Mon frère Adbdelwahab,
Différent et pourtant semblable, non pas cette similitude liée à l’appartenance familiale ou religieuse et qui nourrit la haine mais la perception que, au signe près, nous étions ensemble accablés par la même dette, à l’endroit d’un Père que nous avons imaginé insatiable, intolérant à l’égard de l’inaccomplissement dont pourtant il a fait notre sort et qui ne pouvait se réparer que par l’acceptation d’être par lui englouti. Si nous sommes coupables c’est seulement d’avoir confondu notre Père et Saturne.
Abdelwahab était mon frère et je le pleure.
Charles Melman
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Supplique pour l’an qui vient
que dis-tu de nos pas qui chargent le monde ?
sais-tu que des semelles battant le macadam
fusent des étincelles qui blessent l’arbre
debout chétif dans son cercle de terre ?
entend-il le fracas des forêts qu’on abat
au flux des gaz qui émanent de nos corps ?
l’usine rumine autant que vaches
comblant le pré où elles broutent ;
les ailes du papillon s’emballent
du sous-bois à l’intérieur des armoires,
cachemire troué ça et là la chair se voit,
chandail criblé du condamné qu’on mitraille ;
chante plutôt la grâce du soleil – où il donne
et offre-lui la main qui apprivoise
quand craquelle et calcine la grenade
qu’il a teinte comme joues que vent hale
Abdelwahab Meddeb
Barcelone, le 26 décembre 2013
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Sur le nom d’Abdelwahab Meddeb,
عبد الوهاب المدب
les hommages ne cessent pas de s’inscrire surla Toile,
ils sont le réseau, la force de celles et ceux avec qui il parlait ;
nous parlons entre nous d’Abdelwahab Meddeb. Son nom nous réunit.
Fondateur de l’EPhEP avec Charles Melman, Jorge Semprún, Marcel Gauchet et bien d’autres, car « la psychopathologie sociale ne nous intéresse pas moins que celle privée », il y donnait en mai 2011, dans la suite de son Printemps à Tunis, une conférence où il parlait de ce Web qui venait d’ébranler voire renverser les régimes d’Égypte et de Tunisie, du Yémen, Bahrein, de Lybie, de Syrie[1], de par la communauté qui s’y constituait « en narguant toutes les structures traditionnelles ».
En dialogue avec Katell Berthelot et Alain Reyà Bibliothèque Médicis, avec Benjamin Stora, il parlait de l’Histoire des relations entre juifs et musulmans des origines à nos jours comme de« mener une opération de clinique psychanalytique » à partir d’une « anamnèse », « informé par [la psychanalyse] » quoique « hors d’elle, de la rigueur qu’apporte la pratique à la théorie ».
Son usage de la parole, écrite, orale, manifestait la force de la culture et de la poésie non pas en tant que telles – ne savons-nous pas définitivement combien de crimes nous pouvons commettre en leurs noms ? –, mais par ce que notre langage fait écart contre l’élan fanatique : dans l’équivoque des signifiants ‑ fussent-ils immobilisés par les lettres les plus belles de l’écriture -, à l’écart de la littéralité.
Les Cultures d’Islam se disaient le vendredi, au pluriel.
Il était ami avec Glissant, de la pluralité du Tout monde, et dans ses livres, à la radio, à la TV, sur la Toile, déniant la radicalisation dualiste polémisante des propos et en dépit du tourniquet du Gegensinn der Urworte, sa parole dialectisée s’adressait à ses interlocuteurs, portée jusqu’au bord de l’autre dans l’assomption de la spiritualité soufie et de l’universalisme hérité des Lumières, « double généalogie ».
Suivant attentivement l’évolution politique dela Tunisie, il prenait position étayée contre « la colonisation des âmes », pour « la volonté du peuple afin que sa souveraineté soit affermie ».
Sa langue dans ses poèmes, « ses deux langues », de ce « nous, construit à partir de la dualité d’ici et de là-bas », chante le lieu qui est le nôtre, où se reconnaît l’altérité : celle qui s’incarne dans le féminin avec le désir qu’il emporte.
Relayons-la ensemble !
