B.Vandermersch : Comment les structures cliniques se déduisent-elles de la structure du langage ?

Conférencier: 

La structure relève d’un réel inapparent derrière la forme, la représentation, la réalité sensible.Exemples : la même structure, le groupe de Klein régit le groupe des symétries du rectangle et  l’accord de l’adjectif en français. 

1. Notion de structure

La structure relève d’un réel inapparent derrière la forme, la représentation, la réalité sensible.

Exemples : la même structure, le groupe de Klein régit le groupe des symétries du rectangle et  l’accord de l’adjectif en français.

Le cross-cap, la figure romaine de Steiner, la figure de Boy, malgré leur apparence très différente, sont trois immersions dans l’espace 3D de la même surface, le plan projectif. Si on pratique une coupure complète dans l’une quelconque de ces trois surfaces on la divise en deux parties hétérogènes : une bande de Möbius et un disque. (Ces deux éléments hétérogènes peuvent figurer les deux éléments hétérogène du fantasme avec la coupure ($à a)).

 

2. La structure du langage.

2. a. L’illusion « psycho-somatique » , l’oubli du langage.

La réduction de l’humain à une dualité psyché-soma, qu’elle soit réglée par l’organodynamisme d’Henri Ey, ou niée par le moniste DSM, qui suit en cela les aspirations anciennes d’un certain Institut de psychanalyse ( !), semble constituer l’un des refoulements majeurs de l’ère scientifique.

Il y a, dans notre culture, cet oubli fréquent, plus étrange encore de frapper ceux qui font profession de soigner, médecins, psychiatres, psychologues, que le langage soit la condition de toute subjectivité.

2. b. L’homme est un animal parlant.

Le langage est considéré comme une fonction certes « supérieure » mais réduite à un moyen de communication.  Incontestablement c’en est un, et des plus efficaces, quoique de façon suffisamment équivoque pour qu’on puisse déplorer l’incommunicabilité entre les êtres. Les humains sont les seuls animaux dont le corps soit « naturellement » parasité par un langage qui n’est pas fait, à l’ordinaire, de signes, fussent-ils articulés en chaînes pour former des patterns de comportement, mais de signifiants. Je dis parasité parce que le langage est avant tout ce qui constitue le sujet lui-même, ce qui donne du sens et ce qui fabrique les moyens de sa jouissance.

En même temps que le langage semble avoir supplanté tout savoir instinctif, la physiologie du corps humain s’en trouve affectée quant à sa régulation « normale ». Cela veut dire que la bonne santé d’un sujet dépend aussi de son rapport au langage, que ses conditions ne sont pas indépendantes de sa structure et, à l’intérieur même de cette structure, de ses modes de jouissance.

2.c. Vanité de la querelle psychogenèse, organogenèse. La psychanalyse n’est pas une psychogénèse.

Car le mot psychique est confusionnel. Depuis que l’âme (traduction de psyché) est tombée peu à peu avec la religion en désuétude,  « psychique »  n’évoque plus rien de spécifiquement humain. Il n’y a pas lieu de refuser en effet une activité psychique aux animaux supérieurs… On ne saurait leur refuser une forme d’intelligence d’ailleurs mesurable. Pour les affects, l’affaire est plus délicate et ce n’est pas pour rien qu’on distingue l’angoisse de la peur. La peur de l’antilope sentant la proximité d’un prédateur est-elle identique à l’angoisse du petit Hans devant le cheval ? La peur d’un singe devant un serpent est-elle une phobie du serpent ? Montage instinctif, inné ou acquis, voire conditionné chez l’animal ; savoir lié à une articulation signifiante figée, érigée défensivement devant une menace pour le sujet et non pour son organisme (quoi qu’il en pense) chez le phobique.

Et pourtant, il n’est pas sûr que l’on puisse distinguer avec certitude chez l’humain les manifestations somatiques de la peur de celles de l’angoisse. C’est d’ailleurs sur des modèles animaux que sont expérimentées les substances qui seront nos médicaments « psychotropes » avec quelques résultats indiscutables.

Les symptômes psychiatriques, comme les délires, sont vécus dans le registre du sens. En excès de sens ou en défaut de sens, mais toujours concernant le sujet personnellement.; dans le sens et/ou dans le registre de la jouissance, jouissance en défaut, jouissance en excès, avec ce paradoxe que dans certains cas, quand l’affect aurait disparu, c'est là que la souffrance serait le plus insupportable : syndrome de Cotard dont vous avez probablement entendu parler.

Avec le sens on aborde aussi à la question de la vérité. Car aucun sens dernier ne vient dans le langage garantir la vérité du sens, sauf à se confier à la religion, dont c’est la fonction de faire sens :

 « La question de la vérité conditionne dans son essence le phénomène de la folie, et, […] à vouloir l’éviter, on châtre ce phénomène de la signification par où je pense vous montrer qu’il tient à l’être même de l’homme. » Lacan, 1946.

Un abord de la pathologie par la structure du langage ne veut pas dire qu’il n’existe aucun déterminisme d’ordre génétique ou somatique dans les troubles psychiques mais pour reprendre ce que disait Lacan en 46 :

Rappelant une formule inscrite au mur de leur salle de garde :

«  Ne devient pas fou qui veut.

Mais c’est aussi que n’atteint pas qui veut, les risques qui enveloppent la folie. Un organisme débile, une imagination déréglée, des conflits dépassant les forces n’y suffisent pas. Il se peut qu’un corps de fer, des identifications puissantes, les complaisances du destin, inscrites dans les astres, mènent plus sûrement à cette séduction de l’être. »

La question du sens, de la vérité, de l’être qui touche toutes les structures pathologiques ou « normales » n’a  de sens que pour un être qui parle.

Je ne vois pas très bien ce que pourrait vouloir dire la vérité pour un animal.

Il nous faut donc partir de ce fait que l'homme est un animal parlant et surtout parlé. Ça parle en lui en permanence, même si pour la plupart d'entre nous,  nous avons tendance à estimer que c'est nous qui nous parlons à nous-mêmes.

Cette méconnaissance (qui est celle des temps scientifiques)  que l’histoire de la psychiatrie a pu pendant un temps se décrire, selon le terme de Henri Ey comme une batrachomyomachie entre organicistes et psychogénétistes. Il a lui-même produit une théorie organodynamique qui prétend surmonter cette vaine querelle mais est elle-même vaine.

Ce débat s'est aujourd'hui en grande partie éteint au profit d'une séparation étanche entre les « neuronaux » et les psychanalystes. Je n'évoque pas le monde bigarré des « psy ». Plus de rencontres mais mépris et invectives, à vrai dire réciproques.

            Une telle situation est symptomatique. Et comme tout symptôme, ce symptôme est l'indice d'un réel. Plus exactement ce symptôme signale le rejet de la dimension du réel, au moins comme Lacan l’a définie, c'est-à-dire celle de l'impossible, ce qui résiste à la symbolisation et à la représentation.  

