Brigitte Giraud : Entre dette et traumatisme

 Nice, Journée EPhEP-Chrysalides, le 30/09/2018:

 

Ce que nous appelons traumatisme dans le contexte actuel, celui des attentats, concerne à la fois ceux qui ont été blessés physiquement mais aussi bien ceux qui ont perdu un ou plusieurs proches, ainsi que ceux et celles qui ont assisté, de près ou de loin à l’attentat et sont atteints moralement, psychiquement.

 

Aujourd’hui qui ne saurait se sentir traumatisé comme on dit, par  les scènes d’horreur à répétition que nous avons tous vécues par la force des choses, via les témoignages et les images dans les médias.

 

Il y a cependant de grandes différences entre l’intensité des tableaux cliniques mais une chose leur est commune, c’est la coupure ressentie par la plupart d’entre nous entre ce qui marque désormais nos vies entre un avant et un après attentats. Nous ne pouvons plus vivre tout à fait comme avant dans l’insouciance d’une promenade ou le partage joyeux d’un moment festif.

 

Nous sommes désormais entrés dans une sorte de dépression à bas bruit qui nous ramène au sentiment de la perte d’un vivre ensemble quelque peu idéalisé mais bien fragilisé tout de même.

 

Dans le temps du deuil qui nous a amenés à nous rassembler pour rendre hommage ensemble à nos morts , nous avons pu partager nos peines car dans ce travail nécessaire à la guérison, il se produit une première identification aux victimes – je suis Charlie – qui bien sûr sera de nature différente selon chacun, et ce qu’il a subi comme épreuve mais nous a poussé à nous réunir pour éprouver ensemble ce qui de notre humanité a failli être balayé .

 

 Le deuil nous dit Freud est la réaction régulière à la perte d’une personne aimée ou d’une abstraction portée en sa place comme patrie, liberté, un idéal etc.…

 

Ce qui caractérise les attentats c’est qu’il s’agit d’atteindre dans leur chair le plus de monde possible, au hasard, dans la plus grande des injustices. Ceux qui sont épargnés se demandent alors pourquoi ils ont pu eux réchapper au massacre, avec toute la culpabilité qui va s’en suivre.

 

Et cela m’amène à introduire la question de la dette. Les rescapés d’une catastrophe ne se réjouissent pas de cette chance qu’ils ont eue mais bien souvent ont beaucoup de mal à s’en remettre, tant la culpabilité d’être encore  vivants eux, les envahit et bien plus encore, de n’avoir rien pu faire pour empêcher ce carnage d’arriver. Je pense à cette jeune femme qui a témoigné tout dernièrement dans un reportage à la télévision sur un nouveau protocole canadien mis en place dans des dizaines d’hôpitaux et centres de soins pour atténuer considérablement les symptômes dits  post traumatiques suite aux attentats de Paris . Elle a réussi à s’enfuir sans blessure du Bataclan après le début de la fusillade , mais 10 mois après elle n’a toujours pas pu reprendre une vie normale tant les images de son impuissance à l’égard des blessés et des morts restés derrière elle lui reviennent . Même la course effrénée de sa fuite salutaire lui a rendu insupportable d’entendre les sons de quelqu’un qui court .

 

Un attentat meurtrier de ce type, arrivé sans aucune sommation, dans un moment où on s’y attend le moins, est une effraction du réel qui laisse un trou, un vide, une sidération d’effroi où les victimes affolées perdent tous leurs repères. Non seulement le pacte symbolique qui liait les acteurs de la foule entre eux dans une commune participation à un concert ou à un feu d’artifice a volé en éclats, mais l’imaginaire lui même est figé. Arrêt sur image, sans pouvoir comprendre ce qui est en train d’arriver dans  ce déchaînement de haine et de mort.  Cette levée totale du refoulement qui permettait de vivre en société déferle sur les protagonistes sans aucun filtre.  Ils se trouvent alors en prise directe avec la  mort , une mort parfois annoncée , comme au Bataclan, sinon  l’espace d’un instant bien repérée dans ce chaos comme intentionnelle et visant tout le monde sans distinction, c’est à dire sans raison , sans compréhension possible. Pourquoi lui et pas moi, pourquoi moi et pas lui…