Anne Videau
Conférence d'Abdelwahab Meddeb à l'EPhEP le 29 mai 2011
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Pour introduire aux textes d'Abdelwahab Meddeb
Il fut une génération d’intellectuels et d’artistes, marocains et tunisiens, (laissons en réserve le cas de l’Algérie) qui ont grandi dans l’après Protectorat. Ce furent des « enfants du tableau noir » selon l’expression de Charles Melman, issus donc de milieux divers, depuis l’aristocratie jusqu’aux classes sociales très modestes.
Engagés dans la mouvance intellectuelle française des années 65-80, cette génération chercha sa différence dans l’ombre de Nietzsche, hors du discours théologique qui sacralise le Un totalitaire, du discours salafiste qui s’aveugle dans la quête de l’identité perdue originaire, du discours marxiste ligoté par la dogmatique, et même du discours de la science lorsqu’il s’obnubile dans la maîtrise technique.
Entre la critique du savoir occidental et du chant traditionnel, mais fidèle au commandement initial de l’Islam, c’est-à-dire de lire, « Iqra !», il s’agissait de construire l’entre-deux langue, projet qu’ils n’ignoraient pas être insensé, car un bilinguisme intégral est impossible. Leur langue maternelle s’écrase donc, mais revient, fragmentaire : lambeaux, traces, rythmes, musique entre Symbolique et Réel chantant (c’est aussi le prix à payer) un corps éclaté.
Lire, donc, dans le vertige, les signes de l’Afrique bourdonnante, si proche, la mémoire bédouine antéislamique, celle du désert où est né le mythe du Poète fou et de la passion intraitable.
Passion intraitable de Leïla, de Aya, de la Chose, de la lettre : du calligramme qui illustre que la lettre peut être la figuration la plus pure de l’Idéal, mais aussi celle de l’impossible, reste chu qui par l’art des entrelacs ne masque pas le vide qui les hante.
Désert toujours si cher à notre ami Abdelwahab Meddeb et qui irrigue pour notre bon-heur(t) son immense culture occidentale et orientale.
Marie-Charlotte Cadeau
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Extraits de La maladie de l'Islam
C’est cette distinction entre élite et vulgaire qui a éclaté sous la pression d’une démocratisation sans démocratie généralisant, par son populisme, l’enseignement sans considérer la qualité et sans réadapter le principe hiérarchique pour constituer une élite républicaine ou démocratique. Ce fut alors le triomphe du vulgaire, qui, lorsqu’il acquiert la maîtrise d’une technique, passe de l’alphabétisation à la spécialité, sans s’exercer à l’épreuve de l’ancien, ce qu’en d’autres termes on appelait les humanités et que de nos jours on assimile à l’inutile. Dans cette manière d’inculquer la maîtrise d’une spécialité à une âme amnésique ou vierge, je décèle un signe supplémentaire confirmant l’américanisation du monde. Ainsi le vulgaire, fût-il maître d’une spécialité technique, ne s’est pas mué en figure aristocratique, pour la simple raison qu’il est le produit d’une instruction sans culture. Ce sont les instruits incultes qui abîment le plus l’humain.(…)
C’est ainsi qu’une grande civilisation, qui avait maintenu sa prestance pendant son long déclin, perdit ses derniers garde-fous. Telles sont les conditions qui rendirent la propagande intégriste attractive. (…)
Abdelwahab Meddeb, La maladie de l’islam, ed. du Seuil, coll. Points Essais, 2005, p 160-61
Il faudra attendre Le Fou d’Elsa d’Aragon pour repérer une œuvre s’inspirant de la culture islamique de manière aussi ample. (…)
«Une telle expérience révèle aussi que le corpus islamique déposé dans la langue française, comme dans les autres grandes langues européennes, est assez dense pour offrir au poète une source d’inspiration inépuisable, qui n’exige pas nécessairement la maîtrise des langues d’islam pour entrer dans les profondeurs, les secrets, les particularités de cette culture et en exploiter les ressorts et les pertinences qui viendraient enrichir sa propre œuvre. Louis Aragon a montré dans ce livre son extraordinaire capacité d’assimilation et une époustouflante force mimétique qui l’a engagé dans la voie de l’identification. C’est le code poétique et métaphysique arabe et islamique qui structure l’œuvre et qui est confronté à d’autres références venant de lieux et de siècles divers ( de Russie, du mythe de Grenade et de l’Espagne…). (…)».
Abdelwahab Meddeb, ibid., p 208-209
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Extrait de Fragments du Caire
(…)
Le désert dans la ville
le sable sous la dent
les pierres dans la bouche
il mastique le vent.
