Philippe Candiago - La gloire de mon père

P. Candiago - Je voudrais remercier Nazir Hamad pour ce magnifique livre, une histoire qui m’a… transporté, et je voudrais redoubler ce remerciement pour l’adresser aussi à Claude Rivet qui a eu cette magnifique idée de nous l’avoir proposé comme travail.

 

Donc, ce titre est un clin d’œil au petit Marcel. À trois ans, Marcel passait beaucoup de temps en classe où son père était instituteur, en attendant que sa mère vienne le récupérer, et puis un jour son père écrit au tableau : « La maman a puni le petit garçon qui n’était pas sage » et Marcel s’insurge : « Non ce n’est pas vrai », son père lui demande ce qu’il dit et il répond : « Maman ne m’a pas puni » … etc. etc., et le père de Marcel découvre tout surpris que son fils a appris à lire. Ce qui est drôle dans l’histoire, c’est que sa mère, terrorisée par ce savoir qu’elle découvre chez son fils, de peur que « ces Messieurs lui fassent gonfler le cerveau », va lui interdire de retourner dans cette école et d’ouvrir un livre jusqu’au CP. Je ne vais pas rapprocher davantage ces deux histoires, puisque le père de Marcel est bien présent, mais elles témoignent l’une et l’autre, je dirais… de l’énigme du désir d’apprendre. Il y a dans votre écriture quelques affinités… En tout cas, quand j’ai lu La Bille bleue, à un moment je suis allé voir dans ma bibliothèque, je suis allé chercher les bouquins de Pagnol et j’ai trouvé une affinité… Je n’ai pas lu Pagnol depuis trente ans, je n’avais aucune idée de son texte, mais je me suis dit quand je les ai feuilletés, qu’il y avait une affinité, quelques affinités entre ces écritures. Amir et Marcel ont une qualité commune, ils interrogent beaucoup et tous les deux ont une, j’y reviendrai… Tous les deux présentent une certaine timidité, Marcel, davantage qu’Amir d’ailleurs, une timidité qui s’articule à leur façon de savoir s’y prendre, pour se laisser prendre, pour s’y laisser prendre, avec les filles. Je pense que ce point à toute son importance

 

Pendant que je lisais le livre, je me suis dit que c’était lecture qui n’angoissait pas le lecteur ; enfin, elle ne m’a pas angoissé, beaucoup moins que la perspective de venir vous dire ce que j’avais préparé pour cette Journée. Pour autant cela ne veut pas dire que les protagonistes de ce quasi-conte, ne rencontrent pas des moments d’angoisse sur le chemin de leur désir. On peut très bien imaginer Amir arrivant dans sa classe au milieu de ses élèves en position d’enseignant… Je ne sais pas si vous avez eu l’occasion de donner des cours comme ça, c’est terrible, ce désir d’enseigner peut nous mettre dans des positions effroyables.

 

Donc… des enfants et une femme dont le père, l’époux est parti comme la plupart des hommes du village ; il reste quand même le curé, l’imam et ce directeur, qui va donner une direction. Ils sont partis chercher « fortune ». Un père, un mari d’autant plus absent, qu’il ne donne pas de nouvelles et que sa famille n’a pas d’adresse à laquelle lui écrire, ils ne peuvent pas s’adresser à lui.

 

Dans ce village, de femmes et d’enfants, où la vie est rude, où la pauvreté, l’illettrisme sont la règle, chacun est invité à respecter la conformité de la place qu’il occupe, à se soumettre aux commandements moraux, religieux, en surplomb de la société, sans que pour autant soit abolie la possibilité de les transgresser, de les subvertir, en maniant ce que vous avez appelé l’art de la dissimulation. Il y a encore ce petit rien qui transcende les appartenances, les croyances des uns et des autres qui fait que la vie dans ce village est une vie vivante, désirante, même si l’histoire se termine… je ne dirais pas qu’elle finit mal, je dirais qu’elle se termine dans un certain chaos. Quelque chose s’y déploie sur la question de ce qu’il y aurait à sacrifier, qui intervient tantôt dans le registre des mœurs, tantôt dans le simple fait de parler. À ce jeu, Amir et Halim ne sont pas en reste, tout au long du livre, ils interrogent beaucoup, ils font vibrer en quelque sorte ce défaut de saisie qui anime la parole.

