Jean-Jacques Tyszler "Clinique de l’objet rien, ségrégation et exclusion : la face sombre de la nouvelle économie psychique"

             Lacan s’est interrogé en cours de route sur la possibilité de mettre dans le rang de l’objet l’objet rien, puis il y a renoncé. Il a considéré que le rien ne pouvait pas, d’un point de vue topologique, en faire partie. Mais il s’est posé la question ainsi de savoir si le rien comme objet ne pouvait pas être, au fond, au coeur du destin pulsionnel et fantasmatique humain. 

            La face sombre de la nouvelle économie psychique, c’est un titre qui reprend un propos lancé à juste titre il y a déjà quelques années par Melman et Lebrun. Ils développaient l’idée que nous étions rentrés dans un moment où l’économie de la jouissance était poussée à son paroxysme, sous le slogan « Jouir à tout prix ». C’est effectivement une tendance moderne, surtout avec la pullulation moderne des objets de la technique, mais - comme dans l’univers - il y a une masse noire qui n’apparaît pas dans cette définition, une face sombre qui concerne tous ceux qui sont absolument privés de cette jouissance. Clinique du rien, clinique de la ségrégation et de l’exclusion, pas seulement les migrants mais également la grande pauvreté. A mon sens, la description de la nouvelle économique psychique devrait inclure un balancement entre, des petits qui nous viennent dans cette espèce d’excitation moderne du « jouir à tout prix », et ceux qui nous viennent sous le joug des deuils, des traumas, de toute une série de privations qu’on ne pourrait pas moralement mettre sous le chapitre du jouir à tout prix. Sauf à préciser justement cette clinique du rien. 

            Trois parties à dérouler aujourd’hui : rappel, dans un premier temps, d’un certain nombre d’aphorismes de Lacan dans un texte que je vous recommande de lire, Introduction aux Noms-du-Père de novembre 1963. Texte superbe qui termine le séminaire sur l’angoisse, texte sur les Noms-du-Père avec cette introduction du pluriel à la fonction père qui fait séisme. Puis, je vous dirai un mot à propos des névroses a en lien avec un très beau livre, Aliénation et accélération d’un philosophe allemand, Hartmut Rosa. Aujourd’hui il y a une école critique en Allemagne de jeunes philosophes qui font une description soigneuse de la modernité. Nous verrons comment un philosophe peut dire que la topologie, c’est le temps. Troisième partie, c’est la reprise critique de l’article de Freud qu’on traduit par Psychologie des foules (ou des masses) qui pose un nombre de problèmes incalculable. C’est un texte qui me met dans un grand embarras car Freud y oublie, pour des raisons que j’ignore, des effets de foule présents dans Vienne au moment même, pour prendre comme exemple de la foule des choses qu’on n’attendrait pas : l’armée en guise de foule et l’église… C’est un texte très déconcertant, lacunaire, énigmatique, qui mériterait un examen clinique sérieux. Je ne vais pas dire, par exemple, une foule de migrants… On pourrait, mais alors quoi ? Une foule sans meneur ? Autrement dit, la pire ? On peut glisser à une vitesse affolante avec les considérations que Freud amène. Puis, pour terminer, un mot préparatif sur la question de la clinique de l’exil et de la demande d’asile en rapport avec l’organisation de nos journées de mars sur ce thème. Donc je chemine en partant de la littéralité freudienne et lacanienne vers un réel que nous devons prendre en compte. Sinon on ne fait que passer.

 

1)       Introduction aux Noms-du-père

 

            « Sens de la fonction du petit a »[1]. Ce qu’on appelle l’objet dans la psychanalyse, c’est un fatras incroyable. Tout s’appelle objet. Les plus grands auteurs ont décrit des objets en pagaille. Lacan a considéré qu’une mise au point était à faire sur la notion d’objet en psychanalyse. Il considérera plus tard que, s’il a apporté quelque chose de décisif par rapport à Freud, c’est sur la notion d’objet. Il va l’écrire d’un signifiant nouveau, objet a, dont il va donner tout au long de ses séminaires des métamorphoses et des écritures logico-mathématiques ou poétiques même. Non pas qu’il faille faire table rase des auteurs comme Klein et Winnicott qui ont beaucoup travaillé l’objet. Chacun à sa façon a décliné une facette de l’objet souvent tout à fait extraordinaire. Mais Lacan au final se demande : qu’est-ce que je finis par appeler logiquement objet ? C’est un travail technique, psychanalytique, tissé de la clinique, pour faire entendre quel est l’objet de notre petite science qu’est la psychanalyse.

