jean-Louis Chassaing : Le contemporain, est-il à la mode ?

Conférencier: 

EPhEP, MTh2-ES7, le 28/01/2019

Je rappellerai mon nom, Jean-Louis Chassaing, pour les gens qui sont dans d’autres endroits. J’avais commencé en disant que je pilotais le module de Clinique contemporaine. Est-ce qu’il y a une clinique contemporaine. Est-ce qu’elle est contemporaine ? Est-ce qu’elle est nouvelle ? Est-ce qu’elle est actuelle ? Est-ce qu’elle est transitoire, est-ce qu’on assiste à une mutation ? Voilà toutes les questions qui nous agitent un peu. Et j’évoquais le fait qu’un certain nombre de mes collègues qui travaillent des points assez précis de cette clinique-là, interviendront au cours des 18 ou 20 heures consacrées à ce module.

Beaucoup de personnes aujourd’hui se questionnent sur le contemporain, sur l’actuel, d’où mon titre : Le contemporain, est-il à la mode ? Est-ce que ces termes sont équivalents : aujourd’hui, contemporain, la mode, l’actuel. Ce sont des mots que je reprendrai un peu tout à l’heure. Ces interrogations et ces études sont sous-tendues bien sûr par des soucis légitimes et notamment quelques inquiétudes quant à l’avenir voire déjà le présent. Actuellement tout va très vite. Mais aussi pour notre part, interrogations quant aux conditions d’exercice de notre pratique. Est-ce que notre pratique, psychiatre ou psychologue, psychothérapeute,  psychanalyste : est-ce que ces pratiques sont les mêmes ou alors avons-nous à nous positionner différemment, à nous déplacer dans notre positionnement face à ces différentes demandes.

Quelle est la manière de répondre aujourd’hui, s’il y a demande. S’il y a, parce qu’effectivement, il n’y a pas forcément toujours demande. Et si ces demandes se présentent, est-ce qu’elles se présentent, elles, avec des caractéristiques qui seraient contemporaines, spécifiques à la contemporanéité ? Déjà dans ces réponses, il est bien évident – mais cela vous le savez — nous avons à distinguer la position du psychiatre ou du psychologue, la position du psychothérapeute et bien évidemment la position de l’analyste. Le psychanalyste n’a pas une relation, une réponse identique à celle du psychothérapeute pour peu que l’on distingue, il faut les distinguer, psychanalyse et psychothérapie. La psychanalyse n’est pas une psychothérapie.

Personnellement, j’ai été assez tôt confronté à cette question-là, nécessairement, donc à ces interrogations nées d’embarras, dans la mesure où j’ai un parcours de clinicien, j’ai travaillé longtemps dans un CHU à Clermont-Ferrand ville d’où je suis originaire, pendant 15 à 18 ans dans une unité de 25 lits dont j’étais responsable et qui a reçu très tôt des toxicomanes alors qu’à cette époque-là il n’y avait aucune étude sur cette clinique très particulière. J’ai été amené à travailler dans la pratique et dans la théorie avec cette catégorie de malades, parce qu’il faut les considérer comme des malades, si tant est que l’on puisse conserver cette nomination de toxicomanes. Nous en parlerons la prochaine fois. J’ai été amené à travailler avec des personnalités comme le Professeur Claude Olievenstein qui avait créé  le Centre Marmottan et qui avait donné un certain nombre d’idées concernant ces pathologies. Et pas très loin de Clermont, il y a Lyon et j’ai travaillé pas mal avec aussi Jean Bergeret ce qui m’a amené à travailler cette question de toxicomanies puis des adolescents, des jeunes adultes, des états limites et des perversions d’une manière assez inattendue pour le jeune interne en psychiatrie que j’étais.

Ces demandes aujourd’hui bien sûr sont essentiellement celles que l’on connaît et bien évidemment il faut savoir que les toxicomanes ne vont pas particulièrement consulter des analystes ; on peut se demander pourquoi et j’ai quelques réponses là-dessus. Des pervers ne vont pas particulièrement non plus consulter des psychanalystes, des personnes dites « états limite » c’est limite… Ces demandes que l’on connaît, est-ce qu’elles ont des particularités ? Elles sont bien évidemment très variées et elles existent : après avoir travaillé longtemps au CHU je me suis installé et je travaille en libéral, et les demandes existent et il faut dire que les gens viennent parler, je dirais presque que c’est une chose qu’elles découvrent ou redécouvrent, que la parole permet un certain nombre de choses. Je vous ferai part de différents points qui me sont venus à l’esprit.

1er point : Est-ce qu’elles sont adressées ces paroles ? Tout cela c’est pour amener la question de l’adresse. En pratique c’est assez repérable : les personnes viennent comme cela et parlent, parlent, parlent d’une manière assez débridée. Encore une fois, je donne un peu un universel, j’insiste sur le fait que chaque cas est particulier, c’est d’ailleurs ce que l’administration ne comprend pas : chaque cas est particulier et il faut faire des catégories mais cela n’est pas comme cela que cela se présente. Il y a des personnes qui n’arrivent pas non plus à parler. La question de l’adresse est importante et pour ces personnes qui parlent comme ça, il m’arrive à un moment donné de les interrompre et de le leur dire : « Mais attendez, c’est la première fois que vous venez ou la deuxième fois, et vous me parlez de vous, de tout ce qui vient comme ça, mais qu’est-ce que vous souhaitez, quel travail voulez vous faire et savez-vous à qui vous vous adressez ? La question de l’adresse est une question importante, parce que les gens viennent à une adresse et il n’est pas question que les adresses soient interchangeables. Par exemple, lorsque des personnes – cela arrive aujourd’hui - disent : « Écoutez, j’ai déjà vu 5 ou 6 psys, pourquoi pas vous. » C’est une question qui bien évidemment est à travailler : qu’est-ce que vous attendez du 5e ou du 6? Et en quoi cela serait différent des autres ? Ou est-ce que vous allez poursuivre et continuer ce chemin-là ? Qu’est-ce qui fait point d’arrêt ? Est-ce que vous avez véritablement envie de vous arrêter à une adresse précise ? Les adresses sont quelque chose à préserver et à parler et à noter. On s’adresse à quelqu’un en particulier. Personnellement dans ma pratique j’insiste sur cela.

2e point qui a toujours été mais qui me semble là être une caractéristique importante : ce qui est demandé, c’est que ce soit rapidement efficace.

C’est une des grandes caractéristiques aujourd’hui. Quand les personnes viennent là - encore une fois je catégorise mais c’est assez fréquent - quand les personnes viennent en disant « Ah, et bien, écoutez, est-ce que j’ai besoin de revenir ? » C’est assez surprenant. Je raconte toujours l’histoire de ce Monsieur qui vient comme ça et qui s’installe en face et qui me dit :

- Voilà, je suis alcoolique.

J’attends et je dis : Oui. Et alors ?

