S.Schriewer et S.Duesberg : Question sur la pratique de l'euthanasie

Bruxelles, le 14/06/2014


SO : Nous avons perdu la mort, elle est parfois, voir souvent occultée - comme si la limite de l’ombre qui tombe sur la terre lors d’une éclipse ne se voyait plus, ne se disait plus – nous avons perdu l’attention aux mourants, les cérémonies, les rituels et les paroles du deuil. Cette disparition a été brutale et peu s’en sont émus. Même les représentations de la mort peuvent manquer.

Nos sociétés occidentales modernes ont penché en faveur d’une occultation de la mort, mais aujourd’hui celle-ci refait donc parler d’elle, la question de la fin de vie est ramenée au coeur du débat social avec l’euthanasie et au coeur de la journée d’aujourd’hui.

Merci de nous y accueillir.

 

SA : Nous travaillons toutes les deux à la Plate-forme des soins palliatifs de Bruxelles-Capitale. Je parlerai à partir de ma place d’infirmière de terrain dans une équipe mobile de soins palliatifs et continus au sein de l’hôpital universitaire Erasme. Il s’agit d’une deuxième ligne à Erasme.

Cela implique une double casquette, d’une part les prises en charge des situations qui concernent la gestion de la douleur chronique en général et d’autre part la fin de vie.

Cela m’amène parfois à être appelée pour entamer  un dialogue avec le patient, sa famille et aussi les soignants autour d’une demande d’euthanasie.

Les jeunes médecins en formation sont peu ou pas préparés à cette demande et les équipes infirmières sont en attente de soutien et de formation. Une partie de mes interventions est d’échanger, oser les questions, expliquer la procédure, s’adapter à la demande, cheminer dans un climat de confiance et de rencontre singulière, accompagner jusqu’au bout et dans l’après.

SO : Quant à moi, j’essaierai de vous dire quelque chose d’une part à partir du travail avec les soignants - supervisions à l’hôpital et en maison de repos et de soins - et d’autre part à partir des prises en charge des patients en fin de vie et des familles pour les équipes de soutien (équipes palliatives de seconde ligne à domicile).

Quand tu nous as demandé de participer à cette journée, d’emblée tu as insisté sur notre pratique. Nous essayerons de rester le plus près possible de notre réalité concrète sur le terrain et sommes curieuses et intéressées de vous entendre tous car nous avons besoin d’un espace de réflexion face aux soins et à la mort.

 

SA : Une des questions de cette journée d’étude nous a interpellées :

“A quoi s’agit-il de rester vigilant pour éviter la réduction de l’euthanasie à une simple procédure, ouvrant la voie à l’objectivation et à la banalisation, enfermant cette pratique dans l’idéologie du bon fonctionnement ?”

A partir de la pratique, nous développerons des situations d’avant les lois de 2002, nous verrons ce que la dépénalisation de l’euthanasie a permis pour ne pas arriver à réduire celle-ci à une simple procédure.

 

SO : Avant de répondre à cette question, rappelons-nous d’abord de ce qu’est cette rencontre avec le “réel de la mort” ?

Lacan dit qu’on ne cesse de refouler qu’on va mourir et ça nous permet de faire des projets, prendre des rendez-vous, de vivre quoi !
Freud parle de l’impossible représentation de sa propre mort.

Nous savons que nous allons  mourir, mais nous n’y croyons pas, nous vivons comme si nous étions immortels.

Le patient qui va être euthanasié sait qu’il va mourir,  et malgré que le jour et l’heure soient connus, il les a choisis, ce serait peu réaliste de dire « qu’il y croit » !

Est-ce possible d’y croire ? ... nous pouvons tout juste essayer d’y donner du sens, de nous inventer un bout d’histoire dans ce qui est en train de se passer, nous tournons en rond autour de l’irrémédiable, l’irréductible. Nous essayons d’ourler le trou.

Le patient qui va être euthanasié en aurait-il les coordonnées GPS ? ou une longueur  d’avance ?