 

La culpabilité d’exister surgit à ce moment là, à son paroxysme. Comment ne pas entendre autrement ce monsieur avouant avoir failli faire un mauvais geste comme il dit après pourtant avoir aidé des blessés en bas de chez lui. Exténué par la répétition de cette scène insupportable  qui se répète et se répète, la nuit dans le même cauchemar, le jour à chaque bruit  évoquant le choc, les cris, et cette jeune femme poursuivie littéralement par le regard effrayé d’une victime à côté d’elle, regard qui ne la quitte plus. Comme si les objets partiels, la voix, le regard,  prenaient une vie autonome, complétement dégagée de ce qui lie un sujet au fantasme,  au symbolique c’est à dire à une place bien inscrite dans une suite lisible.

 

Etre pris en otage dans un passage à l’acte ne permet pas vraiment de mobiliser ses défenses. Il y a un temps d’arrêt, les personnes présentes sur les lieux d’un attentat disent pour certaines avoir été incapables de s’enfuir immédiatement. La réalité s’est figée en un réel vidé de sens.

 

Le trauma qui en résulte, cette impuissance tragique de n’avoir rien pu faire, d’avoir été touché au plus profond de son être m’a évoqué la tragédie d’Hamlet qui lui aussi vient de subir un attentat.

Lacan a  analysé cette œuvre tout au long de son séminaire sur le désir, désir bien sûr en panne dans la dépression. Puisque nous sommes ici pour essayer d’aider nos concitoyens à sortir de ces traumatismes, voyons comment le poète nous permet de mieux saisir de quoi il s’agit.

 

L’évocation de cette pièce de théâtre qui date de 1601 et trouve toujours son public aujourd’hui est à mettre selon Freud au compte des grands mythes qui non seulement nous éclairent mais façonnent nos pensées rajoutera Lacan. Pour lui, Hamlet comme Œdipe sont à mettre au même rang à une petit différence prés : Hamlet est pour lui l’Œdipe moderne, nous verrons plus loin de quoi il s’agit.

 

Alors, que nous enseigne le jeune Hamlet à peine sorti d’un attentat, terme employé pour qualifier le drame qui touche à travers lui  tout le  royaume du Danemark : le roi son père vient d’être assassiné par son propre frère et ce crime abject se double d’une horreur supplémentaire : la mère d’Hamlet ne donne aucun signe de deuil à la perte de feu son mari, mais s’affiche ostensiblement toute honte bue dans les bras du  meurtrier, à peine les funérailles prononcées.

 

Ce que nous montre Shakespeare s’il y a effectivement quelque chose de pourri au royaume du Danemark, c’est de quelle pourriture il s’agit.

 

C’est par la voix de son père transformé en spectre qu’Hamlet est interpellé : il lui demande de le venger lui, bien sûr, mais non d’avoir péri sous les coups de son frère, non d’ avoir été trahi par son épouse, non d’avoir été privé de son règne, et par la même d’avoir empêché son fils de pourvoir lui succéder, mais d’avoir été surpris «  dans la fleur de ses péchés « .C’est à dire, de n’avoir pu régler ses affaires avant de mourir. Et c’est devant quoi Hamlet se trouve, et je cite Lacan «  dans ce être ou ne pas être…Il s’agit de rencontrer la place prise par le péché de l’autre, le péché non payé »

 

 Il s’agit donc d’une dette à assumer pour quelque chose qu’il n’a même pas commis, et peu importe la nature du péché , là n‘est pas la question . C’est d’une dette pas moins symbolique à assumer. Il ne peut la laisser ouverte, ni la payer à sa place si bien qu’il doit la faire payer, et le coup va passer à travers lui.

 Il y perdra la vie. Telle est le destin du héros, toujours en quelque sorte innocent, mais qui paye le prix fort. Car une dette se paye toujours d’une livre de chair. C’est l’entame dans le corps, fût elle symbolique, qui est requise. Ce qui fait la différence entre le héros et l’homme du commun, c’est que dés le départ nous savons le destin qui frappe la vie du héros car lui va au fond des choses comme on dit. Il ne s’arrête pas, il ne faiblit pas.

