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Chronique (à suivre)

Marlène

Elle avait eu son heure de gloire, pourtant nul ne savait à quelle période ni en quoi elle avait consisté.

On s’en doutait un peu et on l’imaginait parée de plumes d’autruche, son visage en triangle dans la résille d’une voilette, ses jambes longues pâles dans l’éclair de la jupe ou au contraire cachées, dérobées par le frac qu’elle portait mieux qu’un homme.

Etait-ce de ce passé inaccessible (à ceux qui souhaitaient justement la saisir, s’emparer d’elle, avec les conséquences, les attendus qui en découlent) qu’elle tirait son aplomb, cet air crâne et coquin sous le chapeau en haut-de-forme, et en même temps cette langueur, cette réserve triste qui affolait, qui attisait ?

Il suffisait qu’elle apparût, dédaigneuse, fragile, pour qu’autour d’elle tout se figeât et se chargeât, sans qu’on en eut du tout conscience, d’une violence contenue.

Quelque chose lui manquait, qu’elle avait semblait-il autrefois possédée.

Elle n’en était pas loin, elle embaumait encore, un geste d’elle aurait suffi ou un pas de côté, en arrière, une danse.

Si on ignorait tout de son ancienne gloire, on savait en revanche ce qu’il en adviendrait, comme deux et deux font quatre.

C’était déjà minuit pour elle, et le Prince, comme de juste, était de pacotille, c’était inscrit dans son regard, dans sa démarche lasse, surtout dans le décor où elle était placée par le maître du jeu, un pays éloigné de son lieu d’origine, où l’air poissait au point qu’il paraissait solide, qu’on n’y avançait pas d’un pas.

A l’intérieur de ce pays, une ville à côté d’un désert, qui figurait l’ultime, la fin où l’on pénètre quand tout est consommé.

Au dedans de la ville, une taverne avec, comme autrefois, les premiers rangs coquets et par derrière la populace.

Au fond la scène où elle apparaîtrait — on n’attendait que ça.

Où elle apparaissait.

On n’était pas déçu, elle rayonnait elle dominait encore.

Pas pour longtemps.

L’Ange mâle était là, assis au premier rang, affublé d’une fille ramassée quelque part, qui l’entourait, qui l’encombrait de sa rotondité, de ses sourires et de ses bracelets qui cliquetaient à ses poignets.

C’est au moment précis où elle, l’autre, la surgie, se décida pour lui et lui jeta sa fleur qu’elle entama sa chute.

Nul ne s’en aperçut, chacun crut déceler, dans ce don à tout prendre innocent, apparemment insignifiant, une évidence de souveraineté.

Or c’était le contraire.

A partir de ce geste, la chute est consommée, tout va très vite, en dépit de l‘autre homme, le distingué, le riche, le généreux M. Untel, qui se promeut en protecteur.

La protège-t-il ?

Chaque geste, chaque mot, chaque plan, chaque scène, dit une chose et son contraire.

Et surtout à la fin quand elle quitte la ville, qu’elle lui tourne le dos, après avoir dit au revoir au généreux mécène qui avait dit la protéger (ouais, en souteneur !), au mentor élégant qui lui permet de s’éloigner, de pénétrer, d’entrer dans le sable infini qui s’étend à la porte.

D’un geste vif et décidé, elle se déchausse, elle abandonne ses talons et elle marche au désert pour rejoindre les femmes qui suivent les soldats parmi lesquels son Ange à elle désormais invisible.

La Honte.

D’aucun y voit un sacre, le Sacre de l’Amour, le grand amour de celle qui lui sacrifie tout.

Moi je n’y vois que honte de ce qu’on me propose, qu’on me propose depuis des jours des années et des siècles.

« En charge de l’amour, vous êtes en charge de l’amour » et pourquoi pas d’une autre chose, pourquoi ce seul destin et ce destin tracé par qui ?

Il nous enferme toutes et il l’enferme elle, la femelle à chapeau et à veston coquin.

Elle était née pour autre chose, elle n’en sortira pas, elle ira à sa perte et elle renoncera, pour lui, Jozef, à ce qu’elle est en fait, mais qu’il ne veut pas voir, qu’il veut surtout détruire : « Si tu m’échappes voilà ce qu’il advient de toi ».

Laisse-moi faire, dit le mentor menteur, d’abord je te choisis car tu es libre et belle, ensuite, pour bien montrer à tous que tu es ma femelle et que tu m’appartiens, je te place dans un bouge, je t’offre à ceux qui veulent ou j’offre ton image ce qui revient au même.

Et enfin je décris ta longue déchéance, ce qu’il advient de toi si tu me quittes, en aimes un autre.

C’est comme ça que je te veux, tu n’en sortiras pas, je te veux à mes pieds, dépossédée, détruite.

La Honte.

La Honte au nom de toutes.

Mais toutes sont aveugles.

Dans l’avilissement, dans la chute de la Reine, elles voient une ascension.

Prisonnières, elles aussi, d’une image qu’on leur sert, d’un rôle qu’on leur promet, d’un destin qu’on leur trace.

La Honte pour elles toutes.

Ça c’est le cinéma, et pourtant ça n’est pas que cela, que de la poudre aux yeux, c’est le mythe qui perdure, l’histoire qui nous enferme, qui nous colle à la peau : Tu seras abaissée, foulée aux pieds, ma Reine, pour mieux m’appartenir.

La Honte, je vous dis.

La Honte, d’abord que tous y croient, qu’ensuite toutes y adhèrent, et cheminent à leur tour pieds nus dans le désert, transformées en esclaves par amour de leur maître ou du moins de celui qu’elles acceptent pour tel.

La Honte je vous dis, mais suis seule à le dire, le clamer au désert, moi aussi au désert — où j’ai gardé mes pompes.

Ma Honte s’épaissit de leur indifférence, de leur aveuglement et de leur surdité, la honte est un caillou qui en roulant amasse la honte, elle grossit, elle grossit, prenez garde.

Ceci est un chant seul, une rage contenue, éprouvée, réprouvée, à la vue de Marlène entre les mains de son Jozef qui se venge par avance de son prochain départ, de leur prochaine rupture, car Marlène s’en sort, contrairement aux autres, à ses sœurs, dans la salle, disséminées partout à la surface du globe, elle s’en sort mais pas elles, seule elle sort de son piège.

Seule est insuffisant il en faut plus pour se sauver.

La honte est un mot fort, honteux est un mot faible.

L’humiliation parfois est confondue avec la honte, pourtant elle en diffère.

Elle provient de blessures, d’avanies ou d’affronts infligés.

Elle est privée, secrète, muette.

La honte est collective, elle est le fait de soi et d’autres, elle concerne chacun et elle concerne tous, elle ne sépare pas au contraire elle répare en liant, reliant — communauté de honte.

Qui dit communauté dit commun, solidaire.

Voilà la différence, voilà comment passer du singulier au collectif et au renversement d’un ordre qui semblait éternel, immuable, comment passer du désespoir à son contraire.

Le bleu du ciel est là, son ouverture ailée.

(A propos de Morocco, de Jozef von Sternberg, avec Marlène Dietrich, Gary Cooper, Adolphe Menjou, 1930).

Marie Etienne

Paris, le 19 février 2016

Notes