Gilbert Elkaïm - La « nécessité » de nommer : exemple de l’asile, ou qu’est-ce qu’un réfugié ?

Gilbert Elkaïm - Deux citations pour commencer :

« On cède d’abord sur les mots et puis peu à peu aussi sur la chose » (Sigmund Freud, Psychologie des foules et analyse du moi, 1921)

« Les mots peuvent être comme de minuscules doses d’arsenic : on les avale sans y prendre garde, ils semblent ne faire aucun effet, et voilà qu’après quelque temps l’effet toxique se fait sentir. » (Victor Klemperer, LTI. La Langue du IIIe Reich, 1947).

 

Aujourd’hui, on entend beaucoup parler, et à tort, de « crise migratoire » ou, pire, de « crise des migrants ». Stricto sensu cela ne veut rien dire, si ce n’est que derrière le mot « crise », ceux qui en parlent veulent dire désordre, invasion, problème. Mais que si on revient à la krisis grecque, c’est le moment de la décision. Donc cette question du basculement permanent du sens introduit une réflexion sur des basculements historiques fondamentaux ; notamment ceux provoqués à la fin des années 1980 par la chute de l’empire soviétique. Au même moment, l’Union européenne investit cette question à travers le traité dit de Maastricht (TUE)[1]. À partir de 1992, la situation en ex-Yougoslavie et les flux de populations qu’elle génère va se heurter, au niveau de l'Union Européenne, à défaut d'outils très performants, à l’absence de volonté d'unité pour se confronter à ces questions. Un outil a été développé avant le traité, la convention dite de Dublin[2]. N’oublions pas que la grande majorité des réfugiés de l’ex-Yougoslavie a été accueillie par l’Autriche, qu’on présente parfois comme un pays fermé et hostile. On peut donc dire que l’échec de l’action européenne est une conséquence de l’absence de réponse aux défis fondée en partie sur l’impossibilité de les nommer clairement.  De quoi parle-t-on dans le foisonnement des discours, l’invention de notions, et la répétition ad nauseam du même qui se veut nouveau ?

Nommer, pourquoi ? Pour contribuer à tenter de clarifier les choses, car la confusion est totale, portée par un tissu médiatique délirant (via les réseaux dits « sociaux ») et ayant pour composante clé ce que François Héran, professeur au Collège de France et remarquable analyste de ces questions, nomme « l’illettrisme statistique » (je renvoie notamment à une excellente analyse il y a quelques mois dans L’Obs sur les délires des grands remplacements). Deux chiffres seulement pour avoir une idée de cette question :

-          Le solde migratoire (différence entre entrées et sorties toutes raisons confondues, de personnes dans l’Union Européenne), c’est 1 million de personnes par an, soit 3 pour mille habitants (par rapport aux 445 M habitants dans l’UE). Soit en raison d’une natalité faible dans l’UE, un maintien du niveau de population porté par le solde migratoire.

-          L’autre chiffre (on dit que les statistiques ne saignent pas…) c’est 8 décès par jour en Méditerranée depuis 2015.

 

Des noms ? Paria, étranger, métèque, errant… L’Antiquité, comme les textes bibliques (cf. le célèbre texte de l’Évangile de Mathieu « Vous étiez seuls, et je vous ai accueillis. »), ne connaît pas le terme de migrant, de migration, mais ceux de l’étranger, de l’exil et de l’asile…

 

Je vous propose donc un détour rapide par l’Histoire (limité en raison du temps imparti) sur la base de trois séquences/moments depuis la Première Guerre mondiale.

 

1-      Fuir, s’échapper, être protégé : le moment « Genève », ses origines, Première Guerre, et Révolution soviétique

Ces grands bouleversements entraînent des flux de populations fuyant notamment des persécutions.

Une idée force émerge :  la reconnaissance d’un statut et d’une protection internationale aux réfugiés, symbolisées par un document d’identité. Le passeport Nansen (1922) et le passeport Cohen (1946) traduiront dans la réalité cette idée ; Albert Cohen, célèbre écrivain et fonctionnaire de la société des Nations qui aurait dit que ce passeport était sa plus belle œuvre.