Comment avoir une vision entièrement transparente et lumineuse d’une réalité aveuglante ?

«Le soleil ni la mort ne se peuvent regarder fixement» nous dit la maxime de Monsieur de la Rochefoucauld.

Connaître le moment de la mort est difficile et paradoxal pour certains qui s’orientent de la phrase  : « veillez car vous ne savez ni le jour ni l’heure » ou pour d’autres, pour qui personne n’est censé savoir quand la grande faucheuse vient moissonner ou quand Dieu rappelle les âmes à lui !

 

La mort, ce réel non représentable, manque de mots c’est à dire qu’aucun discours ne peut cerner en totalité ce qu’elle est pour un sujet.

 

Notre question, c’est comment mettre des mots ? des gestes ? des rituels ? du symbolique ?

A l’hôpital, comment ouvrir et permettre un espace où la parole, les rites de chacun pourrait se penser, se dire, se vivre ? et aussi comment oeuvrer pour que la parole du patient soit entendue et respectée ?

Nous oserons également une petite escapade du côté où « ça cloche », où il y a des ratages.

 

L’euthanasie m’a fait penser que lorsqu’un prisonnier est condamné à la peine de mort, c’est bien souvent le silence qui règne – pas de mot du geôlier, parfois l’un d’eux un peu plus humain disait : « courage, bonne chance… » ou faisait un peu d’écoute.

 

L’euthanasie nous a renvoyé Sabine et moi-même à des situations  d’avant les 3 lois. Je vais vous en déplier deux.

La première dans les années 1980, un patient de 60 ans atteint d’un cancer au poumon avec métastases osseuses – malgré les moyens antalgiques de l’époque, il restait très douloureux – ses os étaient comme du cristal et cassaient lors des manipulations.

Quotidiennement il demandait à mourir et appelait chacun continuellement à l’aide.

La situation devenue insupportable, la fille aînée du patient interpella le médecin.

L’institution étant tenue par des religieuses, et il en restait quelque unes en fonction, le médecin donna son accord pour aider à mourir à condition que règne un silence absolu … Il disait : « ici, il y a des choses qu’on fait dont on ne parle pas ». « Aider à mourir » était le terme utilisé pour ne pas dire « donner la mort ou tuer », on ne parlait jamais du mot euthanasie, on parlait d’aider à mourir, faire mourir ou donner un cocktail lytique.

Le médecin  était d’accord à la condition que la famille signe un document, il craignait les indiscrétions et les risques de poursuites judiciaires.

Lorsque la fille en parle à sa mère, l’épouse du patient, celle-ci répond : « vous auriez dû le faire et ne jamais m’en parler ».

Arriva décembre le patient disait qu’il allait mourir, ses proches lui répondaient de ne pas s’inquiéter et qu’il serait de retour chez lui pour Noël.

Dans le service, les choses se disaient dans le couloir à demi-mot, tout bas, « cela pourrait se produire le lendemain matin tôt » finalement le passage est survenu pendant la nuit… dans la solitude. Que s’est-t’il vraiment passé ? Pas un au revoir, pas d’échange, pas de mot possible avec personne la signature engageait la famille à ne jamais reprendre contact avec le médecin par la suite, et l’équipe soignante n’était au courant de rien.

Comment vivre le deuil après cela ? La famille s’est retrouvée clivée et polluée.

Clivée car les fils en voulaient à leur soeur d’avoir comme ils disaient : « signé le papier » et autorisé une telle abomination, c’était la honte, la culpabilité pour leur famille catholique.

Polluée comme l’est le débat sur l’euthanasie aujourd’hui par des idéologies qui se trouvent plutôt du côté de la morale, du bien ou du mal, du pour ou du contre.

(la morale qui acte le clivage et ne déplie pas les conflits psychiques)

 

Je ne peux m’empêcher de faire le parallèle avec la résistance en temps de guerre - on y retrouve les mêmes signifiants :

clandestin - réseau d’évasion  - secret – mensonge - dissimulation – solitude – passage - désaveu des siens.

