T.Jean : Éléments de sémiologie psychiatrique différentielle

Conférencier: 

EPhEP, MT 2- Cours magistral, 15/01/2015

 

Je vais me présenter, je suis Thierry JEAN, psychiatre, psychanalyste ; je travaille dans établissement dans le Nord Parisien comme on dit. Puisque certains d’entres vous viennent et participent à la présentation de malades que j’y organise, je vais démarrer mon propos sur une patiente vue il y a deux jours, mardi dernier. C’était une jeune femme relativement timide et dont la souffrance tenait  à ceci : c’est que son corps lui était étranger, ce qui avait bien évidemment sur son existence un certain nombre de conséquences, la principale étant que ce corps, elle ne cessait de vouloir s’en débarrasser. Si cette patiente avait fait de façon assez intensive de la gymnastique, ça n’était pour faire plaisir à personne, c'est-à-dire qu’il y avait cette particularité d’un corps qui n’était marqué d’aucun érotisme ; c'est-à-dire que cet exercice de la gymnastique, sa présentation, y compris même sa timidité n’étaient pas là du tout organisés par une adresse à quiconque… Et donc, sur ces simples éléments, on pouvait immédiatement apprécier la dimension hypocondriaque et donc le caractère éminemment psychotique des difficultés présentées par cette patiente. Je vous livre cette présentation parce que, bien évidemment, puisque je suis là pour vous évoquer … Alors le titre du module est un peu complexe, mais en psychiatrie on appelle cela diagnostique différentiel, c'est-à-dire comment différentier, avec quels éléments nous pouvons différentier les différentes pathologies psychiatriques. Et je ferai un cours qui sera très marqué par la psychiatrie. Si j’évoque cette patiente, c’est qu’il y avait ceci de particulier dans sa présentation et dans son propos, que rien chez elle ne prenait sens sexuel. Vous savez que Freud a évoqué la dimension pansexualiste de l’homme, de l’être humain. Or, il se trouve que ce pansexualisme n’est pas une donnée aussi générale que Freud l’indiquait puisque certains y échappent, c'est-à-dire que pour un certain nombre d’individus, homme ou femme, le sens, ce qui fait sens, ce qui donne sens à l’existence n’est pas vectorisé, n’est pas porté par la dimension sexuelle. Si j’introduis mon propos sur ce mode, c’est, je pense qu’il y a là un premier élément assez fort au niveau d’une différentiation, c'est-à-dire que pour certains, le sens sexuel, ce qui vient – puisque je crois savoir que vous êtes férus en terminologie lacanienne – ce qui vient donc combler en quelque sorte ce que Lacan appelait le trou dans l’autre, c'est-à-dire cette dimension qui viendrait échapper à l’autre, n’est pas comblé donc par la dimension sexuelle, c'est-à-dire qu’on pourrait considérer que ce qu’on appelle l’identification œdipienne échoue – enfin ça, c’est déjà un peu aller dans une psychopathologie purement analytique. Donc, il y aurait là pour nous aujourd’hui après Freud, parce que je pense que ce que je vous indique là ne pourrait pas exister sans l’enseignement freudien, il y a là, donc, un premier élément de différentiation c'est-à-dire ce qui porte un sens sexuel ou pas.

Il y a un deuxième mode de distinction, qui a été celui qu’a opéré de façon très ancienne, je dirai à sa naissance même, la psychiatrie. Comme vous le savez, la psychiatrie en France voit sa naissance, même si c’est une vue un peu mythique de l’affaire, par un dénommé Pinel qui a décidé au moment de la Révolution, que tous les gens qui étaient incarcérés à Bicêtre n’étaient pas identiques et que certains méritaient des soins, cependant que d’autres méritaient plutôt une sanction pénale. Et donc, Pinel a tenté de faire un peu le tri, si j’ose dire, dans cette masse d’individus échoués à Bicêtre, entre les malades et  les délinquants : ça c’est l’acte fondateur. C’est un acte fondateur qui, quelques années plus tard, trente ans plus tard, va donner lieu à un autre acte fondateur qui est la fondation juridique du malade mental qui se fera par donc un élève de Pinel qui s’appelle Esquirol, et qui va, après des débats parlementaires et législatifs assez houleux, aboutir à la loi de 1838, loi qui va permettre la déresponsabilisation pénale des malades mentaux. Cette loi va fonctionner en France jusque dans les années 2000 je crois, je ne me souviens plus exactement … Et si cela vous intéresse, il y a un numéro de cette excellente revue qui s’appelle le Journal Français de la Psychiatrie, que j’ai l’honneur d’animer, et qui reprend l’historique de ce qui a été toutes les lois d’internement et de déresponsabilisation en France depuis cette époque … Un numéro relativement récent, peut-être… 38, quelque chose comme ça. C’était une chose excessivement importante que l’on perd de vue aujourd’hui puisque les médecins, dans le souci… puisque vous savez quand même que l’exigence minimum de la déontologie médicale, c’est de protéger, de veiller sur ses patients. Et donc il s’agissait ni plus ni moins, et ça a pendant longtemps été le cas, de faire échapper aux malades mentaux à la guillotine. S’il n’y avait pas pour nombre d’entre eux de déresponsabilisation, ils étaient donc guillotinés. Bon, à la place, c’est vrai, leur vie était celle de l’asile, mais là aussi, et notamment Esquirol avait à l’endroit des conditions de vie et de traitement des malades mentaux des visions absolument humanistes. C’était un idéaliste, et l’asile comme l’antipsychiatrie, Foucault, et d’autres l’ont dépeint, n’était absolument pas le dessin original d’Esquirol. Et pour ceux d’entre vous qui connaissent l’architecture asilaire, notamment l’hôpital Esquirol qui a été dessiné par Esquirol. Je me demande même si St Anne ne l’a pas aussi été, en tous cas partiellement.