2.d. Car il y a 3 dimensions normalement irréductibles entre elles pour faire un sujetLe réel, le symbolique et l’imaginaire.

Il y a de l’imaginaire chez l’animal mais il n’est pas évoqué par les mots. C’est un imaginaire très réel et géré par l’instinct, sorte de savoir inscrit dans les gènes. Son rapport à l’environnement est manifestement plus serré que le nôtre.

Le réel, lui-même est un effet du langage en ce sens qu’il est ce qui résiste à toute symbolisation et à toute représentation. Il ne se réduit pas au corps et une bonne part du biologique aujourd’hui commence à être connu. Ce n’est pas les psychanalystes qui ignorent le réel, ils n’ont affaire qu’à ça, à ce qui ne colle pas. C’est bien plutôt ceux qui croient que la science répondra à ce qui fait la douleur d’exister et aux diverses façons dont le sujet résiste au désir qui l’anime et l’angoisse.

Une théorie vraiment matérialiste du sujet, et non de la personne, ne peut pas faire l'impasse du matériel auquel il est comme sujet directement assujetti. Or ce matériel, c’est la langue qui l’a inscrit, puis éveillé au désir, désir qui va l'assujettir toute sa vie, et contre lequel il va développer son propre style de défense. Style singulier sans doute, qui fait qu’on reconnaît bien les gens, mais qu’on peut ranger dans quelques grandes catégories. Évitement des situations où ce désir pourrait surgir, refoulement des signifiants qui sont marqués de son empreinte, tentatives vaines d'isoler les chaînes qui portent sur ce désir, clivage du moi qui « sait bien… mais quand même », récusation du sujet quant à son implication, forclusion de toute légitimité, sans oublier les débordements des limites du fantasme qui soutient le désir dans ce qu'on appelle les passages à l’acte et les acting-out.

2.e. Le sujet qui nous concerne se définit comme effet du langage sur un corps. L’incorporation.

Car il a aussi un corps ou du corps, car toujours affirmer qu'il est « un », c’est une présomption. Ce sujet est l’effet d’une immersion réciproque, et je ne tranche pas, d’un corps humain dans le langage, ou du langage dans un corps humain. Ou plutôt dans un corps qui deviendra humain d'incorporer le langage, justement. Parce que, à part quelques détails qui ne sont peut-être pas sans importance, un lobe pré-frontal un peu plus joufflu, un système pileux étrange, c'est un corps quasi identique à celui des grands singes. Mais enfin quelle différence quand même, quand on sait que nous avons 98 % du génome en commun, ou plus peut-être avec le bonobo, notre proche cousin, qui d'ailleurs semble avoir une sexualité déjà un peu débridée !

2.f. Le premier effet « massif » de cette incorporation du langage, on ne l'aperçoit peut-être pas, c'est l’aliénation première à une image dans ce qu’on appelle le stade du miroir.

Le stade du miroir, ce n'est pas simplement reconnaître que l’image dans le miroir est celle de son corps, le singe peut accéder à cela, et même y coller le nom qu’un homme lui aura donné dans le cadre d’une expérimentation. Mais le petit d'homme, lui, non seulement reconnaît son image mais il s'identifie à elle, il dit : « C'est moi !» et comment pourrait-il dire « c'est moi » s'il n’était pas en manque d’être, à la recherche d’un support à ce X à qui son entourage adresse des mots et suppose non seulement des besoins   mais aussi des désirs et des demandes ?  C’est parce qu’on parle, qu’on est  exilé de la nature qu’on se pose la question de ce qu’on est.

Ainsi le moi se crée et se soutient de son aliénation, dans une image inversée de lui-même, à condition toutefois que cette image ait fait sens pour un autre. Pour l'Autre qui s'occupe de ce petit parlêtre. D'où sa dépendance radicale non seulement aux soins de la mère mais aux signes d'assentiment qu’elle donne de cette image. Signes qui sont à l'origine de cette instance assez déprimante qu'on appelle l'Idéal du moi. Mais n'en pas avoir serait pire ; le moi ne trouvant de consistance que dans le champ couvert par cet idéal, et quand il s'en écarte, il perd sa consistance. Le signe du miroir est un des premiers signes annonciateurs de schizophrénie : c’est l’impression de ne plus se reconnaître dans le miroir.

On peut dire, d'autre part, que cette incorporation est pathologique dans la mesure où elle semble faire violence au corps ou du moins le soumettre en partie à ses propres lois, aux lois du langage. En effet, contrairement à l'animal, et là je cite Encore9 :

« Tous les besoins de l’être parlant sont contaminés par le fait d’être impliqués dans une autre satisfaction, soulignez ces trois mots, à quoi ils peuvent faire défaut. L’autre satisfaction, c’est ce qui se satisfait au niveau de l’inconscient »

C'est-à-dire que la satisfaction des besoins de l’être parlant, ne suffit pas à satisfaire les exigences de l’inconscient, mais aussi que cette autre satisfaction qui se manifeste dans les symptômes peut venir mettre en péril la satisfaction des besoins. Cette autre satisfaction manifeste son exigence dès le plus jeune âge, et ça peut dérouter les personnes en charge d’élever l’enfant, et même le bébé. Cette obscure satisfaction qui peut aller jusqu'à contrarier la satisfaction des besoins est celle que l'inconscient exige. L'inconscient, c’est cet effet de l'incorporation du langage. C’est le corps du langage qui fait le corps au sens ordinaire, ie qui donne corps à notre corps.

Le double exil du sujet

 Je dis que le sujet est un effet de cette immersion réciproque du langage et du corps,  mais  où se trouve-il ce sujet ? De quoi est-il fait, ce sujet qui parle et qui, comme son nom (subjectum) l'indique est jeté dessous, soumis, assujetti, est-ce qu'il est fait de corps ou de langage ? Est-ce qu'il est dans le corps ou dans le langage ? Je vous suggère d’admettre ceci, que la relative tolérance du corps à son parasitage par le langage, ne s'obtient qu’à ce que ce sujet, effet de ce parasitage ne soit ni dans le corps, ni dans le langage,  ni du corps, ni du langage. C'est à ce double exil que le sujet doit son ex-sistence. Exister, c’est se tenir hors de quelque chose. J'ex-siste, c'est-à-dire je me tiens hors de quelque chose.

C'est d'avoir à en passer par la demande, d'avoir à en passer par le langage, par le lieu de l'Autre, que le besoin se voit pour partie retourné au sujet en question sur son désir. Je dirai, paraphrasant Lacan :

«  Au-delà de tout ce que tu me dis, que veux-tu que je sois, moi qui n’étais même pas rien, maintenant qu’à avoir fait passer mon besoin par la parole, tu me fais exister comme désir ? »

Il me faut donc commencer à parler de la structure et des lois du langage.

Quelle est donc la structure du langage humain ?