 

Voici la seconde situation qui se déroule dans les années 1990 dans un service de soins intensifs, un patient de 43 ans accidenté de la route avec une section de la moelle épinière au niveau des cervicales. Tétraplégique, il demandait  à sa famille de lui apporter son revolver.

L’équipe soignante comme la famille faisait semblant de ne pas entendre et esquivaient soigneusement la question. Une seule phrase a été adressée vite fait bien fait par le chef de service à  la famille : « Après tout ce qu’on fait pour lui, dites-lui d’arrêter avec ses demandes,  il fait décompenser tout mon personnel».

 

SA : Avec l’avancée de la médecine d’après-guerre, les médecins sont devenus de plus en plus des techniciens spécialistes et se sont en général moins investis dans la fin de vie. L’accompagnement médical de la mort était rare, son enseignement quasi inexistant. Il y avait peu de partage d’expériences ou de transmission d’une tradition médicale en ce domaine. En 30 ans, les choses ont évolué.

Il y a eu entre autres l’apparition des soins palliatifs et la prise en charge des patients abandonnés par des médecins appartenant à une médecine curative et du côté de l’acharnement thérapeutique.
Puis les trois lois ont été votées. S’est formé également l’Association pour le Droit de Mourir dans la Dignité (ADMD), qui a été à l’origine de la création du Forum EOL pour “End Of Life” : il s’agit d’un réseau de médecins chargés d’épauler et d’aider leurs confrères moins avertis dans la gestion d’une demande d’euthanasie.

Ce Forum EOL organise chaque année une formation ouverte aujourd’hui aux médecins, psychologues et infirmières.

 

SO : Ces situations cliniques qui ont été décrites datent d’avant 2002, année du vote des 3 lois, et depuis, qu’est-ce que la loi a permis ?

La loi a donné un cadre aux pratiques et a permis entre autre de mettre des mots sur les situations difficiles et complexes d’avant 2002. 

Sur le terrain, le constat est clair : il y a eu un avant et un après.

 

Formatrice au CEFEM (Centre de Formation à l’ Ecoute du Malade ) en 2002 – j’ai constaté qu’après la loi du 28 mai – tant au niveau des supervisions que des formations - les langues se sont déliées.

C’était alors comme si enfin les soignants pouvaient se dire, dire ce qu’ils avaient vécus et ce que certains leur avaient fait vivre. De nombreuses équipes étaient divisées, clivées entre ceux qui sont pour l’euthanasie et ceux qui sont contre. Il régnait un climat parfois diabolique, dans le sens : qui sépare, qui délie alors que le symbolique lie, est du côté du lien.

Durant tous ces temps de formation et de supervision, comme l'objectif était moins d'acquérir un savoir théorique rationnel que de remettre en question son propre fonctionnement interne, je ne pouvais pas faire l’économie de laisser les soignants déplier leurs vécus.

 

De longs temps de parole ont été occupés à essayer de symboliser la terreur que ça réveillait en eux et l’angoisse abyssale face à la précarité psychique dans laquelle ils se sentaient renvoyés avec personne pour accueillir leurs vécus.

Des situations où parfois la réalité dépasse la fiction.


SA : Effectivement, il est arrivé (avant les trois lois) que l’on délègue à de jeunes infirmières des préparations de « cocktail lytique » ou des injections de potassium (KCL - douloureuses pour le patient), sans trop leur parler des conséquences ; elles les mettaient alors en route chez des patients qui n’avaient peut-être rien demandé mais qui semblaient souffrir aux yeux des médecins. Revenant peu de temps après, ces infirmières retrouvaient leur patient mort, n’osant pas relier l’effet à la cause. Il n’y avait pas de dialogue possible, le médecin étant en général déjà parti.

SO : Est-ce que des situations telles que celles-là arrivent encore aujourd’hui ?