Donc, ce qui a valu la première distinction opérée parmi un certain nombre de marginaux, ça été la question de la responsabilité : qui était ou pas responsable d’un acte ? Et ce qui était extraordinaire dans la loi de 38 et qui a disparu après, c'est-à-dire qui aujourd’hui n’existe plus en tant que tel, c’est que dans la loi de 38 y était noté que l’acte n’existait pas dès lors qu’il y avait irresponsabilité, en cas de démence ; et c’est l’acte même qui n’avait plus de valeur juridique, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui – mais je ne vais pas faire aujourd’hui la médecine médico-légale – mais c’est quand même important puisqu’aujourd’hui la loi aujourd’hui a été transformée en deux alinéas, 122-1 et 122-2 :

122-1 c’est l’irresponsabilité pénale mais l’acte n’est pour autant pas annulé puisque à ce moment-là, il vaut toujours au niveau du tribunal civil,

et puis

122-2 où ça n’est pas l’irresponsabilité mais l’atténuation de la responsabilité, ce qui tient à une vieille tradition juridique française dite « la circulaire Chaumier » qui date de 1905 je crois, et donc qui autorisait au moment où elle est apparue en 1905, qui généralement entrainait une diminution de la peine. Aujourd’hui, je vous ferais remarquer que, dès lors qu’il y a un 122-2, la peine est généralement augmentée, non pas au titre de la situation propre du malade, mais au titre de sa dangerosité.

Donc, il y a une inversion – je fais une petite parenthèse – il y a une inversion actuellement entre ce qui valait dans la loi de 1838 comme souci majeur pour le malade, et ce qui vaut aujourd’hui en termes juridiques qui fait prévaloir la sécurité de la société. Donc, la responsabilité a été, dans l’histoire de la psychiatrie, le maître d’œuvre de la tentative qu’ont fait ensuite les psychiatres de classification des troubles mentaux. Un élément important, et ça aussi c’est des choses que l’on oublie, ce qu’on appelle « l’aliénisme », c'est-à-dire le corps des médecins à qui était confiée par la société la gestion – et on peut parler de gestion, même si le terme n’est pas très beau – la gestion de cette population et qui s’occupait exclusivement des psychotiques. Donc, l’aliénisme s’est intéressé d’abord et avant tout  à la psychose. Ce sont donc ces médecins qui ont peu à peu tenté de classer les troubles mentaux en fonction de ce qu’ont été leurs observations. Et ils ont alors fixé un certain nombre de catégories – mais on y reviendra parce que bien évidemment, j’essaie aujourd’hui de vous faire un panorama un peu général – et donc par l’observation s’est défini un certain nombre d’entités qui ont tenté de regrouper un certain nombre de phénomènes relativement étranges. Mais, bien sûr, l’observation est toujours dépendante des mœurs en cours.

Et donc, il y a eu un certain nombre de théories, notamment les théories de dégénérescence morale, notamment d’un dénommé Morel. Il y a eu ensuite des théories qui ont été plus une sorte de métaphore de l’anatomopathologie puisque un des éléments qui a transformé l’aliénisme a été la découverte du tréponème dans la 3ème phase de la maladie syphilitique, maladie qu’on appelle la paralysie générale dont on a pu trouver un objet microbien causal, à partir de quoi, bien évidemment, les médecins ont dès lors recherché une causalité organique aux troubles. Donc, cela a modifié peu à peu les choses, mais, peu à peu cet édifice s’est constitué et, la synthèse de cet édifice psychiatrique dit « classique », c’est la classification de Kraeplin (Emile 1856-1926), psychiatre allemand. C’est une classification qui reste jusqu’à aujourd’hui, celle de la psychiatrie dite classique. C'est-à-dire que les psychoses se répartissent en trois grands groupes que sont les paranoïas, la psychose maniaco–dépressive qui est une invention de Kraeplin – et qui englobe un certain nombre d’entités qui sont les psychoses cycliques, les délires partiels et qui enveloppe bien évidemment d’une seule main la mélancolie et la manie – et, viendra un tout petit peu plus tard, le concept de schizophrénie qui est introduit par un psychiatre allemand qui s’appelle Bleuler (Eugen 1857 – 1939), proche de Freud. Et là aussi je prendrai le temps dans les cours de réévoquer la pertinence ou l’absence de pertinence de l’ensemble de ces catégories.

Donc vous voyez, soit on prend les choses sur le mode d’une clinique telle qu’on peut l’apprécier au jour le jour, et notamment lors de cette présentation c’est-à-dire que l’on constate immédiatement que ce dont il s’agit c’est un mode d’étrangeté au corps, donc quelque chose d’assez particulier, qui vient modifier de façon étonnante, l’adresse même du sujet à son interlocuteur, où la question du manque n’existe pas, c’est-à-dire que bien évidemment ça modifie dans sa nature même l’échange avec, en l’occurrence là c’est le médecin, mais avec tout interlocuteur, soit la question sexuelle est là présente et donc fait intervenir dans l’échange entre deux personnes la question du manque ; soit l’on prend les choses du côté de la responsabilité, c’est-à-dire : est-ce qu’un sujet au moment de son acte conserve ou pas son libre arbitre ? Et vous voyez que là nous évoquons les questions de délire, et je dirais de façon la plus imagée avec la question de l‘hallucination, puisque vous savez que certaines hallucinations ont un caractère immédiatement impératif auquel le sujet ne peut d’aucune manière s’extraire, et que si l’ordre donné est « tue-le ! ». Eh bien peut-on considérer que le sujet avait là la possibilité de délibérer en son fond, de délibérer de la possibilité ou pas de l’acte ? Donc c’est le deuxième point de référence de ce qui a fondé la nécessité de la science psychiatrique, la nécessité de la classification des classiques.

Et puis intervient, plus tard, quelque chose qui procède de la neurologie, c'est-à-dire d’une filiation qui va de Charcot à Freud, et dont vous êtes, dont nous sommes les héritiers, c'est-à-dire, ce trépied que nous connaissons tous, mais qui finalement est relativement récent, c'est-à-dire cette grande classification qui vient organiser la psychopathologie entre névrose, psychose et perversion. Et qui fait intervenir, ce que la psychiatrie classique ne faisait pas intervenir : la demande. C'est-à-dire fait intervenir l’inconfort dans lequel un sujet va venir se trouver à l’égard d’un certain nombre de phénomènes répétitifs dont il peut tout à fait pressentir qu’il en est le responsable et, phénomène pour lequel il va exercer une demande à l’endroit d’un spécialiste, psychiatre, psychologue, psychanalyste, pour venir s’en affranchir si tant est que c’est possible. Donc, je dis qu’il y a là une filiation qui part de la neurologie, puisque bien évidemment Freud est une élève de Charcot et Charcot, sans être le premier, a été celui qui a marqué les esprits pour s’intéresser à des phénomènes particulièrement étranges : des spasmes, des crises épileptiformes qui ne pouvaient rentrer dans aucune catégorie. Il s’est plu à reproduire à volonté dans un dispositif expérimental qui a fait sa célébrité et sa richesse, qui s’appelle donc l’hystérie, mais que Freud après Charcot a pu, si j’ose dire, en organiser la structure et établir le tableau de l’hystérie, tout comme Freud, du reste, a également établi le tableau de la névrose obsessionnelle.