 

            « Sens de la fonction du petit a », c’est dans l’Introduction aux Noms-du-Père dans lequel Lacan résume en quelques lignes pour son auditoire ce qu’il y a à penser de l’objet a : « Dans l’angoisse, l’objet petit a choit. Cette chute est primitive. La diversité des formes que prend cet objet de la chute est dans une certaine relation au mode sous lequel s’appréhende pour le sujet le désir de l’Autre »[2]. Ce que je vais appeler objet, nous dit Lacan, c’est les déclinaisons dans l’angoisse du rapport d’un sujet à ce qui se présente comme désir de l’Autre.

 

  • « C’est ce qui explique la fonction de l’objet oral. J’y ai longuement insisté, celle-ci ne se comprend que si l’objet qui se détache du sujet s’introduit à ce moment là dans la demande de l’Autre, dans l’appel vers la mère, et dessine cet au-delà où, sous un voile, est le désir de la mère. Cet acte où le petit, en quelque sorte étonné, renverse la tête en se détachant du sein, montre que ce n’est qu’en apparence que ce sein appartient à la mère. Il est fondamentalement de son appartenance à lui. La référence biologique est ici faite pour nous instruire. Le sein est en effet partie du complexe nourricier, qui se structure différemment dans d’autres espèces animales. Il a en l’occurence une partie profonde et une partie plaquée au thorax de la mère »[3]. On a là ce qui avait déjà été raconté par les spécialistes de l’enfant, un résumé théorico-clinique de ce qu’on pourrait appeler : le sein comme objet ambocepteur. Il semble appartenir à l’Autre, au corps de l’Autre, mais, d’un certain point de vue, il appartient au corps de l’enfant lui-même. C’est un statut d’objet très intéressant.

 

  • « Une seconde forme de l’objet est l’objet anal, que nous connaissons sous la phénoménologie du cadeau, du don dans l’émoi. L’enfant lâchant les fèces les concède à ce qui apparaît pour la première fois comme dominant la demande de l’Autre, à savoir son désir, qui reste encore ambigu. Comment les auteurs n’ont-ils pas mieux retenu que c’est à ce niveau que s’accroche le support de ce qu’on appelle l’oblativité ? Que l’on ait pu situer la conjonction oblative au niveau de l’acte génital ne s’explique que par un véritable escamotage, révélateur d’une fuite panique devant une angoisse »[4].

 

  • « Par contre, c’est au niveau génital que l’enseignement de Freud, et la tradition qui s’en conserve, nous situent la béance de la castration. Les psycho-physiologistes contemporains de Freud en réduisent l’obstacle à ce qu’ils ont appelé le mécanisme de la détumescence fausse, tandis que Freud, lui, depuis le début de son enseignement, articule ce qui, de l’orgasme, représente exactement la même fonction que l’angoisse, quant au sujet. J’ai cru devoir vous le montrer l’année dernière. L’orgasme étant lui-même angoisse, pour autant que le désir est à jamais séparé de la jouissance par une faille centrale. Qu’on ne nous objecte pas ces moments de paix, de fusion du couple, où chacun peut même se dire, de l’autre, bien content. Nous, analystes, allons y regarder de plus près, pour voir ce qu’il y a, dans ces moments, d’alibi fondamental, d’alibi phallique, où la femme se sublime en quelque sorte, dans sa fonction de gaine, mais où quelque chose qui va plus loin reste infiniment au-dehors. C’est pour vous le montrer que je vous ai longtemps commenté ce passage d’Ovide où se fabule le mythe de Tirésias[5]. Aussi bien faut-il indiquer ce qui se voit de traces de l’au-delà inentamé de la jouissance féminine, dans le mythe masculin de son prétendu masochisme »[6].

 

  • « Je vous ai menés plus loin. De façon symétrique, et comme sur une ligne non pas redescendante, mais courbe par rapport à ce sommet où se place la béance désir/jouissance au niveau génital, j’ai été jusqu’à ponctuer la fonction du petit a au niveau de la pulsion scopique. Son essence est réalisée en ceci que, plus qu’ailleurs, le sujet est captif de la fonction du désir. C’est qu’ici, l’objet est étrange. A ce niveau, l’objet est, en première approximation, cet oeil qui fait si bien dans le mythe d’Oedipe l’équivalent de l’organe à castrer. Mais ce n’est pourtant pas tout à fait de cela qu’il s’agit. Dans la pulsion scopique, le sujet rencontre le monde comme spectacle qui le possède. Il y est la victime d’un leurre, par quoi ce qui sort de lui et qui l’affronte n’est pas le vrai a, mais son complément, l’image spéculaire, i(a). Voilà ce qui paraît être chu de lui. Le sujet est pris par le spectacle, il se réjouit, il s’esbaudit. C’est ce que saint Augustin dénonce et désigne d’une façon si sublime, dans un texte que j’eusse voulu vous faire parcourir, comme concupiscence des yeux[7]. Il croit désirer parce qu’il se voit comme désiré, et il ne voit pas que ce que l’Autre veut lui arracher c’est son regard »[8].