 

SA : Des situations  difficiles peuvent toujours être mises en lumière, mais cette loi de dépénalisation aide à avoir plus de dialogue, de transparence et moins de non-dit avec toutes les personnes concernées par une demande d’euthanasie par exemple.

Et même si tout a bien été réfléchi et préparé, le médecin et son équipe doivent être prêts à toutes éventualités. Entre rester présent au patient, attentif à la famille, il reste que le produit doit être bien administré.

Ainsi ce patient à qui il a fallu déboucher la perfusion, injecter plusieurs produits différents pour qu’enfin son cœur cesse de battre. Le dialogue fut primordial.

SO : Une euthanasie est donc un événement préparé, programmé mais aussi partagé.

Comment mettre du symbolique qui rassemble et unit même s’il n’y arrive jamais totalement sur l’acte ultime du Réel ?

 

SA : Lorsque la procédure légale se met en route, dans le cadre de notre fonction infirmière dans l’équipe palliative, nous passons rencontrer le patient et également l’équipe soignante avec qui un dialogue s’installe de manière unique. Aucune situation ne ressemble à une autre, chaque demande est particulière et mérite une attention spécifique.

La mise en place d’une euthanasie, c’est aussi créer un climat de confiance pour qu’au moment du geste létal, la relation humaine puisse aussi exister dans la relation soignant-soigné. Nous pourrions dire qu’il peut s’agir d’un acte d’humanité posé par un médecin et non un acte médical. C’est un moment fort.

Douze ans après la loi, aucune routine ne s’est installée dans la pratique mais le cadre légal est là, rassurant, pour imposer une procédure à suivre. Pas de rituel précis, cependant à chaque dernière rencontre, une mise en place particulière à la personne se partage. Il arrive de boire un verre de champagne, de lire un dernier poème, de raconter une dernière blague ou de ne rien dire dans un silence parlant. Aucune habitude.

Nous vivons souvent un moment fort empreint de dignité, de sérénité pour le patient.

Ces précieux moments d’adieu, réunions des familles, des amis, des soignants, à un moment choisi, étaient difficilement imaginables avant la loi.

Souvent ces derniers rituels personnalisés peuvent être apaisants car le malade et son entourage auront fait et dit ce qu’il convenait pour eux de faire et de dire.

 

Parler de l’euthanasie de loin c’est une chose, mais sur le terrain c’est une autre chose … on peut comprendre qu’après des années de maladie avec parfois des plaies odorantes, des visages défigurés certains n’en peuvent plus.

 

Je me souviens avec émotion de ce temps de partage autour de l’euthanasie d’une professeure qui, ayant attendu la fin des examens pour consulter au sujet d’une grosseur au sein, s’est retrouvée dans une situation extrêmement avancée d’un cancer déjà terminal. Après avoir accepté d’urgence une très lourde dose de chimiothérapie et en avoir subi tous les effets secondaires, elle décida dans une souffrance inapaisable, de demander l’euthanasie. Commença alors une course contre la mort pour répondre à sa demande, elle voulait mourir debout en ayant dit au revoir à tous. Le jour de l’euthanasie, elle invita une dizaine de ses proches à l’accompagner pour ce geste ultime. Tout le monde fut installé le mieux possible dans la chambre, elle se fit belle, garda son humour décapant, nous fit rire et certains pleurer, remercia toute l’équipe médicale de l’avoir entendue dans ses derniers désirs et surtout d’anticiper cette mort annoncée en lui évitant des souffrances supplémentaires. Beaucoup de personnes étaient ébranlées. Une fois son cœur arrêté, tout le monde est resté assis à parler d’elle et de ce que tous venaient de vivre.

SO : Et malgré tout cela, il m’arrive d’entendre certains médecins parler de leur sentiment de solitude face à l’acte, ou de dire « vous savez … cela ne nous est pas enseigné à l’université ! »

Le Dr François Damas écrit : « L’euthanasie n’est pas un permis de tuer, ni un geste de tous les jours, ni un interrupteur, ni une simple piqûre. C’est un geste infiniment plus compliqué que ça, que je fais quand les conditions sont là. Quand je donne les derniers soins, je consacre du temps à la préparation, mais aussi à l’après car il y a une charge émotionnelle importante ».