La question de la perversion est un tout petit peu plus étrange, mais en même temps elle le reste également, car d’abord la perversion est quelque chose qui est réfractaire aux soins et est réfractaire  à la demande, mais elle a également une incidence médico-légale, tant et si bien qu’elle a été l’objet d’études particulières par un certain nombre de psychiatres qui s’y sont spécialisés, et je pense notamment à Richard von Krafft-Ebing. Freud en a parlé relativement peu.

Et la psychose, je vous l’ai décrite.

 

Comment ces trois grandes figures peuvent-elles se distinguer ?

Je vais vous proposer pour vous en parler – parce que je trouve que pour les reprendre, c’est ce qui est le plus accessible, le plus simple – c’est ce qu’en dit Marcel Czermak. Peut-être l’avez-vous déjà entendu le dire. Concernant la névrose, ce qu’il évoque, c’est que l’important dans la névrose, c’est l’autre. Et l’autre en tant que ça ne va jamais, ça ne colle jamais. Donc la plainte de la névrose c’est avant toute chose, que cet autre avec qui j’ai à faire, et ce peut-être bien évidemment tous ceux que je rencontre, tous ceux avec qui je vis, l’autre avec qui j’ai à faire ne répond pas comme il faut. A partir de ce moment, bien évidemment, un certain nombre de questions viennent se poser et notamment celle-ci : est-ce que je m’y prends bien ? Et l’autre particularité de la névrose c’est de répéter à l’identique le symptôme, au bout d’un moment, si on prend suffisamment de recul par rapport à ce qu’on organise soi-même, on ne peut échapper à se sentir un tout petit peu responsable du fait que ça ne colle jamais. Et c’est parfois comme ça qu’on se retrouve allongé sur un divan.

Alors, bien évidemment – et aujourd’hui je vais rester dans ces grandes catégories – mais, la raison pour laquelle ça ne colle jamais, ce n’est pas pour autant que ça pourrait coller, puisque le fond de cette histoire-là n’est pas tant que l’un ou l’autre serait inadéquat à sa mission et que 1+1 pourrait valoir 2, mais que c’est le fond de commerce, ce par quoi notre échange se fonde, c'est la parole, et que bien sûr, toute parole est inaboutie.

Alors cela introduit la catégorie lacanienne de l’objet a – j’ai eu quelques échos que c’était vraiment un truc difficile à comprendre, et c’est bien vrai – mais c’est un tout petit peu compliqué, puisque Lacan dit par ailleurs que c’est sa seule invention. Donc c’est ennuyeux qu’il ait inventé un truc qui soit tellement compliqué à comprendre. Donc vous savez que l’objet a, on pourrait le définir comme ça : c’est à partir du moment où j’engage la conversation avec quelqu’un, pour qu’il y ait ce type de tension et d’intérêt que j’ai à l’endroit de ce quelqu’un, eh bien il faut bien qu’il y ait un truc qui manque au milieu. C'est-à-dire que si ça marchait, il n’y aurait plus besoin de parler ; donc la parole et la façon dont cette parole se relance toujours, c’est bien qu’entre les deux, il y a un truc qui est tombé et ce truc on peut l’appeler l’objet a.

Mais l’objet a c’est aussi – et je vous le dis de façon très imagée et peut-être que d’autres crieraient à la façon dont je viens imaginariser les choses – c’est aussi une sorte de monnaie d’échange. Monnaie de dupe peut-être, mais en tous cas, monnaie d’échange. Alors bien évidemment, la névrose obsessionnelle offre à l’endroit de cette façon d’imaginer les choses, une expérience facile puisque, comme vous le savez, la monnaie d’échange dans la névrose obsessionnelle c’est quand même les fèces, c'est-à-dire ce que je retiens mais je ne te donne pas, c'est-à-dire un jeu bien évidemment autour de l’apprentissage de la propreté. Donc c’est bien parce qu’il y a un truc qui tombe – c’est bien d’ailleurs parce qu’il y a un truc qui tombe que je suis ici car sinon je serais tranquillement chez moi – et donc toute parole, toute recherche, c’est cet objet qui, donc, bien évidemment puisqu’on évoque là la question de la castration, est censé être tombé concernant la névrose. Ce pourquoi donc, le névrosé se plaint qu’avec l’autre ça colle pas, puisque c’est bien évidemment le prix qu’il a à payer, le prix qu’il a payé à rentrer dans l’échange, à un moment donné c'est-à-dire qu’il a quand même donné son petit bout de chair pour pouvoir être dans un échange plus ou moins adéquat avec cet autre.

Je fais une parenthèse : comme vous le savez la psychiatrie, elle est plurielle. C'est-à-dire que longtemps et aujourd’hui encore, la psychiatrie se divise de façon excessivement véhémente, virulente, entre les tenants de ce que l’on appelle l’organogenèse, et les tenants de ce qu’on appelle la psychogenèse. Donc ceux qui considèrent que les troubles psychiatriques sont organiques et que si on n’a pas encore mis la main dessus, on mettra la main dessus de toute façon et donc, probablement êtes-vous intéressés de ces débats intéressants, et notamment ceux aujourd’hui de ce qu’on appelle plus la psychose maniaco-dépressive mais ce qu’on appelle les troubles bipolaires. Donc les troubles bipolaires, aujourd’hui, la communauté psychiatrique, dans son ensemble, et à une grande grande majorité, considère que ce sont des troubles d’origine organique. C’est assez intéressant car les recherches en cours sont très savantes : elles concernent la perméabilité de la membrane des cellules cellulaires et, comme vous le savez, « l’efficacité » d’un certain nombre de médicaments pourrait leur donner raison puisqu’il y a un certain nombre de médicaments avec notamment le lithium qui ralentissent de façon importante l’évolution de cette maladie ; et d’autres médicaments également. Et aujourd’hui, il y a un certain nombre de groupes de patients qui se réunissent avec des médecins, etc., et il y a même des émissions de télévision avec des témoignages que je trouve assez sympathiques où les gens, des patients, disent de leur expérience, que ça leur tombe dessus. C'est-à-dire qu’en aucun cas, il y a un facteur déclenchant dans l’affaire. C'est-à-dire que c’est pas parce qu’il leur est arrivé un truc, qu’ils ont gagné au loto, ou qu’ils ont perdu quelqu’un de proche, que il y aurait une quelconque responsabilité de la maladie. On est là dans un processus où bien évidemment on se pose la question de savoir où est le sujet, c'est-à-dire est-ce qu’il y a quelqu’un qui aurait comme ça dans son… Est-ce qu’on a un libre arbitre, ou est-ce qu’on est l’objet d’une mécanique neurochimique ?