Sur les rives du silence frère de l’exil
très près du croissant nouveau-né
dans la ronde des étrangers
comme dans l’orbe qui s’étend
il croise la constellation des migrants.
Abdelwahab Meddeb, Revue Dédale,n° 7 & 8 Déserts, ed. Maisonneuve & Larose, 1998, p 191
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Pour Abdelwahab, en français, de Catulle traduisant Callimaque.
Le poète romain des Guerres civiles relit le poète de l’Égypte hellénisée du IIIe siècle, adressant, à défaut de poème personnel que lui interdit le deuil, sa traduction latine du Grec. Il y chantait la souffrance et l’exaltation dela Bouclede Bérénice reine d’Égypte, sacrifiée au désir de la reine pour son époux royal, devenue constellation dédiée dans le mariage à l’amour sensuel.
En suivant Catulle, Poèmes 65-66
Quoiqu’affligé d’une douleur sans fin, le tourment, 1
[Aya], des vierges savantes me détourne
et qu’il soit impossible aux pensers de mon cœur de mettre au jour
les doux enfants des Muses, si grands maux les ballottent
car naguère, au gouffre léthéen, l’eau qui dégoutte, 5
de mon frère, a baigné les pieds tout pâlis,
sur qui la terre de Troie, près des bords rhétéens,
arraché à nos yeux, pèse
‑ te parlerai-je, jamais je ne t’entendrai plus parler de tes travaux,
jamais, moi, ne te verrai plus, frère plus aimable 10
que la vie, désormais, mais du moins toujours je t’aimerai,
toujours me cacherai pour ces chants désespérés de ta mort
pareils à ceux-là que, dans l’ombre épaisse des ramures, chante
la Daulienne, pleurant le sort d’Itylos emporté ‑,
mais pourtant, parmi tant d’afflictions, [Aya], je t’envoie 15
ce poème pour toi traduit du Battiade,
que tu n’ailles pas croire que tes mots, aux vents errants
livrés en vain, de mon cœur se soient échappés,
ainsi la pomme, cadeau furtif, envoyée par le fiancé
tombe du sein de la vierge chaste, 20
quand elle oublie, la pauvre, qu’elle l’a sous sa robe délicate cachée
et s’élance au devant de sa mère, la pomme saute,
et roule tout droit en poursuivant sa course,
elle, la rougeur de l’aveu perle à son visage contri :
Celui qui, du vaste univers, a discerné tous les flambeaux, 1
découvert des étoiles les levers et couchers,
comment l’éclat igné du soleil dévorant s’obscurcit,
se retirent à dates fixes les astres,
comment un doux amour, à l’écart dissimulant furtivement 5
au couvert des roches latmiennesla Trivienne, la détourne de son orbe
aérien,
le même, Conon, lui, dans la lumière céleste, m’a vue,
boucle détachée du chef bérénicéen,
toute brillante, moi, qu’à mainte déesse,
tendant ses bras polis, elle promit 10
au temps où le roi, paré de la gloire d’hymen récent,
était parti dévaster les confins assyriens,
portant les douces traces de batailles nocturnes
auxquelles, de sa virginité, il avait fait butin.
Vénus est-elle haïe des jeunes mariées, n’abusent-elles 15
pas la joie de leurs parents avec ces larmes feintes
qu’elles versent à flots en passant le seuil de la chambre ?
Non, leurs gémissements ‑ j’en atteste les dieux ‑ ne sont pas véridiques :
ma reine me l’a appris à ses plaintes nombreuses
quand son nouvel époux s’en allait affronter les farouches combats. 20
Toi, as-tu lamenté non ton lit déserté
mais le fatal départ de ton frère chéri ?
Que les tourments t’ont rongée profond, jusqu’aux moëlles !
Comme alors de tout ton cœur inquiet
la raison s’est enfuie quand les sens t’ont quittée ! Pourtant je connaissais 25
dès tes jeunes vierges années ta magnanimité,
ou as-tu oublié la belle action à quoi tu dois
l’époux royal, que plus audacieux n’eût pas tentée ?
Mais quand, dans l’affliction, tu lui donnas congé, quels mots tu as eu,
dieux !, que de fois tu as essuyé tes yeux de ta main ! 30
Quel grand dieu t’a changée ? Est-ce donc que l’amant
ne souffre pas l’éloignement du corps aimé ?