 

Dans son dernier livre : «En notre âme et conscience – Fin de vie et éthique médicale»,  le Dr Dominique Lossignol témoigne de l’impact émotionnel :

« Comment affirmer qu’une pratique est banalisée alors que dans le même temps elle exige un ensemble de règles et de conditions qui sont en contradiction avec un geste banal, et comment pouvoir affirmer dans le même temps qu’un geste qualifié de banal puisse avoir un impact émotionnel ? Je dirai qu’il est rassurant de savoir qu’un médecin qui pratique une euthanasie vit un moment difficile et que le contraire serait plutôt inquiétant ».

 

Il m’est arrivé aussi lors d’une prise en charge après l’euthanasie d’une jeune femme, d’entendre sa mère très en colère dire : « je lui ai donné la vie et je lui en veux de choisir la mort, mais aujourd’hui je comprends que ce n’était pas un choix contre la vie ou contre moi mais bien un choix sur la manière dont elle souhaitait en finir et ne plus souffrir. C’est grâce à son choix que nous avons enfin pu nous parler, ... nous retrouver ».

Dans son livre « La mort choisie – comprendre l’euthanasie et ses enjeux » - François DAMAS va dans le même sens, il écrit :

« Car la mort est déjà là : non pas seulement parce que, dès qu'il y a vie, la mort est inscrite dans le programme dont elle est une étape, mais de façon bien plus précise et concrète. Quand le cancer, le Sida ou autres maladies graves sont là, quand la grande vieillesse est là, le choix n'est plus entre la vie et la mort mais entre deux façons de mourir ... l'euthanasie volontaire n'est pas un choix entre la vie et la mort ni un choix de la mort contre la vie, elle est un choix entre deux façons de mourir ».

Entre deux morts différentes ... entre-deux-morts ...et j’associe :

 

Entre-deux-morts : une expression de J. Lacan dans les Ecrits et le Séminaire VII sur l’Ethique de la psychanalyse.

Quelle est notre attitude face à cet entre-deux-morts ?

Lacan écrit : « Qu’est-ce que l’entre-deux-morts ? L’espace dans lequel la vie empiète sur la mort et la mort empiète sur la vie. En ce lieu, les vivants sont voués à une vie rendue insupportable par l’excès de leur souffrance, le deuil, l’abandon, l’humiliation ou l’exil.

Là se jouent alors les positions éthiques, quand paraît une vérité de l’être, quand le désir rencontre la pulsion de mort, quand se délient les métaphores ».

 

Cet état d’entre deux nous le retrouvons face aux patients qui vont être euthanasiés ou sédatés et il peut provoquer des réactions particulières dans les équipes soignantes :

désinvestissement ? malaise ? peur ?

Je suis interpellée lors des supervisions par certaines situations et réflexions :

 

SA : « Pourquoi le laver ce matin puisqu’à 11 H on devra lui faire sa toilette mortuaire » ?

« Pourquoi lui donner son petit-déjeuner si l’euthanasie est prévue à 9 H? »

Le patient va mourir et il est considéré comme mort.

 

SO : Je me souviens aussi d’un patient qui souhaitait mourir dans sa maison de repos et qui avait dû quitter les lieux pour se faire euthanasier au domicile d’un de ses enfants. Très peu de soignants étaient présents à son départ pour lui dire au revoir, ils ont boycotté le patient et ses proches qu’ils considéraient comme des pestiférés.

 

SA : Je pense aussi à une patiente qui, ne sachant plus se lever, voulait absolument se regarder dans un miroir et se faire belle pour son euthanasie. Une autre qui avait perdu l’appétit et qui voulait un bon petit déjeuner dans un lit propre. 