Le développement actuel des neurosciences, et vous pouvez écouter, c’est très intéressant, les conférences de Stanislas Dehaene au Collège de France. Dehaene est un neuroscientifique, un neuropsychologue, je crois, qui fait des expériences très intéressantes où il démontre bien évidemment que la mécanique cérébrale est d’une complexité, mais ça bien évidemment on les sait tous, mais que la responsabilité de la pathologie est uniquement dans les circuits neuronaux. Donc ça, ce sont les tenants de l’organogenèse qui ont démarré, comme je vous le disais par… En tous cas la découverte d’un certain nombre de pathologies psychiatriques liées à une causalité organique, notamment la syphilis, ça c’est vraiment le truc important, a ensuite entrainé un certain nombre de collègues, de chercheurs, et il y avait pendant longtemps un certain Henri Baruk qui était persuadé que la schizophrénie était liée aux colibacilles, et qui a fait des cartographies de la France en cherchant, en essayant de mettre en parallèle les régions d’épidémiologie de la schizophrénie avec la présence de colibacilles. Tout cela c’est une médecine assez riche, assez inventive.

 

Et puis, par ailleurs, les tenants de la psychogenèse. Et, bien évidemment, ce qu’apporte Freud, et ce qu’apporte Lacan, c’est la question du langage. C'est-à-dire que la  psychiatrie est une médecine, une médecine particulière, dans la mesure où elle s’intéresse à un organisme en tant que cet organisme est dénaturé par le langage. Et j’en reparlerai dans un instant concernant ce que l’on peut apprécier de cette dénaturation par le langage, par l’expérience de la psychose.

Juste un tout petit point : Freud est donc arrivé à la psychanalyse par le biais double de la neurologie et de l’hystérie viennoise. Freud était un neurologue qui est tombé sur ces phénomènes étranges de l’hystérie de son époque, de l’hystérie viennoise. Lacan, lui, est rentré dans la psychanalyse par la psychose, et ça c’est une différence absolument fondamentale, et je pense qu’à ce titre-là, un certain nombre d’enseignements de Lacan qui sont intimement liés à la pathologie, et à ce qu’il a rencontré, à ce qu’il a observé lui-même dans sa pratique psychiatrique. Et moi je suis toujours étonné, notamment quand je me suis intéressé aux conférences de Dehaene, qu’à aucun moment il ne fait valoir l’expérience de la psychose et de la psychiatrie ; il ne se soutient et ne s’appuie que de protocoles expérimentaux, de trucs. Les recherches dans la neuroscience sont toujours des recherches qui ne se fondent pas de la pathologie mais qui se fondent d’une expérimentation de tout à chacun.

 

Donc je vous ai parlé de la névrose, en tant qu’elle était organisée, sous-tendue par l’incomplétude de la chaine signifiante, par donc la chute de cet objet à partir de quoi, vous pouvez y aller, ça ne fonctionnera jamais. Ce qui fait que pour le névrosé, c’est l’autre qui a toute l’importance.

 

Pour le pervers, c’est le phallus qui a toute l’importance. Là aussi, c’est pas de chance, il y avait l’objet a, maintenant, il faut se taper le phallus.

 

C’est quelque chose, là aussi, qui est assez compliqué puisque le phallus, ça n’est pas un organe, ça n’est pas le pénis : c’est un signifiant. Mais c’est un signifiant qui va venir, comme je le disais dans mon propos inaugural, vectoriser le sens sexuel. Et qui va également organiser la division du sujet. Et ce qui va apporter pour le pervers, c’est donc le phallus, que ce soit à l’exhiber, pour fasciner l’autre donc, c’est-à-dire qu’il en serait le porteur, cependant que, bien évidemment, le phallus, c’est aussi le signifiant du manque, c'est-à-dire celui de la castration. Donc, il serait là porteur de quelque chose qui manquerait à cet autre à qui il s’adresse. C’est aussi le cas du masochisme, avec ceci dans la perversion qui fait son caractère un peu particulier, c’est que le pervers va toujours se protéger de sa propre angoisse en la projetant sur l’autre. A vrai dire, il s’en protège et le pervers fait une autre opération : c'est-à-dire qu’il va projeter sur l’autre l’angoisse pour pouvoir l’éprouver. Et c’est en cela que le scénario pervers est répétitif, c'est-à-dire que le pervers a besoin de venir vivre sa propre angoisse, en tant qu’elle est projetée sur l’autre.

Le diagnostic de la perversion est assez simple . C’est assez rudimentaire ce que je vais vous dire, mais c’est quand même assez simple : à partir du moment où quelqu’un suscite l’angoisse, vous devez toujours vous interroger s’il n’y a pas une perversion derrière.

 

Concernant la psychose, c’est le corps qui a toute l’importance. Je reviens sur cette petite patiente : le propos, la présentation qui a duré ¾ d’heure, n’a jamais parlé d’autre chose que de son corps. Et, bien évidemment, j’ai évoqué cette particularité chez elle d’une hypocondrie particulière puisque c’est son corps, son corps entier qui était un objet absolument insécable. Bien évidemment, l’hypocondrie, classiquement, c’est un patient, une patiente qui se plaint d’une sorte d’objet incarcéré dans son corps, et qui nécessite qu’il soit éliminé, qui nécessite une exérèse chirurgicale. Et ça, c’est quelque chose qui généralement est retrouvé dans tous les tableaux psychotiques, peu ou prou.