Le patient : Ben ça y est je vous ai dit : je suis alcoolique.

Dr Chassaing : Est-ce que vous pouvez m’en dire un peu plus ?

Le patient : Ah ben, c’est vous le docteur.

(J’avais presque envie de dire mais ce n’est pas moi l’alcoolique. Mais bon, je me suis retenu)

Dr Chassaing : Oui bien sûr c’est moi le docteur, mais est-ce que vous pouvez me dire ce que cela veut dire pour vous ?

Et le patient s’est levé, fort mécontent et il est parti, il a claqué la porte.

Tout cela peut se théoriser. C’est-à-dire que sa pathologie mais non seulement, aussi son être étaient restés rivés et figés, si l’on peut dire, à un seul signifiant. On pourrait dire en tout cas, un signe. L’être alcoolique pour lui résumait sa vie. Bien sûr, c’est comme le « je suis toxicomane ». Bien sûr dans ces cas-là, ce dont il s’agit c’est d’essayer de faire se dérouler la chaîne signifiante, c’est-à-dire la parole et le langage. Mais manifestement, c’est quelqu’un qui ne le pouvait pas.

Un autre cas qui m’a assez amusé, que je n’ai vu aussi qu’une seule fois : un monsieur vient en me disant :

- Ben voilà, depuis trois nuits, je rêve.

Dr Chassaing : C’est plutôt bien.

Le patient : Ah non, non, non. Moi ça me perturbe, ça me dérange. Donc, il faut que vous me disiez comment faire pour ne plus rêver.

Dr Chassaing : Je ne sais pas faire ça. Et que je n’avais vraiment pas envie de faire ça en plus.

Le patient est parti.

Je pense à un autre garçon, quelqu’un de tout à fait intelligent (cela n’a rien à voir avec ça) qui est venu, comment est-il venu : il faisait des études comme beaucoup aujourd’hui – on entend que cela dans le train - des études d’économies internationales etc. Et puis il était très gêné parce qu’on lui avait dit – ses maîtres de stage, de cours lui avaient dit : « Il va falloir être charismatique. » Il avait regardé ce que cela voulait dire « charismatique ». Dans le monde d’aujourd’hui et le monde économique, il faut savoir un peu manipuler les gens, faire des affaires. Il était allé dans des librairies pour chercher des bouquins, et chercher comment devenir charismatique ? Il n’a pas trouvé de bouquin parce qu’il n’y a pas encore de livre sur ça. Peut-être que maintenant depuis il y en a, peut-être qu’il y a des petits malins qui ont écrit des bouquins là-dessus : comment être heureux, comment devenir charismatique etc. Il m’a dit « je n’ai pas trouvé » et il était dans une angoisse folle parce que ça allait être son métier. Donc on lui avait dit qu’il fallait qu’il soit sûr de lui, qui ait confiance en lui comme on le dit aujourd’hui, qu’il soit charismatique.

Chasssaing : Je ne sais pas trop comment faire ça. Qu’est-ce que ça veut dire pour vous, qu’est-ce que vous en pensez ? On a un peu discuté sur ça. Il commençait à se préciser certains symptômes, ceci est tout à fait intéressant, j’en parlerai tout à l’heure dans les entretiens préliminaires. Quelque chose commençait à venir, il y avait un petit bout autre que le manuel pour devenir charismatique, il y avait quelque chose un peu de son histoire personnelle. Je termine l’entretien et il me dit : « Je n’ai pas l’impression d’être devenu charismatique, il faudrait que je revienne… ? » (rires)

C’est quelqu’un que j’ai suivi pendant assez longtemps et les choses se sont déplacées, comme quoi il ne faut pas se décourager mais je trouvais l’entrée en matière assez amusante. Rapidement efficace, je ne sais pas si on peut dire un symptôme aujourd’hui mais c’est presque une norme.

Sur la question de l’adresse, parce que l’adresse est liée à la nomination - vous savez maintenant les gens se font opérer et ils ne savent même plus qui les a opérés, et quel était l’anesthésiste, le chirurgien, certains patients sont mêmes allés voir des psys dont ils ne se souviennent plus du nom – je trouve que c’est un petit peu gênant. Je me suis occupé des toxicomanes et des toxicomanies et j’avais créé un centre et lorsque j’ai commencé tout en étant psychiatre au CHU, et quand j’ai commencé mon analyse, j’ai commencé aussi à faire de la thérapie systémique, familiale, que j’ai interrompue au fur et à mesure de mon analyse et j’avais instauré pour ce centre des consultations pour les familles, pour les parents de toxicomanes. J’étais étonné et un peu déçu qu’elles ne viennent pas et une amie à Paris avec qui j’avais des contrôles dans ce champ-là, dans ce domaine-là, m’a dit « mais non, si tu as marqué « Centre pour toxicomanes », il faut qu’il y ait à l’intérieur marqué « Consultations de thérapies systémiques ». » C’est-à-dire que les gens se fient à une adresse, que cela soit noté. J’insiste donc sur la question de l’adresse.

3e point : la question de l’argent sur ces questions des demandes. Nous ne sommes plus tellement à l’époque de Freud qui travaillait, sans remboursement, pour ses analyses, et faisaient 5 à 6 séances par semaine. Il est bien évident qu’il est hors de question de demander cela aujourd’hui. Par contre la question de l’argent est importante. Elle est à mon avis un peu trop esquivée par les psychanalystes théoriquement. Aujourd’hui les demandes sont difficiles parce que les gens demandent des analyses. Ils ne les demandent peut-être pas comme cela directement mais il y a manifestement des questions financières et il est hors de question de faire cela gratuitement. Mais cette question financière est aujourd’hui plus importante, je pense, qu’il y a une trentaine d’années voire 50 ans. Avec une nuance quand même, qu’est-ce que les gens sont prêts à mettre dans une thérapie ou dans une psychanalyse ?

Je ne veux pas faire d’analogie, mais quand on voit les dépenses qui sont faites pour l’informatique, les jeux etc.. Il suffit d’aller à la FNAC ou dans d’autres endroits pour voir que les gens n’hésitent pas à dépenser 400 euros assez régulièrement : donc qu’est-ce que les gens sont prêts à mettre pour aller mieux, pour se soigner ? Alors peut-être qu’acheter à la FNAC c’est se soigner et aller mieux, et tant mieux, mais je pense qu’il faut tenir bon sur cette question-là. Freud disait qu’avec l’argent il était intraitable. Je ne pense pas que l’on puisse dire cela aujourd’hui, c’est un peu plus difficile. Mais par exemple pour les adolescents, un pédopsychiatre et psychanalyste comme Jean Bergès, disait qu’il fallait voir les adolescents souvent. Que voir les adolescents une fois par mois quand ils avaient des problèmes, cela ne servait pas à grand-chose. Voir les adolescents souvent et leur demander de donner ce qu’ils peuvent donner à chaque fois, une pièce ou des objets mais à la condition que cet échange soit parlé.

