C. Brunet : Présentation du dossier Sex and Gender

Mascarade versus structure

 

Les termes de « genre » et de « genré » ou « genrée » sont désormais chose relativement commune.

Ce sont d'abord pour nous des signifiants déposés sur le divan, et qui nous sont adressés par nombre d'analysants à la fois pour décrire et rendre compte de leurs « troubles », pour revendiquer tel ou tel droit à...Pour l'analyste, toute la question sera de permettre au sujet de passer à la reconnaissance d'un symptôme. Elle le sera d'autant plus que le sentiment d'étrangeté qui nous frappe à lire, depuis la psychanalyse, les auteurs « gender » a beaucoup à voir avec leur mise à l'écart de l'inconscient, leur idée d'un sujet fondamentalement souverain quant à son corps (conçu comme construction militante et sociale), leur dilution de ce que nous appelons sexe, quant à nous, dans la sexualité même.

 

L'université

 

«Trouble dans le genre », tel fut en tout cas, en 1990, le titre du premier livre phare de Judith Butler et tel demeure le motif de la queerelle, si l'on veut bien nous accorder ce néologisme où se rencontre la « queer théorie » et l'idée d'une « disputatio » voire d'un réel. Le latin s'impose ici puisque ces signifiants arrivent dans nos vies ordinaires, une fois n'est pas coutume, depuis un discours tenu à l'Université : les « gender studies », et puisque bien souvent ils précipitent dans l'espace du juridique. Sans plus blaguer sur le latin, on admirera la puissance rare d'une forme académique ayant ainsi socialement diffusé.

En son temps, rappelons-le, la psychanalyse, comme forme de la culture plutôt que dispositif universitaire, aura produit de semblables effets. Nous sommes bien placés pour savoir les ravages d'un tel prosélytisme du lexique...les autorisations qu'il croit distribuer, les contresens, erreurs de compréhension, et nous devons les considérer. Aussi faut-il soigneusement lire.

Car le discours des « gender studies » est essentiellement réponse d'une frange de l'Université américaine à un état de la culture : le puritanisme et ses modalités juridictionnelles de répression morale dans la régulation des relations entre personnes. Les propos tenus par les uns et les autres, féministes et post-féministes, militants gays..., sont donc situés, et nous sommes requis à ce point : la perspective de la psychanalyse vise-t-elle, à partir de l'état des mœurs à en rendre compte en termes de culture sociale et politique ou à tisser ces faits dans le cadre d'une structuration historique du sujet ? Notre vue sur les dysfonctionnements des relations relève-t-il d'un projet de réorganisation ou du rappel logique des effets de la structure ? A tout le moins nous sommes requis, et fondés à élaborer nos réponses.

 

 

France-Etats-unis

 

Dans les propos de nos patients, ces mots ou résonnent l'effet de traduction, sont donc la trace d'un discours. Eric Fassin en propose la généalogie, et nous rappelle les chassés-croisés d'un bord l'autre de l'Atlantique. On y verra si l'on veut une répétition du voyage de Freud en Amérique. Sauf que, cette fois, ce n'étaient ni Vienne ni Berlin qui déménageaient, mais Paris, France . Non pas la Mitteleuropa 1900 mais l'esprit d'une contestation des normes associée, aux penseurs du soupçon.

Quelque chose, du coup, y concerne intimement la psychanalyse, qui voit Lacan marié à Kristeva, Foucault et Wittig ou Derrida, et tout cela nous revenir sous cette espèce étrange où nous avons tant de mal à reconnaître nos concepts ou nos soucis. Car la French Theory est « une drôle de construction américaine ». L'erreur serait d'y venir, en lacanien, jouer les puristes et de vouloir séparer le bon grain de l'ivraie. Erreur doctrinale : Lacan lui-même – héritage surréaliste si l'on veut- n'aura eu de cesse que d'inventer de «  drôles de constructions ». Erreur pratique : la scène où nous opérons n'est précisément pas celle de l'Université. L'écart, en revanche, est à situer : si Butler dessine son propre point d'impact en disant que le genre est affaire d'épistémologie et d'ontologie, la psychanalyse se définit plutôt de logique et d'éthique.