 

Est-ce que le lecteur n’est pas angoissé parce que l’écriture que nous propose Nazir Hamad, du fait du rythme de cette écriture… Il me semble qu’elle nous fait… et aux personnages aussi, parcourir ce trajet que Lacan résume dans le séminaire L’Angoisse, qui part du sujet mythique de la jouissance et par la voie médiane de l’angoisse, vient situer en dessous, à l’étage inférieur, ce sujet divisé, qui est un des deux termes en quelque sorte qui constitue le support du désir. Cette histoire, et votre écriture, nous ramènent rythmiquement à l’étage inférieur.

 

Cette histoire m’a rappelé quelques souvenirs de mon enfance, une enfance, je ne vais pas vous les raconter, mais juste deux trois bricoles comme ça ; j’ai grandi durant ce qu’on a appelé les « Trente glorieuses ». Une enfance dans ce qui était alors un gros bourg, presque un village, une enfance pas très riche non plus, mais une enfance où l’on grandissait dans une certaine liberté, on vagabondait, on allait se promener, on aller faire des trucs…. On était petits… Nous grandissions d’une certaine façon assez loin de la surveillance de nos parents, de nos mères devrais-je dire, puisque nos pères étaient au travail. Ils passaient la journée au boulot, ils rentraient, ils étaient fatigués, on les voyait peu, ils ne disaient pas grand-chose, ils se situaient à l’arrière-plan dans l’éducation des enfants ; quelques-uns s’absentaient d’une autre façon, puisqu’ils étaient un peu trop assidus à l’assommoir, ce qui les rendait encore un peu plus laborieux. Il y avait une société des enfants et une société des adultes, elles n’étaient pas séparées par une frontière, elles étaient intriquées, avec chacune ses jouissances autorisées, prescrites, ou interdites. À chaque génération ,il y avait des jouissances prescrites et interdites. Et si nous étions moins sous le regard maternel qu’aujourd’hui, pour autant il me semble que nous étions davantage sous la responsabilité de la communauté des adultes. C’est-à-dire qu’on se faisait engueuler par des gens qu’on n’avait jamais vus et qui connaissaient nos parents, c’était embêtant, donc on était quand même à la fois tranquilles mais aussi on faisait gaffe… Donc une communauté des adultes qui par cette distinction je dirais, appelait chaque enfant à la rejoindre, pour profiter de tout ce qui nous était interdit, un déplacement pourquoi pas une migration, qui prenait appui sur quelques rencontres.

 

L’école bien sûr participait de ce trajet, école dans laquelle l’enseignement était confié d’abord à des femmes, dans les petites classes, jusqu’au CP, CE1, je peux avancer, de la façon la plus rigoureuse, que j’ai appris à lire avec ma première maîtresse. Après l’enseignement devenait une affaire d’hommes ; ils n’étaient pas professeurs, mais instituteurs. Je n’ai plus eu de maîtresse après le CP, que des « instits » mâles. En France il y a eu cette réforme, qui date je crois de 1999, qui a fait des instituteurs, des institutrices, des « professeurs des écoles »… Elle s’inscrit dans une perspective de validation universitaire des savoirs, des compétences comme on dit aujourd’hui ; auparavant les « instits » apprenaient leur métier à « l’École normale ». C’est l’entrée en 6e qui actait en quelques sorte, à l’époque où je suis admis au collège, la substitution à un maître de plusieurs professeurs, professeurs femmes, professeurs hommes, en même temps d’ailleurs qu’elle actait la présence de l’autre sexe dans une classe devenue hétéro. J’ai ressenti très vite qu’avec les professeurs du collège, l’enseignement ne marchait plus comme avec l’instituteur, que d’une certaine façon, ce qui était demandé, c’est que le transfert se déplace de cette figure d’autorité, de cette figure aimée, vers le savoir… s’écartant si j’ose dire de la demande d’amour qui nimbe les premiers apprentissages. Il faut dire aussi que la présence de ces créatures bizarres et attirantes avait l’avantage de détourner notre admiration de la figure d’autorité. Chaque « prof » Lacan nous dit que le professeur est celui qui enseigne sur les enseignements, chaque « prof » donc, accompagnait de façon plus ou moins habile ce déplacement, pour reprendre le propos de Lacan, qu’il savait ou pas s’y prendre avec le collage, collage dont la technique mobilise découpage et raccord. Savoir s’y prendre avec la technique du collage s’articule avec le désir d’enseigner du professeur, qui fait ou pas, à l’instar de l’artiste, entendre que la fonction du raccord situe un manque ; on a tous eu des « profs » qui pouvaient nous embarquer dans leur enseignement et nous avons tous eu des « profs », je dirais, un peu plus soporifiques.