La question de l’argent intervient aussi pour la psychanalyse dans d’autres pays. J’ai été confronté à une discussion avec des psychanalystes argentins, qui du temps des colonels, avaient reçu des personnes, enseignants ou autre, qui demandaient une analyse et qui avaient mis de côté un mois pour régler leur analyste, ils ne pouvaient pas payer à chaque fois et payaient à la fin du mois. Un analyste argentin me disait ce qui lui était arrivé ; pas une seule fois mais plusieurs fois : la personne qui venait payer ces analyses du mois, s’était fait détrousser au coin de la rue. Quand on vous dit cela, qu’est-ce qu’il faut faire ? Ceci dans différents pays mais cela peut aussi arriver chez nous. C’est vrai que s’il y a davantage de difficultés, à quoi est-on prêt malgré tout pour s’acheter des « objets du monde » comme disait Lacan, c’est-à-dire les objets qui nous sont déversés tous les jours, et aussi pour parler, à une adresse qui, matérialisée, est celle de l’analyste. Il y a une matérialité qui est assez différente. Je pense que c’est une des réponses des analystes : vous devez payer chaque séance.

4e point : Il s’agit de quelque chose de très important aujourd’hui. J’ai écrit un livre il y a quelques années, Drogue et langage, paru chez Erès dans lequel je parle justement du fait que les toxicomanes en général ont des difficultés à parler, ce qui ne veut pas dire qu’ils ne parlent pas évidemment. Et comme ce sont des « caricatures » du futur, on peut s’inquiéter de ce que devient aujourd’hui la question du langage. Je voyais dans le métro tout à l’heure, deux petits jeunes hommes qui manifestement voulaient draguer une jeune fille, il n’y a pas eu un seul mot d’échangé, il y a eu des clins d’yeux, des signes de tête, des cigarettes échangées, des sourires – cela fait toujours plaisir — mais pas un mot. En deçà ou au-delà de cela, je ne sais pas si vous êtes attentifs ou si vous êtes pris là-dedans, au fait qu’aujourd’hui on ne sait plus parler, qu’il y a un manque de vocabulaire, que la syntaxe ou la grammaire tout le monde s’en fout. C’est assez surprenant et je trouve assez démoralisant d’entendre les personnes qui viennent nous voir répéter les standards de l’information. Un burn-out : qu’est-ce que ça veut dire ?

« J’ai un burn-out, ça ne va plus »

Dr Chassaing : oui mais vous pouvez développer ?

Le patient : Ben je ne sais pas. Vous avez dû en entendre parler du burn-out.

Dr Chassaing : oui, oui, j’en ai entendu parler, moi aussi…

Comment les gens sont, comment nous sommes pris parce que bien sûr nous sommes dedans, comment nous sommes pris par ce flot d’informations, ce flot de mots à la mode. Alors je ne sais pas si c’est contemporain, mais ce flot de mots à la mode qui changent tous les deux ou trois ans, et qui font que nous n’avons plus notre propre vocabulaire. Au-delà de ça est-ce qu’il est encore utile d’avoir une relation assez précise au langage ? Je ne veux pas trop parler des SMS ou des choses comme cela mais en tout cas c’est assez surprenant de voir le nombre de fautes d’orthographe que des gens « bien éduqués » peuvent faire.

Une patiente qui travaille plus ou moins dans le cinéma, qui est littéraire et qui corrige des scripts a eu un moment donné huit scripts à corriger de TF1 ou d’autres chaînes de télé. Elle m’a dit « vous ne pouvez pas vous rendre compte du nombre de fautes et de tournures grammaticales complètement aberrantes ! Ce qui fait que les exposés étaient parfois incompréhensibles mais ils étaient livrés comme ça."

À mon avis, c’est contemporain, et je ne sais pas depuis quand – peu importe — mais c’est aussi peut-être le futur, c’est-à-dire que nous ne savons plus parler. Les mots sont à la mode mais c’est contemporain, « grâce » à la technique, de les répéter massivement et d’en chercher d’autres peu de temps après. Contemporaine est la façon dont les gens viennent faire une demande qu’ils ont beaucoup de mal à élaborer, la plupart du temps faute de langue...

Il peut y avoir à cela plusieurs raisons : une difficulté par rapport au langage, un manque de vocabulaire, des difficultés à connaître la grammaire et la syntaxe, mais c’est quelque chose d’assez extraordinaire et inquiétant. Une faute récurrente : « vous savais, nous irons ». Le « ez » passe assez souvent à trappe dans les textes. Qu’est-ce que cela veut dire ? Est-ce qu’ils comprennent ce qu’ils écrivent ou ce qu’ils disent ? Parce que quand on écrit « vous savez, ez », c’est que l’on s’adresse à la personne. Mais quand c’est « vous savait, ait », quelle est l’adresse pour revenir à cette question de l’adresse ? J’insiste sur cette question. C’est sensible, c’est une question d’éducation et c’est assez sensible dans les demandes. Alors que lorsque la demande se déroule assez rapidement il y a un certain plaisir à dire les choses et les choses se précisent parce qu’on a du vocabulaire ; si l’on n’a que dix mots en tête, on peut difficilement préciser ce qui nous arrive.

C’est donc inquiétant et cela je le crois  fait partie du contemporain. Je ne sais pas, mais je pense que parmi vous il y en a qui y sont sensibles et d’autres moins, et disent « bon, peu importe »… Or, c’est quand même ce qui permet d’avoir un échange qui dans la pratique est important. Actuellement on voit beaucoup de couples qui ne savent plus et qui ont des difficultés à parler, et quand on les entend – mais comme beaucoup de gens — ils ne parlent que d’eux-mêmes, et c’est assez restreint. C’est-à-dire que pour arriver à ne pas parler que de soi-même ce qui au bout d’un moment est un peu ennuyeux — il faut effectivement avoir une certaine capacité à développer, des phrases, du langage ou une langue articulés. Là aussi il y a des choses qui sont assez surprenantes : pas mal de personnes ne finissent pas leurs phrases, elles commencent leur phrase et, au milieu de leur phrase disent « enfin voilà, hein ». Elles doivent comprendre ce qu’elles veulent dire, ce qu’elles ont en tête, l’autre en face non ! Une phrase en fait se comprend quand elle est bouclée. Ou alors c’est le suspend qui compte aussi.

Dr Chassaing : Ben voilà quoi ? Est-ce que vous pouvez finir votre phrase s’il vous plaît ? Que je puisse comprendre.

Une phrase ne se comprend que quand elle est bouclée, sinon il s’agit d’une énigme, on interprète etc. C’est assez curieux. C’est une question du rapport au langage. Il nous faudrait bien vite se préoccuper de cette question pour savoir élaborer sa propre demande.

C’était une des questions de Lacan, qui a dit à plusieurs reprises qu’il était important d’avoir des entretiens préliminaires. C’est vrai qu’il y a beaucoup de choses qui se jouent dans le premier entretien : la question transférentielle, mais aussi les mots qui vont être dits et peut-être, avec précaution, le diagnostic.

