Claude Rivet - La Mythaphore paternelle - ou le père en ab-sens

 

Claude Rivet - Bonjour à tous, c’est avec un immense plaisir que nous nous retrouvons en présence, sans zoom, sans écran, autour de Nazir Hamad et notamment de son livre, La Bille bleue. Nous regrettons l’absence de Charles Melman qui est souvent venu dans le pays de Haute Provence encourager et motiver le travail de notre groupe. Les conditions sociales nous ont obligés à plusieurs reprises à annuler des journées autour du livre Psychologie de l’immigration, jusqu’à ce que nous trouvions enfin la possibilité de nous retrouver autour d’une autre question posée par l’immigration des pères. Vous avez reçu le programme de la Journée, il y a dans l’entrée un présentoir avec des livres et des documentations de l’EPhEP, de l’ALI, les ouvrages de Charles Melman et de Nazir Hamad, notamment. Je présente rapidement Nazir Hamad pour ceux qui ne le connaîtraient pas. Nazir Hamad est psychanalyste, membre de l’Association Lacanienne Internationale, français d’origine libanaise, Docteur d’état en psychologie clinique, il a longtemps travaillé avec Françoise Dolto avec qui il a publié un livre d’entretiens intitulé Destins d’enfants. Il a écrit un nombre conséquent de livres, notamment avec Charles Melman, dont les deux derniers tomes, Psychologie de l’immigration 1 & 2 que nous avions prévus comme sujets de rencontres à la Faculté de droit d’Aix en Provence puis à Ongles, au Musée de la Mémoire et de l’Immigration, les deux rencontres ayant dû être annulées en raison de la pandémie, comme vous le savez probablement. Donc aujourd’hui c’est d’autant plus un bonheur d’être présents ici avec vous…

Nazir Hamad – Pour moi aussi !

Claude Rivet - …et de vous retrouver aujourd’hui, sur une formule un peu plus simple que ce que nous avions prévu lors des deux précédents projets de rencontres. Mais, nous pourrons échanger, et parler, car, bien entendu, des temps de dialogues sont prévus, entre les différents exposés, c’est important. Parmi vous, il y a des personnes qui travaillent ensemble depuis longtemps sur des sujets qui sont proches de la clinique de l’enfant ou sur des sujets qui concernent la vie sociale, et politique.

Je remercie chaleureusement Anne Videau, vice-doyenne de l’EPhEP, d’être parmi nous, et pour son soutien à notre groupe psychanalytique. Certains parmi vous ont pu bénéficier des enseignements de l’EPhEP, quelques-uns ont terminé et obtenu le titre de psychothérapeute, d’autres sont en cours, et d’autres commencent. Je remercie aussi l’ensemble des membres de l’Association Lacanienne Internationale de Manosque Alpes de Haute Provence pour leur engagement indéfectible dans le travail de notre groupe régional.

 

Lecture d’un extrait du livre par Anne Videau, psychanalyste

« Jamais il n’était venu à l’esprit d’Amir de songer au pouvoir des mots ni d’où leur venait ce pouvoir ou encore comment ils opéraient. Mais ce jour-là, à voir ces femmes si profondément touchées par ces quelques lignes qui parlaient d’amour, il comprit que l’on peut transmettre, dans ce qui est écrit et dit, quelque chose de singulier d’une nature et d’un pouvoir particulièrement efficaces. Il comprit que les mots disent plus que nous le pensons qu’ils modèlent les esprits et continent de travailler en nous longtemps après avoir été prononcés Ce constat l’avait surpris et en même temps lui procurait le sentiment de puissance : serait-il capable, lui aussi, d’écrire des lettres qui fassent pleurer ceux et celles qui les liraient ou les entendraient lire ? ».

 

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Claude Rivet - Je vais commencer maintenant mon exposé intitulé « La Mythaphore paternelle – ou le père en ab-sens ». Je pars de l’hypothèse que l’ouvrage de Nazir relève de la catégorie du Mythe, en tant que structure logique, et que le conte, le récit, est à entendre de manière signifiante comme un R.S.I., référence au nouage du Réel Symbolique  Imaginaire, en tant que suppléance à la métaphore paternelle. J’espère, Nazir, que vous serez d’accord avec mon hypothèse ou que vous m’en direz ce que vous en pensez. La mythaphore paternelle, la métaphore paternelle est un sujet qui concerne ce livre, et/ou le père en ab- sens avec le a privatif, dont je parlerai.