 

Donc, vous voyez, de façon très rapide, succincte bien évidemment, on peut déjà, par ces trois points, c'est-à-dire que dans la névrose c’est l’autre qui a toute son importance, que dans la perversion le phallus, et dans la psychose, le corps, repérer des éléments de différentiation et de distinction des trois grandes catégories auxquelles nous restons attachés. Je dis attachés car vous savez qu’aujourd’hui, il y a un démembrement qui est à l’œuvre de ces catégories au travers d’un truc qui s’appelle le D.S.M.. Le D.S.M. étant une lecture symptomatique cependant que là, ce que je vous propose reste une lecture structurale.

 

L’objet a permet également de venir, en tous cas le rapport à l’objet, ce concept d’objet a permet également de venir différentier un certain nombre de tableaux psychotiques.

La paranoïa, dans une conférence à Ste Anne qui s’appelait « Petit discours aux psychiatres » 1967, Lacan dit deux choses : il dit d’une part qu’il n’a jamais rien inventé d’autre chose que l’objet a, et il dit d’autre part que le psychotique, cet objet a, il l’a dans la poche. Façon de dire que cet objet a n’est pas chu, ce qui veut dire donc que l’opération dite de castration n’a pas eu lieu, et qu’à partir de quoi, le patient doit s’en débrouiller. Donc, dans la paranoïa, en tous cas dans la paranoïa dite passionnelle, il y a trois grandes figures : l’érotomanie, la revendication, et la jalousie. Dans l’érotomanie, l’érotomane, elle l’a, elle l’a trouvé, pas de problème. Et même si l’objet de l’érotomane se refuse à ses avances, ça n’a pas de valeur. Pour le jaloux, c’est l’autre qui a l’objet, et vous remarquerez que dans ces deux cas de figure, ça implique également la dimension de dignité du sujet. Puisque l’érotomane – j’en parle souvent au féminin car c’est plutôt une pathologie féminine, la jalousie, à l’inverse, étant plutôt masculine – l’érotomane, tant qu’elle n’a pas cet objet se trouve dans un état d’indignité. Et il y a chez l’érotomane une maïeutique, c'est-à-dire toute une série d’obstacles auxquels elle se pense astreinte par son objet pour être digne de lui. Mais, au fond, l’érotomane est tout à fait persuadée que l’objet est dans la personne de son objet érotomane. L’objet érotomane, c’est la façon dont on distingue toujours l’érotomane et son objet, mais c’est pas l’objet …, c’est la façon dont la psychiatrie distingue les deux figures.

La jalousie c’est la même chose. L’érotomanie et la jalousie, vous pouvez tout à fait, sans vous faire des tableaux cliniques, vous pouvez tout à fait comprendre de quoi il s’agit. La mélancolie, c’est un tableau dont on dit aujourd’hui qu’il est dépressif. En fait, c’est un tableau qui est absolument spécifique qui n’a rien à voir avec la dépression, même si, bien évidemment, le sujet peut se présenter déprimé. Mais la plainte du mélancolique, spécifique en tous cas à la mélancolie, c’est de deux ordres. Un, je crois que c’est un psychiatre allemand, Wilhelm Griesinger, qui l’a appelée « l’analgésie douloureuse », c'est-à-dire que le mélancolique est désaffecté, il n’a plus d’affects. Si vous rencontrez un patient qui vous dit « je ne ressens plus rien », c’est un mélancolique. Et il n’y a pas de douleur plus importante que celle-ci. L’autre spécificité de la mélancolie ce n’est pas tant « je souffre etc. », mais « je fais souffrir l’autre, je suis un poids pour mes proches ». C'est-à-dire que le mélancolique, dans son propos, vient indiquer qu’il est identifié à cet objet, cet objet infect, cet objet qui ne devrait pas être là. Avec, qui plus est, dans la mélancolie, toute la dimension dite d‘obturation du corps, c'est-à-dire que plus rien ne fonctionne. Mais ça j’y reviendrai tout à l’heure.

Le maniaque, puisqu’on parle toujours de mélancolie et de manie, le maniaque lui, il est cet objet. C'est-à-dire qu’il est baladeur, il se trimballe dans tous les sens, il est inarrêtable.

Mais puisqu’on parlait tout à l‘heure de la psychose maniaco-dépressive ou des troubles bipolaires, en fait, la réversion de ces pathologies se fait tout autant avec la paranoïa. Puisque qu’est-ce qu’on dit au paranoïaque sinon : « tu es un salopard », et que le paranoïaque vient s’insurger contre ce qui vaut vérité – puisque c’est sur le mode de l’hallucination donc ça vaut vérité, ça n’est pas discutable – et donc le paranoïaque, en quelque sorte, est sauvé de la mélancolie par une sorte de trognon conservé de son Moi et qui s’insurge contre ce qui est dit sur lui. Donc, vous voyez qu’avec cette petite chose dite de l’objet a, on peut absolument et cliniquement – parce que c’est ça qui est important, c’est que c’est des questions de clinique – repérer relativement facilement, c’est-à-dire avec un outil minimal, repérer relativement facilement celui ou celle à qui on a affaire.

 

Donc écoutez, c’est un petit peu ce que je voulais vous dire aujourd’hui, c'est-à-dire prendre les choses sur un mode un peu large avant pour les prochaines réunions, de prendre les choses de façon un tout petit peu plus précises. J’ai dû sans doute oublier des petites choses au passage, mais je pense que ce serait pas mal, puisque je parle depuis une heure, qu’on puisse ouvrir la discussion. Je retrouverai très certainement ce que j’ai oublié de vous dire. Notamment il y a des catégories, mais des catégories dont on parlera de façon plus spécifique, notamment la schizophrénie qui est une chose un peu compliquée, puisque la schizophrénie avec d’autres pathologies notamment la paraphrénie qui sont des pathologies plus rares et qui entrainent ce qu’on appelle une dissolution du Moi, et qui n’ont pas cette fixité que peuvent avoir les grandes figures. Du reste, c’est étonnant que la schizophrénie finalement ait été introduite assez tardivement dans ce grand tableau nosographique de la psychiatrie qui est plutôt jusqu’au début de XXème, c’était surtout, en dehors des démences, mais je ne parlerai pas de toute la dimension qui fait frontière avec la neurologie. Mais la schizophrénie est une invention tardive qui est venue englober ce que certains appellent une psychose sans Moi, c'est-à-dire des modalités dont vous avez du entendre parler puisque Stéphane Thibierge, j’imagine, vous a évoqué tout ce que sont les syndromes de Fregoli, l’intermétamorphose, etc., et donc ça se rapproche de ces tableaux, de ces catégories.