« Langage humain », pour le distinguer de ce qu'on appelle les langages animaux. Notons d’abord avec Lacan que le langage est une élucubration de la science. Dans la réalité, il n’existe que des langues singulières qui entrent en jeu par la parole. Néanmoins, toutes les langues ont des propriétés communes.  Voici, à notre usage quelques définitions:

-          Le Signifiant

Cette première propriété étrange c'est que l'humain a cette faculté de découper dans le flot physique continu de l'émission vocale, du flatus vocis, des unités qu'on appelle signifiants. Si vous enregistrez la parole vous obtenez un continuum. Il n’y a ni mots, ni lettres séparées, même si vous pouvez repérer l'inflexion particulière de telle sonorité. Découper cela en unités distinctes, c'est un fait humain. Si on appelle Autre le lieu des signifiants – sans préjuger de sa structure, ni de sa localisation –, ce lieu apparaît  Autre... mais enfin nous admettons qu'il est incorporé ce lieu. Pourquoi j'admets qu'il est incorporé ? D’abord parce que, quand je suis seul, ça continue de parler en moi – je n'ai pas besoin qu'on m’envoie des voix, des messages, par micro, par ondes ou à travers le mur. Ensuite  j'ai l'impression que je peux produire cela. Ce qui veut dire que non seulement  le code est à ma disposition mais qu’il y a en moi une source qui ne s’arrête pratiquement pas, une sorte d’automatisme mental comme dans certaines psychoses, à la différence près que je considère que ces pensées sont les miennes, ce qui est certainement présomptueux.

Ce lieu est un lieu ouvert. Il apparaît comme un trou sans fond, comme une structure sans limite en tout cas, pour le dire sans dramatiser. Mais il peut se présenter somme gueule vorace.

Darmon, dans son excellent ouvrage Essais sur la topologie lacanienne11, nous donne l'exemple du dictionnaire : vous entrez dans un dictionnaire, malheur à vous, vous n'en sortez plus ! Si vous cherchez la définition exacte du mot, chaque définition renvoie à d'autres mots, qui renvoient à d'autres mots qui renvoient à d'autres mots…

C’est un espace connexe : C'est un espace que vous ne pouvez pas diviser. Même si votre dictionnaire est en trois tomes, il y a des mots du tome III qui renvoient à des mots du tome II ou du tome I, c'est donc du tissu connexe. « Connexe » veut dire qui n'est pas fait de morceaux séparés. La deuxième propriété du langage, c'est la connexité. Et cela contrevient à l'idée spontanée que nous avons, qu'il serait fait de mots séparés les uns à côté des autres, à l'image justement du dictionnaire. Or, et c'est le grand apport de Saussure à la linguistique, le signifiant n'est qu'une pure différence d’avec les autres et de lui-même. Répétez un signifiant, ce n'est pas le même.

Le signifiant n'apparaît comme Un, qu’à se découper du reste, il ne se découpe que le temps de le dire, avant de retomber dans la colle commune.

Pour visualiser ce lieu, partons de la définition lacanienne du signifiant (qui est plus restrictive que la définition linguistique):

Un signifiant représente le sujet pour un autre signifiant (et non pour quelqu’un d’autre).

Cet autre signifiant ne vaut que d’être Autre, c’est le lieu de l’Autre, écrit A

La définition du signifiant peut s’écrire S1/$A,

Mais cet Autre, en tant que lieu du signifiant contient le S1. Et du coup A, on peut le remplacer par : « S de grand A » : SA, d’où l’écriture : S(SA) et ainsi de suite :

S(S(S (A)))

et ainsi de suite, ce qui évoque l’écriture des nombres en théorie des ensembles :              

                       Ø ;  { Ø } ;  { Ø , { Ø, }} ;  { Ø , { Ø } , { Ø , { Ø, }}}

                        0 ;   1    ;            2      ;                  3

À chaque fois le signifiant qui s’extrait… et pourquoi s'extrait-il, ce signifiant ?

C'est ce qu'on appelle un signifiant maître, mais il est repris par l'Autre puisque l'Autre est le lieu du signifiant. Et de devenir le lieu où la relation s'écrit, ce terme, loin de s'enrichir, ce lieu se vide. Pourquoi parce que cette relation est une pure négativité S dit je ne suis pas A. Ce que dit le sujet est avant tout je me tiens hors de…

Autre schéma qui est le même, mais spatialisé12 :

            

 

C’est par les bords de leurs trous respectifs que corps et langage vont s’articuler pour donner un lieu au sujet.

 Dans le langage, il n'y a pas de bord mais c’est la fonction du phallus que de border ce trou, de faire limite au langage en lui donnant son référent. Mais cela suppose une opération qui, par hypothèse échoue dans la psychose. Le phallus fixe la signification du désir de la mère en en faisant une signification sexuelle.

Le lieu de l'Autre est troué, mais le corps qu’anime la pulsion se troue également au niveau des orifices naturels. En tant que sujet du signifiant, le sujet est au départ sans domicile fixe, il court sous la chaîne des signifiants dans une économie sans fin. Comme on peut le voir dans la manie par exemple, c'est un sujet qu'on n’arrive pas à attraper et d'ailleurs lui-même ne se laisse pas attraper, il est perdu en fin de compte.

La pulsion va tracer les zones érogènes comme autant de bords aptes à se co-apter aux bords du langage.

Il y a une similitude de structure, entre un corps habité par le langage et le langage lui-même. Parce que les orifices corporels ne suffisent pas par nature, à faire bord, à faire trou. Vous avez déjà entendu parler du syndrome de Cotard, vous savez que dans sa forme évoluée il y a comme une disparition des orifices, « je n'ai plus de bouche, je n'ai plus d'anus ». Qu'il y ait des trous dans le corps... ce n'est pas naturel.

Le fantasme c'est ce qui va faire un lien stable entre ces deux trous, le fantasme, non pas les fantaisies, le fantasme fondamental, qui est une hypothèse bien entendu, celui qui nous donne accès à une réalité, la nôtre. Cette sorte de lunette à voir le monde, nous ignorons son existence, nous croyons avoir affaire au réel même, mais enfin il suffit de s'écarter un tout petit peu des lieux familiers pour que notre réalité ne soit plus si bien assurée. Promenez-vous dans une forêt à la nuit tombante, vous verrez que ça commence à s'agiter...

La formule proposée par Lacan pour le fantasme est celle-ci : ($◊ a).

Vous le voyez cette formule unit deux termes.

De même que le moi (m) s'appuie sur l'image spéculaire, i(a), le sujet désirant s’appuie sur son fantasme.

L'apport de Lacan a été progressif, difficile, avec des renversements qui sont souvent mal aperçus et qu'il faut connaître pour voir sur quel bord il se tenait, quelle était la difficulté à résoudre pour qu'il ait été amené à opérer ces changements.

-          Les parenthèses

Les parenthèses, je vous propose de les lire comme l’indication que ça, c'est inconscient, ça échappe à la prise du moi.