 

 

Norme versus anatomie

 

Elle peut donc s 'étonner, de se voir épinglée encore et encore pour ses positions normativantes ou anatomistes (critique usuelle de certains auteurs gays...). Sans entrer trop avant dans un propos d'épistémologie, les psychanalystes devraient sans doute faire un état des lieux. Que signifient « norme » pour nous ? Un tel terme fait-il partie de notre vocabulaire voire de notre impensé, et comment nous en servons-nous ou pas? Comment, surtout, parvenons nous à, ou refusons nous de, l'articuler avec notre lexique de l'impossible et de l'impuissance ?

La psychanalyse doit aussi rappeler le rôle déterminant de Freud lui-même dans la reconnaissance du décalage parfois majeur entre évidence anatomique et formes du désir ou de l'amour. Elle doit surtout réexpliquer, contre un Michel Tort par exemple, que les avancées de Lacan déplacent cette résolution au plan d'une pure logique. On voit là en tout cas, du seul fait de l'accumulation des noms qu'il y a pour l'instant débat d'intellectuels et réseau d'auteurs.

 

 

Questions de droit

 

Au delà de l'histoire des formes culturelles dans l'université de notre temps, ce sont les manières de vivre elle-même qui nous arrêtent ici : demandes que le clinicien rencontre aux marges de la psy chiatrie, propositions aux allures de revendication sur nos divans d'analystes, mais aussi, dans le corps social, questions de droit portant sur les homo-parentalités, l'adoption...toutes directement au prises avec le tissage de la génération avec les marques langagières. Plus finement, ces formes nouvelles de « choix » frappent les incertitudes de la sexualité et vont jusqu'à composer ce que Jean Jacques Tyszler appelle « une carte du tendre multipolaire » aux inflexions obsessionnelles.

 

 

Position de l'analyse

 

La question n'est donc pas pour nous d'instruire un procès. Certains collègues trouvent au discours « sex and gender » des vertus pimentées. D'autres veulent les ignorer. Nous y trouvons pour notre part surtout l'occasion d'une reprise des questions même de la psychanalyse, et d'une réaffirmation de ses positions. Non pas seulement à la mesure de la modernité (le topos commencerait presque de fatiguer). Mais surtout à l'aune d'une authentique surprise : l'invention d'un discours qui se revendique tel, voire d'une idéologie.

Héritages des mouvements féministes et des luttes sociales afférentes. Fait des militantismes liés au surgissement du sida. La psychanalyse aurait tort de fermer l'oreille : il n'est pas si fréquent d'assister à la crise sociale d'une discipline, pas plus qu'à la rencontre entre l'université et l'actionnisme sur une table de dissection. Au vu de la chronologie ( ce propos gay-and-lesbian aura surgi dans l'après coup de la mort de Lacan ; comme la doctrine performative dont il s'inspire se dresse sur les décombres de la linguistique structurale), on nous permettra même une hypothèse. Cette « succes story » est peut-être liée à la difficulté de la psychanalyse à se faire entendre quant au sexe.

Intervenant au sujet de la « jeune homosexuelle » et insistant sur le courage de cette jeune fille, Charles Melman rappelait combien nous progressons dans la voie de nous défaire des signifiants injonctifs. Encore faut-il ne pas oublier le prix payé pour un tel dégagement. C'est sans doute le côté rabat-joie de la psychanalyse, fondée qu'elle est, simplement sur la simple identité du refoulé et du retour du refoulé. Le débat opposant psychanalyse et discours du Genre est du coup assez économiquement situé : autour de la nomination. Mascarade ou structure, logique du signifiant ou séquençage social du performatif. Une fois encore nous sommes reconduits à ce que veut dire « parlêtre ».

 

 

Post-scriptum : En tout état de cause, on admirera que la psychanalyse soit d'un côté violemment prise à partie au motif qu'elle imposerait des normes (c'est l'un des « claim » des chaires gender), et qu'elle soit avec pas moins de violence réprouvée pour son incapacité à produire de l'évaluation (on aura ici reconnu le style cognitiviste)...On ne s'empressera pas de verser dans un anti-américanisme qui rappellerait que l'une et l'autre de ces critiques sont estampillées US : elles sont bien plutôt des traits d'une dérive des continents eux-mêmes. L'ensemble de ce dossier en témoigne, qui invite à prendre parti en connaissance de cause.

 

Claire Brunet