L’ONU va ensuite adopter un texte quelques années après la fin de la Seconde Guerre mondiale pour ancrer cette protection, après des discussions où s’affrontent grosso modo deux conceptions :

-          L’occidentale, qui privilégie l’idée d’une protection individuelle accordée à des victimes de persécutions.

-          Celle des pays de l’Est, qui se fondait sur l’idée d’un accueil collectif à des personnes ou des groupes cherchant à échapper à des formes de pauvreté.

C’est la première qui l’emporte et qui va fonder une séparation forte entre la notion de réfugié et celle de migrant.

 

La Convention de Genève de 1951 (et le protocole de New-York de 1967 l’étendant hors Europe)

Art 1. Asile : protection juridique d’un État d’accueil reconnue à une personne qui recherche cette protection en raison de craintes qu’elle éprouve en cas de retour dans son pays d’origine ou dans un pays habituel de résidence.

Un mot sur l’épisode hongrois de 1956, au moment de l’invasion soviétique de la Hongrie : 250 000 habitants (3% de la population) réfugiés ; accord trouvé en quelques mois sur un accueil et une répartition totale de ceux-ci.

 

2-      Le moment yougoslave, le TUE (1992) et ses suites : la prolifération des catégories.

 

Ce moment se caractérise par ce qu’on appelle des « flux massifs » de personnes. Que faire ?

1990 Convention Dublin (entre en vigueur seulement en 1997 avec 12 signatures) sur le dépôt des demandes d’asile cf. ci-dessus.

En l’absence d’une vraie compétence européenne, le poids des réfugiés des conflits d’ex-Yougoslavie se porte, comme rappelé, essentiellement sur l’Autriche.

C’est seulement après le traité dit d’Amsterdam en 1997 que l’UE récupère une vraie compétence sur l’asile et l’immigration.

 

Sur l’asile, la tentative de créer un vrai système européen d’asile aboutit à un ensemble de textes, mais avec de multiples dérogations etc., sachant que, pour simplifier : un règlement européen s’applique directement à tous, alors qu’une directive doit être transposée dans le droit de chaque État membre, donnant lieu à un gigantesque « marchandage » dans la négociation. En quelque sorte, si trop sont persécutés, on va subrepticement introduire des différences dans la nature de la persécution, son origine, etc. Se déploie ainsi ce que Pierre Legendre, juriste et psychanalyste, qualifiait de « bricolage institutionnel ».

J’ai moi-même vécu ce genre de situation où le service juridique, « grand prêtre » de l’organisation, à qui l’on demandait ce que les textes permettaient de faire, répondait : « Dites-nous ce que vous voulez obtenir, et on vous bricolera une solution » … textuellement. Le bricolage est parfois utile, mais pas toujours… Exemple, une des directives sur l’asile comportait une cinquantaine d’articles… mais elle autorisait 45 dérogations, essentiellement demandées par le Royaume-Uni.

Cette « dérive » par rapport aux principes a pour but plus ou moins avoué de diminuer les flux en triant les catégories de réfugiés (notions de Pays tiers sûr, de protection subsidiaire, d’asile interne, etc.).  

Devant ce mélange, cette « confusion des langues », on va inventer quelque chose, la notion de « flux mixtes ». Dans une masse de personnes, combien sont de « vrais » réfugiés, combien non, sans parler de terroristes éventuellement infiltrés, etc. En quelque sorte, on voit comme un retour de la vieille discussion de Genève sur les causes du départ : persécution, ou pauvreté ?

Ainsi, un Érythréen qui traverse la Libye pour réussir, après des épreuves innommables, à arriver à Lampedusa, qui est-il ?  Et qu’en faire ?

 

3-      Aujourd’hui, une crise des politiques de l’asile, ou comment s’en débarrasser.

 

Venons-en à la situation actuelle, à partir du contexte ukrainien (8 M de réfugiés, soit 18% de la population).

À rapprocher du contexte syrien à partir de 2014-2015 (4 M de réfugiés, soit un quart de la population), avec des réponses différentes.

Au sens strict et juridique, les Syriens entrent plus dans les catégories de l’asile que les Ukrainiens. Car les Syriens sont d’abord victimes de persécution de leur propre État. « Je fuis parce que mon propre pays ne m’assure pas la protection ». C’est le cœur du système de l’asile.