Dans la mesure où cela n’est pas un diagnostic médical, ni un diagnostic névrose, psychose — même si dès le premier entretien quand on a un petit peu de bouteille en clinique on peut effectivement percevoir s’il s’agit d’un état psychotique ou pas. Mais en général quand il s’agit de psychanalyse, le diagnostic névrose, psychose et perversion ne se pose pas forcément au début. Quand il s’agit de savoir si une personne peut commencer une analyse, on ne va pas dire c’est une névrose, psychose, perversion. On peut le dire parfois, mais il s’agit dans les entretiens préliminaires, de savoir si la personne par exemple est capable de se remettre en question, est capable aussi d’entendre un autre point de vue et cela – je ne sais pas si c’est contemporain — mais c’est de plus en plus difficile. Des personnes viennent vous demander quelque chose et sur un mot, une phrase, vous avez repéré quelque chose et vous dites « ah oui mais là, ce que vous venez de dire est peut-être un peu différent de ce que vous avez dit auparavant ? » et donc c’est assez souvent que l’on vous répond : « Mais vous n’avez rien compris, vous ne comprenez pas. » On n’est pas d’accord « donc » on ne comprend pas !!

Il ne s’agit pas seulement de comprendre mais d’avoir un autre point de vue. Si l’on vient nous voir c’est en tant que professionnel, et nous devons appréhender si une personne est capable ou pas d’entendre autre chose que ce qu’elle énonce. Et cela n’est pas toujours le cas. Les entretiens préliminaires sont importants pour apprécier une certaine souplesse dans des déplacements que les gens peuvent faire dans l’acceptation qu’ils peuvent avoir, une certaine souplesse de remise en question et éventuellement pour le repérage de la structure.

Ce que Lacan disait des entretiens préliminaires, je cite :

« Il faut mesurer ce que l’on fait quand on entre dans une psychanalyse, c’est quelque chose qui a bien son importance, mais en tout cas quant à moi qui s’indique dans le fait que je procède toujours à de nombreux entretiens préliminaires (Séminaire D’un discours qui ne serait pas du semblant) ». Dans une conférence à Genève, il dit : « Ce n’est pas vous (les psychanalystes) qui deviez en pétrir la pâte mais lui, l’analysant qui doit faire usage de l’analyste. »

Dans les cas que je vous évoquais tout à l’heure, dans mon travail et mes difficultés avec les cas que j’ai évoqués — il est des cas où cela n’est pas possible. Ce n’était pas possible de mettre au travail la personne. Et quand on me dit « C’est vous le docteur », je suis bien content qu’on me le dise mais cela ne me plaît pas. C’est-à-dire qu’il est possible de dire : « Oui, mais c’est vous aussi qui allez travailler. »

À propos de Travailler. Vous aurez un topo d’un collègue, Thierry Florentin sur la question du travail aujourd’hui mais je tiens à en dire un mot parce qu’il me semble que les choses ont changé. Je suis depuis 3 ou 4 ans je ne dirais pas assailli mais en tout cas cela me semble beaucoup plus fréquent qu’il y a quelques années, je suis sollicité par les médecins du travail. J’ai l’impression que dans notre contemporanéité, la question du travail se pose d’une manière extrêmement difficile sur deux points :

-          Le premier est que l’on peut dire que les conditions de travail en général sont devenues difficiles. Le passage d’un travail à un autre est difficile.

-          D’après l’expérience que j’en ai, la relation même des gens dans leur travail est difficile. C’est-à-dire que je veux bien entendre que les conditions du travail notamment avec le libéralisme, la compétitivité sont devenues très difficiles sur des points particuliers et précis mais il y a un autre point qu’il est difficile de dire c’est que lorsqu’une personne ne veut plus retourner à son travail parce qu’elle ne s’entend pas avec une collègue et demande des arrêts de travail incessants, là il y a quelque chose aussi qu’on peut dire. Les gens sont devenus très — c’est un peu gros de le dire comme ça — susceptibles et très exigeants dans leurs relations. Un des effets probables du narcissisme, du regard de l’autre etc. Mais c’est aussi une réalité mais on ne peut pas laisser dire qu’il n’y a que les conditions du travail qui sont dures. Elles sont dures aussi parce que les gens ne supportent plus rien. Les gens ne se supportent plus.

Vous connaissez l’étymologie du mot travail : le tripalium, trois pieux : un instrument de torture, utilisé par les maréchaux-ferrants qui servait à ferrer les chevaux rétifs, de force et donc qui les attachaient à un appareil qui était fait de trois pieux. Tripalium est devenu travail, donc le travail ce n’est pas joyeux. Par extension c’est un instrument d’immobilisation, c’est-à-dire d’être rivé à son travail. Par association je pense aux enfants d’aujourd’hui quand on les dit hyperactifs. Mais c’est vrai qu’il y a beaucoup d’enfants qui ne supportent pas d’être attachés à leur travail à l’école pendant deux ou trois heures. Aux États-Unis il y a – cela ne concerne pas que les enfants des classes - dans des universités où les étudiants ne sont pas assis mais restent debout et peuvent se balader pendant le cours. C’est une contemporanéité ; est-ce que vous allez rester pendant toutes les heures… On fera une pause ou pas ?

NON. Bon.

Pourquoi dans la clinique contemporaine, effectivement, les médecins du travail ont l’appui sur des psychiatres, sur les médecins généralistes aussi mais plus particulièrement sur les psychiatres et là aussi j’ai vu une modification, une dérive des demandes : au début les médecins du travail m’envoyaient des gens pour justifier ou pas — j’étais libre de le faire — des arrêts du travail et puis cela n’a pas été suffisant, les gens ne supportaient plus ; mais dans l’arrêt du travail il y a un terme et il faut recommencer à travailler c’est-à-dire à retrouver les collègues, le patron, le petit chef etc. Après, cela a été une demande pour cautionner des ruptures conventionnelles acceptées par la direction ou pas, ce qui semble pendant quelque temps avoir été un aménagement qui a amené un certain nombre de réponses à quelques situations. Mais aujourd’hui les patrons n’ont pas à toujours lâcher de l’argent pour des personnes qui ne veulent plus rester « chez eux », dans leur entreprise, parce qu’il y a aussi — et ça, c’est toujours la contemporanéité — une mobilité beaucoup plus importante : je ne connais pas beaucoup de gens qui aujourd’hui rentrent dans une entreprise en se disant qu’ils y entrent jusqu’à la retraite. Je constate que ce ne sont ni les arrêts de travail qui me sont demandés, ni les ruptures conventionnelles mais des inaptitudes aux postes. C’est une évolution dans le registre du travail. Cela me semble assez typique de l’évolution sociale.