 

Salle : Pourriez-vous évoquer le rôle de l’objet a chez le mélancolique et le paranoïaque ?

 

TJ : En fait, ce n’est pas un rôle. Parce que l’objet a ne joue pas de rôle en tant que tel. L’objet a, il a, si je reprends ma métaphore de monnaie d’échange, soit il a servi de monnaie d’échange, et à partir de quoi il vient décompléter ce qui nous habite, c’est-à-dire la parole. Et dès lors, puisque que cela vient décompléter notre batterie signifiante, on voit bien que notre rapport à l’autre va être toujours insatisfaisant. Et c’est ce qui fait notre rapport social, c’est ce qui fait votre question, c’est ce qui fait que j’y réponds, c’est ce type de tension. C’est l’effet, effectivement, de cette incomplétude, du fait de cette chute. Si l’objet a, tel que je l’évoque, n’a pas chu, c'est-à-dire est là, resté incarcéré dans le corps du sujet, ça va avoir des effets. Et concernant la mélancolie, le sujet vient s’identifier à cet objet qui est à la fois l’objet le plus précieux et le plus immonde. Par exemple – et je crois qu’il faut vraiment en passer…, même si vous ne retenez pas les images – il faut en passer en tentant de figurer un peu les choses : on sait très bien que chez l’obsessionnel, tout ce qui va être le jeu de la constipation et de la diarrhée, c’est autour de cet objet. C'est-à-dire que les selles – le terme de métaphore n’est pas juste – sont une métaphore de cette monnaie d’échange qui est celle de l’apprentissage de la propreté. Et je me retiens et puis je te verse tout. On voit très très bien en deux mots que c’est l’opération générale de la névrose obsessionnelle. Donc dans la mélancolie, l’effet c’est que le sujet s’identifie à cet objet. Donc le terme de rôle ne serait pas juste, il n’y a pas un rôle particulier, c’est un effet, un effet de structure. L’autre effet de structure qui me parait important, et vous voyez, c’est ça qui est bien dans les questions parce que je me souviens de ce que j’ai oublié de vous dire. Vous savez que dans la théorie psychanalytique est apparue, grâce à Abraham, la question de l’objet partiel. Alors il y a Winnicott et Abraham qui ont parlé des objets. Comme vous le savez, les objets, généralement Lacan en a fait la série : les selles, le scybale plus exactement, le sein, le regard, la voix et il en manque un. Le rien il ne l’a utilisé qu’une seule fois et puis après c’est devenu un pensum pour la question de l’anorexie, donc on va laisser tomber le rien. Donc c’est pas tant – là aussi, quelque chose que, je crois, l’on peut absolument reprendre de Marcel Czermak – c’est pas tant l’objet qui est partiel, mais il vient se partialiser. C'est-à-dire, il y a un propos très très éclairant de Lacan dans les Ecrits dans Subversion du sujet où il évoque ce destin, c'est-à-dire que la pulsion choisit les enclos de la bouche – je ne sais plus exactement de mémoire vous dire. C’est-à-dire que, ce qui vient érotiser le corps, c’est que la pulsion va venir se partialiser dans des parties anatomiques tout à fait précises : les lèvres…, tout ce qui en fait constitue les trous anatomiques. Et donc, c’est l’objet qui se partialise, et l’objet se partialisant vient érotiser, ou vient organiser la physiologie humaine. On évoquait tout à l’heure la question de la parole. Bien évidemment, ce que j’évoque concernant la parole du névrosé, c’est quelque chose qui vient échouer auprès du psychotique. Notre rapport auprès d’un psychotique, le rapport de parole n’est absolument pas celui que l’on peut avoir et entretenir avec un névrosé. C’est aussi vrai pour la physiologie du corps. Et c’est ça que je voulais également dire tout à l’heure, c’est que c’est une grande découverte justement de la pathologie psychiatrique, c'est-à-dire qu’il n’y a aucune naturalité de nos orifices et de nos fonctions. Prenons l’exemple de la catatonie. La catatonie est un syndrome, ce n’est pas une catégorie, c’est un syndrome qui peut exister dans tout type de psychose, qui est donc une prise en masse du sujet où sa physiologie ne répond plus. Et dans la catatonie, les sujets ne mangent plus ou font des fausses routes, c'est-à-dire que le carrefour oropharyngien ne fonctionne plus, ou constipation opiniâtre jusqu’à des morts sine materia. C'est-à-dire, une catatonie évolue vers l’arrêt de la vie. Et là aussi il y a un très bon numéro du Journal Français de la Psychiatrie sur la catatonie. La catatonie vient indiquer, justement, la façon dont le défaut dans la psychose, le défaut du parallélisme entre ce que l’on peut appeler la fonction et le fonctionnement. C'est-à-dire qu’une bouche, ça ne fonctionne plus. Ce qu’on appelle usuellement l’oralité ne marche plus. Fonction et fonctionnement. Jusqu’à des choses tout à fait étonnantes où le corps s’arrête de fonctionner, et sans qu’il n’y ait aucune cause matérielle à cela.

 

Salle : Dans les troubles bipolaires, il s’agit d’un défaut dans la perméabilité de la membrane cellulaire. De quelles cellules, dans quelle structure du cerveau ?

 

TJ : Ça c’était un contre-exemple, donc je ne vais pas répondre, et en plus j’en sais rien. C’était absolument le contre exemple ; c’est pour montrer comment la science aujourd’hui explore à tout va vers des mécanismes neuro-cérébraux sans prendre en considération ce qui est un sujet. Alors, il faut aussi être un petit peu prudent par rapport à la défense du sujet, il ne faut pas trop être hystérique dans cette affaire. Mais la science, par définition, exclut le sujet. Donc il est normal que les scientifiques fassent des recherches de ce type-là. Mais à faire des recherches dans ce sens-là, on voit bien combien ça réduit un destin particulier, le destin d’un individu à une question de perméabilité. Donc c’était vraiment un contre-exemple, enfin ce n’était pas un contre-exemple. C’était pour montrer comment le champ de la psychiatrie était parfois divisé, mais vraiment aux antipodes : il faut de tout pour faire un monde.