 

Le père d’Amir, celui de la réalité, le père réel n’est pas présent. Melman nous dit que le père réel c’est le géniteur. Être géniteur ne suffit pas à faire un père, même si nous sommes très attentifs à la question du gène aujourd’hui. Il faut qu’une femme intronise un homme à ce statut. C’est devenu une expression scandaleuse, mais il y a peu encore, il était coutumier de dire qu’une femme donnait un enfant à celui dont elle estimait qu’il l’avait rendue féconde : « c’est toi le père », une reconnaissance et une donation qui fait, pourquoi pas, migrer un fils vers ce statut de père, qui le fait adoptant. Cela dit, comme notre droit de la famille le confirme toujours, un père peut se passer du géniteur.

 

Ce père réel, Amir et Halim, ne peuvent en éprouver la consistance. Ils n’ont que peu, ou pas de souvenirs de lui ; pour Amir, cette photo dont tu as parlé Claude, le Coran que son père lui a transmis, mais il ne peut se cogner sur ce père afin d’en éprouver la consistance. Pourtant, il n’a aucun doute qu’il ait été adopté par ce père et qu’il l’a adopté aussi. Sa mère y veille : « Mon dieu, tu es bien comme ton père. Vous ne faites pas les choses à moitié », et vous l’avez sans doute noté, quand elle parle de son mari, elle en parle au présent. Un père qui existe aussi dans le désir de sa femme, comme le dit Amir : « Il n’a pas quitté ma mère ». Cette femme qui dit à son fils : « Je l’ai aimé et je l’aime toujours ». Tout au long de l’histoire s’entrelacent pour Amir le risque d’apprendre et celui d’aller vers l’autre sexe. Il y a l’épisode du colis, où l’instigateur est un peu débordé par ce qu’il découvre, la féminité de sa mère et la vitalité du désir féminin, un épisode qui nous rend sensibles à ce mouvement où une femme se fait la représentante de l’objet propre à satisfaire l’énigme de la sexualité. Je vous disais que Marcel était un peu plus « ballot » qu’Amir dans cette découverte, mais cette timidité, cette balourdise que tente de masquer la prestance d’apparat dans la cour d’école par exemple, cette balourdise n’est pas à cet égard un mauvais aménagement, elle peut me semble-t-il soutenir, faciliter ce mouvement du féminin. Cette façon de savoir s’y prendre pour s’y laisser prendre avec les filles.

Donc le père réel est « apprend » … absent pardon (rires), il est absent, où est-il ? Que fait-il ? L’imaginaire en quelque sorte prend le relais, il établit un mari et un père aventurier, parti à l’assaut du monde : « Il travaille, il va avoir une maison et il nous enverra bientôt des billets d’avion… », je cite le texte… Un père imaginaire, d’autant plus facilement idéalisé que cette figure n’est pas encombrée des immanquables manquements que le père de la réalité viendrait souligner, viendrait révéler. En même temps, est-ce qu’il est mort, a-t-il disparu, il y a une énigme sur le sort de cet homme. Femme et enfants se laissent porter par cet imaginaire, mais ils l’entament aussi par leurs questions, sont néanmoins divisés, ils l’entament par leurs questions, parce que ce père idéal, ce mari, qu’ils façonnent, ce n’est pas facile d’y croire tout le temps, ce n’est pas facile de l’aimer, ce père. D’une certaine façon, il se trouve conflictualisé ce père, ce qui vient entamer cette figure idéalisée.