Il y a ce fameux burn-out. C’est assez fréquent que les gens viennent en disant « J’ai eu un burn-out et il faut m’arrêter. » Dans certains cas, c’est effectivement assez dramatique, dans d’autres - c’est un signifiant qui renvoie à d’autres signifiants - et dans certains cas, c’est une situation difficile, pénible et dans d’autres cas, c’est simplement une angoisse, une tristesse, voire une dépression. C’est un mot qui est utilisé de manière assez ample, assez large. Comme par exemple, j’ai deux autres mots qui me viennent à l’esprit, ces mots-valises comme dirait Finkielkraut. « Pervers narcissique », cela doit avoir encore cours ; des gens viennent et disent : « Mon conjoint, j’ai lu des bouquins et sur internet, et vraiment il a toutes les caractéristiques du pervers narcissique ». Si vous regardez, « pervers narcissique » cela peut être tout le monde.

Dr Chassaing : Qu’est-ce que vous voulez dire par là ?

Le patient : Il me manipule

Dr Chassaing : oui, mais qui ne manipule pas ?

En effet, je vous fais un enseignement et j’ai choisi ce que j’allais vous dire. Vous pouvez dans une heure et demie me dire : « Mais vous m’avez manipulé ».

Un autre mot-valise : harcèlement. Burn-out, pervers narcissique, harcèlement et vous avez fait le tiers de votre journée. Bon, j’exagère… Mais cela renvoie à quelque chose de beaucoup plus important que je vous dirais après mais qui est aussi une dé-spécification, c’est-à-dire que cela ne représente plus rien de précis. Pour la question du harcèlement, quand ce mot est venu comme cela dans les masses média, nous avons eu bien sûr des gens qui venaient nous demander un certificat, ce que j’ai jamais voulu faire parce que je ne suis pas enquêteur, je ne suis pas non plus travailleur social, je ne suis pas médecin du travail, je ne vais pas dans les entreprises pour voir ce qui s’y passe. La personne, si elle est harcelée / pas harcelée, je n’en sais rien. Par contre, je peux écrire « Monsieur ou Madame Untel m’a dit que… » Je ne vais pas faire un certificat comme quoi la personne est harcelée, cela ne fait pas partie de mes jugements médicaux, je n’ai pas appris pendant mes années de médecine ce qu’était le harcèlement. J’étais bien content qu’à un moment donné il y ait eu un mot du Conseil de l’Ordre des médecins, enjoignant aux médecins de ne pas faire de certificat pour harcèlement parce que ce n’était ni un terme ni un concept médical. Aujourd’hui nous n’avons plus ce genre de demande ou c’est extrêmement rare.

Burn-out, c’est un mot qui est venu un peu comme ça mais qui a existé en langue française, il y a eu plusieurs… comme la question des origines, dès que l’on veut trouver l’origine d’un mot, en général il n’y a pas une seule personne, mais c’était un psychiatre qui travaillait dans le milieu du travail, qui s’appelait Kielholz qui travaillait en Suisse à Bâle, qui était agrégé de psychiatrie et directeur d’hôpital psychiatrique, dans les années 1966-1967 (a été doyen de la Faculté de médecine). Il a parlé de « dépression d’épuisement des responsables ». Cela fait moins américain mais cela disait bien ce que cela voulait dire. Il avait constaté dans les milieux du travail, il y avait un certain nombre de pathologies et notamment de pathologies somatiques qui n’avaient pas d’organicité très affichée même s’il pouvait y en avoir, mais qui en général étaient liées aux conditions de travail et notamment chez les dirigeants. « Dépression d’épuisement des responsables ». Dès les années 66, le milieu de la médecine de travail est parfaitement au courant de ce genre de chose là, et ce n’est pas la peine d’aller chercher du côté des Américains pour parler de burn-out. C’est un concept qui est connu dans le milieu de la médecine et notamment dans la médecine du travail. C’est aussi ce qu’on appelait dans nos études de psychiatrie : « la dépression masquée », masquée par des symptômes somatiques multiples chez des adultes soumis aux rythmes de la vie moderne. Un processus dépressif qui se manifeste en premier lieu sur le plan somatique. Il y a eu un excellent article récent (il y a 3 ou 4 ans) de l’Académie nationale de médecine dont je vais vous lire ce qu’ils en disent, en le synthétisant : « burn-out » : dépression, trouble de l’adaptation, stress.

« L’expansion du terme burn-out est une source de confusion en raison des limites imprécises de cette réalité. La symptomatologie du burn-out (donc ils reprennent le terme puisqu’il existe) regroupe plusieurs dimensions : épuisement émotionnel, dépersonnalisation, réduction de l’accomplissement personnel. Les nosographies médicales ne mentionnent pas le burn-out, celui-ci peut s’apparenter soit à un trouble de l’adaptation, soit à un état de stress post-traumatique, soit à un état dépressif. Il peut aussi désigner un tableau de désarroi psychologique d’intensité infraclinique. Il y a bien évidemment des échelles de mesure. L’Académie de médecine est je trouve tout à fait sympathique, parce qu’elle dit qu’une échelle de mesure qui a été développée en 2015 « ne peut être considérée comme un outil diagnostic, qu’il faut rester dans le registre de la clinique, c’est-à-dire dans l’observation ».

Je critique ce terme parce que… Je vous dirais quelle différence on peut faire entre la mode et le contemporain, on peut dire que ce qui est contemporain c’est la dépression d’épuisement et qui prend même sans doute de l’ampleur. Par contre parler de burn-out, c’est comme parler de harcèlement ; on l’entend beaucoup moins qu’il y a 2 ou 3 ans et donc on peut dire que c’est un terme à la mode, qui veut dire quelque chose mais c’est un terme qui est à la mode.

Ce que dit l’Académie de médecine – et là aussi il s’agit du registre du contemporain « les facteurs étiologiques du burn-out sont ceux des risques psychosociaux : exigences du travail, exigences émotionnelles, manque d’autonomie, manque de soutien social et de reconnaissance, conflits de valeur, insécurité de l’emploi et du travail, et cela lié aussi à la personnalité du sujet. »

Pourquoi dans certaines circonstances, certains vont faire et d’autres pas ?

C’est quelque chose d’assez complexe, mais en tout cas c’est contemporain parce que – et là l’Académie de médecine le mentionne tel quel — ce n’est pas seulement de la médecine, psychosociale. C’est vrai qu’il y a une imprégnation du social dans la médecine ou dans la psychiatrie. L’Académie de médecine parle des modifications du management de l’entreprise au plus haut niveau, et qu’il faut aussi associer les facteurs de risques au sujet lui-même : le surinvestissement du travail. Et on le voit et c’est tout à fait important. J’ai entendu plusieurs personnes qui consultent et qui ont beaucoup de difficultés à ne pas surinvestir le travail, des difficultés à couper – même pas forcément les problèmes avec le travail lorsqu’elles rentrent chez elles — ce qui a bien évidemment des conséquences. Surinvestissement, antécédents pathologiques etc.. Et cela concerne le médecin du travail.