«Mais pourquoi tout cela puis qu’ils vont quand même mourir ?» entendons-nous parfois de la part des soignants. Sont-ils déjà morts, font-ils peur ? Ont-ils la mort sur leur visage avant d’avoir fermé les yeux ?

 

SO : Et que dire de la sédation en fin de vie ? ( pour laquelle aucun encadrement légal n’est prévu... )

Lorsqu’il n’y a plus de communication possible entre le malade et ses proches, pour certains, ce sera comme s’il était déjà mort. Pour d’autres  cette période peut être mise à profit pour un dernier accompagnement, pour d’autres encore, elle sera vécue comme une euthanasie lente, surtout quand la sédation s’accompagne d’un arrêt de l’alimentation et de l’hydratation.

Face à ces patients vivants mais «entre-deux-morts», nous constatons souvent un désinvestissement des proches, les visites se font plus rares et plus courtes, les membres de la famille parlent entre eux dans la chambre devant le patient de l’organisation des funérailles, de la vente prochaine de la maison, de qui reprendra la bague.

Face à une sédation – pourquoi rendre visite ? parler au patient endormi peut mettre mal à l’aise certains soignants ou familles, familles qui désinvestissent leur proche, qui le voient comme dans une vie qui n’en est plus une.

Je me souviens d’une petite Unité de Soins Palliatifs de 6 lits avec 3 patients sédatés et du sentiment d’impuissance des soignants «on ne peut pas les accompagner ! ».

 

SA : Je ne peux m’empêcher de faire un parallèle avec les réactions le jour d’une euthanasie :

Certains soignants sont dans l’impossibilité de  parler au patient, comme si ce dernier n’était plus approchable. Je pense aussi à ces jeunes médecins en formation qui ont suivi le patient en salle et qui n’osent pas retourner le voir une dernière fois avant l’euthanasie pratiquée par un senior. Ils cherchent leurs mots, ne savent pas quoi dire, comment le dire et c’est finalement sous nos insistances qu’ils se retrouvent parfois dans les bras du patient à être rassurés, remerciés, déculpabilisés, le tout avec beaucoup d’émotion et de sens humain. Ils n’oublieront jamais cette ultime rencontre.

En fait les jeunes médecins qui sortent de leur formation sont tournés vers le curatif et lors d’une demande d’euthanasie, ils se sentent coupable et/ou mis en échec.

 

SO : Nous pouvons dès lors comprendre que certains médecins qui n’auraient pas le «mode d’emploi» aient une tendance à s’encourir devant une chambre avec un mourant ou quelqu’un qui va être euthanasié.  Certains font leur tour de salle en «passant » la porte, c’est à dire … en ne la passant plus.

 

SA : D’autres soignants demandent à être mis en congé ce jour là, ou bien s’arrangent pour ne pas être seuls. Ainsi, le jour prévu d’une euthanasie, trois infirmières étaient prêtes à accompagner le médecin auprès de la patiente. Trouvant cet empressement anormal, nous nous sommes rendus compte que la première infirmière se sentait obligée parce qu’elle travaillait du côté où la patiente était hospitalisée, la deuxième soutenait la première et la troisième voulait voir ! Après un dialogue, aucune ne participa à l’euthanasie.

Le plus difficile ce sont ces soignants qui « zonent », qui sont dans l’évitement et qui ne veulent pas entrer en contact ni avec l’équipe palliative ni avec le patient. La parole est impossible. Là encore nous les invitons à rencontrer le malade, ils peuvent  alors se rendent compte que c’est une personne comme une autre, bien vivante et qui peut leur expliquer le pourquoi de cette demande.  Cela leur évite de rester dans l’imaginaire et dans les fantasmes.