 

Enfin, Amir enseigne comme il a appris, il enseigne avec ce que son désir d’apprendre lui a enseigné, en jouant de l’unité et de la mobilité de la lettre, il enseigne à ses élèves le jeu de la lettre en quelque sorte. À ce jeu, Halim son petit frère est plus disponible que Ziad….

 

 

Lecture d’un extrait par Nathalie Belin, membre de l’ALI Manosque,

dialogue entre Amir et Halim au moment où l’aîné apprend à lire à son frère.

 

Amir : « - C’est très bien, tu as écrit lion, il n’y a aucun doute, mais ce n’est pas ça qui compte pour nous ; l’important maintenant, c’est de savoir si tu es capable de me dire le nombre de lettres qui sont dedans ».

Halim reprit le livre cette fois, et toujours aussi minutieusement parcourut la page du regard, puis il lança heureux : « Elles sont là, là et là les lettres ».

« Oui »,  dit Amir, elles sont là, mais elles ne disent plus lion, elles ont pris des places différentes, elles ne disent lion que parce que ces trois lettres sont placées comme elles le sont, dans le mot lion. Le lion disparaît dès que tu déplaces une seule de ces lettres ».

Cela fit rire Halim.

« Pourquoi ris-tu ? » demanda Amir.

Parce que maintenant je sais jouer des tours aux monstres qui me font peur la nuit. Si j’apprenais à écrire monstre, je lui jouerais des tours en déplaçant ou en enlevant une lettre ; hohoho que c’est drôle.

- Tu as raison, Halim, le monstre n’a qu’à bien se tenir et lui aussi est soumis au pouvoir de la lettre ».

 

P. Candiago - Voilà, merci Nathalie. Jouer des tours à l’unité du monstre, on pourrait dire aussi, à l’unité du concept, à l’ambition totalitaire du concept. Donc Amir a appris à lire en découpant et en raccordant, il a repéré l’unité des lettres, puis en suivant le jeu de leurs déplacements, les jeux de substitution, il n’a pas reconnu des mots tout de suite, mais il a fait des assemblages, il a fait des collages et du découpage ; à l’instar de Champollion, tu disais Claude… À l’instar de Champollion, il a fait des hypothèses, qu’ici ou là passe une césure, qu’ici ou là il y a un raccord. À ceci près qu’Amir a su qu’il savait lire, quand un autre le lui a appris. Il a fallu que Sulaiman le lui apprenne, pour qu’il le sache. Il a fallu qu’une autorité vienne l’enseigner du savoir qu’il avait constitué.

 

L’histoire se gâte quand apparaît le signifiant « clan », avec quelques fils de chefs qui refusent de se laisser surprendre par le désir d’apprendre et la jouissance va prendre les commandes, comme préambule peut-être de ce conflit qui quelques années plus tard (1975) va enflammer le Liban, une guerre peut-être plus clanique, que confessionnelle.

 

Quand C. Melman pose la question de qu’est-ce qu’un père (Travaux pratiques de clinique psychanalytique), il introduit son propos en affirmant que lorsque nous cherchons les moyens de nous passer du symptôme, nous nous trouvons engagés de façon peu évitable sur les chemins de l’utopie, les chemins de l’utopie sont organisés de façon à escamoter le Réel. En quelque sorte nous dit-il, aussi bien la dictature de la rationalité, que la célébration d’un être suprême, ambitionnent de mettre le parlêtre à l’abri du réel, comme tentatives d’éliminer le père.

