Johanna Vennemann : Laienanalyse ou la question de l’analyse profane.

Plus que jamais le débat déjà commencé par Freud concernant la différence qu’il y a entre la psychanalyse et la psychothérapie – l’incompatibilité des deux – est actuel.

Que cette question comporte un questionnement exhaustif de l’existence de l’analyse même, nous pouvons le déduire de beaucoup de textes de Freud et surtout de celui sur la LAIENANALYSE, « l’analyse profane ». Dans ce texte Freud ne veut pas seulement défendre l’analyste soi-disant profane mais il veut  protéger la psychanalyse contre la médecine.  

Sa vie durant Freud ne cessera jamais - et ce sont ses propres mots - de lutter contre l’avalement, l’engluement le VERSCHLUCKTWERDEN de la psychanalyse par la médecine parce que autrement toute cure deviendrait simplement une psychothérapie. L’expression même de psychothérapie n’est elle pas une expression exquisément médicale ? Souvent on entend – et je ne crois pas seulement en Italie – un médecin envoyer un patient à un analyste ou thérapeute avec la charge « d’analyse avec thérapie suivante si nécessaire ».

L’existence même de la psychanalyse est encore exposée, livrée à d’autres dangers ; Freud par exemple nomme la religion. Le fait d’être menacé par la religion et la médecine a un sens encore plus vaste et c’est ce cela que  je voudrais parler ici. Et je le fait en prenant Lacan en parole quand il dit : « … la clinique psychanalytique consiste à interroger toujours de nouveau ce que Freud a dit… »  et je n’hésiterai donc pas – dans ma lecture de Freud avec Lacan – à citer beaucoup.

La même année 1927 que Freud écrit un « supplément » (NACHTRAG) àla LAIENANALYSEil écrit aussi « L’avenir d’une illusion ». Dans ce texte il oppose la psychanalyse à la religion, illusion par excellence, de laquelle il veut la protéger et il se demande quel avenir cette illusion puisse avoir. Freud dit qu’il s’agit d’une illusion et pas d’une erreur parce que la religion, tout comme un délire, se fonde sur un désir WUNSCH satisfait fantasmatiquement, voire sur l’idée de l’existence d’un Dieu unique, père omnipuissant qui protègerait les hommes dans leur HILFLOSIGKEIT, leur déréliction, avec son amour, devant toute puissance de la nature. Les hommes croient à ce Dieu Père et ce faisant ils nourrissent leur narcissisme dans lequel ils se croient être ses enfants élus.

Dans la correspondance avec Oskar Pfister Freud entre dans le sujet du rapport entrela LAIENANALYSEet l’ILLUSION.

Dans la lettre du 25.11.1928 nous pouvons lire :

« Je ne sais pas si vous avez deviné le lien entre l’analyse profane e l’illusion (d’un avenir) ; dans la première je veux protéger l’analyse contre la médecins, dans la deuxième contre les prêtres : J’aimerais la consigner à une classe, à une profession, qui n’existe pas encore, la profession de « WELTLICHE SEELSORGER » prêtres, pasteurs séculiers, profane, (littéralement SEELSORGER est celui qui se prend soin de l’âme SEELE) – qui ne doivent pas NICHT ZU SEIN BRAUCHEN être médecin et auxquels IL n’est pas permis NICHT SEIN DURFEN d’être prêtre. »

Naturellement le terme de SEELSORGER peut nous heurter ; nous le connaissons appliqué aux prêtres et aux pasteurs ; les deux s’occupent des âmes des agneaux de leur paroisse. Mais Freud explique le terme dansla LAIENANALYSE :

L’analyste est celui qui – en tant que profane – prend soin du psychique SEELISCHE en partant du psychique même et qui ainsi aspire à des changements qui viennent de l’intérieur. Il n’est pas celui qui : « soutient le défaut à  partir de l’extérieur » (ça, ce serait de la psychothérapie, dit Freud), et surtout pas celui qui entend en confession puisque « nous (analystes) nous ne voulons pas seulement entendre du patient ce qu’il sait et cache devant les autres, mais il doit aussi nous raconter ce qu’il ne sait pas »

En voilà une belle description de l’inconscient en tant que savoir qui ne se sait pas, qui ne se sait pas savoir ! « Si le pécheur dit ce qu’il sait, le névrotique doit dire plus » ajoute Freud. Et il rappelle a Pfister que l’analyste ne peut pas dire « tes péchés te sont pardonnés, lève-toi et marche » ! comme peut le faire et le fait le Christ, puisqu’il est le fils de Dieu et que simplement à cause de ça il entraine un « transfert sans limites et basés sur un effet de suggestion ».

L’analyste par contre examine l’origine et le bienfondé du transfert. Il ne se contente pas d’un succès de suggestion – si jamais il réussit à en obtenir.