-          S barréc’est le sujet du désir inconscient que Freud a découvert dans son autoanalyse. Désir, essence de l’homme, dit le philosophe, mais l’homme ne sait pas ce qu’il est lui-même en tant que sujet. C'est l'exilé du langage, c'est un supposé C’est un « sup-posé » du signifiant. Il n’y est fait allusion, à ce sujet – tout au moins à une moitié de lui – dans ses énoncés que sous forme de traces grammaticales qu’on appelle les « shifters ». Ça peut se manifester de façon un peu plus bruyante dans les lapsus et autres actes manqués, mais $, ça peut se dire aussi : un signifiant qui manque, S barré, qui manque dans l'énoncé et qui n'y est que représenté. À ce titre, ça n'en fait encore qu’un sujet atopique, erratique.

-          Petit a, c'est l'objet cause du désir, c’est l’exilé du corps, du corps narcissique, du corps que je peux investir narcissiquement, c'est une partie du corps exclue de la représentation. C'est une partie exclue de la représentation, mais qui va conférer à cette représentation son caractère satisfaisant, propre à une certaine promesse de jouissance. C'est lui qui va localiser, fixer pour reprendre un terme freudien – Fixierung –, qui va fixer le sujet errant sur le bord des zones érogènes. En effet la fonction a va être assurée par les objets de la pulsion : des objets détachables du corps, vous les connaissez : la voix, le regard, le sein, les fèces. C'est-à-dire que nous allons parler, penser, en oral, en anal, nous allons plutôt nous taire en scopique, et aussi en vocal parce que l'incidence de la voix comme objet c'est plutôt l'interruption soudaine du flux de la parole, l'ordre qui intime ; mais ça va localiser ce sujet quelque part, ce sujet jusque là erratique, sous la chaîne signifiante. Ce qui est étrange, c'est que dans la formule du fantasme $ poinçon de petit a, ($ ◊ a), Lacan a d'abord pensé « petit a » comme l'image de l'autre, ce qu’il a écrit sur le graphe i (a) en tant que support du moi, avant qu'il ne produise « petit a » comme ce qui justement est habillé, masqué par cette image, mais n’en fait pas partie, puisque « petit a », est quelque chose qui fonctionne en creux.

Ce pas est absolument essentiel si l'on veut pouvoir distinguer la dépression névrotique du deuil ou de la mélancolie. Dans la mélancolie il ne s'agit pas de quelque chose qui se joue au niveau du rapport à l'image spéculaire, il s'agit de quelque chose de radical au niveau de l'objet comme cause du désir, c’est une extinction du désir.

Cet objet petit a va se substituer au manque du dernier mot. En  l'absence de toute garantie de la vérité, c’est cet objet a qui va boucher le trou de l’Autre. On voit donc que c'est la propriété même du langage, son incomplétude qui invite à sa fermeture et avec forcément quelque chose d'hétérogène, puisque aucun mot ne peut venir à cette place. C’est ce que ne croit pas le paranoïaque.

-          Le poinçon : 

représente la coupure qui dans le tissu compact du langage qui simultanément détache et unit sujet et objet. Il peut se lire : pas de sujet sans cet objet mais pas en sa présence. Son surgissement, c’est l’affect. Dans la honte, nous présentifions au regard de l’Autre, dans l’angoisse qui est la perception du désir inconscient, dans le deuil, nous perdons celui pour qui nous étions cet objet, 

— Il détache : parce que l’existence d’un sujet se paie toujours d’une perte de quelque chose, d’un fragment du corps imaginaire, c'est-à-dire du corps investi, ce premier corps de l'image spéculaire, de mon image : « Moi » ! L'existence du sujet se paye d'une entame de cela. Vous pourrez le voir assez facilement au moment de l'adolescence où l'exigence de la réalisation du désir est confrontée à la dimension de l'amour comme défense contre le désir. « Je te désire », c'est-à-dire je t’ampute de quelque chose. J'ampute ton image parce que ce n'est pas ton image que je désire, c'est quelque chose qui est en soustraction de cette image. J’aime ton image, c'est-à-dire la mienne, mais je te désire et ce désir m'angoisse, parce qu’il y a justement quelque chose à payer dans cette affaire.

— Il unit : parce que cet objet, c’est le seul support du sujet. C’est en tant qu’il va manquer à l’image du corps et à la réalité — réalité qui est toujours à l’image du corps, faite de corps, voire extension du corps. C’est en tant qu’il manque, cet objet, qu’il peut tenir lieu du manque qu’est le sujet. C’est un manque pour un autre manque : découpe, partie manquante du corps, signifiant qui manque dans le signifiant. C’est un recouvrement de deux manques, c’est ça le raisonnement topologique qu’il faut acquérir pour comprendre comment une intervention analytique peut être efficace. Cette coupure est liée à l’existence du phallus, elle a les liens les plus étroits avec la fonction de castration.

Le poinçon unit  le sujet et l'objet, c’est un recouvrement de deux manques : le manque du sujet en tant que signifiant qui manque et l'objet en tant qu'il manque à la jouissance de mon image spéculaire.

Qu'est-ce qui précipite la formation du fantasme ?

Réponse : sans doute le moment où l’enfant perçoit qu’il ne comble pas sa mère, qu’il n’en est pas le phallus imaginaire, même s’il a pu un temps la leurrer et se leurrer de l’incarner. Elle a un désir au-delà de lui. Cela le sauve sans doute d’une aliénation qui le condamnerait à une sorte de service perpétuel mais, en attendant, çalui enlève le sol sur lequel il se tenait. Il faut qu’il trouve en urgence un Ersatz d’être. Cet Ersatz, c’est l’objet a : il se pare de cet objet, il s’en sépare pour se faire dans son fantasme cet objet : il se fait voir, entendre, sucer, voire chier…  La précipitation du fantasme relève donc sans doute de la vacillation de la valeur phallique de son image.

Du même coup ces objets a deviennent « phalliques ». Le phallus reste le signifiant du désir et de la jouissance et le référent de toute signification. Les objets a viennent dans son sillage fonctionner comme cause du désir.  

L'objet petit a donc c'est ce qui vient dans ce lieu, le trou de l'Autre, mais cette fois ce trou, ce manque dans l’Autre a pris un sens sexuel : c’est le défaut du phallus, le manque du phallus. Cet objet petit vient dans ce lieu, se substituer au défaut de garantie de la vérité et c’est pourquoi le fantasme est pour le sujet le cadre indépassable de ce qu’il peut accepter en vérité.