 

Dans la suite de votre livre, j’ai fait une autre lecture d’un article de journal autrement angoissant, paru dans le journal Le Monde du 11 mai dernier. Son titre : « Face à la pression scolaire, des lycéens en burn-out » (Sylvie Le Cherbonnier). Le burn out est un épuisement face à un stress chronique. Le burn out est apparu dans les sociétés occidentales il y a quelques années. Il est plutôt contagieux, il se transmet d’une classe socio-professionnelle à une autre et puis des adultes aux enfants. Pour le coup, des enfants qui ne grandissent pas particulièrement avec des pères absents, voire ils grandissent avec des papas très présents ; pas toujours, mais des papas qui réclament,… leur tour de garde, ils en veulent leur part. Des papas très présents dans notre culture, une culture qui présente la particularité me semble-t-il d’une part de mettre les enfants beaucoup plus qu’hier sous le regard maternel, sous le regard de maman et de papa, un regard qui se double en quelque sorte et où la distinction des jouissances entre générations est… plus confuse que par exemple dans mon enfance. Donc ici, il s’agit de jeunes lycéens dont le nombre connaît une progression spectaculaire ; un burn-out qui se manifeste par des crises d’angoisse répétées, des formes de dépression, qui conduisent les élèves à esquiver les examens, ce ne sont pas les examens terminaux des diplômes, ce sont les « interros », voire à déserter l’école. Cet article pointe quelques causes interrogées du côté de l’origine, il n’y a pas beaucoup d’équivoque à ces causes. Je vous en donne quelques-unes : la relation toxique avec les autres élèves, qui témoigne peut-être de cette dépendance accrue aux autres que nous pouvons observer, mais aussi les exigences de résultats, bon…. L’incertitude qui pèse sur les conditions d’enseignement, l’absence d’un « prof », l’arrivée d’un remplaçant peuvent devenir source d’angoisse, les examens comme leur report, mais encore la pandémie, la guerre en Ukraine, ou bien la crise climatique. Un ensemble de causes qui présentent la particularité d’être des causes extérieures au sujet.

Ce qui peut nous angoisser dans cet article consiste dans la description du phénomène, mais aussi dans le collage immédiat qui est établi entre cette longue liste de symptômes et cette tout aussi longue litanie d’explications[1]. Aucune césure ne permet au lecteur de reprendre son souffle. Rien qui vienne faire coupure entre la cohorte des symptômes et la liste des causes explicatives : deux compacités qui se font face à face sans dialectisation.

 

Pouvons-nous faire l’hypothèse que ces lycéens, savent moins bien qu’Halim jouer avec les lettres pour jouer des tours au monstre. Puisque nos sociétés occidentales ne sont pas indemnes des utopies, le nationalisme, la religion sont loin d’être, je dirais « has been » auprès des jeunes générations. Ces jeunes gens atteints par l’épuisement ne sont peut-être pas sans affinités avec Ziad ou Adel. Dans leur dernier livre, J.-L. Cacciali et C. Melman évoquent les nouvelles communications à propos desquelles C. Melman parle d’une nouvelle rhétorique qui n’implique aucun sacrifice, je reviens à cette question du sacrifice. Il affirme que ces moyens de communication suppriment le discours, il supprime le discours au profit d’un mode de communication qui ne serait plus qu’apostrophes et interjections.

 

Hier, j’ai acheté Libération, encore un journal, il y avait quatre pages sur les « TCA », les « troubles compulsifs de l’alimentation », nous retrouvons la même structure dans cet article que dans l’article du Monde, c’est-à-dire une description, plutôt fine d’ailleurs, du tableau qu’il propose et des causes explicatives extérieures au sujet où reviennent d’ailleurs la pandémie, la guerre en Ukraine et le réchauffement climatique ; à croire qu’ils se sont donné le mot.