Ce sont ces premières considérations qui m’ont incité à parler de la « Question de l’analyse profane » au lieu de laïc (par exemple par rapport à la traduction italien du titre : « La question de l’analyse conduite par les non médecins ») puisque la langue nous y autorise.

Le mot « laïc » vient de laikus – laos – le peuple entendu par opposition au sacré,  clericus. Le terme n’a cependant pas seulement une signification séculière puisque un laïc peut  aussi être un « citoyen du peuple de Dieu ».

Le terme profane effectue par contre une coupure radicale : profanus est celui qui se trouve « devant le temple ». Il se trouve donc en dehors de toute église, de tout lieu sacré. Est-ce qu’on ne pourrait pas appliquer cela à la psychanalyse et dire : l’analyste devrait être profane dans le sens qu’il se trouve en dehors de toute sacralisation du savoir et du pouvoir ?

C’est au moins dans ce sens que je lirais l’exhortation de Freud : la psychanalyse est à protéger contre la médecine et contre la religion. Ces deux, médecine et religion s’occupe du bien GUTE et du bien-être WOHL des hommes ; ce qui veut dire qu’ils savent quel est son bien et son bien-être et ils se trouvent ainsi du coté du pouvoir, le pouvoir de faire le bien et, comme Lacan écrit dans « la Directionde la cure… »  (p 649 ECRITS) « … aucun pouvoir n’a d’autre fin (que de pourvoir faire le bien), et c’est pourquoi le pouvoir n’a pas de fin. »

La psychanalyse au contraire est le lieu de la reconnaissance du désir, désir inconscient, qui n’est pas le vœu d’un bien quelconque ou d’un bien-être. Elle est l’opposé exact de ce bien et ce bien-être ; le désir est ce qui nous déchire et torture, est ce qu’il y a de meilleur et de pire en nous.

C’est ainsi que la psychanalyse se distingue par une éthique, éthique du désir. Sans « rigueur éthique », dit Lacan, chaque analyse n’est autre chose qu’une psychothérapie.

Freud craint que si la médecine prédomine, la psychanalyse sera transformée dans une  « thérapie banale des névroses » ; or, pour lui l’effet de la cure consiste dans le fait qu’elle est un instrument sans parti pris de la recherche, qu’elle est une science une WISSENSCHAFT, ce qui, pris à la lettre, peut s’entendre comme « ce qui crée (schafft) savoir (Wissen) »

Mais lisons comment les préoccupations de Freud s’expriment :

Dansla LAIENANALYSE :

« Je veux dire, pour nous il n’est absolument pas souhaitable que la psychanalyse soit engluée par la médecine pour trouver ainsi son dépôt définitif dans les manuels de psychiatrie, chapitre thérapie, à coté de méthodes comme la suggestion hypnotique, l’autosuggestion, la persuasion, laquelle, étant puisée dans notre ignorance, doit son effet éphémère à l’inertie et à la lâcheté des masses humains. … Elle mérite un destin meilleur… »

Freud met toujours le terme de suggestion à coté de celui de thérapie ; ainsi il écrit par exemple dans « Conseils au médecin pour le traitement psychanalytique » (RATSCHLÄGE FÜR DEN ARZT BEI DER PSYCHOANALYTISCHEN BEHANDLUNG)

« A vrai dire, il n’ y a pratiquement rien à objecter si un psychothérapeute mélange un morceau d’analyse avec une portion de suggestion pour obtenir du succès visible dans un plus bref délai, comme, par exemple, il s’avère être nécessaire dans les hôpitaux psychiatriques, mais on peut exiger que le médecin même n’ait aucun doute sur ce qu’il fait et qu’il sache que sa méthode n’est pas celle de la vraie (RICHTIG) psychanalyse. »

Et puis dans « Pour l’introduction de la cure ZUR EINLEITUNG DER BEHANDLUNG » :

« Le plus souvent le transfert seul peut éliminer des symptômes de souffrance mais ceci seulement passagèrement, justement le temps que le transfert dure. Ceci est alors un traitement suggestif et pas une psychanalyse. La cure mérite le nom de psychanalyse seulement si le transfert a utilisé son intensité pour faire surmonter les résistances. Dans ce cas et seulement dans ce cas être malade est devenu impossible même si le transfert a été dissolu, comme sa destination le requiert. »

Ou encore dans « Chemins (voies) de la thérapie psychanalytique » (WEGE DER PSYCHOANALYTISCHEN THERAPIE) – texte qui a été écrit en 1918/19 sous l’influence de la premières guerre mondiale quand Freud pensait qu’il était possible de fonder une « polyclinique psychanalytique » (PSYCHOANALYTISCHE KLINIK) dont les techniques auraient été adaptées aux nécessités du moment, soit une institution publique avec traitement gratuit pour les pauvres du peuple.