Pourtant, ce sont les Ukrainiens, et tant mieux, qui ont bénéficié d’une première, la mise en œuvre de la Directive sur la protection temporaire (directive de 2001, nécessitant un vote à l’unanimité, qui accorde des droits importants, dont celui de travailler, valable un an, prolongeable pour deux ans, fin si situation dans le pays origine s’améliore).

 

Pour la Syrie, dans le cadre du « bricolage » évoqué ci-dessus, on avait parlé par exemple « d’asile interne » (région du même pays, sûre par rapport à d’autres ;  exemple un Tchétchène persécuté dans sa région mais non à Moscou (même pays, la Fédération de Russie) ; mais surtout, dans le cas d’espèce, de « pays tiers sûr »  en l’occurrence la Turquie ; mais en allant plus loin encore dans une sorte de marchandage renvoyant (accord de 2016) des milliers de réfugiés potentiels dans ledit pays, moyennant quelques millions d’Euros pour convaincre le gouvernement turc de les récupérer.

Symptomatique d’une approche devenue dominante, la hiérarchie des légitimités, qui entraîne comme souligné plus haut, des logiques de « tri ». Et pour trier, nous l’avons vu, il faut nommer et inventer des filtres.

 

Mais, plus loin encore, dans les nouveaux principes et nouvelles pratiques institués par l’accord UE-Turquie du 18 mars 2016, semble se dessiner la véritable rupture.

En stipulant que tous les migrants syriens, demandeurs d’asile compris, arrivés en Grèce après le 20 mars 2016, peuvent être renvoyés en Turquie, l’accord propose en effet une solution inédite. Il ne s’agit plus de différencier entre bons réfugiés à accueillir et mauvais migrants à refuser mais de renvoyer les candidats à l’asile en amont de ce tri, Syriens (c’est-à-dire réfugiés en puissance) inclus. L’accord UE-Turquie a ainsi ouvert une nouvelle brèche : l’idée qu’il ne suffirait plus ni d’atteindre l’Europe pour avoir le droit d’y demander l’asile, ni d’y être considéré comme un réfugié pour avoir le droit d’y rester. Ladite « crise des réfugiés », qu’aucune donnée sérieuse ne vient attester, apparaît ainsi bien davantage comme une crise des politiques de l’asile.

Et la boucle est bouclée : y a-t-il des « bons » et des « mauvais » réfugiés, comment les distinguer, et qu’en faire ? En allant si loin, on s’abstient d’avoir à nommer, on supprime le tri, ou on le confie à d’autres…

 

Pour terminer, je vous propose d’autres voix/voies pour parler du sujet, brièvement.

L’une, d’une ironie mordante, l’autre d’une grande poésie.

 

Il s’agit d’une demande d’asile effectuée par un certain Joseph, fils de Jacob, accompagné de son épouse et de son fils. Il s’agit de la réponse que le ministre égyptien fait à la demande d’asile. « Les susnommés, citoyens de Judée, ont demandé l’asile en Égypte et je suis en possession de leur formulaire de demande d’asile dûment rempli et des arguments supplémentaires que vous avez présenté en leur nom. Monsieur et Madame Joseph fils de Jacob sont arrivés en Égypte le 31 décembre après avoir voyagé par voie terrestre à dos d’âne depuis Bethléem où leur enfant est né le 25 décembre. Ils ont demandé l’asile dès leur arrivée, mais ne possédaient ni visa en cours de validité, ni autre document d’identité.

Je simplifie, pour en revenir au motif de la demande d’asile, Monsieur et Madame Joseph fils de Jacob prétendent qu’ils ont fui Bethléem en raison d’une menace sur la vie de leur enfant. Et pour corroborer leurs allégations ils affirment que le soir avant leur départ, le 28 décembre, tous les nouveaux nés mâles de la ville ont été assassinés.