 

  • « Au cinquième terme, le a de l’Autre est, en somme, le seul témoin que le lieu de l’Autre n’est pas seulement le lieu du mirage. (…) La voix de l’Autre doit être considérée comme un objet essentiel. Tout analyste sera sollicité à lui donner sa place, et à en suivre les incarnations diverses, tant dans le champ de la psychose que, au plus extrême du normal, dans la formation du surmoi. (…) Nous pouvons partir de l’abord phénoménologique pour situer le rapport à la voix de l’Autre comme objet chu de l’Autre, mais nous ne pouvons en épuiser la fonction structurale qu’à porter l’interrogation sur ce qu’est l’Autre comme sujet. En effet, si la voix est le produit, l’objet chu de l’organe de la parole, l’Autre est le lieu où ça parle. Ici, nous ne pouvons plus échapper à la question - au-delà de celui qui parle au lieu de l’Autre et qui est le sujet, qu’y a-t-il, dont le sujet prend la voix chaque fois qu’il parle ? »[9].

 

            La fétichisation de la castration. Remarquez que, juste après ce rappel, Lacan nous met en garde : nous n’avons pas à fétichiser la question de la castration par exemple ni celle de l’au-moins-un. Dans le même texte, il dit ceci : « Ne pouvons-nous aller, nous, au-delà du nom et de la voix, et prendre repère sur ce que le mythe implique dans le registre issu de notre progrès, celui de ces trois termes, la jouissance, le désir, l’objet ? Il est clair que Freud trouve dans son mythe un singulier équilibre de la Loi et du désir, une sorte de co-conformité entre eux, si je puis me permettre de redoubler ainsi le préfixe, du fait que, tous deux, conjoints et nécessités l’un par l’autre dans la loi de l’inceste, ils naissent ensemble, de quoi ? - de la supposition de la jouissance pure du père comme primordial. Seulement, si cela est censé nous donner l’empreinte de la formation du désir chez l’enfant dans son procès normal, ne faut-il pas se poser la question de savoir pourquoi ça donne plutôt des névroses ? »[10].

 

            C’est une évidence qu’on oublie sans cesse. Nous confondons en permanence - c’est très net dans les services d’enfants - normativation et normalisation à force de fétichiser la question de l’Oedipe et du Nom-du-Père. C’est ce que nous dit Lacan : nous oublions que nous construisons des névroses. Ce que Freud avait dit à sa façon dans La morale sexuelle « civilisée » aussi bien. Il n’y a pas de quoi en être très fier. Lacan prend là les catégories freudiennes de base et nous dit au fond : est-ce que notre seul projet c’est la fabrique de la névrose ? Est-ce qu’une cure d’enfant comme une cure d’adulte c’est juste pour les mettre en ordre par rapport à la fétichisation d’un certain nombre de normes ? Rien que le décalage du Nom-du-Père à la pluralité des Noms oblige Lacan à une rude mise au point sur la question de la jouissance, la question des couples, la question des pères… mais pour fabriquer quoi ? On est en 63, bien avant les remaniements créés par RSI.

 

            « C’est ici que prend sa valeur l’accent que j’ai permis de mettre sur la fonction de la perversion quant à sa relation au désir de l’Autre comme tel. C’est à savoir qu’elle représente la mise au pied du mur, la prise au pied de la lettre de la fonction du Père, de l’Être suprême. Le Dieu éternel pris au pied de la lettre, non pas de sa jouissance, toujours voilée et insondable, mais de son désir comme intéressé dans l’ordre du monde, c’est là le principe où, pétrifiant son angoisse, le pervers s’installe comme tel »[11]. On a donc une mise au point sur la fabrique des névroses et immédiatement une remarque sur la question de la perversion. On n’a pas beaucoup d’écart, on a deux murs : rang des névroses puis tout d’un coup rang de la perversion.