De plus en plus dans les instances médicales et sociales, et du travail, il y a de plus en plus de réflexion sur ce sujet-là. C’est un syndrome à trois dimensions : l’épuisement émotionnel, le cynisme vis-à-vis du travail c’est-à-dire que l’attitude de l’individu devient négative à propos de tout et on peut penser à un aspect dépressif, une espèce de dévalorisation de soi-même, de l’entourage, du travail, voire de la vie avec une réduction de l’investissement. Il y a des gens qui ne peuvent plus et qui ne retourneront pas à leur poste de travail quoiqu’il arrive.

Et le troisième point c’est la diminution de l’accomplissement personnel au travail, sans détailler on peut dire que cela concerne (c’est un mot qui peut être dit dans les entretiens) la valeur. Nous avons eu des journées sur les perversions le week-end dernier, et nous parlions du fétichisme et bien évidemment on a renvoyé à Marx qui a parlé du fétichisme de la marchandise et notamment des différentes catégories de la valeur. Mais c’est vrai que lorsqu’on voit des dirigeants d’entreprises qui ont une cinquantaine d’années et qui sont mis au placard par des personnes de trente ans qui sortent directement du management comme on en voit aujourd’hui, là il y a une perte de valeur. Cela ne concerne pas la médecine, nous n’avons jamais qu’une action sur les symptômes ici et nous sur les situations du travail, mais c’est vrai que cela peut aller loin, vous le savez d’ailleurs.

 

Ça, c’était la question de la demande mais le deuxième point dans la contemporanéité, c’est que les outils eux-mêmes ont changé. Les outils avec lesquels justement on évalue ce qui se passe.

Qu’est-ce que cela veut dire ? L’importance du visuel aujourd’hui, du regard, déjà dans ce très beau livre de Jean Clavreul L’ordre médical, toujours actuel même si ancien (les anciens peuvent toujours être actuels, cela peut surprendre aujourd’hui mais c’est vrai qu’il y a des gens qui ont écrit des choses il y a plus de 5 ans et c’est encore valable… !!!) et Jean Clavreul a mentionné comment la médecine était passée de l’écoute au regard et notamment c’est ce qui va distinguer la psychanalyse de la médecine au plus haut point puisque l’analyste se met derrière la personne.

Jean Clavreul disait que le premier malade que voyaient les étudiants en médecine c’était le cadavre et la dissection : le regard, la lésion. Cela a pris en médecine une grande importance, puisque aujourd’hui tout passe par l’image : l’imagerie médicale avec les scanners, la résonance magnétique nucléaire etc. Il ne s’agit pas de critiquer, cela rend des services énormes et ce n’est heureusement pas fini. Mais cela a quand même quelques conséquences : on ne peut plus s’en passer, il y a des erreurs d’interprétation pour les gens qui ne gardent pas une dimension clinique et puis il y a des contraintes. Quand je travaillais au CHU, j’ai travaillé avec un physicien qui s’occupait de résonance magnétique nucléaire, nous avons travaillé sur le cerveau. Il avait un produit, c’est-à-dire un produit qui était marqué et dont on pouvait voir l’évolution dans le cerveau d’une manière très intense et importante qui suivait la physiologie et pas seulement l’anatomie ; parce que vous avez des marqueurs qui se fixent sur l’anatomie mais là il s’agissait d’un marqueur qui montrait quel était le flux sanguin dans le cerveau. C’était tout à fait intéressant. J’avais demandé qu’on puisse faire ce genre de chose avec des psychotiques qui avaient des hallucinations visuelles ou auditives, d’aller voir comment les marqueurs allumaient des zones en occipitale, ou en temporale ; et puis refaire la même expérience une fois qu’ils avaient été traités et qu’ils n’avaient plus d’hallucinations. Cela a été refusé parce qu’il y avait des standards, des standardisations de ces essais-là et ça était très dommage. La question de l’image est devenue aujourd’hui prégnante et pas qu’en médecine. Les outils d’aujourd’hui sont différents, et je suis obligé de vous parler quand même un peu des DSM. Il existe des débats et des crises sur le DSM. Il y a une histoire des Diagnostical and Statistical Manuel : tout d’abord ce qu’il faut savoir c’est qu’il s’agit d’un ouvrage américain qui a été essentiellement créé pour le diagnostic et les statistiques. Au départ ce n’est pas un ouvrage de clinique. Le grand problème et le grand scandale des DSM c’est que l’on soit passé des statistiques à enseigner la psychiatrie de cette façon-là. C’est-à-dire par des codifications en cochant des croix : vous cochez 13 croix c’est tel médicament, vous en cochez 21 c’est tel autre médicament. Les internes sont comme tout le monde et ne peuvent plus parler à des patients en parlant des croix. Chacun la sienne ! Depuis le DSM 1, les manuels ont évolué et ce qui est assez amusant c’est qu’ils évoluent au fur et à mesure des changements de la contemporanéité, et pour des ouvrages qui se veulent a-théoriques, du a-privatif, ils suivent quand même l’air du temps. On a supprimé l’hystérie, la paranoïa, l’homosexualité, on va supprimer le transvestisme etc. c’est-à-dire qu’en fonction des lobbies qui font pression sur les créateurs, les refondateurs des DSM, les catégories cliniques sont supprimées. Le DSM 1 date de 1952 et il était « façonné » par Kurt Schneider qui était un allemand immigré aux États-Unis après la guerre. Ce DSM 1 était construit sur le modèle de la psychopathologie classique. Kurt Schneider avait écrit en Allemagne un livre sur la psychopathologie clinique. Ensuite le DSM 2 qui est un peu différent et qui insistait sur la psychose mais il était encore basé sur des références de psychopathologie classique et donc le grand scandale — si l'on peut dire — le grand changement, le bouleversement, ça a été donc le DSM 3 en 1980 avec comme codification les critères diagnostiques qui sont instaurés sur la base de la psychologie quantitative. Cela se veut a-théorique c’est-à-dire qu’il ne faut plus penser, ne pas avoir de théorie mais c’est par exemple quelqu’un qui vient vous voir pour des insomnies : « Je ne dors pas la nuit. » Donc vous lui donnez des fiches pour qu’il coche la nuit, quand est-ce qu’il se réveille : ça se veut scientifique mais quand on vous donne des fiches la nuit pour cocher et bien vous vous réveillez et vous cochez ; ce qui représente quand même un biais… Vous faites cela pendant trois semaines par exemple et donc s’il y a une insomnie de plusieurs heures dans la nuit sur trois semaines, c’est une insomnie de type 2, s’il y a une insomnie deux heures seulement et trois nuits par semaine sur trois semaines, c’est une insomnie de type 1. Vous voyez c’est passionnant… Intéressant… C’est scientifique…

Puis un DSM 3 révisé, DSM 4 et 5 et il se prépare un DSM 5 révisé.

