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Les mardis de la philosophie 2014-2015 

Je commencerai donc en vous faisant cette remarque banale et cependant exacte : c’est que le statut des femmes n’est pas spécialement valorisé dans notre culture, et même dans d’autres grandes cultures, il semble qu’il y ait de façon assez générale et sans qu’on se soit donné le mot, une certaine forme [d’opprobre] concernant le sexe féminin. C’est étrange, ça ne va pas de soi, ce n’est pas une loi de la physique et encore moins une loi de la nature. Et si on peut évoquer la culture […], il faut remarquer que ce phénomène concerne des cultures tellement diverses, aussi bien occidentale que chinoise par exemple ; et on ne peut penser qu’elles se sont refilé le mot pour prendre sur ce seul sujet une position commune.

Alors pour essayer tout de suite d’en situer le mécanisme essentiel, il importe de souligner cette étrange promotion de la virilité qui traverse semble-t-il la grande majorité des cultures. Promotion de la virilité, comme si le sexe dit « fort » était le légitime représentant de l’espèce et que les femmes en constitueraient une sorte d’adjonction, de complément, de supplément, d’annexe, tiens ! Voilà, on va dire « annexe », même si elles se trouvent sauvées et réhabilitées par la maternité, condition pour elles d’une admission dans le fonctionnement social, mais comme on le voit bien, pas au titre de partenaires sexuelles, au titre de mères ! Et nous savons très bien de quelle façon ce clivage entre la fonction maternelle et la fonction de partenaire sexuelle est un clivage qui existe, qui fonctionne, et qu’il n’est pas toujours aisé de résoudre.

Si l’on jette un coup d’œil rapide dans la culture qui nous est familière, les témoignages que nous avons dans l’Antiquité sont relativement pauvres, mais significatifs. J’évoque pour nous aussi bien le Lysistrata d’Aristophane, je veux dire cette comédie tournant autour de la grève décidée par les femmes : il fallait que ce soit l’ensemble des femmes, c’est-à-dire incluant des courtisanes, puisque c’était à elles qu’était dévolu en général le rôle de partenaires sexuelles. Nous avons la figure – dont j’ai déjà pu faire remarquer que ce n’était pas par hasard si elle apparait – de Xanthippe, l’épouse de Socrate, l’homme admirable, mais qui en tout cas ne semble guère satisfaire son épouse, l’épouse comme déjà celle qui est marquée par l’insatisfaction, serait-elle justement la compagne d’un grand homme, célèbre même, en tout cas elle n’est pas d’accord, elle n’est pas contente. Et puis la seule apologie que nous avons des femmes tient à cette poésie lesbienne inaugurée par Sapho. Je veux dire, il fallait des femmes pour dire l’amour qu’une femme méritait de supporter. Si l’on va un tout petit peu plus loin, c’est-à-dire chez les Romains, le seul – j’ai cherché évidemment comme tout le monde –, et le seul argument qu’ils trouvent pour complimenter une femme, c’est lorsqu’elle se comporte de façon absolument virile ! Voilà ! Si elle sait se sacrifier par exemple pour son époux, Lucrèce ça c’est une … Autrement dit une femme qui en a, ça c’est une femme !