« Dans une application de masses de notre thérapie nous seront probablement aussi contraints d’allier l’or  pur de l’analyse avec le cuivre de la suggestion directe, et la suggestion hypnotique pourrait dans ces cas trouver son application comme dans le traitement des névroses de guerre. Mais peu importe comment cette psychothérapie pour le peuple  sera réalisée, de quels éléments elle sera composée, ses components plus efficaces  et importants resteront  certainement ceux qui ont été empruntés à la psychanalyse sans tendance. « 

Réassumons :

La psychothérapie peut être effectuée auprès des psychotiques par un psychanalyste dans des institutions mais seulement à condition que le psychanalyste sache ce qu’il fait.

Elle peut être effectuée gratuitement dans une institution, mais on sera obligé de constater bien prestement qu’elle n’a guère de valeur : le patient préfère garder ses symptômes au lieu d’affronter son « pauvre monde » sans le gain secondaire de la névrose.

Et enfin, ce qui distingue la psychanalyse par excellence de la psychothérapie est le transfert, voir l’utilisation du transfert et de l’amour de transfert. La dernière, à vrai dire, est en effet une suggestion, de laquelle la psychanalyse se sert non pour faire supprimer des symptômes, mais pour le travail de l’analyse, c’est-à-dire pour l’analyse du transfert. Toute autre chose ne serait que convaincre, que « guérir », ne serait que couvrir ce qui ne va pas, ce qui cloche, le Réel dirions-nous.

Alors,  qu’est ce qui conduit un être chez le psychanalyste si non ce qui ne va pas, ce qui cloche, ce malaise, cette angoisse, telle souffrance indéfinissable, qui a trouvée à s’exprimer dans un symptôme définissable.

Et il se peut que quelqu’un arrive chez le psychanalyste, quand tous les autres moyens offerts qui fonctionnent pour le temps d’un transfert non analysé ont été essayés.

Ou encore quand le déplacement d’un symptôme n’a pas suffi et a au contraire éveillé le désir d’apprendre, de savoir plus, et la disposition de courir le risque de trouver tout autre chose de ce qui n’a été cherché ;

Ou pour tel obscur objet du désir … ou …Chacun trouvera un autre « pourquoi ».

Mais de quoi Freud ne cessera jamais à mettre en garde ? C’est du désir (WUNSCH) de guérir du psychanalyste, de son ambition, le ‘furor sanandi’ que Freud ira jusqu’à appeler une ‘ motion d’affect dangereuse’. C’est parce que cette motion exposerait l’analyste au danger de susciter la résistance du patient. Ou,  pour le dire avec Lacan, la résistance dans l’analyse est la résistance de l’analyste.

Certes, Freud parle d’un vœu de guérison de la part du patient, mais il ajoute tout de suite que c’est justement ce que le patient ne veux pas, guérir, soit parce qu’il perdrait ainsi le gain secondaire de sa névrose, soit parce que ça irait contre un  sens de culpabilité et contre quelque chose que Freud appelle pulsion de mort : c’est ce que ravage en nous comme destructif et ne cesse, mais insiste, WIEDERHOLUNGSZWANG la contrainte de répétition.

Freud ira jusqu’à mettre le mot guérir (heilen) entre guillemets, quand il se demande dans quelle mesure et dans quelle manière le névrotique peut guérir.

Au lieu de ‘vœu de guérison’ (derrière lequel se cache souvent le désir de ne pas vouloir guérir) il parle dans son « ABRISS, Abrégé » de ‘besoin de convalescence, de rétablissement’  BEDURFNIS NACH GENESUNG, lequel, combiné à un intérêt intellectuel et au transfert,  peut aider le patient motivé par sa souffrance dans le travail analytique. En d’autres termes, l’analyse peut avoir un effet, une efficacité qui est lié à l’intérêt intellectuel ;  comme Freud écrit dansla LAIENANALYSE :

 « La connaissance (ERKENNTNIS), la découverte emmena  le résultat, le succès (ERFOLG), il n’était pas possible de soigner sans apprendre quelque chose de neuf, on ne pouvait arriver à aucun éclaircissement sans expérimenter son effet bienfaisant. »

La connaissance ? ou ne s’agit il pas plutôt de la reconnaissance du désir dans la parole ? Même dire « non » au désir signifie le reconnaitre comme parlé, comme désir donc, et cela a toujours une valeur apaisante, réconciliant.

Mais quelle est la différence entre le mot allemand HEILEN guérir et le mot GENESUNG, verbe GENESEN se reprendre. Je voudrais de nouveau recourir à la langue et son utilisation.

HEILEN guérir signifie devenir sain et aussi rendre la santé.  L’adjectif HEIL se dit si quelque chose est entier, intact, sans dommage, sans manque donc, et ainsi  vouloir  guérir serait vouloir assainir le manque !