 

A ce propos, je pense à la situation d’un médecin psychiatre …et psychanalyste qui se disait opposé à l’euthanasie. Il est appelé pour un troisième avis suite à une demande faite par un patient à domicile. Dans une rencontre, ce colloque singulier - deux personnes qui sont réellement en présence l’une à l’autre -  le psychiatre a pu entendre les douleurs inapaisables du patient qui dit : «voilà vous avez tout fait pour moi mais….». Suite à cet échange unique, alors que par principe ce psychiatre  était “contre” l’euthanasie, il a pu comprendre qu’une telle demande puisse exister.

Au-delà de la théorie et des positions de principe, quand une rencontre et une parole existent, l’euthanasie peut devenir quelque chose d’acceptable, de compréhensible.

Entendre une demande d’euthanasie demande de mettre au travail ses croyances, ses opinions, ses fantasmes pour pouvoir sublimer au mieux.

 

 

SO : L’euthanasie a-t-elle un rituel ? est-elle un rituel ? a t-elle un protocole ?

Anthropologiquement, même si les rites sont d’abord fait pour les morts pour qu’ils puissent devenir vraiment séparés de nous, ils sont aussi fait pour les vivants.

Notons qu’aujourd’hui les rituels sont mis au rebut.

Face à l’effondrement du religieux serait-il censé d’élaborer de nouveau rituels ?

 

Le rituel a des fonctions :

Il met en scène un passage et permet de pouvoir se dire.

Il rassemble et permet un ralliement social.

Il ose une autre modalité de présence et d’accompagnement puisqu’il est ouvert à un autre sens, à une autre temporalité.

Il aide aussi au travail de deuil.

 

Tout d’abord il y a la mise en forme de ce que la loi prévoit = côté réglementaire - le protocole - la mise en place de la réalité et ensuite, ce que le sujet désire et ce qu’il dit.

(quand ? où ? comment ? avec qui ?)

Dans l’intime, qu’est-ce qu’il dit de ce passage ? Et de notre côté, comment se tenir le plus près de ce que le sujet désire ?

... tout en laissant une place à « l’inattendu » !

 

Car, au-delà de la demande d’euthanasie, de la volonté de mourir, quelque chose peut surgir de … nulle part, un instinct de survie qui lutte malgré toutes les décisions rationnelles et tous les apaisements.
On ne contrôle pas la mort, nous ne sommes pas dans la maîtrise mais dans l’accompagnement pour que ce soit le plus acceptable possible.
Même si cet inattendu peut apparaître incongru ou déplacé d’un point de vue rationnel, le patient qui a choisi l’euthanasie demeure encore un sujet, avec ses contradictions, ses ambivalences, ses paradoxes, ses faiblesses.

La fin de vie reste le lieu de toutes les incertitudes et nous invite à la modestie…

 

SA : Pour conclure : Les trois lois offrent un cadre sécurisant pour la pratique quotidienne et permet de libérer la parole autour de situations difficiles et souvent taboues à beaucoup d’égards auparavant.

L’enjeu est désormais de ne pas réduire l’euthanasie à une simple procédure, mais d’arriver à mettre des mots, à trouver des gestes, des rituels, à instaurer du symbolique dans un moment à chaque fois particulier et prégnant, poignant pour les patients et leurs proches : il s’agit d’être créatifs pour libérer une parole vraie et juste, tout en n’occultant pas les tensions, les possibles contradictions, et la violence issue de cette dé-liaison imposée.
L’euthanasie peut être source de libération de la souffrance physique et psychique pour le patient et peut aussi permettre à ceux qui restent de dire au revoir dans un moment choisi.

SO : Nous terminerons avec une phrase du philosophe Emmanuel Hirsch : « Dans nos sociétés qui croyaient avoir éludé la mort, apprendre à mourir, c’est se doter des instruments qui nous permettrons d’aborder avec humanité et qualité non seulement la mort mais aussi les moments qui la précèdent.»

MERCI !

 

 

Sabine SCHRIEWER, infirmière dans l' équipe mobile de soins palliatifs de l’hôpital universitaire Erasme.

Sophie DUESBERG, psychologue et formatrice à Palliabru - plate-forme des soins palliatifs de Bruxelles-Capitale