 

            « Voici donc les deux grandes arcatures » dit Lacan. « Dans la première, se composent et se conjuguent le désir dit normal (…) ». On ne fait que normaliser ce qui est le fléau habituel des suivis d’enfants si on n’y prend pas garde. « (…) et celui qui se pose au même niveau, le désir dit pervers. Il fallait d’abord poser cette arche pour déployer ensuite l’éventail de phénomènes qui vont de la névrose au mysticisme et comprendre qu’il s’agit là d’un tout. La névrose est inséparable à nos yeux d’une fuite devant le désir du père, auquel le sujet substitue sa demande. Le mysticisme est dans toutes les traditions, sauf celle que je vais introduire, où on est très gêné à cet égard, une recherche, construction, ascèse, assomption, tout ce que vous voudrez, une plongée vers la jouissance de Dieu »[12].

 

            Donc au départ, mise au point théorico-clinique sur la fonction de l’objet sur les registres de l’oralité, l’analité, la génitalité, le regard, la voix, et puis tout d’un coup : les grandes arcatures, critique de notre fétichisme de la Loi du père : nous ne visons qu’à la fabrication des névroses ou bien à nous mettre à la lettre de la perversion. Voyez la mise en garde qui nous est faite et puis cette échappée avec la question du mysticisme qu’il développera dans le séminaire Encore.

 

            Au passage, pour ceux ici qui s’occupent de clinique infantile, une superbe phrase issue de la discussion qui suit le texte de 1953, Le symbolique, l’imaginaire et le réel : « Nous retrouvons ici un des points qui nous intéressent le plus, le rapport entre enfants et adultes. Pour l’enfant, les adultes sont transcendants pour autant qu’ils sont initiés ». L’initié est celui qui tient une position quant à un certain savoir. « Le plus curieux est que les enfants ne sont pas moins transcendants pour les adultes. Par un système de réflexion caractéristique de toute relation, l’enfant devient pour les adultes le sujet de tous les mystères. C’est le siège de cette confusion des langues entre enfants et adultes dont nous devons tenir compte quand il s’agit d’intervention sur les enfants »[13]. Tout d’un coup cette dimension de la transcendance se renverse quand les collègues acceptent de ne pas se mettre en position de surplomb, qu’ils ne pensent pas que c’est eux qui jugent en permanence de la position de l’enfant comme ils font maladroitement quand on fait les présentations de psychotiques. C’est le psychotique qui nous apprend ce que serait un rapport au réel moins bête. On n’est pas en surplomb par rapport à ce savoir. On essaie de le lire, ce qui n’est pas pareil. Il en va de même de l’enfant : quand on n’est pas en position de surplomb, de temps en temps effectivement, ils apparaissent comme sujet de tous les mystères.

 

2) Les névroses a, l’accélération totalitaire

 

            Il y a des névroses modernes qu’on pourrait qualifier de névroses a, et non plus de névroses de transfert au sens classique. D’un point de vue clinique, on peut en faire la recension assez facilement : anorexie, addiction, asthénie dépressive, aboulie, toutes ces formes modernes de dépressivité au travail… Tous les a privatifs qu’on met pour décrire les symptômes maintenant. Et bizarrement, quelque chose de très inattendu mais qu’on voit de plus en plus chez une clientèle  assez jeune : une asexualité. C’est assez inattendu. Dans un univers où on ne peut plus distinguer la pornographie de l’érotisme, il y a un certain nombre de jeunes qui se réfugient dans l’asexualité. Aussi bien fille et garçon, hétérosexuel qu’homosexuel. Face à ce décloisonnement, ils nous disent : « moi, rien ». C’est intéressant ce clivage moderne qu’il faut recevoir.

 

            Cette clinique qui est une réponse au « jouir à tout prix », j’appelle ça pour le moment névrose a. Elle a des caractéristiques cliniques et elle se prête au transfert mais sous des formes parfois très difficiles. Parfois au bout de plusieurs années de cure, cette espèce d’aboulie sexuelle par exemple demeure. Sauf à vouloir normativer le patient de force, on n’arrive pas à vaincre ; c’est presque un refus éthique en quelque sorte, idéologique. On a trace de ça par exemple dans les questions alimentaires : on a des privations sensorielles alimentaires pour des raisons idéologiques. On est rentré dans un cheminement où la question du rien prend corps et se défend par des discours, et donc prend la force de névroses nouvelles. Ca fait discours, ce n’est pas juste des réponses individualistes, ça fait groupe.