L'importance que prennent ces objets « petit a », le souvent couplés dans la névrose, par exemple fèces/regard, tient à ce qu'il remplit cette fonction de substitut d'être. La réalité projetée sur l'écran du fantasme, écran dont le cadre est inaperçu, puisque ce cadre c'est justement l'objet petit a, qui n'a pas sa place dans le monde visible, et il ne peut pas y revenir simplement pour la raison qu’il est le reste de ce qui est refoulé, l'impossible à remettre en mots ou en images. Son retour n'est pas formation de l'inconscient, ce n'est pas lapsus, oubli ; quand il revient, cet objet, c'est la honte, l'angoisse, c'est l’affect. La vérité n'est pas une question philosophique décharnée. C'est une question prise dans la jouissance. C'est vrai parce que je le sens comme ça et si je le sens comme ça, c'est parce que c’est conforme au trajet déjà frayé vers la jouissance. Mais s’il y a une réalité commune quand même, puisque nous sommes en général d'accord pour dire d'un fou qu'il délire, c'est parce qu’il n'y a qu'un seul référent commun aux êtres parlants, ce fameux phallus. Ce phallus qui n'est pas un signifiant qui tombe du ciel, il a son pendant, si je puis dire, dans le corps, soit sous la forme de quelque chose en trop, soit de quelque chose en moins, mais enfin il n'est jamais à sa place, mettons un cache sexe : moins phi (-φ).

Comme organe, il témoigne par son comportement qu'il est sensible à la jouissance14, il est en plus impliqué dans la génération et donc dans l’origine, et de plus son fonctionnement qui consiste en une alternance tout à fait contingente dans le monde animal, alternance d’érection et de détumescence, il est sans doute pour cela apte à constituer le symbole qui marque la fonction élémentaire : présence - absence du signifiant.

 

Je vais maintenant partir de la logique du fantasme pour commencer à entrevoir ce qui va différencier les différentes structures que nous pouvons rencontrer en clinique.

Il y a donc un sujet, qui est un effet de la parole sur le corps, et le fantasme, qui vient s’interposer entre le Réel pur et le sujet. Il y a une logique particulière au fantasme : Lacan a fait son séminaire une année entière sur La logique du fantasme.

L’Autre, c’est le lieu des signifiants. C’est une gueule ouverte, en fait, c’est un trou sans fond. Le fantasme immunise le sujet contre cette béance en lui permettant d’échapper à sa dévoration.

Grâce au fantasme, le sujet ne sera ni pur signifiant ni pur objet, mais une séparation du signifiant et de l’objet. L’objet n’est pas homogène au signifiant : c’est quelque chose de différent, c’est quelque chose qui vient faire butée.

La logique du fantasme c’est la négation du cogito de Descartes : « Je pense donc je suis ». C’est : ou je ne pense pas, ou je ne suis pas. C’est-à-dire ou je ne pense pas, là où je suis, ou je ne suis pas, là où ça pense.

Ou le sujet est quelque chose de l’ordre d’un effet de sens, effet de sens lesté par un objet qui ne sera pas aperçu. On le sent dans le lapsus, dans l’équivoque : dans toutes les traces du sujet il y a un effet de sens ; ce qui se voit moins, c’est l’objet.

Ou alors c’est au contraire la jouissance qui est au premier plan, qui est entr’aperçue dans l’intervalle entre deux signifiants. Cette oscillation entre ces deux pôles va le plus souvent sans aller jusqu’à la rupture — pas tout signifiant,  pas tout objet — c’est ça la castration, c’est une façon de la dire. C’est le régime phallique, c’est le régime de la coupure. La représentation du sujet se fait toujours au prix d’une perte de la signification, mais aussi de jouissance.  Ma jouissance aussi est toujours entamée par le fait que je dois me faire représenter. J’ai un certain souci de ma figure dans le monde : je ne fais pas n’importe quoi, je ne m’adonne pas à n’importe quelle jouissance parce qu’il y a toujours ce souci d’être re-« présentable », que cette jouissance soit aussi métaphore de mon existence. Bien sûr, ça a ses limites : il y a des jouissances qui sont hors de toute représentation du sujet, parce que le fantasme a ses limites. Et il y a d’ailleurs des états-limites.

Les états-limites de la clinique peuvent être entendus justement comme les états qui se produisent lorsque le fantasme en arrive à ses limites.

Nous les connaissons, ces limites du fantasme.

C’est l’acting-out, un acte symptomatique où le sujet réduit sa division au maximum, dans le sens d’une monstration. Monstration de l’objet. C’est un effet en analyse d’un forçage de l’analyste dans le sens de réduire le désir de l’analysant à des mots. C’est l’exemple célèbre dans la littérature analytique du sujet qui, se croyant plagiaire et dont l’analyste lui a montré, preuves en main, qu’il ne l’était pas qui lui raconte alors que, sortant de chez son analyste, il avait pris l’habitude de passer dans une rue voisine pour regarder les menus des restaurants spécialisés dans les cervelles fraîches. Il s’en étonne. C’est un acting-out, c’est-à-dire une façon de dire les choses en les montrant ou plutôt de les jouer : to act, c’est jouer un rôle dans une pièce de théâtre. To act out, c’est raconter en jouant la scène. Comme le désir ne peut être dit totalement car la cause du désir, ce n’est pas un mot mais un objet a irreprésentable, forcer l’aveu du désir risque de provoquer l’acting-out. A la différence du symptôme qui n’est pas un appel à l’interprétation, l’acting-out semble être un appel muet à l’interprétation.

 

L’autre limite, c’est le passage à l’acte. C’est l’autre versant, c’est quand le sujet est acculé, n’a plus de signifiant pour le représenter, il se retrouve identifié à l’objet a qui sort de la représentation. Ainsi la jeune homosexuelle dont parle Freud qui se promène dans le quartier où travaille son père au bras de cette « demi-mondaine » (c’est la dimension d’acting-out). Provocation qui finit par produire ce qui devait arriver. Elles rencontrent le père qui lui décoche un regard furieux. Alors la demi-mondaine qui ne veut surtout pas d’ennui lui dit qu’il faut arrêter leur relation. Là-dessus notre jeune homosexuelle enjambe le parapet du pont du train de petite ceinture de Vienne : c’est le passage à l’acte. Dans la tentative de suicide, le sujet échappe à la division, mais c’est pour être identifié à l’objet immonde, rejeté totalement.

 

Une troisième limite du fantasme, ce sont les parenthèses qui le déterminent comme inconscient. Le caractère inconscient du fantasme, ce qui en maintient le caractère d’hypothèse du désir de l’Autre, peut se perdre ; hypothèse quant au désir de l’Autre, hypothèse quant à ce qui m’attend, quant à ce à quoi je suis attendu. C’est-à-dire que mon désir m’apparaît toujours dans une certaine obscurité, il doit être interprété et cette nécessité d’être interprété peut être perdue si le désir de l’Autre se présente dans une clarté excessive. Par exemple, en vivant une expérience qui va vérifier le fantasme — ou, au contraire, le contredire radicalement. Ce qui peut déclencher des états d’excitation — ou de dépression — en venant ruiner la fonction phallique qui est toujours cette fonction de pas tout, de pas entièrement. Cette fonction de castration qui maintient une certaine opacité sur le désir de l’Autre : il faut faire l’appoint pour l’interpréter.