 

Si Hamlet à un moment propice hésite et décide de ne pas tuer son oncle alors qu’il en a une occasion bien facilitée : il surprend Claudius agenouillé en pleine repentance car il vient de réaliser l’horreur de son geste meurtrier et demande pitié aux Dieux. Mais Hamlet ne peut pas le tuer à ce moment  précis, car ce serait l’envoyer au ciel, alors que ce que sa vengeance lui commande c’est de le surprendre , comme son père l’a été , dans un moment où il serait

dans l’impossibilité de régler ses affaires . Ce qu’il cherche à atteindre c’est ce que Lacan appelle la seconde mort. Une douleur éternelle, encore au delà de la mort réelle.

 

C’est précisément ce que cherchent à atteindre les djihadistes lorsqu’ils provoquent leurs attentats à des moments de fêtes partagées, qui, à leurs yeux ne sont que péchés interdits par une loi divine.

 

Ce qu’ils visent c’est non seulement la punition la plus radicale, mais à leurs yeux une seconde mort éternelle celle là,  l’enfer.

 

De quel crime sommes nous accusés ?

 

Ce qui fait d’Hamlet un héros moderne, c’est  que lui sait. Il est dûment informé par son père et vit avec les excès libidineux de sa mère sous les yeux, oui, il y a quelque chose de pourri au royaume du Danemark, mais ce n’est pas de morale dont il s’agit, mais de quelque chose justement inhérent à l’homme, au désir de l’homme, laissé libre de se déployer jusqu’au bout, dans les affres de la passion.

 

Contrairement à Hamlet, lui Œdipe,  il ne savait pas. Il ne savait pas qu’il venait d’assassiner son père et qu’il couchait avec sa mère. Ce qui ne l’a pas empêché de payer sa dette d’exister. Mais au moins a t il eu le temps de vivre avant de se retrouver seul, errant le long des routes, les yeux crevés, ayant abandonné sa couronne et tous ses biens au profit de ses filles.

 

Celui qui ne savait pas, Œdipe et passera le restant de sa vie à chercher la vérité, ayant payé le prix de ce que c’est de savoir, Hamlet lui sait tout déjà de la turpitude des humains et jusqu’où leurs passions les mènent.  Et ce que fait remarquer Lacan, ce qui véritablement en fait il essaye de visser dans la tête de son auditoire, en particulier dans le séminaire de l’Ethique, c’est que de céder sur son désir, voilà la seule faute qu’on puisse reprocher aux humains.

 

Cette formule , céder sur son désir, peut se lire de plusieurs manières.

 

Soit, céder ou abandonner, et là c’est à la génération suivante que sera transmise la charge de la dette, ce qui n’a pas été réalisé de son vivant, c’est à sa descendance de l’accomplir. Nous ne savons que  trop la vérité de cette affirmation.

 

Soit ne pas céder sur son désir, en en payant le prix, parfois comme Antigone, intraitable, qui va jusqu’au bout, quitte à mourir vivante dans le tombeau.

 

Nous sommes là devant la responsabilité du sujet. Quoi qu’il fasse, il devra en rendre compte.

 

Alors vous voyez, la question de la dette lors d’un attentat ne date pas d’hier.

 

Et cela n’a jamais  choqué personne que depuis des siècles que nous participons à ce drame sur scène, que  ce soit le fils endeuillé qui paye un tel  prix. Pour lui pourrait on dire, le traumatisme n’est pas là où on l’attendait.

 

De nos jours, le traumatisme a pris un tout autre traitement. Nous sommes entrés dans une société de biens, où la question de la dette nous embarrasse, nous submerge.