Pourtant je ne crois pas que cela soit suffisant pour démontrer la persécution, ainsi qu’il est exigé par la Convention sur les réfugiés et par les nouvelles dispositions adoptées par le Parlement pour les raisons suivantes. Premièrement, la famille n’a pas fourni la preuve d’une crainte personnelle de persécution, mais a seulement déclaré que l’enfant fait partie d’un groupe de nouveau nés mâles, qui est ou aurait été menacés. Deuxième raison, quand il leur a été demandé de faire la preuve d’une menace personnelle contre leur enfant, Monsieur et Madame Joseph fils de Jacob sont devenus extrêmement évasifs. En outre l’ami qui voyageait avec eux a prétendu plus tard que l’enfant avait un lien de parenté avec la famille royale et qu’il avait reçu la visite de chefs d’état d’autre pays, et que pendant son sommeil la famille avait été avertie par des moyens surnaturels que l’enfant était en danger. Cela est manifestement une invention et en contradiction avec les propres affirmations de Monsieur et Madame Joseph fils de Jacob sur leurs origines extrêmement humbles et leur condition très pauvre. Je dois par conséquent rejeter cette demande d’asile. ».

 

Je terminerai par un très beau texte d’écrivains et de poètes, dont Patrick Chamoiseau qui avait écrit il y a quelques années une « Déclaration des poètes » face aux réfugiés ; voici un extrait :

« Frères Migrants, qui le monde vivez, qui le vivez bien avant nous, frères de nulle part, frères déchus, déshabillés, tenus et détenus partout, les poètes déclarent en votre nom que le vouloir commun contre les forces brutes se nourrira des infimes impulsions. Que l’effort est en chacun dans l’ordinaire du quotidien. Que le combat de chacun est le combat de tous. Que le bonheur de tous clignote dans l’effort et la grâce de chacun, jusqu’à nous dessiner un monde où ce qui verse et se déverse par-dessus les frontières se transforme là même, de part et d’autre des murs et de toutes les barrières, en cent fois cent millions de lucioles ! - une seule pour maintenir l’espoir à la portée de tous, les autres pour garantir l’ampleur de cette beauté contre les forces contraires. ».

 

 

Lecture d’un extrait de La Bille bleue Hélène Elkaim-Chambrade, psychanalyste et psychologue

 

Illustration 

 

Amir cherchait à rassurer son frère exactement comme sa mère l’avait fait l’instant d’avant en lui racontant l’histoire de Sao Polo. Face à la lourde incertitude autour des absents qui régnait, à cette époque, tout le monde mentait à tout le monde, parce que les mensonges étaient nécessaires pour que leur vie tienne. Les nouvelles qui circulaient dans le village, ou même dans la Beqaa, étaient souvent des histoires semblables à celles qui racontent l’histoire du loup racontée par un homme auquel on a raconté… On y croyait parce qu’on n’avait pas le choix, et parce qu’il fallait que la vie continue. Un homme qui quitte sa famille et ne donne pas de nouvelles depuis son départ est un homme perdu pour les siens.

 

Nazir Hamad - Je tiens à vous remercier parce que vous êtes à contre-courant de ce qui se dit en ce moment au sujet de certaines personnes.

Cette peste, il y a la peste, les immigrés… Il y en a même qui sont en train de défendre la reconquête : les territoires, la population, les civilisations sont menacés... Seulement, voilà ma position personnelle, peut-être que je suis trop pessimiste ou trop alarmiste mais on est de nos jours tous potentiellement candidats à l’exil.

Au XXe siècle, on peut compter le nombre de candidats à l’exil ? Les populations qui ont bougé, quitté leur pays pour aller s’installer là où ils peuvent ?

Je vous donne un exemple de 1920 : la crise des pommes de terre en Irlande a causé la mort de 2 millions d’Irlandais et 2 millions d’Irlandais ont quitté leur territoire. Sans oublier la Première Guerre mondiale, sans oublier les guerres qu’on a menées autour du monde. Et maintenant on parle de la sécheresse, on parle du changement climatique. Eh bien cela devient une réalité incontournable, un jour chacun de nous est susceptible effectivement de connaître le sort d’un réfugié.

Bon, je parle de moi, je ne me suis jamais compté comme émigré parce que je suis venu par Désir. J’aimais cette culture, je voulais être dans cette culture, j’aimais cette langue, je voulais être dans cette langue.