C’est là qu’à tous les dieux, pour ton doux époux,
non sans verser le sang de taureaux, tu m’as promise
s’il revenait. Lui, sans retard, avait ajouté 35
l’Asie captive aux territoires de l’Égypte,
et moi, pour ces hauts faits, en action de grâces offerte,
à l’assemblée céleste, j’acquitte, nouveau présent, le vœu passé.
Malgré moi, reine, j’ai quitté tes cheveux,
malgré moi, j’en fais serment par toi et par ta tête, 40
et châtié soit qui pour rien l’invoquerait !
Mais qui se prétendrait fort comme fer ?
Il fut abattu, lui aussi, le plus haut mont que sur terre survole
le clair descendant de Thia,
quand les Mèdes créèrent une nouvelle mer et que la jeunesse 45
barbare avec sa flotte fit voile parmi l’Athos.
Que fera chevelure quand tels obstacles cèdent au fer ?
Dieux ! Mort à la race entière des Chalybes,
à celui qui d’abord s’obstina à chercher sous la terre
les veines de métal et à forger la dureté du fer ! 50
À l’instant séparée d’elles, mes sœurs lamentaient
mon sort, quand le frère de Memnon l’Éthiopien,
fendant les airs en agitant ses ailes,
apparut, cheval d’Arsinoéla Locrienne,
il s’envole, m’emporte parmi les ombres de l’éther, 55
pour me poser au sein sacré de Vénus.
Elle-même,la Zéphyrite, elle avait député son serviteur,
la bonne habitante des rives de Canope.
Ici, afin que, détachée des tempes d’Ariane,
ne fût pas fixée seule parmi l’éclat divers du ciel divin 60
sa couronne dorée, mais que j’y brille aussi,
dépouille du chef doré offerte,
venue toute humide du flot jusqu’au séjour des dieux,
la divine me plaça, astre nouveau parmi les anciens :
contre les feux dela Vierge et du Lion cruel, 65
voisine de la lycaonienne Callisto,
j’incline vers le couchant, guide devant le lent Bouvier
qui à peine, tard, se plonge aux profondeurs de l’Océan.
Mais quoique me foulent, la nuit, les pas des dieux,
et que le jour me rende à la blanche Téthys 70
‑ soit dit sans t’offenser, ô vierge rhamnusienne,
car nulle crainte ne me fera cacher la vérité,
pas même si les astres de leurs discours hostiles me déchiraient,
que je ne dévoile véridiquement l’arcane de mon cœur ‑,
je ne me réjouis point tant de cela que d’être toujours séparée, 75
d’être séparée toujours du front de ma maîtresse ne me torture,
elle avec qui, privée de tous parfums en ce temps où jadis
elle était vierge, d’un coup j’en ai bu mille et mille.
Mais vous, aujourd’hui que la torche vous a unies à eux au jour si désiré,
n’offrez vos corps à vos époux tout autant amoureux, 80
vos vêtements ôtés et dénudant vos seins,
sans me faire libation d’onyx, délicieux présent,
d’onyx vôtre, vous qui observez les chastes lois du lit,
mais celle qui s’est livrée à l’impur adultère,
ses offrandes maudites, ah ! que, vaines, les boive la poussière légère, 85
car aux femmes indignes je ne demande pas de don !
Mais plutôt, épousées, que toujours l’harmonie,
toujours l’amour habite, sans trêve, votre maison !
Et toi, reine, quand le regard tourné vers les étoiles,
aux jours de fête, tu sacrifieras à Vénus la divine, 90
ne me laisse pas privée de sang, moi qui suis tienne,
mais plutôt comble-moi de dons.
Pourquoi multiplier les astres ? Puissé-je être royale chevelure !
et tout près du Verseau brillerait Orion !
Traduction Anne Videau
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Cultures d'Islam sur France Culture
En 2012 et 2013, Abdelwahab Meddeb animait une émission tous les vendredis.
« Cultures d’Islam participe à la levée d’une méconnaissance pour que les références islamiques circulent dans le sens commun et, d’une façon plus ouverte, moderne et polyphonique, approche l’Islam en tant que phénomène de civilisation». (France Culture)
Vous pouvez écouter ou ré-écouter ces émissions en cliquant sur France Culture.
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