 

La Bille bleue, que nous nous proposez Nazir, est orchestré comme une fiction, un conte qui débuterait par un « c’est l’histoire de Amir qui vit dans un village où il n’y a que des femmes et des enfants… », « Amir, âgé de 7 ans, est un chasseur de canards hors pair… (PAIR ou PÈRE, écrivez-le comme vous voulez)… Un jour il rencontre un chasseur venu de Beyrouth… ».

De son père, il n’a plus de souvenir, il ne lui reste qu’une photo, les récits de la mère, et un livre du Coran, qui a appartenu au père et que celui-ci lui a confié à son départ. Il observe assidûment les pages noircies de signes qu’il ne comprend pas - il a 4 ans au début de l’histoire -, et que, tel un jeune Champollion, il s’attelle à déchiffrer. Le récit décrit une situation familiale très contemporaine, que nous rencontrons souvent dans la clinique d’aujourd’hui, une famille dont le père est absent ou avec père absent.

 

Lecture d’un extrait du livre par Nathalie Belin, membre permanent de l’ALI Manosque Alpes de Haute Provence

« Amir se demanda si son père pouvait ressembler à Sami. Et si oui, était-il beau et aussi gentil ? Les quelques rares souvenirs qu’il avait de lui étaient déjà pâles comme pâlissent les vieilles photographies. Son père était un grand blond aux yeux bleus. Il portait le pantalon bouffant turc ainsi que la coiffe traditionnelle des paysans de la Beqaa. Ça lui revenait souvent comme une image fixe sans qu’il n’ait jamais pu réussir à lui insuffler vie. Cette image le hantait par son expression devenue muette. Malgré la douceur de ces yeux, malgré ce visage souriant, quelque chose le gênait. C’était toujours cette image-là, figée, qui lui venait à l’esprit chaque fois qu’il songeait à son père, ou même à sa mère. Et lorsque Sami lui avait demandé d’un air complice, s’il savait garder un secret, c’était encore cette même image qui avait réapparu ; une sensation l’avait alors traversé : il pouvait aimer cet homme-là comme un père. ».

 

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Claude Rivet - Dans ce livre, Nazir Hamad nous propose un autre nouage de la fonction paternelle, une version singulière de l’ab-sens du père, une Mythaphore paternelle, comme je l’ai  déjà dit,  où la transmission peut passer par l’adoption symbolique, thème cher à Nazir, l’adoption symbolique, adoption de la langue par l’enfant, adoption réciproque de l’enfant  et du  père d’adoption, des « quasi pères » dont il fait la rencontre,  transmission entre adulte et enfant,  entre le professeur et l’élève, puis de l’élève surdoué qu’est Amir, aux autres enfants lorsqu’il devient lui-même professeur à l’âge de 10 ans.

 

Dans son ouvrage sur le transitivisme Jean Bergès décrit les « jeux de places entre la mère et l’enfant » ; ici Nazir Hamad nous propose de penser les jeux de places multiples entre le père – et l’enfant ou le rôle de la fonction paternelle pour l’assomption du phallus Symbolique.

 

Le récit, d’apparence simple comme un conte pour enfants, s’appuie sur des concepts psychanalytiques complexes, et des savoirs cliniques qui alimentent en filigrane l’épopée d’Amir, guidée par l’écriture de l’analyste. Car Amir a un rapport singulier, vif avec la vérité, est-ce le désir de savoir qui le rend si précocement intelligent ? A partir de ce rapport subjectif à la vérité d’Amir, Nazir invente un mythe contemporain.

 

La vie du parlêtre se déploie à l’intérieur d’une structure qui est celle que le langage lui assigne. Cette structure a des limites, tout ne peut pas être dit, la part d’indicible, Lacan l’appelle le Réel. Cet indicible, ce Réel, de tout temps l’homme a tenté de lui donner consistance à travers des réalisations poétiques, picturales, sculpturales, musicales ou littéraires ; le mythe est une forme littéraire de cette tentative de mettre en récit le Réel.

 

Je propose de situer le récit de La Bille Bleue dans cette tradition littéraire du Mythe. Nazir nous dira s’il est d’accord avec cette hypothèse. Selon moi, Nazir reprend la méthode que Freud a utilisée : celle du mythe grec illustrant un drame subjectif. Nazir invente une épopée à partir d’un autre drame subjectif - un Mythe qui témoigne d’un Réel à partir d’éléments historiques datés et géographiques précis, le Liban, une mère, son fils, dont les mari et père ont émigré en Argentine… au Brésil, pardon il doit y avoir quelque chose…

Nazir Hamad - Oui il y a un signifiant, c’est qu’il a été au Brésil pour avoir de l’argent… 

Claude Rivet - l’argent est la cause de l’émigration du père.