 

Il est étrange à ce sujet que le service de la dette soit devenu l’affaire de l’Etat. On comprend bien que l’Etat et la solidarité nationale  portent réparation à des dommages causés par des catastrophes- naturelles ou pas -  mais que la dette de tout un chacun soit devenue un droit que l’on doit à toute victime  me semble un renversement préjudiciable.  D’autant plus que ce qui est reconnu maintenant a transformé une dette symbolique en une dette réelle, ayant  une valeur positivée. Etre victime est devenu un statut aujourd’hui qui risque de fixer la personne dans une position intenable. Surtout si c’est automatique. La judiciarisation de notre société  nous plonge dans un monde d’échanges marchands dans lequel le symbolique et les lois du langage sont bafoués.

 

Vous n’aurez pas ma haine s’est aussitôt écrié ce jeune père, au lendemain de la perte de sa femme , la mère de leur enfant. Il a ainsi dit stop à l’engrenage , à la logique d’un discours de vengeance , il s’agissait pour lui de reprendre sa vie, malgré une perte non consentie mais celle là  bien réelle et d’assumer un devoir de vivre, malgré tout.  Victime certes d’une horrible injustice, mais néanmoins prêt à surmonter sa peine de toutes ses forces , aidé probablement en cela par la responsabilité d’être père d’un très jeune enfant.

 

Mettre un voile, un linceul sur l’horreur, c’est ce que les gens ont tout de suite fait en prenant les nappes des restaurants pour envelopper les corps à l’abri des regards égarés. C’est justement ce que défend mordicus si je peux dire notre Antigone. Non, son frère tant aimé , quelque soit son crime, ne sera pas livré sans sépulture à la vengeance des Dieux. Elle suit elle la loi des hommes qui oblige à nous contenter du voile du semblant. Point d’idéaux divins faisant fi de notre condition, celle de n’être que des parlêtres aux prises avec l’impossible.

 

Car nous le savons bien, le premier des trauma à quoi nous avons eu à faire face, c’est celui archi rabâché du petit enfant que nous avons tous été lorsque notre mère s’absentait et nous laissait seuls dans le désespoir.

 

Cette invention formidable du for-da  du petit de l’homme qui, pour arriver à surmonter cette inaugurale première perte nous amena à prendre place dans ce qui allait devenir notre condition humaine  en nous faisant entrer définitivement dans le monde des mots, des signifiants. Des mots avec toute leurs ambivalences, leurs équivoques, leurs double ou triple sens, bref dans ce qu’on peut encore appeler la comédie humaine, pour ne pas se prendre trop au sérieux.

 

Les écrits auxquels se réfèrent nos agresseurs ne sont pas des paroles, qui elles pour être prononcées nécessitent quelqu’un de vivant. Ce sont des écrits non équivoques, entendus et relayés au pied de la lettre, à l’aide d’images captivantes parues sur internet, sans voile, sans doute possible, sans interprétation autre qu’une fascination sans limite menant à une vérité toute.

 

Lacan dans l’Ethique nous dit à propos de Créon dans Antigone : après tout les bourreaux et les tyrans sont en fin de compte des personnages humains. Il n’y a que les martyres pour être sans pitié et sans crainte. Mais croyez moi, le jour du triomphe des martyres, c’est le jour de l’incendie universel…

 

Nous y sommes ….

 

Mais au fond, le véritable danger qui nous guette c’est peut être de nous détourner trop facilement du fait religieux au profit de la science .

 

à suivre Lacan toujours dans l’Ethique : Je ne vois pas d’autre fonction dans les programmes …des Sciences Humaines, que d’être une branche …du service des biens. Autrement dit, du service de pouvoirs de plus en plus branlants dans le manche, et en tous les cas dans une méconnaissance non moins systématique de tous les phénomènes de violence

 

Je puis affirmer par l’expérience de notre pratique de psychanalyste que la violence est toujours précédée d’un discours, et ce n’est pas l’inverse.  Nous sommes et particulièrement notre jeunesse, fascinés par le discours de la science qui nous laisse penser que nous sommes les maîtres du monde. Mais la science, je ne parle pas des scientifiques mais de la discipline scientifique telle que les mathématiques par exemple,  ne rend compte d’aucune subjectivité. C’est même la condition de son objectivité.

 

L’histoire des sciences est la propagande : «  donnez nous de l’argent, et vous verrez combien de trucs et de machins on mettrait à votre service …affirme LACAN toujours dans l’Ethique.