Or, la psychanalyse ne remplit aucun manque, ne cimente justement pasla SPALTUNG, la refente du sujet, du sujet qui est fendu parce qu’il parle, et ça parle en lui et qui est assujetti à un désir qui n’est rien d’autre que manque.  Et de quoi l’homme qui selon Lacan est un parlêtre, un animal malade de parole pourrait être guéri ?

Voyons maintenant GENESEN ; ce mot est fort riche en allemand !

Contrairement à HEILEN c’est un verbe intransitif – on ne peut se reprendre  GENESEN soi-même, personne d’autre peut nous GENESEN.

Là ou HEIL implique une complétude sans manque, GENESEN signifie du point de vue de l’étymologie : 1.LEBEND DAVONKOMMEN avoir la vie sauve, réchapper vivant et 2. ENTBUNDEN WERDEN être délié dans le sens de naitre.

Et, en effet, le travail analytique peut porter à un réchapper à la mort du désir et à un être délié, à la naissance du sujet. Mais qui est délié ? La mère de l’enfant ou l’enfant de la mère ? Dans l’analyse il s’agit d’être délié de la dépendance – qui peut être mortelle – du désir de la mère, il s’agit d’un naitre à la reconnaissance du propre désir comme désir de l’Autre.

Servons nous du HEIL pour retourner encore sur la question de la religion. Le HEIL est promis pour l’au-delà, comme quoi la mort même n’est plus destruction et perd son insensé. L’illusion de la religion donne du sens à tout, même à la peine de la vie NOT DES LEBENS.

C’est à Rome, en 1974 lors de la conférence de presse que Lacan fut amené à parler de la question de « qui va triompher ? La religion ou la psychanalyse ? Ou l’un ou l’autre, les deux ce n’est pas possible ». Lacan ne sembla pas très optimiste à l’époque : « Elles vont gagner »  aurait-il dit lors d’une promenade dans la ville éternelle en indiquant les maintes coupoles des églises. Et dans la dite conférence il dit : « ou l’un ou l’autre. La religion, la vraie, la romaine … la religion, je vous dis, est faite pour ça: elle est faite pour - pour guérir les hommes, c'est à dire qu'ils ne s'aperçoivent pas de ce qui ne va pas… l’analyse,… elle s'occupe de ce qui ne marche pas, elle s'occupe de cette chose qu'il faut bien appeler par son nom. Et, je dois dire que je suis le seul à l'avoir encore appelé comme ça, et qui s'appelle le Réel. »

Oui, la psychanalyse est gênante, incommode et scandaleuse : elle ne parle pas d’une harmonie perdue qu’il s’agirait de retrouver, elle ne répond pas à notre déréliction originaire avec l’illusion d’un père omnipuissant qui nous protège et donne un sens à la mort comme à la vie ; elle ne met pas une illusion au service de notre narcissisme.

Et Freud dit que c’estla NOTDESLEBENS, la peine de la vie, - l’anankè – qui nous pousse à la religion – ou à la psychanalyse. C’est dans son écrit « L’avenir d’une illusion » que Freud oppose l’anankè au logos, ce couple qu’il a pris de Multatuli. Et il dit :

« Le seul espoir de sortir de notre comportement infantile par rapport à la peine de la vie - à l’anankè – nous le trouvons dans le logos, dans la VERNUNFT, la raison. »

Freud, à part d’avoir confiance dans le logos qui est VERNUNFT, mais surtout signifie parole, (mot ?) a confiance dans l’intellect. Les deux, logos et intellect ont du reste la même racine étymologique, c'est-à-dire ‘lire’.

 « »… la voix de l’intellect est basse, mais elle ne se donne paix jusqu’avoir trouvé écoute. A la fin, après des refus mille et mille fois répétés, elle la trouve quand même. »

Et comment ne pas entendre, ne pas lire dans cette phrase l’insistance du signifiant inconscient du désir, qui ne s’arrête, ne recule devant rien.

Et Freud a confiance que l’intellect « triomphera », justement parce que sa force vient du logos duquel il dit encore :

« Notre Dieu logos réalisera de nos vœux – désir ce que la nature en dehors de nous permettra » … pour finir en disant : « Non, notre science n’est pas une illusion. Il serait par contre une illusion de croire que nous pourrions obtenir ailleurs ce qu’elle ne peut pas nous donner. »

Pour le formuler avec Lacan (in « Variante de la cure type »)

« … l’analyse ne change rien au réel, et … elle change tout pour le sujet … parce que … l’analyse fait d’une fonction qui est commune à tous les hommes un usage qui n’est pas à la portée de tout le monde, quand il porte la parole. »

 

 

Johanna Vennemann

Via Celimontana, 15

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