 Cependant, à l’instar de l’approche structuraliste de la fonction des Mythes par Claude Lévi-Strauss, la dimension temporelle et historique est transcendée : un récit est produit dont la valeur est universelle. Dans la lignée des grands mythes freudiens, Œdipe, le mythe individuel du névrosé, le mythe d’Amir réinterroge la fonction paternelle dans notre modernité : lorsque le père émigré s’absente à la limite de l’abandon, comment se construit son fils ?

Reprenons avec la définition structuraliste du Mythe telle que Lévi-Strauss l’a définie dans son Anthropologie structurale, que je relis principalement à partir du chapitre XI « La structure des mythes ».

 

1)      Approche structuraliste de la fonction des mythes

 

La fonction des mythes, Lévi-Strauss  la théorise dans une approche non pas historique mais structurale du Symbolique, non comme un récit naïf et aux détails aléatoires mais comme un ensemble fortement structuré autour d’unités élémentaires (les mythèmes) et de relations internes, et régi par des lois cohérentes capables de transformation, c’est-à-dire d’adaptation au contexte géographique et historique.

 

Ceci différencie sa démarche logique de l’approche de K. G. Jung pour qui des significations précises seraient reliées à certains types mythologiques qu’il appelle archétypes ; la théorie de Jung est une forme de symbolisme et ne se rapproche en aucun cas de la dimension du Symbolique au sens de la définition lacanienne des dimensions structurales topologiques RSI, Réel, Symbolique et Imaginaire. Précisons que dans la langue, le suffixe -isme marque le caractère idéologique d’un nom, « racisme », « eugénisme », alors que le suffixe -ique du latin icus « relatif à, qui est propre à », est le suffixe le plus employé aujourd’hui pour former des noms communs dans le domaine des sciences : cybernétique, informatique.

Pour Lévi-Strauss le mythe fait partie intégrante du langage, c’est par la parole qu’on le connaît, il relève du discours[1]. Il se réfère aux travaux de F. de Saussure qui distingue deux niveaux du langage, la parole, et la langue, qui se situent à deux niveaux temporels différents. Le mythe se définit aussi par un système temporel, qui combine les propriétés des deux autres. Un mythe se rapporte toujours à des événements passés : « avant la création du monde », ou « pendant les premiers âges », en tout cas « il y a longtemps ». Mais la valeur attribuée au mythe provient de ce que les événements, censés se dérouler à un moment du temps, forment aussi une structure permanente qui se rapporte simultanément au passé, au présent et au futur.  Exemple donné par Lévi-Strauss à propos de la Révolution Française : « Ce jour-là, tout était possible... L’avenir fut présent... c’est-à-dire, il n’y a plus de temps, mais un éclair de l’éternité », une transcendance, une permanence. Cette double structure, à la fois historique et anhistorique, explique que le mythe puisse simultanément relever du domaine de la parole (et être analysé en tant que tel) et de celui de la langue (dans laquelle il est formulé) tout en offrant, à un troisième niveau, le même caractère d’objet absolu.

C. Lévi-Strauss définit la structure des mythes, mais aussi la démarche scientifique, comme des formes intellectuelles de bricolage. Car le propre des mythes, comme du bricolage sur le plan pratique, est d’élaborer des ensembles structurés… en utilisant des résidus et des débris d’événements, bribes et des morceaux, témoins fossiles de l’histoire d’un individu ou d’une société. Les Mythes élaborent des structures en agençant des événements, ou plutôt des résidus d’événements[2]. La fonction du mythe pour Lévi-Strauss n’est pas historique (étiologique), mais Symbolique : il ne s’agit pas d’un récit de faits réellement advenus, dont seule la quête d’une version originale permettrait de comprendre la signification, mais la production collective immémoriale, à partir des éléments d’une histoire reconstruite, les mythèmes, organisés dans une combinatoire structurale… Il y avait des échanges réguliers entre Lévi-Strauss et Lacan, à l’époque où Lévi-Strauss élaborait sa formule des structures élémentaires de la parenté[3] en 1949.

« J’ai appris bien des choses de Claude Lévi-Strauss. C’est d’abord que la structure symbolique domine. Quoi ? Le social, les relations de parenté, l’idéologie, mais aussi, pour chacun, son rapport au monde, ses relations sensibles, son complexe familial. »[4], dit Lacan. La théorie de la logique structurale du mythe de Lévi-Strauss ouvre à Lacan des voies vers des lectures plurielles, et logiques, celles de l’usage de la combinatoire, de la métaphore et des figures de style appliquées aux œuvres littéraires.