 

Oui, le monde des gadgets si séduisants nous a littéralement envahi, qui nous endort délicieusement.

 

Pour nous poursuit Lacan dans ce discours de la communauté, ce discours du bien général, nous avons à faire aux effets du discours de la science, ce qui veut dire ce qui s’y manifeste : la puissance du signifiant comme tel. Je veux dire, c’est toujours Lacan qui parle, que pour nous se pose la question de savoir si le développement soudain prestigieux de cette puissance du signifiant, de cet ordre, un discours surgit des petites lettres des mathématiques, discours qui se soutient, qui se différencie de tous les discours tenus jusqu’alors, discours qui par rapport à nous , devient en quelque sorte aliénation supplémentaire. En quoi ? En ceci que le discours issu des mathématiques est un discours qui, par définition, n‘oublie rien, à la différence du discours de cette mémorisation première, celle qui se poursuit au fond de nous , à notre insu, du discours mémorial de l’inconscient, dont le centre est absent, dont la place et l’organisation sont situées dans le ‘ il ne savait pas ‘qui est proprement le signe de cette omission fondamentale où le sujet vient à se situer.

 

 Et de poursuivre :  Il est un fait que les pouvoirs se sont laissé faire, moyennant quoi nous avons cette vengeance sur le dos.  L’organisation universelle a à faire avec le problème de savoir ce qu’elle va faire de cette science où, comme de bien entendu, quelque chose dont la nature lui échappe. Cette science qui occupe la place du désir ne peut être une science du désir que sous la forme d’un point d’interrogation.

 

 Et ce n’est sûrement pas ce à quoi nous avons à faire, puisque nous sommes abreuvés de fausses affirmations dites scientifiques, aussitôt contredites

 

Et de poursuivre :  vous auriez tort de vous croire optimistes sur la bonté de l’homme, comment il se fait que sur quoi on est le plus ignorant , c’est sur les lois en tant qu’elles viennent du ciel, les mêmes lois qu’Antigone.

 

Qu’est ce à dire ?  C’est que nous le voulions ou non, notre humanité nous distingue du monde animal par le fait que nous soyons sous le coup, je dis bien le coup, de lois non écrites qui dictent nos conduites. Ce sont les lois du langage qui fait que pour se comprendre, nous n’avons d’autre choix que de nous référer à une instance commune, qu’on la nomme Dieu ou grand Autre , institution représentant nos valeurs , démocratie etc. … Ce lieu dans l’Autre qui est un lieu vide, nous contraint à refouler un certain nombre de pensées, de conduites, de gestes, pour préserver un vivre ensemble possible.

Dès lors que ce lieu , en quelque sorte unique, commun à l’humanité entière, quelque soit les langues et les coutumes, est occupé non plus par une instance venant du ciel pour faire vite, c’est à dire sacrée, au sens non pas religieux mais Autre, d’un autre ordre que celui de la contingence , dès lors que cette instance tierce est habitée par des référents très encombrants, bien réels, bien repérables, les lois du langage ne sont plus possibles, ne valent plus .

 

Ce qui faisait la fonction du père , sa parole : tu es mon fils et je te reconnais comme tel, n’a plus du tout le même poids , la même force qu’autrefois puisque le vrai père comme disent certains enfants aujourd’hui, c’est le père biologique , c’est à dire un spermatozoïde à qui bien sûr il deviendra difficile de s’affilier. Nos sociétés ont confondu la valeur scientifique extraordinaire de leurs découvertes avec les conclusions hâtives qu’elles en ont déduit, fascinés que nous sommes par le discours de la science.

 

Et je vais terminer sur une lecture  de ce fameux nouveau protocole qui va certainement avoir beaucoup de succès puisqu’il affirme  guérir les deux tiers des victimes d’un stress post traumatique .

 

Cette méthode dite scientifique  déjà adoptée par 17 Hôpitaux en France sous forme d’essai clinique sera probablement adoptée par l’ensemble des lieux de soins dès le printemps de cette année, une fois vérifiée ce qui dès lors ne fait plus aucun doute, son efficacité.