Cette fonction de castration du pas tout de la vérité, qui assure le soutien de la réalité, au prix d’une perte, c’est ce qui peut disparaître dans certains états et provoquer des bouffées délirantes plus ou moins réversibles — sans qu’il soit nécessaire qu’on ait affaire à un sujet psychotique — et généralement marquées par une excitation. Parfois, c’est le contraire : la réussite d’un sujet peut se transformer tout à coup en une espèce de plénitude avec perte de ce manque qui le soutient, ce sujet, et le virage à une mélancolie transitoire.

 

Les psychoses en général sont caractérisées par une spécificité sinon par le défaut de cette mise en place fantasmatique. Mais il faut partir de cette mise en place fantasmatique pour en comprendre la logique.

Le lien entre le sujet et l’objet va être différent, va être beaucoup plus serré que le lien qu’indique le poinçon. Et les deux formes principales de ce lien entre et a dans la psychose sont l’alternance et l’équivalence avec toujours la perte des parenthèses.

 

La perte des parenthèses, vous la trouvez déjà dans la perversion. Le pervers est à peu près au fait de l’objet cause a : le voyeur sait forcément que ça a à voir avec le regard, l’objet cause de son désir. Ce qu’il ne sait pas forcément, c’est que son propre être se réduit à ce regard. Il pourrait l’éprouver si quelqu’un venait le surprendre en train de regarder, mais ça c’est plus vrai du névrosé, du bon obsessionnel qui s’adonne à sa petite perversion voyeuriste, que du pervers véritable, qui, lui, ne sera pas surpris, n’aura pas honte puisque ça ne sera pas lui. Pourquoi ce n’est pas lui ? Parce que les éléments du fantasme sont distribués sur d’autres personnages : si lui se met en position d’objet ou en position de se faire l’instrument qui fera surgir cet objet, le sujet divisé, $, ça sera quelqu’un d’autre, ça sera sa victime. Dans le cas de l’exhibitionniste à la sortie de l’école, le sujet qui sera divisé par l’exhibition et sur lequel va apparaître justement l’objet dans la fente palpébrale, le regard, c’est la petite fille. C’est chez elle que va surgir l’objet et, en fin de compte, le pervers, c’est celui qui a comme principe logique de compléter l’Autre. De tenter de résoudre la castration — en tant que c’est toujours la castration de l’Autre — en le complétant de l’objet qui lui manque, de l’objet a. Du même coup, sa subjectivité disparaît : puisque c’est un autre qui va payer de son angoisse. Par contre, lui, il a à sa charge [et à ses risques et périls] le dispositif : il est plus au service du montage fantasmatique qu’au service de sa propre jouissance, puisque tout ça est supposé restituer à l’Autre la jouissance qui lui manque. C’est pourquoi il n’éprouve pas de culpabilité mais qu’il peut être tenté par une vie religieuse ou de service.

 

À partir de là, on peut arriver à la maniaco-dépressive, qui est une des psychoses, mais qui mérite d’être distinguée parce que sa logique diffère de celle des autres.

Ne serait-ce que parce qu’elle se présente cliniquement par une alternance, ce qui suppose une dissociation des éléments du fantasme (Charles Melman) avec manifestation exclusive de l’un des termes $ ou a de façon répétitive ou alternée.

Dans la manie, on peut considérer qu’on a affaire là, de façon paradoxale, à un pur sujet — en tant que pur désir, un pur trou — détaché de sa cause et du lest que cette cause produit, de devoir être à chaque fois payée dans l’articulation signifiante. Un sujet, c’est ce que représente un signifiant pour un autre signifiant, au prix d’un certain paiement — ce que Lacan appelait le plus de jouir et qu’il avait rapproché de la plus-value de Marx, qui est dérobée au travailleur. Là, c’est un quantum de jouissance qui se perd dans la fonction de représentation. Dans la manie, il n’y a pas cette perte et on a une espèce de glissade signifiante du sujet, aspiré par la grande gueule de l’Autre. C’est un pur sujet, mais c’est un sujet qui n’a pas d’être au monde, en fin de compte. Il est presque réduit au principe de répétition de la chaîne.

 

Dans la mélancolie, c’est l’autre aspect : c’est l’objet a. On pourrait dire que le sujet est totalement égal — égalisé — à cette jouissance de l’être, à cet être immonde qui dans le fantasme a pour fonction de soutenir le sujet. Vous voyez la différence : elle est dans la coupure : coupure dans la totalité (pour le fantasme), ou en totalité (pour la mélancolie).

Le sujet va suivre le destin de l’objet qui devait fonctionner comme cause du désir avec le risque terminal : être retranché du monde des représentations. Mais les choses ne sont jamais simples, car dans le choix même du suicide du mélancolique, il y a des différences : il y a celui qui s’éjecte par la fenêtre, mais il y a aussi celui qui se pend et qui vient en quelque sorte collaber l’objet et l’objet phallique — objet phallique qui, pour le coup, n’est plus un symbole, qui est quasiment l’organe imaginaire réifié. Il y a une dimension imaginaire, qui reste dans cet accrochage à l’arbre ou à la poutre, du corps réduit à la présentification réelle d’un phallus complètement imaginarisé. Il faudrait dans chaque cas essayer de voir comment les choses se passent avec les trois registres mais ça sera pour une autre fois.

 

En tout cas, ce qui est important, c’est que même si je dis alternance de $ et de a, ces termes perdent quand même une part de leur valeur propre. Dans la manie, le sujet n’est plus barré, ce n’est pas un sujet divisé par l’objet, c’est un sujet sans Dasein, sans être au monde — même si par ailleurs il jacte beaucoup et fait beaucoup de bruit. Dans la mélancolie, l’objet a perd sa qualité essentielle d’être une partie détachable du corps. C’est toujours partiellement — et partialement, ajoute Lacan — que l’objet a vient donner un semblant d’être au sujet. Dans la mélancolie, cet objet n’est pas une fonction partielle, il est réduit à sa fonction d’être jetable, d’être immonde, d’être hors de la représentation, mais c’est le corps entier qui va s’engouffrer dans l’appel du vide — de la fenêtre, ou se suspendre à la poutre — évoquant cette exhibition obscène du signifiant phallique dégradé en signe, venant obturer le trou dans l’Autre.

 

Une remarque latérale : c’est toujours difficile de parler de l’objet a dans la psychose. Marcel Czermak insiste beaucoup, avec raison, sur la déspécification qu’y subit l’objet a, mais du même coup, cet objet perd aussi son caractère partial et partiel. On n’a plus affaire à l’obsessionnel qui tourne autour de l’objet anal, ou de l’hystérique autour de l’objet oral, ou du scopique, etc. On a affaire dans la mélancolie à un objet qui n’est plus détaché d’un trou spécifié. En même temps, il ne se découpe plus du corps et c’est le corps lui-même qui se découpe du monde des représentations. Donc l’usage du terme de dans la mélancolie mérite d’être réfléchi et on aurait plutôt affaire à quelque chose de l’ordre de La Chose…

 

Topologiquement, la gueule ouverte, on le voit, c’est cette fonction d’un trou dans l’Autre en tant qu’il n’est pas bordé par le phallus : un trou qui n’a pas de bord — parce qu’il y a des trous sans bords. Dans le Cotard, qui peut constituer l’une des formes évoluées de la mélancolie, mais qu’on peut éventuellement voir surgir dans d’autres psychoses, c’est plutôt la fermeture sphérique de la Chose.