 

            Parmi les névroses a, Aliénation et accélération c’est très bien décrit par le philosophe allemand. Rosa décrit avec soin la façon dont nous sommes sous la force normative et silencieuse des normes temporelles nouvelles induites par notre rapport quotidien aux écrans et à internet : « La société moderne n’est pas régulée et coordonnée par des règles normatives explicites, mais par la force normative silencieuse de normes temporelles qui se présentent sous la forme de délais, de calendriers et de limites temporelles. En outre, les forces de l’accélération, bien qu’elles soient non articulées et complétement dépolitisées, au point de sembler être des normes naturelles, exercent une pression uniforme sur les sujets modernes qui revient en quelque sorte à un totalitarisme de l’accélération »[14]. Moi qui suis réfractaire à la technique, je passe techniquement une heure chaque soir à faire le tri sauvage entre mille informations et j’en arrive dans certaines zones à prendre un point de fuite pour avoir le temps psychique disponible ailleurs. Il raconte ça merveilleusement.

 

            Et ce qui l’intéresse c’est l’inflexion du rapport à autrui, au prochain : « Le fait que la proximité spatiale a cessé d’être une nécessité pour garder des relations sociales proches a, en outre, des conséquences importantes sur les relations sociales que les gens maintiennent et ainsi sur les structures du monde social. La proximité et la distance sociales et émotionnelles ne sont plus liées à la distance spatiale, ce qui veut dire que notre voisin peut être pour nous un parfait étranger, alors qu’une personne située à l’autre bout du monde peut être notre partenaire le plus intime. (…) Comme l’a noté Georg Simmel dans ses réflexions sur la vie métropolitaine en 1903, nous quittons et nous rencontrons tellement de personnes, et nous établissons des réseaux de communication si vastes qu’il devient presque impossible de nous sentir émotionnellement liés à la plupart d’entre elles »[15]. D’un certain point de vue, on croit avoir mille correspondants mais en fait on s’aperçoit que le rapport… A la Sorbonne, un jeune doctorant en psychologie disait s’apprêter à recevoir des patients sur internet. Ca lui apparaissait comme légitime. Je m’étonnais de l’entendre si affirmatif, très offensif en disant qu’il n’était pas du tout isolé sur ces questions. Donc on est déjà dans des configurations d’accélération technique qui nous norment de manière silencieuse. C’est en cours. La topologie c’est le temps, effectivement Lacan a raison. Espace connecté, comme dit Lacan, ou espace connectif, c’est pas la même chose.

 

            Il va s’appuyer sur Walter Benjamin : « En fait, c’est une tendance que Walter Benjamin a identifiée il y a presque un siècle. En allemand, il pouvait distinguer les Erlebnissen (c’est-à-dire les épisodes d’expérience) et les Erfahrungen (les expériences qui laissent une trace, qui sont connectées, ou sont en relation pertinente, avec notre identité et notre histoire ; les expériences qui atteignent ou transforment ceux que nous sommes). Et il faisait la suggestion que nous pourrions bien approcher d’une ère qui serait riche en Erlebnissen mais pauvre en Erfahrungen. On peut aisément distinguer  les deux catégories en fouillant dans sa mémoire. Comme le dit Benjamin, nous avons besoin de « souvenirs », de traces mémorielles extérieures, pour nous rappeler les épisodes simples d’expérience, alors que nous ne pourrions jamais oublier les vraies expériences au sens d’Erfahrungen. Benjamin suggère donc qu’il n’est pas accidentel que le touriste moderne soit attiré par les souvenirs. Pour ma part, je dois confesser que très souvent je dois consulter mon agenda pour savoir si oui ou non je suis allé dans une certaine ville (pour une conférence, qui plus est). Je ne pourrais pas le dire avec ma « mémoire interne » »[16]. On peut passer et ne faire que passer et à d’autres moments on a le sentiment qu’on ne fait pas que passer.

 

            Erosion de l’attachement nous dit-il et désir sans amour. « Ainsi, dans un sens, l’accélération mène simplement et directement d’abord à la désintégration, puis à une érosion de l’attachement : nous  échouons à intégrer nos épisodes d’action et d’expérience (et les marchandises que nous acquérons) à la totalité d’une vie, et par conséquent nous sommes de plus en plus détachés, ou désengagés, des temps et des espaces de notre vie, de nos actions et de nos expériences et des choses avec lesquelles nous vivons et nous travaillons »[17]. C’est pas lacanien mais c’est tout à fait clinique. C’est de la topologie du temps tel que la jeunesse le vit[18].