 

Au fil de ses séminaires, Jacques Lacan relie en termes de relecture, les mythes de la littérature, Œdipe, Hamlet, Antigone… traités comme des cas cliniques qu’il n’aura de cesse d’analyser pour en proposer une lecture structurale et édifier le corpus théorique le plus fécond de la clinique psychanalytique aujourd’hui. Le ressort de la thérapie analytique est la parole, support d’une logique signifiante susceptible de renouveler les constructions subjectives, enfin le sujet. Et nombreuses sont les pépites théoriques et cliniques que Lacan a su déblayer sous les décombres des savoirs tétanisés par l’institution postfreudienne, grâce à la relecture rigoureuse et vivifiante des textes de Freud. Et en a construit bien d’autres concepts, notamment du côté de la topologie, ce qui sera probablement abordé par d’autres.  Lacan se lit autant pour la poésie du signifiant que pour la justesse de l’analyse clinique… et les effets qui en résultent.

 

2)      Du mythe à la métaphore paternelle

 

Revenons à la question du père d’Amir. Jean-Paul Hiltenbrand conclut son article « Remarques peu obligeantes sur l’Œdipe »[5] par le constat que la seule chose qu’apporte le père, c’est d’être le garant de la castration symbolique, comme Freud l’a situé dès le départ. Le mythe d’Œdipe - et le complexe qui en résulte - détermine un modèle qui lui permet de situer les places et fonctions respectives des père et mère dans leurs aspects Symbolique et Réel, et qui ordonne la subjectivité de l’enfant en tant que sujet sexué à partir d’un interdit. La fonction paternelle s’appuie sur une explication mythique qui organise le refoulement à partir des relations conflictuelles refoulées avec le père. Le complexe d’Œdipe ne peut s’illustrer et se résoudre qu’à partir de ce caractère de fiction énigmatique. La clé est le refoulement de la rivalité avec le père à l’endroit du désir de l’enfant pour la femme du père convoitée. L’effet subjectif de la mise en place d’un impossible est radical dans ses conséquences.  La castration organise le sujet sous l’égide du fantasme qui ne lui laisse qu’une minimale fenêtre de liberté.

Alors qu’Œdipe tente de déchiffrer sa destinée dans les oracles de la Pythie de Delphes, Amir lui se penche avec la ténacité d’un Champollion sur le livre sacré, le Coran qui a appartenu à son père, afin de trouver une trace, un message du père dans les caractères énigmatiques.

« Tu peux savoir… » est le titre de la revue Scilicet lancée par Jacques Lacan en 1968 – « tu peux savoir ce qui te cause ». On entend que le signifiant « cause » signifie de manière équivoque tout autant la question des origines que celle de la logique du langage et du signifiant « qui cause ? qui parle ? ». Alors qu’est-ce qui compte dans le fait qu’Amir cherche des traces de la parole du père et les voies de son désir dans le Coran ? Que le livre ait appartenu au père de la réalité, ou que le livre soit un livre sacré ; le Coran exprime la parole de Dieu, ou du Grand Autre des psychanalystes ?

Un autre éclairage de cette fonction du père est donné par Freud dans le cas du petit Hans, que vous connaissez surement tous - Freud découvre l’origine de la phobie de Hans dans le défaut de refoulement de la haine du père, dans l’ambivalence de l’enfant à son endroit, et dans la difficulté du père de Hans à endosser la fonction de Père castrateur. Comme le père du petit Hans, le père absent d’Amir l’abandonne à l’amour maternel. Comment le refoulement peut-il avoir lieu quand l’interdit de la mère, en tant que femme du père, n’est pas assumé par un père ? Cette figure du père de Hans, un père sans conflit, inaugure une figure paternelle Imaginaire contemporaine, celle du père copain, évanescent, doux et permissif, qui serait responsable de la déliquescence de la civilisation et contre laquelle on fait appel au retour de la figure du père en bottes plus qu’autoritaire, dictatorial, censé être mieux armé pour réguler les effets de désordre du monde lié à l’impuissance du père - deux figures opposées – « le père bobo » et « le père botté » - et pourtant identiques dans leurs effets tout autant Imaginaires l’une que l’autre pour que de la fonction paternelle il n’y en ait pas.

L’hypothèse du déclin du père, Lacan y renonce, en s’appuyant sur la définition structurale du Mythe de l’anthropologie structurale de Lévi-Strauss, et les travaux de Saussure. Le père est une fonction signifiante, le père est un pur signifiant, Lacan renoue avec la théorie freudienne du père mort et invente le concept du Nom du Père, qui évoluera ensuite au pluriel[6], les Noms-du-Père.  Le père de la réalité, en pantoufles ou au Brésil, en Argentine, ou ailleurs, n’est pas le père Symbolique. D’être un pur signifiant le père devient une figure de style, un terme est substitué à un autre, c’est une métaphore. Le déclin du père n’est rien d’autre que le déclin des Noms du Père, c’est-à-dire le déclin de la fonction du langage et de la parole. Ce dont de toute évidence, l’enfant du mythe, Amir, n’est pas affecté.

