Jean Pierre. Warnier : « Contribution à une anthropologie psychanalytique à partir d’un royaume africain

Conférencier: 

Cours n° 1 du 31 octobre 2013

Je vais vous parler d’un royaume africain qui doit être, j’imagine, assez loin de vos préoccupations. J’espère quand même que ce que vais vous dire pourra vous intéresser, dans la mesure où ça consiste à faire bouger le curseur des positions subjectives et donc de rajouter un élément social et culturel par-dessus des variations subjectives qui peuvent être beaucoup plus individuelles. Donc ça introduit une nouvelle dimension.

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Le fardeau de la royauté

Je passe au troisième point, que j’ai intitulé le fardeau de la royauté. Je reviens à mon roi, j’ai dit qu’il était roi, qu’il habitait son personnage de roi, son travail de roi, son métier de roi, mais je n’ai pas dit en quoi il consistait. Donc maintenant je vais vous dire en quoi consiste le métier de roi, en quelque sorte. Et ce que le célèbre, un des célèbres pères fondateurs de l’anthropologie, Frazer, appelait le fardeau de la royauté. Parce que ce roi est ce qu’on appelle un roi sacré, il participe aux royautés africaines, et Frazer à la fin du 19ème siècle, sur la foi des récits des voyageurs, des colonisateurs, des marchands, etc. avait bien repéré cette configuration de la royauté sacrée que l’on trouve dans les l’Afrique des grands lacs, jusqu’au Nigéria et ailleurs. Donc là on est en plein dans cette zone et c’est un cas tout à fait caractéristique de la royauté sacrée, c’est un micro royaume, aujourd’hui on ne sait pas exactement le nombre de ses sujets parce que les recensements démographiques ne sont pas faits par royaumes, ils sont faits par circonscriptions administratives, donc on ne peut pas le savoir, mais comme ça à vue de nez, je dirais qu’il y a environ onze cent à cent cinquante mille sujets, donc c’est une toute petite affaire. Et donc Frazer parlait du fardeau de la royauté, être un roi sacré, c’est quelque chose de lourd. Ne serait-ce que d’avoir 80 épouses, c’est… le roi s’en est souvent plaint à moi, il me disait c’est quand même terrible, autrefois on avait de l’aide, mais aujourd’hui ce n’est pas du tout la même chose. Pour envoyer tous les enfants à l’école, pour payer les frais médicaux, etc. y compris pour les épouses, j’ai des ressources tout à fait insuffisantes, me dit-il.

 

Le travail du roi, ça commence avec les offrandes aux anciens défunts. Chaque année, selon un rythme annuel et chaque semaine, selon un rythme hebdomadaire de la semaine de huit jours, il va sur les tombes des anciens défunts, de ses ancêtres, il leur parle et il leur fait des offrandes...

 

Par exemple …. c’est un mouton qui a été sacrifié, on l’a amené vivant, on lui a tranché la gorge, on a fait un sacrifice, on l’a découpé en morceaux. Vous avez un notable qui met sur les quartiers de mouton du sel et un fard rouge qu’on appelle le padouk, pour bien les assaisonner, pour en faire une bonne offrande aux ancêtres qui apprécient le sel et qui apprécient le fard rouge de padouk. Et là nous sommes sur le bord d’un lac de cratère, c’est une région volcanique qui ressemble beaucoup à l’Auvergne et les anciens défunts sont censés habiter dans un village qui est au fond du lac. Une fois qu’ils se sont adressés aux ancêtres, une fois qu’ils ont découpé le mouton, ils prennent des quartiers de mouton, et ils les jettent dans l’eau. Donc vous avez un notable qui a pris un quartier de mouton et il dit très fort : untel, voilà ton quartier de mouton, prends le, et il lance le quartier de mouton dans l’eau. Le quartier de mouton tombe dans l’eau et tout le mouton y passe, avec la tête, les entrailles, les pieds, absolument tout passe dans l’eau. Et à ce moment-là, le roi et les notables regardent la manière dont ces quartiers de viande coulent. Et selon la manière dont ces quartiers de viande coulent, ils font des commentaires là-dessus, et ils en déduisent l’humeur des anciens défunts, s’ils ont agréé les offrandes ou s’ils ont des réserves à formuler...

Une fois que ces paroles ont été adressées aux ancêtres et que ces offrandes ont été faites et que les signes ont été déchiffrés, tout se passe comme si. C’est une option difficile à utiliser, bien qu’en psychanalyse on sait ce que ça veut dire puisque dans la topique on a au moins quelque chose qui se passe dans le refoulement, le refoulé étant quelque chose qu’on peut verbaliser ; donc tout se passe par ex. dans l’inconscient comme si il y avait telle et telle chose. Et là tout se passe comme si le roi dans son corps était investi d’essences de vie qui lui sont données par les ancêtres, c’est-à-dire, ça rentre dans le corps du roi. Et ensuite, les substances corporelles du roi, deviennent des substances de vie, que le roi doit emmagasiner en son corps propre et restituer à son peuple sous diverses formes.  Ces substances corporelles, c’est son souffle, sa parole, qui est traité comme une substance matérielle. Par exemple un notable met sa main devant sa bouche pour ne pas que ses paroles et son souffle atteigne le roi. Donc la parole et son souffle sont quelque chose de matérialisés. Ce qui est vrai, d’ailleurs, la parole sonore, c’est des ondes qui se transmettent parce que l’air entre en vibration, et dans le vide le son ne se communique pas. Donc il faut de la matérialité pour qu’il y ait de la parole et il faut la matérialité des organes phonatoires.