 

3) Psychologie des foules, examen critique

 

            On est paresseux souvent sur notre reprise des textes de Freud. On croit faire les malins en traduisant en français par psychologie des « foules » ou psychologie des « masses ». Mais les traducteurs eux-mêmes font une note de difficulté[19], en signalant qu’ils ne sont pas du tout satisfaits de l’évidence de la traduction par « foule ». Ils nous rappellent par exemple que dans le texte beaucoup plus tardif Moïse et le monothéisme, Freud utilise le même terme technique que dans la Psychologie des foules pour parler du peuple juif ou de la communauté juive. Donc les traducteurs nous invitent à faire attention quand Freud nous parle d’un groupe, d’une communauté, d’un peuple humain, d’une masse. En français on croit tout savoir en distinguant foule avec meneur et foule sans meneur. Je suis opposé à ce qu’on distingue uniquement foule avec et foule sans meneur. C’est une lecture de Freud rapide et partiale. Vous ne m’entendrez jamais dire que les réfugiés sont une foule sans meneur. Ca serait vraiment scandaleux comme propos et pourtant techniquement ça pourrait apparaitre le cas. Les pauvres gars qui s’agglutinent à la frontière espagnole, à Melilla les marocains les retiennent, ils font masse devant les grilles… Alors, qu’est-ce que nous allons dire ? Il faut faire attention à notre utilisation sémantique.

 

            Le texte lui-même comporte des bizarreries. Comment se fait-il que Freud, à Vienne à l’époque, prenne pour exemple de foule construite l’armée ? Même l’armée prussienne était sacrément organisée, c’était pas une masse. A part les armées en déroute, d’accord, mais sinon ? Alors qu’il y avait dans Vienne d’autres formes de la foule. Il faut lire les historiens[20]. Dans Vienne, c’était plein de masses haineuses, il y avait des attroupements de haine. Et par ailleurs, il y avait tous ces juifs qui venaient déjà des pays plus à l’Est. Et ça Freud n’en dit rien. On le sait juste par les courriers, les choses qu’il écrit par ailleurs, mais ce n'est pas dans son texte. Ca aurait été intéressant d’avoir son point de vue sur ce qui, de manière optique, faisait effectivement foule. Et foule Autre, et foule contre foule. Mais ça on n’a pas, il faut qu’on fasse un effort intellectuel pour le restituer. C’est pas des foules avec et des foules sans meneur. C’est d’autres aspects de la foule dans la cité qui sont beaucoup plus intéressants, d’autant plus que Freud non pas les méconnait mais n’en parle pas. Ou alors il faut le lire en secret dans les grands textes comme L’inquiétante étrangeté.

 

            Il faudrait refaire un article complet, critique, argumenté, sur les notions de groupe, de masse, de foule pour un peu continuer Freud mais sans se coller de force à des points à l’évidence de méconnaissance[21]. Nous peinons à trouver des signifiants adéquats pour décrire les crises migratoires, les réfugiés. Le terme de « migrant » quand je l’emploie je suis gêné, je mets des guillemets. Ca me parait ségrégatif. Je suis embarrassé par les signifiants qui font masse comme ça. Quand je dis « clinique des migrants » je trouve ça affreux, qu’est-ce que c’est que cette classe ? Mais je ne sais pas quoi écrire. Il faut qu’on fasse un effort commun pour qu’on sache ce qu’on veut dire. On ne doit pas se laisser enfermer dans un littéralisme dont même les traducteurs mettent en garde.

 

            On voit dans ce texte un Freud qui induit des formes de méconnaissance. Probablement volontaire parce qu’il ne veut pas décrire politiquement ce qui est en train de se produire devant ses yeux. Et nous qui lisons ça sans l’apport des historiens derrière on raconte n’importe quoi.

 

            Cela dit, s’appuyant sur McDougall, Freud fait un effort technique pour raconter comment s’organise une foule sans meneur. Il donne les catégories cliniques qui permettent de dire d’un regroupement humain que c’est quand même intellectuellement organisé[22]. Il y a cinq conditions pour que s’élève à un niveau supérieur de la vie psychique la foule. C’est raconté par Freud, pourquoi on l’oublie ? Il y a cette curiosité que Lacan dénonce dans le fétichisme du père en 63, c’est que Freud petit à petit va glisser dans le rappel de la horde primitive. Tout d’un coup, le texte glisse vers la pulsion grégaire, la foule et la horde originaire, la reviviscence de la horde première et le grand maître narcissique. Point intéressant. Quand la foule est organisée on trouve à sa tête un maître narcissique qui ne s’occupe de personne que de lui-même.