Pour la paranoïa, qu’est-ce qui se passe ?

Il se passe que le monde se met à lui faire signe et plutôt de façon malveillante.

Certitude chez le paranoïaque qu’il y a des signes, que ces signes le concernent et que, quelque part, on sait ce que veulent dire ces signes. On sait ce que veulent dire ces signes : lui ne le sait pas toujours, mais l’autre le sait. C’est ce qu’on appelle la « signification personnelle », qui est l’un des acquis de la clinique, dû à Clemens Neisser en 1892. C’est un signe essentiel : c’est beaucoup plus important pour poser le diagnostic de délire que le point de non-conformité à la réalité. Cette signification personnelle ne situe pas le délire comme erreur par rapport à la réalité, mais désigne la position singulière du paranoïaque dans son discours : il est visé et de cela il ne peut pas douter. Certitude immédiate qui ne s’acquiert pas à la suite d’un doute méthodique comme celui de Descartes. Incroyance radicale : pas possible que ce soit lui le sujet de cette pensée, de cette action, de ce signe. Ce n’est pas lui, ça ne peut pas être lui. C’est le phénomène fondamental de l’incroyance, que Freud avait déjà souligné, en insistant pour le paranoïaque sur le caractère d’Unglauben : il ne peut pas croire à sa culpabilité — œdipienne ou autre — et que Lacan reprend, pas tellement sur le thème de la culpabilité, à savoir ce sur quoi porte l’incroyance, mais sur l’incroyance elle-même. Sur le fait qu’il n’y a pas de possibilité de croire, parce que, pour croire, il faut qu’il y ait une notion de cause : on ne croit en Dieu que justement parce qu’il y a quelque chose qui manque.

 

C’est une certitude qui ne porte pas sur une signification, mais sur une « signification de signification », c’est-à-dire sur le fait que ça signifie quelque chose. C’est ça qui est important : pas ce que ça signifie, mais que ça signifie. C’est pourquoi, dans notre clinique, c’est moins important de voir ce que signifie le délire que d’apprécier cette certitude de signification « proportionnelle, dit Lacan, au vide énigmatique qui se présente d’abord à la place de la signification elle-même ». C’est-à-dire qu’il y a eu un temps de suspension, non pas de doute, mais de suspension du sujet, parce qu’il a manqué là un signifiant pour le représenter, parce qu’il est tombé sur quelque chose qui le laisse sans signification et, immédiatement ou très vite, survient la certitude qu’il est visé parce qu’il se trouve précipité dans le trou de la signification, lui. La certitude porte donc sur la signification et secondairement sur le référent qui ne peut être que le sujet lui-même. C’est-à-dire en gros, qu’il vient à la place de ce qui, dans la névrose, s’appelle le phallus. Et le corps du sujet se trouve précipité, happé dans le trou de signification brusquement dévoilé. Au lieu où se trouve dans la langue le référent de la signifiance qui a été introduite par le Nom-du-Père, référent qui donne signification au fait de se retrouver père  ou de se retrouver fils de, éventuellement, c’est-à-dire dans quelque chose qui nécessite une symbolisation préalable, le paranoïaque [mais aussi tout psychotique] se retrouve devant un réel brut.

Melman a décliné toutes les positions paranoïaques à partir de cette position d’être à la place du phallus : l’érotomanie, la mégalomanie, mais aussi la jalousie, la revendication — puisque s’il est à cette place-là, c’est normal que tout vienne vers lui et si toutes les choses ne viennent pas vers lui c’est donc qu’on lui vole. Puisque le phallus, lui, est le seul signifiant qui renvoie à lui-même.

Tout se passe dans la paranoïa comme si le refus de la loi de castration que le référent phallique implique avait pour conséquence que le sujet vienne occuper cette place du phallus.

C’est donc le sujet qui voit converger sur lui toutes les intentions de significations normalement attirées par la gravitation phallique, et comme disait l’un de mes patients : « Il existe un faisceau d’indices dont je suis la preuve ». Il se trouve à la place de la référence mais sans la médiation du phallus, et sans qu’aucun objet partiel ne soit venu se loger dans cette référence phallique. Le sujet incarne dans la réalité l’instance phallique  normalement refoulée. Il devient, en quelque sorte, un phallus réel sur la scène du monde. Avec cette espèce d’érection propre aux paranoïaques : ça se tient. Ça se tient, mais c’est précaire : ça ne tient que dans la mesure où la certitude que tout renvoie à lui fonctionne. Si vous réussissez, grâce à votre sens clinique, à lui faire remarquer qu’il n’est pas ce qu’il croit, alors vous risquez de le voir se précipiter du haut d’un pont, parce que l’autre possibilité, c’est d’être réduit à l’objet a — à un déchet en tant qu’étranger à ce qui est représentable. Donc, un paranoïaque, il ne faut pas le guérir : il faut le calmer. En tout cas, il ne faut pas interpréter.

Il existe des paranoïas sans hallucinations ni automatisme mental, ce qui les distingue des autres psychoses de type schizophréniques.

La paranoïa, ça se présente comme une forclusion du hasard mais aussi bien de la causalité. Du hasard, vous le comprenez plus facilement. Pour le paranoïaque tout ce qui surgit est forcément un signe de quelque manigance. S’il n’y a pas de hasard, il y a forcément une cause. Alors pourquoi forclusion de la causalité ? Ce serait plutôt le contraire : tout a une cause ! C’est oublier qu’il n’y a de cause que de ce qui cloche. La cause suppose une interruption dans la chaîne des phénomènes, ce qui fait qu’on va rechercher ce qui manque justement, c’est-à-dire la cause. En fait cette cause n’est autre que l’objet cause du désir du chercheur. Mais le paranoïaque, lui, ne cherche pas la cause. La notion de cause n’a même pas de sens : ce qu’il veut, c’est des preuves et, en fait, soit il les a déjà, les preuves, mais il n’arrive pas à les faire valoir auprès de l’Autre, soit on les lui dérobe. C’est pour ça qu’il va continuer à en chercher, mais une preuve, ça n’a pas la même structure que l’objet cause, parce que l’objet cause, le sujet névrosé sait quelque part qu’il ne pourra pas le fournir avec des mots, qu’il ne pourra pas le produire dans la conversation. Cet objet est cause de mon énonciation, c’est ça qui me fait parler, mais je ne peux pas le produire. L’illusion paranoïaque, c’est l’idée qu’on peut le produire parce qu’il serait homogène au langage comme le sont les pièces d’un procès et d’ailleurs « le docteur le sait très bien ».