Voilà c’est pour cela que pour moi, j’estime même que j’étais obligé de porter plainte contre le ministère de l’Intérieur parce qu’il ne voulait pas m’accorder, me donner les documents et j’ai porté plainte et j’ai gagné. Je me suis dit alors « heureusement pour moi je suis dans une démocratie ».

Dans une démocratie, il y a toujours cet espoir, on vous ferme une porte mais il y en a une autre qui s’ouvre. Ailleurs quand une porte se ferme, désolé pour vous, vous êtes enfermé. Regardez ce qui se passe en Chine en ce moment sous prétexte de Covid. Les habitants de Shangaï, je ne sais pas si vous avez lu cet article, là, ne rêvent que d’une chose, se tailler de Shangaï… vous vous rendez compte, si les Chinois qui comptent toute la richesse maintenant, eux aussi ils pensent à quitter leur pays, on recevra 1 milliard et demi de réfugiés !

Il y a encore malheureusement des pêcheurs en eaux troubles qui trouvent effectivement à construire leur programme autour de ces misérables.

Mais qu’on oublie ça et qu’on regarde un petit peu l’avenir comme vous l’avez si bien dit et présenté. Il y a une chose qui est sûre c’est que la terre devient un petit village et le sort de cette terre, le sort de ce petit village nous concerne tous au même titre.

Voilà, il faut regarder les choses sous cet angle là et plus pour ces pauvres malheureux qui n’ont qu’une seule richesse quand ils arrivent chez nous et cette richesse est la suivante : la force de leur Désir. Ils ont traversé les déserts, escaladé les montagnes, traversé la mer au risque de mourir à tous les instants. Mais rien absolument rien ne les a empêchés de continuer leur chemin. Sauf la mort pour ceux qui sont morts. Et je pense que c’est ça qu’il faut prendre en compte : ces gens arrivent chez nous riches d’une chose et qui est essentielle à chaque nation, la force et la richesse de leur Désir.

Maintenant, comme Angela Merkel disait aux Allemands : « Mais regardez, ils sont comme nous, rappelez-vous, ce sont nos semblables. ». Je vous assure une chose, parmi toutes les polémiques qu’on a entendues, moi je vais très souvent à Berlin et maintenant quand quelqu’un cherche un homme, quelqu’un pour travailler, ils vont demander « Est-ce que vous avez des Syriens ? ». Et pourquoi ? Parce que ce sont des gens formés, travailleurs, ils ne rechignent pas. Et ils sont reconnaissants d’être là, de travailler, qu’on leur donne un travail. Et maintenant vraiment les Allemands demandent : « Quand j’ai besoin de quelqu’un je voudrais de préférence un Syrien. » Voilà la force de son Désir.

Vous voyez, je crois que je suis alarmiste parfois mais il n’y a rien qui nous protège, la terre est un village parfois en danger et il faut sauver ce village.

Gilbert Elkaïm - Merci beaucoup. Je reprends rapidement un point. Vous avez dit : « Nous avons la chance…, par exemple quand vous dites : j’ai encore pu faire valoir mes droits… ». Même si c’est parfois discuté c’est une richesse que nous avons. Mais si nous ne sommes pas vigilants, justement elle peut nous échapper sans que nous nous en rendions compte. Ces dernières discussions en France sur certains sujets, je ne reviendrai pas là-dessus, montrent que le risque que nous-mêmes soyons contaminés de l’intérieur… Parce que vous avez dit que ce n’est pas la Chine, mais il y a des clignotants, comme ça, qui sont inquiétants. Et c’est pour ça que j’ai insisté là-dessus dans mon intervention.

Nazir Hamad - Oui c’est pour cela que votre texte est absolument important en ce moment, parce qu’il vient mettre à leur place tous ces pêcheurs, là, dans les eaux troubles.

Philippe Candiago - Par rapport à votre remarque, est-ce que l’exil, qui a toujours accompagné l’espèce humaine, sans lui, l’espèce humaine existerait encore ?

Nazir Hamad - Voilà, c’est exactement une vraie question.

 

Gilbert Elkaim - Je me considère moi-même comme exilé. Je suis né en Algérie, dans une lignée familiale qui descend d’un côté d’une lignée kabyle et de l’autre côté d’une lignée de juifs à qui le décret Crémieux avait accordé la nationalité française. Une séparation là aussi, et puis en 1962, voilà, français par l’Histoire. Donc je me considère comme ayant vécu l’exil mais comme richesse car il y a une richesse dans l’exil.