Pour conclure, le parcours d’une cure peut être comparé au cheminement de Amir à travers les pages. Ainsi la fin du parcours d’une analyse, le sujet advient à une autre construction qui se substitue à ce qui le représentait dans le mythe individuel de sa névrose. Cette construction - d’après la traversée du fantasme -, s’appuie sur un nouveau savoir épuré de l’aliénation Imaginaire.  Le sujet se lie aux autres autrement, au prix d’une solitude assumée, car à la déprise des miroirs, se substitue un lien aux autres où la parole prime, parole et langage qui de structure vont introduire un malentendu banal entre parlêtres, marque de l’impossible, réduit à l’impossible communication et au malentendu ordinaire. Alors si l’analyse n’aboutit pas au « happy end » imaginaire – la retrouvaille de l’objet perdu escomptée au départ du chemin,  elle a néanmoins des effets d’éclaircissement. C’est de cela dont il s’agit dans le livre de Nazir.  La Bille bleue est un Mythe de l’Aufklärung, de l’éclaircissement. La recherche de la vérité se cache derrière le mythe d’Amir car « la vérité a une structure… de fiction », c’est ma conclusion avec Jacques Lacan dans le séminaire IV La relation d’objet.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

DISCUSSION

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Claude Rivet - Alors cher Nazir, j’ai posé un certain nombre de questions, à partir de là quelle hypothèse te convient ?

Nazir Hamad - Je suis absolument touché par ta lecture de ce roman et tu donnes beaucoup d’épaisseur avec elle à cette fiction, parce que je suis absolument d’accord avec toi, c’est une fiction, c’est un roman, et effectivement par ce que tu amènes autour de la question de la paternité. J’étais surtout touché par ce que tu as relevé à partir de ce préfixe « ab ». Moi je l’ai entendu avec mon oreille de polyglotte, « ab » veut dire « père ». Ah oui, dans les langues sémitiques « ab » c’est le père. Et donc vous voyez ce préfixe que tu as prélevé, et peut-être inconsciemment tu le savais, c’est un préfixe effectivement qui introduit le père dès le départ jusqu’à la fin.

Autour de ce père posons-nous la question simple : qu’est-ce que fait un père quand il délègue son autorité à son fils et puis il s’en va…Vous savez dans la clinique, ce n’est pas quelque chose de rare. Les grands frères… les grands frères, vous les trouvez souvent dans votre travail. Mais qui c’est le grand frère ? Le grand frère, c’est celui qui a reçu d’une manière ou d’une autre par l’autorisation du père ou par l’autorisation de la mère de jouer un rôle qui n’est pas le sien. Et voilà, le mieux qu’il peut faire quand il reçoit cette autorité ou quand il est tenté de jouer ce rôle, c’est de jouer le rôle du mauvais père. Il n’est jamais accepté et si on l’accepte c’est vraiment, c’est pour diriger la violence contre lui et pas contre le père réel. C’est le grand frère qui reçoit toujours, autour de sa figure, que l’ambiance familiale est surtout orientée autour de lui, dans la clinique vous avez sûrement des expériences comme ça….

Seulement dans le cas d’Amir, le père lui dit : « En mon absence tu seras le père de cette famille, tu seras responsable auprès de ta mère et auprès de ton frère », mais ce qui a sauvé Amir c’est que son père lui a dit : « Je te donne mon Coran. Je te donne mon Coran et dans ce Coran il y a toutes les réponses à tes questions. Donc si tu veux savoir quelque chose tu le trouveras dans le Coran ». Et voilà en quelque sorte ce qui sauve Amir. Amir n’a pas accepté la fonction d’être responsable de sa mère et de son frère sans chercher à décoder comme Champollion ce savoir auquel son père a fait référence.

C’est pour cela qu’au lieu d’exercer cette autorité aveuglément, il a passé énormément de temps, comme il ne savait pas lire, à dessiner les lettres et les mots. Et il dessinait, dessinait, dessinait les lettres au point où effectivement il était capable de reproduire des pages entières sans savoir lire mais à les reproduire par cœur. Et voilà, tout son temps était consacré à ce savoir, à ce déchiffrement. D’abord à la reproduction, ensuite à ce déchiffrement. Et le déchiffrement a eu lieu quand il a réussi à rencontrer ces chasseurs, surtout Sulaiman le poète, qui a nommé les lettres. Une fois qu’il a nommé les lettres, l’écriture s’est posée autrement et ce savoir s’est présenté autrement pour lui.