 

            Il faut donc remettre Freud dans son contexte. Il y a chez Freud des points forclos, non pas peut-être de sa subjectivité, encore que, mais des points forclos du texte. On ne voit pas la misère au sens politique de Vienne dans les textes de Freud, on ne voit pas la haine, on ne voit pas les migrations déjà. Alors que Freud vivait en permanence avec ces grands effets sociaux. Je n’ai jamais compris, par exemple, comment il se fait que Freud se soit laissé exfiltrer aussi tard de Vienne. Freud, le grand Freud, il est parti d’un cheveu et laissant ses soeurs. Vous vous rendez compte, le père de la horde qui sacrifie ses soeurs ? Ca veut dire quoi ? Ca veut dire : vous avez beau être le plus grand clinicien du monde, le réel vous mord la nuque. C’est comme ça pour chacun de nous.

 

            Pour conclure, je reviens sur les journées de mars ALI/EPhEP sur « L’exil et la demande d’asile : question clinique, éthique et politique ». Il y a des grandes questions cliniques en effet, on n’est pas dégourdi simplement à la lecture de Freud et de Lacan de la réception technique des petits qui nous viennent de ces grandes crises migratoires. Ça offre à des considérations techniques et pratiques totalement nouvelles, il faut inventer. Question politique également, on a affaire à une véritable ambi-tendance des états, ce n’est même plus de l’ambivalence là, avec une politique affichée de l’Europe « d’externalisation ». Quand il y a un corps étranger qui vous ronge, on l’externalise. L’Europe donne des millions aux pays comme la Turquie, la Jordanie, le Maroc, pour les garder. En Libye dans des conditions inhumaines[23].

 

            Ces enfants que nous recevons, d’un certain point de vue, je me permets de dire qu’ils ne sont plus abrités par le Nom-du-Père. J’utilise cette métaphore. Il y a là un point à travailler, et qui est intéressant pour la suite de Lacan : le Nom-du-Père, les Noms-du-Père puis RSI. Si les grandes catégories princeps sont suffisamment tenues, ça vaut comme Nom-du-Père. Au bout d’un an ou deux de travail, ils se tiennent sans qu’on puisse dire qu'au sens propre qu’on les ait réabrités… sauf à estimer que par le transfert lui même… Faut voir, c’est une discussion. Ou bien qu’ils aient trouvé la force, par le transfert, de se lier là où c’était délié. Ce qui me semble plus ample et plus audacieux par rapport à la fin de l’enseignement de Lacan, sous l’apport de RSI. J’utilise cette métaphore « plus abrité » mais ça ne signifie pas qu’on se débarrasse de l’œdipe. On ne fait pas table rase de Freud. Il est là le problème pour nous : comment être audacieux sans faire table rase ? Ca dépend des mots.

 

            L’autre dimension dans cette clinique, c’est que la honte a remplacé la culpabilité. On a cette grande migration annoncée par certains auteurs de la culpabilité vers la honte. C’est bien raconté par Chamoiseau cette honte et la perte de la vision mentale, la perte de l’éthique du regard. Les poètes ont la force de dire en trois lignes ce que nous les cliniciens ont peine à raconter en trente ans : « Ils ont vu pleurer ceux qui les secouraient, ont vu aussi des yeux de glace. Ils ont de fait connu une autre manière de vivre et d’habiter le monde. Ce que nous avons à plaindre en eux, c’est notre propre misère avec laquelle nous avons tenté de nier leur existence, de tolérer leur mort. Ce que nous avons à envier chez eux, c’est désormais ce qu’ils lisent dans le monde, que le monde lit en eux et donc : ce que nous ne savons plus du monde et que le monde ne lit plus en nous »[24]. C’est eux les lecteurs, c’est eux le grand mystère.

 

            « Les poètes déclarent que, quelles que soient les circonstances, un enfant ne saurait naître en dehors de l’enfance ; que l’enfance est le sel de la terre, le sol de notre sol, le sang de tous les sangs, que l’enfance est donc partout chez elle, comme la respiration du vent, le salubre de l’orage, le fécond de la foudre, prioritaire en tout, plénière d’emblée, et citoyenne d’office »[25]. Ce n’est pas que de la poésie, le poète dit ici exactement le point de vérité. Un enfant, si vous l’emmenez à l’école il doit être scolarisé, si vous l’emmenez dans un centre de santé il doit être soigné. C’est inscrit d’emblée dans les lois de la République. C’est la République qui ne respecte pas la République sinon, il n’y a pas d’astuce. C’est là-dessus que nous devons tenir. Ne pas céder sur l’énonciation.