Il se trouve que quand j’étais ici en poste, quand j’étais sous-préfet de l’arrondissement de Forcalquier, on avait fait une réunion de travail pour le développement du fromage de Banon. Le fromage de Banon, un de nos emblèmes ici. À cette réunion, autour de la table, on s’est regardés :  elle était présidée par le Président de la Fédération Caprine qui vivait dans les Hautes Alpes et qui s’appelait Kacem Boussouar. Il était originaire de Kabylie et il élevait des chèvres comme ses parents avaient élevé des chèvres en Kabylie. Bon, après, il y avait Elkaïm le sous- préfet, il y avait Jean-Louis Bianco fils d’immigrés Piémontais. Autour de la table, il n’y avait donc aucun Bas-Alpin dit « de souche ». Donc là, on était pratiquement tous des migrants, des exilés, des transplantés… etc. ! Et ce dans un département qui n’est pas plus spécialement accueillant des foules migratoires.

Ces histoires-là sont donc extrêmement importantes et aujourd’hui si on imagine qu’arrive un migrant, alors il arrive seul et il peut dire « Je suis un mineur non accompagné » et puis s’il raconte, pardonnez-moi la comparaison, pourquoi il est venu et qu’il raconte La Bille bleue, on va lui dire : récit totalement incohérent, asile refusé.

Sandrine Balin - Il y avait deux choses qui m’ont beaucoup touchée. Moi, mon expérience, je l’ai expliqué tout à l’heure, c’est que j’ai vécu en Afrique et mes parents ont fait le choix de me mettre dans une école africaine, et j’étais la seule blanche. C’était une expérience qui était très peu tentée à l’époque pour les personnes qui allaient vivre en Afrique. Donc c’est une expérience qui a été assez unique on va dire. Et ici à Forcalquier on a beaucoup accueilli car ici il y a beaucoup d’associations qui ont accueilli des migrants notamment des migrants venus d’Afrique noire. Moi, je me suis occupée de trois cas dont un où on a dû se reprendre à quatre fois pour écrire son récit. C’était très touchant puisque ce sont des récits… certains sont plus ou moins alphabétisés, donc il fallait les aider ; de plus, ils se « passent » les récits - c’est-à-dire qu’il y a des récits qui ‘marchent’ et des récits qui ‘ne marchent pas’ ; ils comprennent certaines choses mais pas tout ; donc on a dû aller nous aussi nous renseigner.

Et je voulais aussi témoigner sur ce qu’on disait tout à l’heure, j’ai entendu sur France Culture il n’y a pas très longtemps le drame des jeunes femmes ukrainiennes qui se font violer par des soldats russes, qui sont enceintes et arrivent, en Pologne pour la plupart, où l’IVG n’est pas facile. Donc je reviens à la question de que vont devenir ces enfants. Il y a déjà eu des précédents, mais là cela nous touche parce que c’est le présent, que vont devenir… quelle sera l’histoire de ces enfants sans père ?

Nazir Hamad : - Je ne sais pas quoi vous dire. Seulement je suis témoin à Paris des déplacements de ces émigrés d’un quartier à l’autre. Ils investissent un quartier et puis les gens n’en peuvent plus, la police les chasse. Maintenant ils sont le plus souvent du côté du périphérique. Si vous regardez bien quand vous allez à Paris vous allez voir des bidonvilles qui s’étendent sur des dizaines et des dizaines de mètres des deux côtés du périphérique.

Et puis quel est le destin qu’on a réservé à ces gens ? Moi je regarde et je me dis que ce n’est pas possible. Mais ça rejoint aussi mon impuissance à proposer quelque chose.

Intervenante - C’est une question pour Gilbert (Elkaim). Il y a une chose que je ne comprends pas à propos de la question du Désir de ces personnes. Elles ont le Désir d’aller dans un pays où elles ont de la famille etc. et je ne comprends pas ce qui se passe à Calais. La frontière de l’Union Européenne est là, ou plutôt la frontière anglaise, et ça je ne sais pas si vous pouvez nous en parler un peu parce que je trouve que c’est une chose terrible.