Le DSM 5 a été très critiqué et notamment par un collègue nord-américain Allen Frances et qui a été un des principaux fondateurs du DSM 4 et c’est quelqu’un qui peut parler de l’intérieur de la création de ces DSM, il reproche des choses d’une manière très virulente et il est venu en France défendre sa position. Pourquoi ?

-          Premier point : extension de la possibilité de diagnostiquer le risque de psychose, le diagnostic de psychose a été élargi parce que – le contexte est important – pour les Américains et pas seulement mais ils sont en avance sur cela, il est beaucoup plus important de prévenir que de traiter et donc il faut prévenir les premiers signes de la psychose. On ne peut pas être contre mais les catégorisations de ce DSM 5 sont selon ce psychiatre un peu trop élargies. Il y a une distinction avec la psychiatrie française qui fait une part prudente aux premières manifestations par exemple délirantes ou de dépersonnalisation, puisque la psychiatrie française parle de « bouffées délirantes aiguës ». C’est-à-dire que ça n’est qu’une bouffée délirante et pas forcément une psychose alors que les Nord-Américains vont parler d’emblée de psychose aiguë. Alors qu’il y a des gens qui délirent voire qui ont des hallucinations notamment visuelles et qui ne sont pas forcément psychotiques et qui ne vont pas être psychotiques. S’ils sont étiquetés comme psychotiques aux États-Unis c’est effectivement assez grave, donc il lance un cri d’alarme et dit que cela va augmenter le pool de psychotiques aux États-Unis et comme le manuel est vendu dans le monde entier, cela se passera aussi dans le monde.

-          Deuxième point dans ce DSM5, il y a comme pathologie « l’hyperphagie » qui correspond au moment où l’on se jette sur la nourriture en dehors des repas, que l’on peut aussi appeler « boulimie » et comme il ne faut pas être théorique, les définitions sont très pragmatiques : « des moments où l’on se jette sur la nourriture en dehors des repas », Allen Frances s’est dit « eh bien j’ai peut-être ça moi aussi ». Effectivement c’est un personnage assez truculent. Un autre critère qui a été rajouté, c’est le trouble « cognitif mineur », c’est-à-dire on oublie les dates et Allen Frances dit « moi j’ai bien ça de temps en temps, est-ce qu’il faut que je me fasse soigner ? »

-          Autre critère dans le DSM5, le « dérèglement sévère de l’humeur chez l’enfant » dont il dit que bien évidemment cela va faire la joie des laboratoires pharmaceutiques, vous imaginez tout ce que l’on peut prescrire comme antidépresseurs à des enfants qui ont un trouble de l’humeur. Il faudrait ne pas avoir de trouble de l’humeur…

 

Ce qu’il envoie c’est qu’il y a donc une extension des pathologies qui vont profiter à l’industrie pharmaceutique, mais il reprend la question de l’autisme dans le DSM 5 avec le spectre de l’autisme, le syndrome d’Asperger… Allen Frances dit qu’aux États-Unis, il y a une multiplication par 20 du diagnostic enfant autiste en quelques années avec l’extension des critères. Donc prudence ! Allen Frances qui est le père du DSM4 pense que cela a été trop loin, qu’il faut abandonner cette méthode, et celle des critères diagnostiques, c’est-à-dire des croix à cocher, et qu’il faut revenir à la bonne vieille méthode de la psychopathologie. Et c’est loin d’être fait !

 Mais aussi notamment il dit que le système nord-américain est très contraignant.

Par exemple : il faut poser le diagnostic dès la première visite pour avoir le droit au remboursement. C’est quand même problématique. J’ai travaillé dans un centre de rééducation fonctionnelle pour des gens qui avaient des douleurs dorsales, des lombalgies suite à des interventions chirurgicales, ou suite à des accidents de la route ; et lors d’un premier entretien, je n’ai pas de diagnostic sur la douleur par exemple. Savoir si c’est quelqu’un qui présente une dite « douleur névrotique psychogène » - il y a toujours une douleur réelle même si l’on ne trouve pas d’organicité – ou si la douleur masque un état psychiatrique plus grave, ou si elle est « utile » etc. on ne peut pas toujours faire un diagnostic dès la première fois ! Donc c’est un peu difficile.

Allen Frances parle d’une moyenne de 7 minutes de consultation aux États-Unis. En 7 minutes, il faut faire un diagnostic, si cela n’est pas fait en 7 minutes la personne n’est pas remboursée. Il y a un système de contraintes qui est important.

C’est aussi, ça la contemporanéité, les internes aujourd’hui en psychiatrie font des diagnostics sur le DSM et il n’est pas question de le faire en apprenant, Janet, Freud, Lanteri-Laura etc. Ou Garrabé. Le DSM est aujourd’hui l’outil diagnostic et cela se voit dans les ordonnances. Comme je l’ai dit et comme le dit Allen Frances, il y a une perte de précision dans le diagnostic et quand vous faites un diagnostic flou, vous faites une ordonnance floue ce qui correspond à deux anxiolytiques, un antidépresseur et bien évidemment un régulateur de l’humeur. Je ne connais personne qui sorte d’un service de psychiatrie aujourd’hui qui n’ait pas un régulateur de l’humeur, qui n’a pas été diagnostiqué bipolaire etc. Si je commence ma guerre à la bipolarité, on est encore là à 11 heures « Bipolaire » n’est pas un diagnostic. Qui n’est pas « bipolaire » ? Vous avez des tas de gens qui sont sous antiépileptiques qui sont des régulateurs de l’humeur, et probablement à vie.

Le DSM va probablement continuer son chemin, les critiques du collègue n’ont manifestement pas porté mais un autre mouvement aux États-Unis qui n’est pas encore connu parce qu’il n’est pas validé dans sa pratique, mais qui va l’être et le sera très certainement, un collègue des créateurs des DSM qui s’appelle Thomas Insel, directeur d’un des plus gros instituts de santé des États-Unis, le National Institute for Mental Health (NIMH), la santé mentale - je vais passer là-dessus mais nous pourrons en reparler si vous le voulez — Thomas Insel qui a probablement travaillé à la conception de certains DSM dit qu’il faut effectivement supprimer le DSM aux États-Unis, mais pas pour revenir à la psychopathologie mais pour lui, lorsqu’on fait un diagnostic symptomatique, c’est-à-dire que l’on dépiste un symptôme, il est trop tard. Donc il faut dépister la pathologie avant la découverte clinique de la maladie. Et avant le symptôme c’est le cerveau. Il modifie la classification des maladies mentales qui sont des maladies neuro-cérébrales qui sont en nombre très limité et il faut faire des cartographies cérébrales, repérer ce qui pourrait donner des symptômes de schizophrénie ou d’enfant hyperactif ou ayant des troubles de l’attention, là aussi qui est un diagnostic très flou. Son projet qui est en cours, qui est sur le plan de la recherche scientifique, est absolument passionnant, le problème c’est qu’il est effectivement dangereux et qu’il n’est pas corrélé à la clinique, même si sur le plan de la recherche c’est effectivement passionnant. Il faut entendre la façon dont il parle : l’homme est un cerveau, et il n’est plus question de parler, il n’est plus question d’échanges entre le médecin et le patient. La prévention se fait sur des cartographies cérébrales faites avec l’imagerie médicale et comme je vous l’évoquais tout à l’heure, avec des produits marqueurs du cerveau. Pour cet homme-là qui a pignon sur rue dans les plus hautes instances gouvernementales, un homme très écouté, et pourquoi ne le serait-il pas ? C’est un scientifique, psychiatre mais aussi un chercheur, qui a mis sur pied des programmes qui ont des noms absolument effrayants où l’homme n’est qu’un cerveau. C’est un peu comme les seins d’Angélina Jolie, il y a un gène qui programmerait un cancer futur, à venir et donc on supprime. Vous rigolez mais moi j’ai reçu une patiente qui avait eu un cancer des deux seins et qui est passé autoritairement auprès du généticien qui lui a dit vous avez un gène que l’on aurait pu dépister avant et qui effectivement programmait un cancer du sein.