La forclusion de la cause, c’est la forclusion de l’idée même qu’il puisse y avoir de l’hétérogène, que toute vérité ne peut que se mi-dire, que c’est l’objet cause du désir qui fait l’appoint : c’est vrai parce que ça correspond à mon fantasme. Pour le paranoïaque, tout peut et doit être dit.

Il faut noter que la relation spéculaire est menacée mais en partie préservée. Il n’y a pas de signe du miroir, c’est-à-dire de sentiment de ne plus se reconnaître.

Dans la schizophrénie, le sujet  schizophrénie est également visé mais le ou les persécuteurs sont plus flous, ce ne sont pas forcément des personnes. Le langage y apparaît de façon plus claire comme ce parasite qui envahit le corps et prend possession de sa tête, de son corps. Les symptômes principaux sont l’automatisme mental et les hallucinations, les voix, le devinement ou le commentaire de la pensée. C’est dans cette structure qu’on peut retrouver ce signe du miroir. Il peut éprouver une dissociation de son image livrée au découpage par le langage.

 

Voici la lettre d’un paranoïaque au Procureur de la République :

 

Monsieur le Procureur de la République,

Compte tenu du fait de l’occultation qui m’a été soumise quant à mon identité réelle, je me vois dans l’obligation et en toute légitimité de me constituer partie civile auprès de vôtre (sic) institution.

Afin d’attester la véracité de ma plainte à l’encontre de M. V* A. (son père), je souhaite que celui-ci et moi-même soyons soumis à un examen génétique. Il apparaît que toute cette machination gravissime n’ait eu d’autres objectifs que de me priver de prérogatives conséquentes. Plus grave encore, constitue le fait que ces agissements ont été prémédités dans le but d’apporter un soutien notoire à des mouvements fascistes.

Je demande à ce qu’une enquête soit ouverte afin que dignité me soit rendue. De plus, je décline toute responsabilité concernant d’éventuels manquements qui m’incomberaient, n’ayant pris connaissance et ne possédant aucun document m’octroyant un statut particulier.

Dans l’attente d’une réponse et procédure de vôtre (id.) part, je vous prie d’agréer, Monsieur le Procureur, mes respects les plus sincères.

Et maintenant un extrait de l’entretien avec un délirant paraphrénique :

-          Bon. Qu’est-ce qui vous a amené à l’hôpital ?

-          (Soupir)….comment vous expliquer… ?   c’est à-dire que c’est la nature parce que c’est la nature.  On est tous naturels

-          Pardon ?

-          J’dis c’est la nature, qu’on est tous naturels

-          On est tous naturels, oui ,

-           c’qui (m’importait?) dans la nature c’est que je suis porteur d’eau si vous voulez savoir c’que, c’que j’ai représenté…

-          Le porteur d’eau ?

-          Le porteur d’eau oui ;  alors je voyais mettons dans les divisions de la vie,  comme des branches qui s’alignaient les unes sur les autres  parce que les branches ...euh.. les branches s’alignaient par rapport à…

-          Qui saignaient ?

-          Ben...qui saignaient je n’sais pas mais c’est des branches blanches et je voyais ça des branches blanches, j’avais très mal, j’ai ( souffri ?) la douleur et je suis resté à peu près.. euh… une journée aux Urgences et une nuit à  crier de douleur tellement j’avais mal et je souffrais j’ai cru que j’allais mourir…

-          Où était cette souffrance … là?

-          Elle était dans mon, dans mon corps

-          Dans votre corps…

-          Dans ma tête, dans mon corps et tout…je souffrais de tous les membres et j’me … le médecin, l’infirmière et…, j’sais pas si y avait des médecins mais y’avait au moins des infirmières et infirmiers qui prenaient mon bras comme ça puis qui me l’ déplaçaient à chaque fois parce que j’avais plus la force de faire un mouvement quand j’étais allongé sur le brancard comme ça quoi…

-          Oui …Comment vous êtes arrivé à l’hôpital alors ?

-          J’suis arrivé… c’est les pompiers, c’est les pompiers qui m’ont emmené…

-          Et qui les a appelés ?

-          Je n’sais pas.., je n’sais pas…peut-être les voisins aux alentours et…

-          Vous habitez seul ?

-          Oui, j’habite seul, oui…

-          Alors qu’est- ce qui s’passait, vous étiez où ? Vous étiez dans votre appartement ?

-          J’étais dans mon appartement et puis... j’vous explique comment ça se passait mes journées et mes nuits euh… mettons dans une pièce où on est ( ???)  une pièce en carré comme celle-ci j’vais faire les quatre coins du tour de ma pièce pour vider, ils appellent ça le système, le système de ma tête par rapport à l’environnement de ce qui m’entoure dans une pièce

-          Ils appellent ça « vider le système » ?

-          Vider le système c’est-à-dire vider la tête pour voir si y’a pas des mauvaises choses qui pourraient m’arriver sur moi-même, comme une bactérie ou un microbe

-          Oui et qu’est-ce qui s’occupe de vider ce système ?

-          Et ben …c’est moi qui me faisais mes déplacements dans ma pièce…

-          En vous déplaçant dans la pièce ?

-          En me déplaçant dans la pièce dans les quatre coins (de cette pièce?) j’dis quatre coins par rapport à cette pièce, que j’me vidais de, de …de c’ que je, que je pensais par rapport à mes rêves, à mes rêves, par rapport à mes rêves et … par rapport à mes rêves, par exemple … à mes rêves et aussi à mes angoisses qui me faisaient peur, comme la guerre ou des choses comme ça…

-          En ce moment, vous pensez beaucoup à la guerre ?

-          A c’moment- là, je pensais plutôt à la guerre, je précise dans les astres contre des .. des , guerriers qu’étaient (dans les tours , on va dire ,en puissance… ?...) une guerre astrale comme le cobra, le signe du cobra, le signe du cobra…

-          Le signe du cobra, c’est-à-dire ?

-          Et ben, le signe du cobra, c’est-à-dire que si j’aurais pas vaincu ce signe du cobra, que j’ai vu mourir dans les visions de mes divisions,  j’ai vu mourir dans les visions de mes divisions quand j’étais dans la chambre 2 point 12,…, 2 point 17 c’est, c’est ( … ??? ) qu’était là- et ben j’ai vu un espèce de cobra mourir dans...dans la vision de ma vie, mourir séché par le rêve que…  pas par le  rêve  mais par la force que j’avais moi de faire mourir de, de  ma force…

-          C’est vous qui auriez fait… mourir ce cobra ?

-          Ben oui, je pense qu’à mon avis y’avait une autre personne qu’il s’agissait de mon père, mon père, mon père D. M.  et  ils m’ont dit qu’on était deux à l’avoir abattu ce serpent…

-          Vous étiez deux à l’avoir abattu ?

-          (…. ????....) Je précise que l’année dernière j’ai abattu un serpent de 6m33 un serpent (… ???...) Lucifer,

-          6m33… ?

 

EPhEP, 9 mars 2015