Gilbert Elkaim - Alors là, comme dirait l’autre, « vaste question » … Calais c’est la somme d’une série d’hypocrisies incroyables. J’ai eu l’occasion de visiter le terrain avec les forces de police, la police aux frontières etc. etc. L’histoire de la ‘mauvaise foi’ entre guillemets de nos amis anglais. J’ai d’excellents amis anglais et ils sont très forts pour manier la mauvaise foi, avec beaucoup de bonne foi je dirais. Donc c’est vrai que globalement, on dit : « Pourquoi ils veulent aller absolument au Royaume-Uni, pourquoi ils veulent traverser et ne pas rester, pourquoi ils arrivent dans cette espèce de cul-de-sac qu’est Calais. Il y a d’autres Calais d’ailleurs, Calais c’est pratique parce que c’est l’entrée du tunnel sous la Manche et il y a les camions, ils essayent de s’accrocher en-dessous des camions avec tous les drames que l’on connaît. Mais il y a des choses comme ça à Dunkerque, il y a des choses comme ça à Ostende et tout le long de la côte parce qu’il y a une hypocrisie fondamentale au Royaume-Uni.

C’est que ce n’est pas seulement qu’il y a des familles qui sont déjà sur place, mais c’est que le travail clandestin y est à peu près bien organisé. C’est-à-dire plus que toléré, et là on entre dans l’analyse du capitalisme britannique : c’est bien d’avoir des migrants qui sont prêts à tout pour vivre, qui essaient absolument de rentrer au Royaume-Uni.

Et donc après l’histoire de dire que « vous devez en récupérer etc.’, après c’est au niveau de la procédure, des choses extrêmement tordues je dirais sur le plan administratif. Mais le fond de l’histoire, c’est que vous pouvez mettre tout ce que vous voulez, il y a cette espèce d’appel. Il y a un très beau film avec Vincent Lindon[3] qui montre justement ça. Alors quand on analyse, certains vont vous parler de « phénomène push and pull » qui joue mais la réalité, elle est claire : tant qu’il y a une différence d’approche sur le travail et l’organisation, sur les réseaux aussi, doublée par ce système du tunnel… ça fait depuis que le tunnel a été ouvert, au moins 20/25 ans, que chaque Ministre de l’Intérieur qui arrive se dit : « Moi je vais régler Calais et dans deux mois ça sera réglé », mais non.

Donc on est dans le concours de l’hypocrisie, je ne peux pas dire autrement, vu que je n’ai plus d’obligation de réserve, je n’aurais pas dit la même chose si j’étais en poste, je l’aurais dit de façon plus enveloppée mais le fond, c’est le même.

Nazir Hamad : - J’ai des livres à vous recommander : il y a un livre qui s’appelle Les Routes de la Soie. C’est un historien américain qui l’a écrit, en deux tomes. Il y a là un constat qu’il fait à travers le temps et qui a marqué toutes les civilisations. Il a constaté que les richesses des empires depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours avaient une marchandise de base, une marchandise bon marché, c’est l’humain. C’est l’esclavagisme. Et c’est ce qui a toujours été utilisé au service des puissants, et qui enrichissait les empires, civilisation après civilisation, et qui est toujours notre cas. Le deuxième livre que je vous conseille c’est la Bible.

Comme ça je ne rentre pas avec mon sac de billes.

 

 




[1] Le Traité sur l’Union Européenne (TUE), adopté en 1992, a entraîné beaucoup de polémiques sur sa première partie, portant notamment sur la création d’une monnaie unique. Mais il comporte aussi deux autres « piliers » : sur la politique de défense, et sur la justice et les affaires intérieures, qui constituent des avancées importantes pour une union politique et sociale.

[2] Cette Convention avait pour objectif de mettre fin au phénomène dit de « l’asylum shopping », désignant un réfugié tentant de déposer des demandes d’asile dans plusieurs états membres. Ceci supposait l’obligation pour l’état de premier accueil de traiter la demande, selon des règles si possibles communes. À la fin des années 90, la Convention est devenue un règlement européen, s’imposant donc aux États membres.

[3]              Welcome, de Philippe Lioret (2009).