Il était beaucoup plus intéressé par le savoir que par l’exercice d’une autorité qui n’est pas la sienne. Vous voyez cet « aba » était là tout le temps. Le père était présent de plusieurs manières comme tu l’as dit Claude.

 Vous savez, dès le départ, Freud comme Lacan d’ailleurs, Freud à plusieurs reprises s’est référé aux Mythes. Le mythe de la Horde primitive, le Mythe d’Œdipe, le Mythe de Moïse, Moïse et le Monothéisme. C’est-à-dire que chaque fois que Freud voulait théoriser quelque chose autour de la question de la paternité, il se référait à un Mythe.

Qui est le Père de la Préhistoire ? Était-il incarné ou pas ? C’est ça la différence entre Freud et Lacan. Freud le pose comme quelqu’un qui a été incarné à un moment donné et que les enfants ont tué. Et ils l’ont tué, ils l’ont mangé. Et à partir de cette instance-là, il y avait effectivement une forme de retour, le retour de ce père sous forme de culpabilité et c’est cette culpabilité elle-même qui introduit effectivement la loi morale qui a ordonné, organisé le lien social pour les frères par la suite. Lacan refuse cette idée d’un père incarné. Pour lui, le père de la Préhistoire a toujours été mort, autrement dit c’est une fiction. C’est une pure fiction, ça n’a qu’une valeur symbolique, ce n’est qu’une référence. Une référence symbolique qu’on introduit effectivement, et quand on l’introduit, sa fonction est d’ordonner les liens et d’introduire l’interdit.

Mais ce Père symbolique n’entre pas tout seul parce qu’il n’est nulle part. Il s’introduit du fait même qu’il y ait un Père réel. C’est le père réel vers lequel le désir maternel est orienté, c’est lui qui va introduire le Père symbolique.

Alors qu’est-ce qui arrive, la question maintenant, et c’est ça la question que je pose avec l’histoire d’Amir et que j’ai déjà posée avec mon travail sur l’adoption : que devient le Père symbolique si le Père réel est absent ? Comment ça va opérer pour un enfant ?

Lacan va le dire clairement, ça va opérer par une sorte de permutation et de suppléance d’un père à l’autre. C’est-à-dire que, en l’absence du Père réel, c’est le Père symbolique qui vient suppléer son absence, et en l’absence du Père symbolique, c’est le Père imaginaire qui va intervenir pour suppléer à l’absence.

Donc vous voyez pour Lacan le Nom du Père et l’Éternel ont toujours fonctionné ensemble, vous savez que la théorie de Lacan n’a cessé d’évoluer jusqu’à la fin de sa vie, donc il introduit les deux ensembles, qui opèrent ensemble : Nom du Père et l’Eternel, c’est-à-dire, c’est pour cela qu’on entend Lacan parler de Parent symbolique/Parent réel/Parent imaginaire, Père réel/Père symbolique/Père imaginaire. Donc cette suppléance est toujours là, cette permutation est toujours là quand pour une raison ou une autre il y en a un qui est absent.

Quand Lacan revient à la lecture de Freud, qu’est-ce qu’il voit dans sa reprise de l’Homme aux loups, dans sa reprise de l’Homme aux rats, dans sa reprise de Hans ? Il va pointer toujours la même chose : la défaillance du Père réel. C’est le Père réel qui est défaillant. Vous vous souvenez, je pense que vous avez cette référence.

Et alors face à la défaillance du Père réel, qu’est-ce qu’il en est du Père symbolique ? Le danger c’est effectivement que ce soit le Père imaginaire qui prend toute la place. Et si le Père imaginaire prend toute la place nous avons quoi ? Le Président Schreber. Et pourquoi le Président Schreber, parce que c’est là où Lacan est déjà assez avancé dans la question du Nom du Père, c’est la Forclusion du Nom du Père. C’est-à-dire qu’il y a une défaillance du côté du Père réel mais aussi du Père symbolique. Donc c’est le Père imaginaire qui va sévir, qui va devenir un monstre. « Un monstre », c’est vraiment le mot de Lacan.

Chez Amir, le père, sans le savoir, a laissé une référence. C’est-à-dire que le Père symbolique était toujours là. Lui, il est parti, mais il a laissé une référence à Amir. Il lui a dit : « Voilà je te donne mon Coran. Ce n’est pas un Coran, c’est mon Coran. » Et comme un enfant peut s’adresser à son père, Amir s’est adressé à son Coran en quelque sorte, qui a pris la place de son père.  Voilà ce qui a toujours joué comme une référence symbolique pour ce garçon.