-          Madame, est-ce que vous avez des enfants ?

-          Oui, j’ai une fille

-          Il faut que vous m’envoyiez votre fille pour voir si elle a effectivement le gène.

Est-ce qu’il faut le faire ? C’est embarrassant. Si elle ne le fait pas et si sa fille a des cancers du sein, mais si elle le fait quel va être l’avis de sa fille ? Elle va se faire opérer du sein alors qu’elle n’a rien ? Voilà la question de la science aujourd’hui. Ça va très vite du côté de l’eugénisme. S’il y a des cartographies cérébrales comme ça qui mentionnent… Tiens s’il y a une pink spot (espoir ancien d’un marqueur dans le liquide céphalo rachidien ; a été abandonné, c’était des faux positifs) sur l’hippocampe dans le cerveau… Et ça va être un futur schizophrène, Madame… On va faire ça in utero, on va voir in utero s’il a la petite tache dans le cerveau sur l’hippocampe ou sur le cingula… Et c’est difficile d’empêcher ça. Y a-til à le faire d’ailleurs ?

Voilà les programmes qui se font dans ces joyeux centres de recherche scientifique et qui supposent bien évidemment une éthique, mais alors là…

Je termine sur les outils qui ont changé, le DSM étant un outil, ce dont je viens de vous parler étant aussi un outil à venir et qui va faire du bruit. Mai il y a aussi d’autres changements contextuels dans le contemporain. Par exemple, la montée au créneau des associations de patients, et des associations des familles. Je lisais sur un site au sujet des addictions, il y a deux trois jours et effectivement un grand centre qui s’occupe d’addictions a monté une association avec des patients addictés et avec leurs familles et nous savons très bien dans notre pratique que les patients prennent un certain pouvoir et cela a rapport avec le savoir, et notamment quand on va sur internet, et les patients qui viennent et qui vous disent « Écoutez, maintenant il y a des associations de patients, vous ne pouvez plus décider tout seul en tant que médecin, nous nous renseignons, lisons des livres, on va sur internet et donc on veut tel médicament. » J’ai reçu des gens qui me demandaient tel médicament parce qu’ils avaient lu. Et cela va venir dans le droit, dans le juridique. Oui c’est déjà fait bien sûr.

Je n’ai pas de jugement par rapport à cela mais c’est une modification. Je ne sais pas… Par rapport aux enfants, est-ce qu’il faut que les enseignants viennent aux consultations? Ils écrivent, parfois exigent telle « guérison » scolaire ! Je veux bien recevoir un enfant, son père, sa mère, le compagnon de sa mère, la compagne de son père parce qu’ils sont bien sûr divorcés, l’école… bon… Cet aspect-là va modifier la pratique, et par rapport à la question de l’autisme ou de la schizophrénie, je lisais cela dans Le Monde de la semaine dernière : « Changer l’image de la schizophrénie. » C’est une femme qui travaille dans le champ de l’économie, qui a pignon sur rue au niveau des politiques, qui a une fille schizophrène et qui s’est renseignée sur ce qu’est la schizophrénie. Elle est partie effectivement en faisant une association pour que la prise en charge des schizophrènes ne soit pas faite uniquement par des psys mais pour - il faut bien le dire, c’est comme pour l’autisme - pour une rééducation. Ce n’est plus un traitement mais une rééducation. Elle met sur pied des associations, des centres et surtout elle veut débaptiser la schizophrénie, effacer ce nom qui fait peur et qui dérange. Elle veut supprimer notre clinique, ou la marginaliser ce qui revient au même. Ce qu’elle propose, c’est de l’appeler « trouble de l’intégration ».

Je vous parlais de la dé-spécification : je ne sais pas ce que c’est que « l’intégration », sauf peut-être un programme de rééducation pour intégrer ces personnes mais nous ne sommes plus ni dans le traitement ni dans la médecine. C’est d’ailleurs ce qu’elle souhaite.

Il y a ce genre-là de contemporanéité, et il y a eu une période où nous avons refusé la suppression du terme de « psychiatrie » puisque au niveau d’un certain gouvernement il était question de ne plus parler de psychiatrie car elle fait peur encore en 2019 et il était question de la remplacer par « la santé mentale ». Mais qu’est-ce que c’est que la santé mentale ? Vous êtes sûrs tous et toutes ici d’être en bonne santé mentale ?

Je trouve que c’est tout à fait inquiétant. Avec un collègue, on disait : on va être des « santémentaliste », on ne sera plus psychiatre… D’autant que la psychiatrie ne sait pas ce que c’est que la norme. Le iatros c’est le soin. La psychiatrie, c’est soigner des maladies. Je ne sais pas ce que c’est que la norme et la normalité et la santé mentale ; des maladies psychiatriques, oui. On a refusé de débaptiser notre bonne psychiatrie. Un sénateur – j’ai su ça un peu par la bande — disait on ne peut pas parler de malades mentaux, ça fait peur, c’est pas bien encore moins de psychotiques et il proposait les « citoyens troublés ».

(Rires)

Donc nous allons soigner, ou mieux prévenir avec des échelles et des cartographies, des troubles de l’intégration et des citoyens troublés. Aux armes !!!

Bon. Je vous présente les choses un peu comme ça, ce n’est pas de la psychopathologie mais vous en avez des cours par ailleurs, vous allez en avoir dans ce module-là. Je vous présente une clinique particulière aujourd’hui. C’est ça qu’il faut positionner pour savoir comment nous-même nous nous positionnons dans ce contexte-là.

Pas de question ? Bon courage, à lundi prochain.

Retranscription réalisée sous la responsabilité des étudiants de l’EPhEP

Retranscription faite par : BERNHEIM Véronique

Relecture faite par : TUBIANA Joëlle