 

Juste avant de m’arrêter, une dernière question que je pose à Nazir, est-ce que ce livre nous pouvons en parler comme d’un trajet, un trajet qui n’a pas été sans m’évoquer celui de la sortie d’Égypte du parlêtre, une version laïque de la pâque juive, comme pourrait l’être par exemple le trajet d’une cure. Le désir d’apprendre d’Amir, son désir d’enseigner s’articulent à sa faculté à se faire adopter par différentes figures masculines et de les adopter aussi, cela a été dit. Mais il les adopte ces figures, sans tomber sous leur joug, puisque Sulaiman et Sami, Amir les aime beaucoup, mais dans les dernières pages du livre, vous précisez : « Pas au prix de son autonomie ni de sa liberté », qu’en quelque sorte le sacrifice exigé, s’il implique une position de sujétion, celle-ci se présente, je serais tenté de dire, comme un antidote à la suggestion ; ce que j’appelle ici la « sortie d’Égypte » est cette position de sujet qui ne reste pas sans recours à l’égard de l’impératif du signifiant. Une sortie d’Égypte pour chaque parlêtre, qui consiste dans cette possibilité de recours du sujet, qui est la position du sujet.

 

Pour conclure, puisque j’ai été accroché par la signature de Sulaiman « ton quasi-père » …, je parlais de la société des Trente glorieuses, ce n’est pas par hasard, c’est parce que à cette période, la société française était ordonnée par ce qui a été appelé un quasi-contrat. Aujourd’hui notre société qui se numérise est une société contractuelle. Le « quasi », c’est, aussi bien, … en kurde cela signifie saucisson, la viande avec laquelle on fait le saucisson, un rouleau, pourquoi pas celui qui vient se coincer dans la gueule du crocodile, et « quasi » en provençal, puisque nous sommes en Provence, signifie « mettre en place » ; alors je me demandais si on ne pouvait pas dire que le « quasi », c’est le domicile du père. Voilà ce que je voulais vous proposer ce matin.

 

Claude Rivet - Merci Philippe, je laisse tout de suite la parole à Nazir qui a dû être interpellé par cette sortie d’Égypte…

Nazir Hamad - Écoutez, tout d’abord merci beaucoup pour cette lecture qui me touche très profondément. C’est ça l’intérêt de quelqu’un qui vient de parler de votre livre, il ouvre des perspectives que vous ne voyez pas. Et quelqu’un qui vous dit : « Voilà ce que vous avez suggéré, ce que vous avez écrit… ». Et vous vous demandez « Moi ?, C’est moi qui ai écrit ça ? » … Et c’est l’intérêt d’écrire parce que cela laisse à chacun cette possibilité de lecture, sa version.

Entendre la version du lecteur, c’est ce qui enrichit effectivement au maximum l’écriture, la version de l’auteur. C’est ce que tu as fait, tu as donné à ma version des ouvertures extraordinaires. Je n’ai pas pensé à cela mais maintenant elles font partie de ma lecture de mon propre livre.

Ceci dit, pour vous dire, il y a une lettre qui m’a joué un tour : entre la 4ème de couverture et le nom propre d’Amir. Sur la 4ème de couverture j’ai écrit « Émir » comme ça se dit en français et dans l’histoire du livre, je l’écris avec un « A » comme ça s’écrit en arabe, « Amir ». Et je n’ai pas choisi « Amir » par hasard parce qu’il y avait une référence cachée dans mon esprit : « Le Petit Prince ». Parce qu’« Amir » veut dire « Prince ». Et pour moi, vraiment, je me suis laissé guider par ma lecture du « Petit Prince ». C’est prétentieux, bien sûr, mais effectivement il y avait un enfant qui m’a guidé dans l’écriture de ce conte. C’est le Petit Prince de Saint Exupéry. C’est pour cela que je l’ai nommé Amir.

C’est comme ça, le français de Nazir, comme l’a dit Anne a un certain moment, entre se faire piéger par la version arabe et de temps en temps la version française dans la nomination, vous voyez. Parce que, en tout cas, il y a des lettres qui ne passent pas les frontières linguistiques. Quoi que vous fassiez, ça ne passe pas : toi tu entres, toi tu n’entres pas chez le douanier. Il y a des douaniers sur les frontières linguistiques, il y a des lettres qui n’entrent pas, vous restez dehors.

Par exemple, l’écriture de mon prénom : j’ai accepté effectivement des modifications. Je n’ai pas le choix. Et j’ai été nommé à nouveau. Voilà, chaque étranger peut se poser la question, est-ce que c’est une re-nomination. Et je crois qu’il ne faut pas prendre cette question à la légère. Il y a en effet une re-nomination.