 

Salle : Bonsoir. Dans le cadre de la description de l’objet a, vous avez parlé de l’érotomanie, de la jalousie, et pas des revendications ?

 

TJ : La revendication, c’est la même chose : c’est l’autre qui l’a. C’est proche de la jalousie « c’est l’autre qui l’a, qui a l’objet. Et pourquoi pas moi ? C’est pas normal ! » Donc, si vous voulez, c’est cette présence… C'est-à-dire que l’objet a dans la névrose... L’objet a ne mène pas moins le névrosé que le psychotique, mais le névrosé, il n’en sait rien. C’est comme l’histoire de Charlie Chaplin : vous pouvez vous marier 8 fois et vous apercevoir au bout de la 9ème fois que c’est toute la même ; je me suis marié toujours avec la même femme. Donc l’expérience, notre expérience commune, c’est ça : c’est que dans l’après coup on s’aperçoit qu’on a toujours fait les même conneries ; ça peut s’habiller différemment mais au bout du compte, c’est la même chose. Donc là, c’est bien évidemment la question de l’objet qui est à l’œuvre, mais sur le mode d’une totale méconnaissance.

Dans la psychose, cet objet il est au clair, c'est-à-dire que curieusement, il a une présence. Enfin, il a une présence… En fait, les termes sont difficiles à utiliser parce qu’on va pas pouvoir le choper comme ça, mais, cliniquement, on voit, on le voit à l’œuvre. Cependant que dans la névrose, c’est dans l’après-coup qu’on le verra à l’œuvre, pas immédiatement. Donc, on voit bien comment toutes les figures, toutes les grandes figures de la psychose montrent cet objet à l’œuvre que ce soit dans l’érotomanie où je l’ai parce que je suis marié, c’est-à-dire cela fait un, parce que c’est bien évidemment à partir du moment où le sujet est complété en quelque sorte de ce qui devrait lui manquer, il fait un. Donc, ce qui est également le drame de la psychose, c’est le un qui est à l’œuvre.

 

Salle : Dans la présentation de malades, à propos de la patiente qui est anorexique, Mme Tyzsler nous a donné un cours sur l’anorexie, quelle présentait à la suite de Mr Melman, comme une autre structure, c'est-à-dire ni névrose ni psychose. Et dans la présentation de malade, vous avez parlé d’hypocondrie sur le corps entier, et il a été parlé du corps entier comme d’un postulat, si j’ai bien compris, dont il fallait..., C’est impératif… Est-ce que vous pouvez articuler cela ?

 

TJ : Donc cette patiente que nous avons vue mardi dernier, était une patiente qui ne pouvait éprouver son corps que comme étranger, c'est-à-dire qui ne lui appartenait pas. Avec également, c’était pas sensible dans l’entretien, mais c’est une patiente que je connais depuis longtemps, y compris donc, avec toute une série d’automutilations, de scarifications, de brûlures de cigarette qui à chaque fois sont là pour, non pas pour lui infliger quelques blessures masochistes, mais sont là pour, comment pourrais-je dire, combattre la dimension d’indifférence, d’analgésie de ce corps. Parce qu’on retrouve bien évidemment dans tous les tableaux psychotiques, on retrouve des choses comme ça. Et quand j’ai évoqué l’analgésie douloureuse de la mélancolie, et c’est quelque chose qui est à l’œuvre dans tous les tableaux de psychose mais qui, concernant la mélancolie, est vraiment aux avant-postes. Donc, considérer son corps comme étranger, ça n’est pas refuser sa dimension phallique, c'est-à-dire refuser sa dimension érotique – pour éviter le terme de phallique, parce que c’est toujours un peu compliqué, et je trouve qu’il est trop utilisé sans qu’on sache vraiment de quoi l’on parle. Donc l’anorexie dite mentale, ça consiste avant toute chose à refuser le phallicisme du corps, l’érotisme du corps. Donc, ça consiste avant toute chose à refuser le commerce sexuel. Donc, le mécanisme n’est pas celui de la forclusion puisqu’on peut utiliser pour la patiente que nous avons vue mardi dernier, celui de forclusion, c’est-à-dire que c’est son corps qui est forclos, mais un refus d’un destin particulier du corps, et qui est notamment un destin féminin, même s’il y a effectivement des hommes anorexiques, mais un destin féminin en tant que le corps de la femme vient représenter un objet de désir. Et ça, l’anorexique, s’y refuse. Et généralement, elle s’y refuse de façon très farouche. Mais elle s’y refuse le plus souvent sur le mode de l’identification. Et les anorexiques se refusent à ce destin érotique par l’identification au malheur sexuel de leur mère, voire de leur grand-mère, puisque généralement, c’est sur plusieurs générations que les choses courent. Donc, le « projet »  de l’anorexique, mais je mets le projet entre guillemets puisque, bien évidemment, ce sont des choses inconscientes, le « projet » de l’anorexique c’est un « projet » de transformer le corps en carne. En carne, en viande. C'est-à-dire, ce que refuse fondamentalement l’anorexique, c’est la représentation, en tant que la représentation est toujours toujours une représentation de l’objet cause du désir. Le domaine de la représentation, ce dans quoi a été, jusqu’à une date récente, tout l’effort de la peinture, c’est toujours l’objet cause du désir, donc c’est toujours la nudité féminine. Et c’est intéressant puisque, bien évidemment, on peut poursuivre dans le diagnostic différentiel. La médecine, et je ne parle pas uniquement de la psychiatrie mais de la médecine. Quand on fait un diagnostic, on ne fait jamais de diagnostic positif. On ne fait un diagnostic positif qu’après avoir éliminé un certain nombre d’autres diagnostics. Donc, le processus mental – enfin je ne sais pas comment appeler cela – l’opération intellectuelle du diagnostic médical, mais d’un diagnostic nécessaire, et pas que médical, car il faut toujours savoir à qui l’on a affaire. Donc j’imagine que une première consultation, pour quelqu’un qui se présente auprès d’un psychothérapeute ou d’un psychanalyste pour engager un travail, cette première consultation se doit obligatoirement d’apprécier à qui vous avez affaire. Qui j’ai en face de moi ? C’est un petit peu de cet ordre-là et donc de la question du diagnostic différentiel. Donc là, je vous ai fait le diagnostic différentiel avec l’anorexie ; on peut aussi le faire avec l’hystérie. C'est-à-dire, il n’y a pas chez cette patiente, puisqu’on parle de forclusion, il n’y a pas de refoulement : la question sexuelle n’y est pas refoulée, dans la mesure où l’entretien n’a à aucun moment permis de repérer ce qu’il en serait d’un retour du refoulé. Il n’a a aucun moment permis de retrouver ce que j’évoquais tout à l’heure dans mon propos, c'est-à-dire : ça colle pas, qu’est-ce qui se passe ? Elle n’était pas dans ça colle pas, elle était dans ça colle trop d’une certaine manière. Elle était dans un… Une patiente dont le début des troubles est très précoce puisqu’il intervient lorsqu’elle a 13 ou 14 ans. A partir du moment où, engagée sur un mode très mortifère dans des entrainements intensifs de gymnastique, se cassant une cheville ou quelque chose comme ça, elle n’a plus été en mesure de poursuivre cet entrainement. Et ça s’est immédiatement suivi d’une anorexie gravissime puisqu’elle est restée à 30 kg pendant excessivement longtemps.