 

Il s’ agit  d’un protocole très simple et peu coûteux, qui va durer en tout et pour tout trois mois. Les patients concernés sont des traumatisés à la suite d’un événement récent, bien identifié. Les personnes à qui s’adresse exclusivement le protocole ont répondu à un questionnaire au préalable afin que le médecin s’assure qu’il n’y a pas d’autre pathologie que celle concernant uniquement l’événement traumatique et ses conséquences dans le comportement et le vécu émotionnel du patient. Une note en intensité est donnée pour chaque item, de 1 à 5 . Il faudra en faire la somme après chaque séance.  Ce qui donnera l’indication mathématique des progrès obtenus.

 

Deux seules consignes : être d’accord pour prendre à chaque séance un comprimé de PROPRANOLOL, qui est un bétabloquant  sans effets secondaires  et être d’accord pour  mettre par écrit le récit détaillé le plus possible de l’évènement traumatique, les images, les sensations, le vécu émotionnel associé.  Cet écrit une fois produit devra être lu à haute voix au médecin psychiatre qui écoute, sans commentaire.

 

Cette scène, très forte en émotion, mais relativement rapide, va se répéter exactement de la même manière toutes les deux semaines.

 

A chaque  séance le questionnaire initial est à nouveau rempli, c’est une suite de 17 item concernant les principaux symptômes repérés dans les tableaux post traumatiques. Le score global donnant l’intensité du vécu émotionnel va peu à peu se modifier jusqu’à ce que le vécu post traumatique si douloureux soit devenu un simple mauvais souvenir. Tels sont les mots et telle est l’hypothèse faite par l’initiateur du protocole, le Dr Alain Brunet , chercheur au Canada.

 

Le modèle qui a inspiré le Dr Brunet est celui d’une expérience faite sur des souris mises en condition de stress. L’hypothèse des neuro psychiatres  est de comparer la mémoire humaine à celle d’une souris du point de vue de la localisation cérébrale, la mémoire étant matérialisée dans les couches du cerveau de niveaux  localisables plus ou moins profondément dans la matière cervicale. Plus le souvenir est récent, moins il est profond et plus il est modifiable.

Le protocole pour être efficace devra être suivi très peu de temps après l’événement, sinon la dite mémoire profonde aura fait son effet et ne pourra plus être modifiée aussi facilement.

 

La mémoire est comparée à un disque dur dont on aurait fait une sauvegarde repérable donc dans le cerveau , et c’est la sollicitation répétée de cette zone qui provoque le vécu émotionnel intense à l’évocation du souvenir traumatique.

 

Nous avons donc là une modélisation dite scientifique de la scène traumatique qui, sous contrôle du médecin psychiatre qui va faire passer le protocole, va se répéter de façon identique pour chaque patient.

 

La prise du médicament associé à la répétition de la lecture à voix haute de la description du contenu émotionnel du traumatisme tenant lieu de barrière à la migration plus profonde du trauma.  Je crois savoir que le Bétabloquant est un médicament qui inhibe les sensations.

 

Nous voyons donc combien ce protocole  est construit.

 

Selon nous cependant, bien que ne niant pas son effet particulièrement efficace semble t il, il nous paraît cependant nécessaire d’y apporter quelques nuances.

 

Mon analyse  est que son efficace n’est pas du uniquement aux hypothèses avancées , mais d’une part à la puissance d’un transfert positif ainsi provoqué : la mise en place d’un protocole dit scientifique et très prometteur ne peut qu’être accueilli favorablement  bien sûr. Nous avons vu combien le pouvoir du discours de la science est puissant.  

 

La présence bienveillante et quasi muette du médecin dans une position d’opérateur est assez impressionnante, mais enfin et surtout, à la répétition des signifiants particuliers propres à chaque sujet soumis au protocole. Il y a là un forçage , une accélération du processus habituel de deuil qui permet, dans le meilleur des cas au sujet  d’accepter la perte subie en atténuant peu à peu la douleur ressentie.