 Mais ce n’était pas assez. Le hasard a fait qu’il a rencontré ces deux chasseurs. Qui petit à petit, sans s’en rendre compte l’ont adopté. Et lui-même les a adoptés. Il ne savait pas lequel il allait adopter mais il a adopté finalement les deux et les deux l’ont adopté. Mais ce n’est pas une adoption claire, ce n’est pas une adoption officielle c’est une adoption qui s’est imposée à eux, aux trois.

Et pour moi, une adoption réussie c’est une adoption qui s’impose. Autrement dit il y a au moins deux qui sont entrés dans sa vie et qui ont assumé la fonction du père.

Claude RIVET - Alors Père de la réalité, Père réel……

Nazir Hamad - Dans la lecture de Lacan c’est le même. Quand il dit le Père réel c’est une référence au père phallophore, c’est-à-dire celui qui est à côté de la mère. Je ne sais pas si je réponds ?

Claude Rivet - Oui, j’ai l’impression de ne pas t’avoir trahi dans ma lecture.

Est-ce que parmi vous on peut lancer la discussion, s’il y a des questions qui viennent. Nous ne sommes pas très loin dans nos interventions Philippe Candiago, Fabrice Vénuat et moi-même car ce matin est plus particulièrement organisée autour des questions du récit du livre, La Bille bleue. Cet après-midi on abordera des choses un peu différentes, en contre-point. Et c’est l’histoire de cette journée qui nous y amène, c’est-à-dire qu’elle s’inscrit aussi dans la suite des Journées sur la Psychologie de l’Immigration qui n’ont pu avoir lieu. Notamment l’exposé de Gilbert Elkaïm et de Noureddine ainsi que Gisèle vont aborder des questions qui concernent spécifiquement l’Immigration.

Anne Videau - Je voulais savoir à quelle place tu mets le personnage de Sulaiman dans la configuration du livre ? Par rapport à la lettre et aux textes au pluriel.

Nazir Hamad - Oui. Sulaiman je ne l’ai pas nommé par hasard. Sulaiman, c’est Salomon. J’imagine que vous avez présent à votre esprit le jugement de Salomon. Salomon nomme sans se rendre compte, il désigne la vraie mère. Si, il s’est rendu compte de ce qu’il faisait, il a nommé la vraie mère. Sulaiman est venu lever quelque chose de l’énigme. Le père d’Amir lui a laissé le Coran en disant : « Tu trouveras toutes les réponses à tes questions là-dedans ».

Et qu’a fait Sulaiman ?  Il a nommé les lettres. C’est lui qui l’a pris en charge pour lui enseigner la lecture. Or il était absolument surpris de découvrir comme ce garçon savait dessiner toutes les lettres, savait écrire mais il ne savait pas lire. Écrire dans le sens de dessiner.

La seule chose qu’il a fait, et c’est je pense la fonction du Nom du Père, c’est que le Nom du Père ça nomme. C’est un Nom qui nomme et qui est nommé. Et pour moi la fonction du Nom du Père a nommé la lettre et, nommant la lettre, a levé l’énigme. Cet enfant a accédé à la lecture. Et accéder à la lecture c’est effectivement pour Amir se poser en tant que sujet. Sujet c’est-à-dire introduire non plus cette volonté d’exercer un pouvoir au nom de son père mais être fidèle à son désir, à son désir de savoir et à son désir de rencontrer son propre destin. Mais ce n’est pas toujours facile le destin, puisque à la fin de l’histoire il a été obligé de fuir.

Intervenant - Oui, bonjour, vous dites « le père », vous dites « aba » …

Nazir Hamad - « Ab » oui, « aba » aussi.

Intervenant - Donc ce fils qui dit « aba » en hébreu, va lire le Coran. J’aimerais que vous dépliiez un petit peu cela.

Nazir Hamad - Voilà : ce nom « aba », « ab », c’est la même racine. Dans les langues sémitiques, c’est la même racine. Par exemple moi je dis « ab » « al ab » le père, « aba », « aba ta » par exemple quand je fais appel à mon père. Donc je fais référence à une racine, la racine de la langue sémitique qu’on trouve d’ailleurs dans plusieurs langues qui s’originent dans une référence sémitique comme ça.

Mais quand je fais référence au préfixe « ab » comme Claude a apporté, c’est-à-dire que tout se déroule sous l’égide de « ab » dans cette histoire…

Claude Rivet - Oui mais alors pour moi comme je n’avais pas du tout en tête que ça signifiait « le père », pour moi quand on est « a » ça a un sens privatif, ça veut dire par exemple, « ab-sence » « a-politique », voilà c’est privatif.