Et c’est la langue elle-même qui exige ça de nous : mon vieux, si tu veux entrer dans cette langue, tu acceptes une perte. Et la perte ce n’est pas n’importe quelle perte. Ce n’est pas parce que vous avez perdu une maison comme beaucoup d’émigrés ont perdu beaucoup de choses, mais c’est une perte symbolique qui vous touche dans votre structure même et votre nom. Ou vous acceptez ces modifications, ou vous acceptez cette perte, ou vous n’entrez pas.

Et c’est justement quand Halim a découvert comment la lettre peut jouer des mots, peut jouer des monstres. On voit là comment, à mon insu, la lettre s’est jouée de moi. Je n’ai pas fait attention lorsque j’ai essayé de de corriger ce livre, une fois, deux fois, trois fois… et quoi que vous fassiez, maintenant chez beaucoup d’éditeurs il n’y a plus de correcteurs, ils demandent à l’auteur de corriger, et à un auteur comme moi pour corriger son propre livre ce n’est pas facile.

Et donc il y a des choses qui m’échappent et entre autres « Émir », ça m’a complètement échappé. Ceci dit, dans l’histoire d’Amir, effectivement, il y a quelque chose qui ressemble à la sortie d’Égypte. Cet enfant a joué le rôle d’enseignant mais il n’avait rien à enseigner sauf une chose : il a invité ses élèves à découvrir, à inventer, exactement comme il a fait lui-même. Il a fait ça avec son frère. Alors le désir d’apprendre personne ne peut vous l’inculquer. Si vous commencez par vous-même, si vous inventez et si vous commencez par la reconnaissance des lettres…

Tu te souviens que le frère lui dit : « Maintenant, tu vas dire combien de lettres tu as réussi à reconnaître » et le frère qui revient enthousiaste : « J’en ai reconnu 20 !». Et il lui dit : « C’est tout à fait ça, moi aussi quand j’ai commencé, j’en ai reconnu 20. » Et voilà ce qu’il a fait, dire quelque chose de son désir, découvrir son désir d’inventer, il voulait ça pour lui, c’est ça l’enseignant.

Et quand le directeur lui a dit : « Tu auras un salaire », il lui a répondu : « Ah bon ? Mais pourquoi ? ». « Parce que maintenant tu es un enseignant ». Mais lui répond : « Mais moi, j’ai appris parce que j’aimais ça, je voulais ça et je n’ai pas besoin de salaire, je n’ai pas donné de salaire à personne… ». Et c’est ça vouloir apprendre.

Et puis il a joué encore avec les lettres quand il dit à son directeur : « …parce que les pauvres paysans n’avaient pas d’argent, ils ont donné des animaux, des oiseaux’. Il dit : « Alors je comprends maintenant, le prix de la lettre o, c’est une oie ; le prix de la lettre c, c’est un canard… Et ainsi de suite. Il a trouvé le prix de chaque lettre, c’est la coïncidence.

En quelque sorte chacun de nous a un rendez-vous avec soi-même, avec son propre désir.

La sortie, c’est quand quelque chose de votre désir, l’effet du désir, ce que le désir produit et dont la conséquence donne à ton désir cette coloration particulière.

Sulaiman à la fin lui dit : « J’espère que maintenant… », quand Amir décide de partir en France parce qu’il lui a appris la langue française, « … j’espère que maintenant tu vas lire tous les livres ».

Voilà, c’est toujours la même chose : en partant du Coran vers tous les livres, pour lire tous les livres, et aller au rendez-vous avec son destin. C’est ce rendez-vous avec le destin qui constitue en quelque sorte la sortie d’Égypte.

 Illustration

 




[1] « Les relations toxiques avec les autres élèves, les examens comme leur report, les exigences de résultats, l’incertitude qui pèse sur les conditions d’enseignement, l’absence de prof comme l’arrivée d’un remplaçant, peuvent devenir source d’angoisse, mais encore la pandémie, la guerre en Ukraine, ou bien la crise climatique ».