 

Bien entendu, les émotions se marquent d’ une trace plus ou moins importante dans le cerveau, repérable et identifiable de façon de plus en plus fine.  Mais la manipulation de l’organisme, des neurones, ne va pas effacer de la pensée quelque souvenir que ce soit. A moins d’en venir à la lobotomie, ce qui n’est en rien l’intention du Dr Brunet qui lui, s’en tient à une éthique.

 

Ce qui me gène quelque peu c’est en fait la comparaison de l’homme avec une souris dans un bocal, aux prises avec un traumatisme comparable selon lui aux traumatismes récents dus aux attentats terroristes , son trauma consistant à ne plus pouvoir retrouver la plateforme sur laquelle elle pouvait se reposer, plongée qu’elle était dans un bocal rempli d’eau, s’en pouvoir s’en extraire. Une souris aurait elle une subjectivité ? Le cerveau humain est il comparable à un disque dur d’ordinateur, c’est à dire sans aucune subjectivité possible, sans émotion, sans douleur ?

 

Pourrons nous compter sur l’éthique des apprentis sorciers de la Silicon Valley qui travaillent déjà sur des possibilités de manipulations cérébrales en vue d’agir sur la pensée ? Avec la prétention incroyable de l’augmenter…ou de la diminuer.  Comme nous interrogeait Charles Melman : sommes nous réduits à l’état d’organisme ?

 

Lacan disait souvent que certains assez nombreux il faut le dire,  pouvaient obtenir de bons résultats avec de fausses théories. C’est tout le problème…

 

En tout cas, il est réconfortant de constater que les usagers du protocole pour ne pas pouvoir véritablement les nommer patients puisqu’ils sont traités au même titre que des souris , sont absolument unanimes sur un point : pas question qu’on leur enlève le souvenir de l’événement. Ils y tiennent au mauvais souvenir, à condition qu’il soit moins envahissant. Qui pourrait les contredire ?

 

Qu’est ce qui fait au fond notre humanité ?

Ce que propose , ce qu’offre à grand renforts de médias heureux d’annoncer le formidable progrès que nous venons d’accomplir dans le traitement des traumatismes, et même des traumatismes dus à des chagrins d’amour paraît il, c’est une impressionnante mise en sommeil du sujet, un programme à grande échelle de déconnection des actes et des émotions qui les accompagnent . Jusqu’où ira t on ?

 

Vous allez me dire que j’exagère, cette histoire de dette c’est vraiment accabler encore plus les victimes, aidons les à surmonter le heurt qu’ils viennent de subir avec le réel par quelque moyen que ce soit, et tant mieux si on a trouvé la pilule miracle.

 

Certes. Mais faire que le traumatisme terrifiant de cette nuit de feu d’artifice sanglant puisse être devenu un simple mauvais souvenir, je veux bien essayer d’y croire, mais alors, cessons donc carrément de se poser la question de pourquoi c’est arrivé, cessons de penser tout court ! Nous avons vu il est vrai que le savoir, la recherche de la vérité, se paye parfois très cher, au prix de perdre ses illusions .  

 

Si les gens ne veulent en aucun cas qu’on leur enlève leur souvenir, c’est bien qu’ils y tiennent, aussi horrible soit il. Ils disent ça fait partie de mon histoire. Pour ne pas dire de ma dette d’exister. De ce que je dois à mon appartenance au monde des parlêtres, qui continuera à écrire et raconter ce qui lui est arrivé, en essayant de comprendre, pour que la logique infernale de la vengeance s’arrête.

 

Tant mieux si le protocole arrive à réduire l’intensité émotionnelle du souvenir terrible de la scène traumatique. Misons sur le fait qu’il va pouvoir libérer plus facilement les victimes de leur fardeau, en espérant pouvoir les mobiliser avec plus de détermination à la recherche des causes de ces attentats qui ravagent nos démocraties. Les psychanalystes ont eux  aussi à faire entendre leurs voix, leurs lectures de l’actualité. Ne laissons pas la place au seul discours scientifique de se déployer.

 

 Pour  notre part, nous sommes au travail et vous convions avec Christine Dura Tea à nous rejoindre dans notre recherche.