Son souffle, sa parole, sa salive et son sperme. Etant donné qu’il est directement branché sur le réservoir de reproduction et de substance de vie que sont les anciens défunts, il est évidemment logique que symboliquement et dans l’imaginaire, ce soit l’homme le plus fécond du royaume. Donc la grande polygynie du roi se justifie parce qu’il est absolument plein à ras bord de substance de reproduction. Donc il va procéder à un certain nombre d’actions qui consiste à donner ses substances à ses sujets....

Si donc à la sortie des offrandes aux anciens défunts, des femmes peuvent recevoir directement, le plus près possible de l’acte sacrificiel, si elles peuvent recevoir sur leur peau une substance ancestrale qui vient d’être investie par les ancêtres de substance de reproduction, elles croient qu’elles vont concevoir. Et six mois plus tard, j’ai revu ce roi qui m’a dit, tu sais ça marche, il y en a plusieurs d’entre elles qui sont enceintes, donc tout s’est très bien passé, ça prouve que les ancêtres ont fait leur travail et moi aussi. Les substances corporelles du roi étant en quantité limitée, le roi les démultiplie avec d’autres substances non corporelles mais incorporées à son corps… c’est redondant ce que je viens de dire… substance incorporée... il y a dans cette poudre rouge de padouk, de l’huile de palme qui est également rouge, c’est de l’huile de palmiste, du vin de raphia qu’on tire du palmier raphia, c’est la sève du palmier raphia, et puis il y a des médecines. Toutes ces substances sont entreposées, stockées dans des récipients, des palmiers, des sacs, des bols en bois, des calebasses, etc. qui sont des extensions de ce que Paul Schilder qui était un des médecins viennois disciple de Freud appelait le schéma corporel, qu’on retrouve chez Merleau-Ponty, etc. ….............

 

On ne va pas le toucher le roi, on ne doit pas le toucher, il ne touche pas les gens.

-        Le roi n’a pas de pouvoir particulier ? S’il ne touche pas les gens, c’est parce qu’il a un pouvoir particulier, ou alors est ce que c’est juste une question de respect ?

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C’est une question de sacralité du corps du roi. Le corps du roi est sacré, par conséquent on ne le touche pas. Ce qui est sacré… j’anticipe.

Il y a une question de ce qui aliénable et de ce qui est inaliénable. Tous les récipients sont inaliénables, on ne peut pas les donner, ils ne peuvent pas être touchés etc. Et tous les contenus des récipients sont aliénables. Donc la salive du corps, du corps du roi est aliénable, mais le corps du roi est inaliénable, il est sacré, donc on ne le touche pas. Et toucher le corps du roi, c’est en quelque sorte aliéner le corps du roi, le transformer en quelque chose qui peut être communiqué.

Ça, c’est le commentaire de l’anthropologue, attention, ce n’est pas les gens qui disent. Il y a toutes sortes de choses à dire sur ce que dit le roi, ce que disent les sujets, ce que disent les notables, c’est-à-dire. tout ce qui peut être verbalisé, d’une part, et toutes les gestuelles, toutes les matérialités, etc. qui ne sont pas verbalisées, qui sont agies. Je pense que pour des psychanalystes, ça ne pose aucun problème cette affaire de savoir ce qui peut être verbalisé ou pas, et cette espèce d’écart qu’il peut y avoir entre les deux....

 

Donc le corps du roi est un récipient. C’est pour ça que je l’appelle un roi-pot. Et qui est fait d’une enveloppe corporelle, c’est sa peau à lui......

 Il a donc cette enveloppe corporelle qui est faite de son revêtement cutané.

On peut y mettre tout ce que Didier Anzieu énonce de la peau...

 

 Il a donc écrit ce livre qui s’appelle le Moi-peau, et son idée c’est que dans l’ontogénèse du sujet, l’expérience cutanée, depuis la toute petite enfance, depuis la naissance, depuis même peut-être avant la naissance, la peau ait fourni l'étayage de la construction du fantasme du moi et donne tous les fondements de ce que peut être une introjection à l'intérieur de l'enveloppe psychique du moi, ou d'une projection …

Et le fardeau de la royauté, ça consiste donc à avoir une bonne enveloppe, à l’entretenir, à mettre des contenus à l’intérieur et à faire transiter les contenus entre l’intérieur et à l’extérieur, en flux entrant et en flux sortant. Et ça, c’est du boulot, le roi est constamment en train de faire ces choses très matérielles, et très physiques, c’est très corporel, c’est très physique, il ne faut pas chercher la fonction royale dans une fonction de gouvernement au sens du gouvernement de la République française....