Anne Videau - Effectivement on voit bien où tu te situes quand tu dis cela Claude du point de vue du signifiant ; et d’un côté il y a la racine sémitique mais si on se réfère aux racines grecques et latines c’est différent. Ce qui ne veut pas dire que dans un texte que nous écrivons aujourd’hui dans notre langue à nous, française, ou plutôt quand Nazir écrit dans sa langue française on va dire, les deux ne viennent pas jouer.

Claude Rivet - C’est un effet du signifiant en fait. C’est ce qu’on entend, ça peut être pris aussi au sens métaphorique. C’est aussi sur la question du sens, c’est-à-dire que finalement il n’y a pas de sens imaginaire au père. Le père absent, c’est un père symbolique.

Anne Videau - Oui tu as joué d’une langue à l’autre.

Claude Rivet - À mon insu d’ailleurs.

Nazir Hamad - J’ai beaucoup apprécié que vous disiez « dans la langue française de Nazir » …oui parce que je ne peux pas…quand on est polyglotte on est sensible aux ponts verbaux que les langues se jettent entre elles. On pense parler en français et voilà qu’une autre langue s’introduit et de plusieurs manières : par homophonie, par translittération, par traduction. Il y a toujours un pont verbal qui se jette entre deux langues et qui fait que vous pensez dans une autre langue et l’autre langue s’introduit à votre insu. Et « ab » s’est introduit, tu l’as posé comme préfixe de la langue latine mais c’est justement ce préfixe de la langue latine qui a fait un pont verbal pour moi et qui a passé d’une langue à l’autre. Et ce n’est pas faux quand tu dis « la langue française de Nazir » et effectivement c’est parce que mon français admet, accepte, ne rejette pas les ponts verbaux entre ma langue maternelle et ma langue de culture.

Claude Rivet - Et puis le père symbolique c’est quand même le père de la castration.

Nazir Hamad - Exactement.

Noureddine Hamama - Je voulais juste …Nazir… revenir sur le grand frère, en apportant une petite nuance : c’est que ça reste toujours la même génération.

Et je voulais te poser une question par rapport à la mère dans le roman. Comment cette mère a mis ce père dans une position « Autre » ce qui a fait de lui qu’il est devenu désirable…

Nazir Hamad - Oui tout à fait, c’est vraiment très important. Parce que cette mère a toujours, s’est toujours référée au père absent. Au point de continuer à discuter à haute voix avec son mari en disant : « Tu as vu ce qu’il a encore fait Amir… », elle se plaignait à lui, elle se plaignait à son mari pour qu’Amir, lui, tremble de peur. Et cette référence a fonctionné. Tant que la mère se réfère au père absent, il continue à opérer dans sa fonction symbolique auprès de l’enfant. Et dans l’histoire d’Amir et de son frère, cette mère n’a jamais abandonné cette référence. Même quand elle a reçu les vêtements et qu’elle a découvert comment s’habillent les belles Brésiliennes, elle disait : « Je les porterai pour mon mari. ».

Noureddine Hamama - Donc du coup, l’agent du père symbolique, ça peut être la mère, on peut penser que c’est bien que ce soit l’épouse.

Nazir Hamad - Absolument. Il est resté comme référence dans son discours.

Gilbert Elkaïm - Juste une remarque par rapport à ces questions de trans-langues : dans le christianisme, il y a « l’abbé », l’abbé qui est le père.

Nazir Hamad - Oui tout à fait. On a oublié ça.

Hélène Elkaïm - Et par rapport à ce que vous disiez sur la racine commune des langues, est-ce que vous avez tous vu ce magnifique reportage documentaire de Nurith Aviv qui s’appelle Des mots qui restent. C’est absolument magnifique sur ce qui reste à travers l’immigration et l’histoire.

Claude Rivet - Merci de cette belle référence à Nurith Aviv qui a écrit beaucoup de choses sur la question de la langue, et pour le cinéma, en présentant les témoignages émouvants de ceux qui passent « d’une langue à l’autre ».




[1] Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale.

[2] Lacan compare la structure du fantasme d’un sujet à une construction d’éléments hétérogènes de bric et de broc à la manière de certaines peintures de Salvatore Dali.

[3] publiés en 1949.

[4] Le Mythe individuel du névrosé, 1956 – conférence prononcée en 1953. Lacan y reprend le cas de l’Homme aux rats à partir de l’histoire particulière de sa famille, c’est-à-dire celle de la Dette non payée du père.

 

[5] « Remarques peu obligeantes sur l’œdipe », Conférences à Chambéry 1995-2007, p. 7 et suiv.

[6] Lacan et Lévi-Strauss, le retour à Freud 2003.