C'est-à-dire que dans l’hystérie, il y a là toujours une division repérable – et ce sont des choses dont je parlerai dans nos prochaines réunions – qui chez elle n’existaient pas. Elle n’était pas dans le dégout de son corps, par exemple. Comme vous le savez, le dégoût, c’est toujours un goût immodéré.

 

Salle : Bonsoir, l’objet a et le phallus, ça se ressemble tellement…

Et puis le sein, le scybale, la voix, le regard, et pourquoi pas l’odeur et le toucher ?

 

TJ : Alors … je ne sais pas concernant l’odeur et le toucher. Cela ne fait pas partie des objets a. Le toucher, ça parait… Ce n’est pas… Comment vous dire… Ce qui vient… Ceci étant, si… Vous savez, ce n’est pas impossible puisqu’à un moment, on avait envisagé, on avait travaillé sur cette question-là avec Jean-Jacques Tyszler concernant le transsexualisme. Et concernant également toute une série de jouissances à l’œuvre actuellement, et qu’il avait lui appelée comme « jouissance d’enveloppe ». Donc, ça peut rejoindre ce que vous évoquez. C’est-à-dire qu’effectivement, il peut y avoir la dimension dite de l’objet a, c'est-à-dire cette qualité très particulière pourrait éventuellement, effectivement, intervenir lors de nos relations tégumentaires, donc pourquoi pas le toucher.

Quant à l’odeur, pourquoi pas aussi… Ecoutez, c’est… Oui… Vous parlez de qualités sensibles, donc, l’odeur et le toucher sont des qualités sensibles. Je crois quand même que ce qui fait la qualité de l’objet, c’est qu’il organise une division : c'est-à-dire que pour voir, il faut que le regard tombe. C’est l’expérience faite par Brunelleschi et la perspective. C'est-à-dire que la perspective, qui est donc un jeu mathématique, nécessite la chute ou la disparition, en tous cas dans le tableau, du sujet regardant. Et vous ne pouvez voir qu’à la condition de la disparition du sujet regardant. Donc, c’est bien évidemment, lorsqu’on parle de l’objet a et qu’on évoque la question du regard en tant qu’objet chu, c’est-à-dire que la vision n’est possible qu’à partir du moment où le regard tombe. Notamment, puisque vous évoquez ça, dans la mélancolie, et notamment dans une des formes graves de mélancolie qui s’appelle le syndrome de Cotard, il y a ce que Cotard, psychiatre qui a décrit le premier ce tableau, la perte de la vision mentale. C’est-à-dire que les sujets se plaignent de ne plus rien voir. En fait, c’est pas tant qu’ils ne voient pas, ils ne sont pas aveugles, mais ils n’ont plus la possibilité de concaténer les signifiants. Concaténer : ça veut dire que si vous lisez, il faut que vous puissiez mettre les uns après les autres, organiser la phrase ; concaténer, c'est-à-dire mettre ensemble. Pareil pour la voix. Il faut bien que la voix chute pour que je m’entende. C’est même comme cela que fonctionne la psychanalyse, puisque la psychanalyse c’est quand même un dispositif qui permet qu’on s’entende. La psychanalyse est un dispositif qui permet qu’on s’entende. Le regard : pour que vous puissiez voir, il faut que vous, en tant que regardant… Je reprends l’exemple de la perspective : il n’y a que dans le Ménines que l’on voit Velasquez, mais on ne voit plus le tableau puisqu’il est retourné. Donc, lorsque vous avez un tableau – c’est le pas novateur de la perspective et de la Renaissance italienne – le regard choit, c'est-à-dire le regardant choit pour pouvoir voir le tableau. Vous ne voyez pas le peintre, c’est une projection du peintre, certes, mais l’objet regard a disparu. Non… Bon… On reparlera de cela, car ce sont des choses un peu complexes, et que je trouve qu’on utilise trop volontiers, je trouve, sans essayer de les interroger.

 

Salle : Vous avez une façon de parler de cette chose là qui est un peu différente de ce que j’ai entendu jusqu’à maintenant et je ne comprends pas tout à fait comme mon collègue, mais en même temps, je sens que vous nous amenez tout près de la compréhension…

 

TJ : Merci, ça me va droit au cœur. Je vous assure parce que vous savez, c’est très délicat, parce que sont des concepts qui me semblent essentiels, qui restent trop entendus. Il faut évidemment les déployer mais le risque que l’on prend c’est de trop les imaginariser à ce moment-là, peut-être faut-il passer par une sorte d’imaginarisation pour revenir à leur qualité plus abstraite. Je reprendrai donc la question de la perspective pour la prochaine fois, je vous assure, je reprends ça.

 

Juste une chose, je ne veux pas faire l’article sur le Journal Français de la Psychiatrie mais quand même, il y a le numéro 35 et le numéro 30 qui traitent véritablement de ce dont il va s’agir dans les cours qui me sont confiés. Le 35 c’est « Quelques traits fondamentaux de la psychose » et le numéro 30 c’est « Qu’appelle-t-on un fait clinique ? ». Je pense que c’est quand même des outils de travail qui ne sont pas inintéressants (pour cela il faut aller directement chez l’éditeur, Eres).

 

 

Retranscription faite sous la responsabilité des étudiants de l’EPHEP

Retranscription faite par Isabelle JULIAN

Relecture par Delphine BENSAÏD