défi consiste certainement aussi pour la religion plus courante à aborder les mêmes problèmes, peut-être avec des utopies et des visions du monde restauratrices, et certainement avec davantage de nuances. Pas plus que les fondamentalistes, les membres des autres religions ne peuvent accepter comme signifiante une différenciation qui ne permet aucune intégration ultérieure. Ils ne peuvent pas plus accepter la modernité comme un cadre holistique et idéologique, puisqu'elle est, en tant que telle, une faillite. Quelqu'un qui a étudié avec finesse et sympathie les mouvements fondamentalistes islamiques nous livre ainsi son opinion : « Quoique ses adhérents n'aient probablement aucune chance de l'emporter, leurs brefs moments de notoriété publique amèneront les autres à réfléchir aux embarras que suscite l'époque technique, et, à l'ère high-tech, nous pouvons tout de même oser espérer l'émergence d'une vision universaliste qui admette l'authenticité des mobiles des fondamentalistes [réaliser une intégration nouvelle au-delà de la sécularisation et de la différenciation, grâce à une nouvelle rationalité technique], sans nous laisser aller à leurs conclusions apocalyptiques. » En fin de compte, je ne suis pas sûr de préférer l'image de Max Weber, celle d'une cage de fer de la modernité, à l'espérance fondamentaliste de parvenir à une nouvelle intégration au-delà de toutes les différenciations. Si l'intégration proposée est peut-être un tantinet simpliste ou idéalisé, elle ne répond pas moins à des problèmes réels de notre monde moderne. Si seulement les Eglises les abordaient avec le même sérieux.
(Traduit de l'américain par André Divault.)