 

Jean-Jacques Tyszler, Séminaire de recherche : Les défis actuels de la psychanalyse

Séance du 30/09/2017




[1] J. Lacan, « Introduction aux Noms-du-Père » 1963, in Des Noms-du-Père, Seuil, 2005, p. 78.

[2] ibid, p. 78

[3] ibid, p. 78

[4] ibid, p. 79

[5] Dans la mythologie grecque, Tirésias surprit Athéna nue. La déesse, dont la chasteté était absolue, vit comme un sacrilège cette indiscrétion. Jouissance interdite qu’elle sanctionnera en lui ôtant la vue. Elle consentit ensuite à lui donner un don divinatoire en lui purifiant les oreilles.

[6] J. Lacan, « Introduction aux Noms-du-Père », op. cit., p. 82

[7] Dès 1938, Lacan s’appuie sur un passage des Confessions de saint Augustin pour aborder la jalousie fraternelle: « … J’ai vu de mes yeux et bien observé un tout-petit en proie à la jalousie : il ne parlait pas encore et il ne pouvait sans pâlir arrêter son regard au spectacle amer de son frère de lait. » in Les complexes familiaux, chapitre 2 : « Le complexe de l’intrusion », Éd. Navarin, 1984, p. 32.

[8] J. Lacan, « Introduction aux Noms-du-Père », op. cit., p. 82

[9] ibid, p. 85

[10] ibid, p. 89

[11] ibid, p. 89

[12] ibid, p. 90

[13] J. Lacan, « Le symbolique, l’imaginaire et le réel » 1953 in Des Noms-du-Père, Seuil, 2005, p. 52

[14] Hartmut Rosa, Aliénation et accélération. Vers une théorie critique de la modernité tardive, La Découverte, 2014, p. 57-58.

[15] ibid, p. 59-60

[16] ibid, p. 131

[17] ibid, p. 132

[18] Les enfants qui nous viennent une fois sur deux c’est pour des troubles de l’attention. Il y a des scientifiques qui calculent au sens propre le déficit de l’attention. Ils ont inventé un nom pour ça : le « brain hacking », piratage des cerveaux, « techniques mixant neurosciences et algorithmes ». On a une pullulation d’articles sur ce grand décervelement moderne (v. Le Monde, 24-25 septembre)

[19] S. Freud, « Psychologie des foules et analyse du moi », Essais de psychanalyse, PBP, Payot, 1984, p. 119-121  : « Le premier problème qui se pose au traducteur de Massenpsychologie und Ich-Analyse est celui du sens de Masse étant donné que dans cette oeuvre Freud utilise, outre Masse, bien d’autres termes du même champ sémantique (…) Massenpsychologie apparait (…) 24 fois dans Massenpsychologie und Ich-Analyse, 10 fois dans Der Mann Moses und die monotheistische Religion. (…) Aucun mot français ne peut servir à tous les usages que Freud impose à Masse, aucun mot n’a cette suffisante imprécision qui lui permettrait de correspondre strictement à Masse ».

[20] Cf. Jacques Le Rider, Modernité viennoise et crises de l'identité, Quadrige, PUF, 2000, 456 p.

[21] Dans l’école anglaise de psychanalyse, on retrouve d’autres traditions de la clinique des groupes. Bion, par exemple, produit une typologie des groupes qui a sa pertinence théorique et pratique. Cf. Wilfred R. Bion, Recherches sur les petits groupes, PUF, 2002, 140 p.

[22] S. Freud, Psychologie des masses et analyse du moi, Quadrige, PUF, 2010, p. 24-25

[23] L'ONG Médecins sans Frontières (MSF) fustige dans une lettre ouverte aux gouvernements européens publiée le 07/09 les mauvais traitements infligés en Libye aux migrants tentant de traverser la Méditerranée, et s'élève contre la politique migratoire de l'UE accusée d’ « alimenter un système criminel ». Voir sur la question des réfugiés le livre de Claire Rodier, Migrants & Réfugiés. Réponse aux indécis, aux inquiets et aux réticents, La Découverte, 2016, 96 p.

[24] Patrick Chamoiseau, Frères migrants, Seuil, 2017, p. 117-118.

[25] ibid, p. 135