Bon, je ne vais pas développer toute notre histoire. Il est bien évident qu’il y a une promotion de la maternité et non pas je dirais de la vie conjugale à proprement parler avec le christianisme. Ça, c’est un euphémisme ! Mais en tout cas, vous voyez, il y a une question qui se pose et qui concerne l’étrange espèce que nous constituons dans le monde animal : d’où vient cette primauté accordée à la virilité, si ce n’est – et c’est là-dessus que je vous apporte un argument qui n’est pas familier, qui n’est pas trivial – cette promotion de la virilité, on ne va pas aller la chercher dans ce que serait je ne sais quoi, la faiblesse congénitale de la femme, tout un ensemble de bêtises, de sottises qui ne sont aucunement vérifiées ; mais cette promotion générale de la virilité est un « fait du discours ». Ça c’est le point sur lequel la démarche analytique après Freud et avec Lacan permet d’avancer : c’est un fait du discours ! C'est-à-dire que celui qui parle en position maîtresse, en position de maître, se réclame d’une instance, instance phallique dont il est le représentant, et que le destin qui l’a fait naître homme valide en tant que représentant réel, viril de cette instance phallique, et donc, en quelque sorte, promu à représenter l’espèce dans l’espace, dans le champ. Si j’ai le droit de figurer dans cet espace, si j’y suis légitimé, eh bien c’est parce que, du fait de me réclamer, de m’autoriser de cette instance phallique, celle qui distribue les deux sexes, homme et femme, et me trouvant homme, je me trouve légitimé à être le représentant de l’espèce, alors que la femme doit se faire adopter, adopter par exemple par le mariage, et confirmer par la maternité pour avoir le droit en quelque sorte de figurer dans l’espace public. On pourrait à ce propos faire remarquer que dans l’Antiquité, l’espace … - j’ai déjà dû en dire un mot – était séparé soigneusement entre l’espace privé domestique où l’épouse, non pas la femme mais l’épouse était maîtresse, et puis l’espace public qui, lui, était réservé aux hommes. A chacun son espace. Et c’est une division de l’espace et du droit de paraître dans l’espace public qui s’est prolongé pendant fort longtemps, puisqu’il a fallu les dernières grandes guerres pour faire sortir la femme de son espace réservé, et du fait d’obligation liée au départ, à l’absence des hommes, eh bien les introduire dans l’espace public et les y légitimer puisqu’elles avaient à les remplacer.

Donc, fait de discours, et dont on peut penser justement, que du même coup, cette généralisation de la primauté virile n’est plus un accident occasionnel, mais un fait lié au discours, du fait que nous sommes des êtres de parole, et que si j’entends y prendre la parole, c'est-à-dire de m’y faire valoir comme maître, comme autorité, comme légitimé, comme étant en mesure de me réclamer à juste titre de celui dont je détiens l’autorité, c'est-à-dire cette instance phallique, eh bien il importe que je sois homme, de sexe masculin.

Mais maître sur quoi ? Et là-dessus encore, il va se trouver que dans la trivialité ordinaire des débats concernant la question, la psychanalyse apporte un éclairage inattendu. Elle montre en effet que cette maîtrise s’adresse justement à cet espace que la légitimation de la virilité ne permet pas entièrement de conquérir, c'est-à-dire à ce qui reste pour des raisons structurales, échapper à une maîtrise qui se voudrait totale, qui se voudrait complète, qui se voudrait aboutie. C’est à l’égard de cet espace que Lacan qualifie d’Autre que va s’écrire la tentative, l’adresse de maîtrise, dans la mesure où cet espace Autre se trouve être justement l’abri, la maison de celles qui ont besoin de se faire légitimer pour apparaître dans l’espace public, donc qui ont besoin de se faire adopter, c’est-à-dire, bien entendu, les femmes. Les femmes puisqu’elles ne semblent pas être, pour des raisons purement logiques, avoir d’instance qui leur serait propre et qui viendrait leur donner l’autorité, l’instance qui… je ne sais pas, serait peut-être un double de l’instance phallique que j’évoquais tout à l’heure et qui est toujours une. Eh bien elle ne dispose pas d’une instance spécifique, d’une autorité spécifique, et qui viendrait en tant que femme venir légitimer leur présence dans l’espace.

Et donc, c’est à partir de cette position de maîtrise que se fait, que s’exerce cette adresse faite, envoyée à celles qui occupent cet espace, afin de les inviter à participer à des échanges sexuels, et éventuellement, à se trouver légitimer par les cérémonies plus ou moins [sacramentaires], les cérémonies qui se trouvent du même coup s’inscrire sous le signe de cette autorité phallique tierce dont je parlais tout à l’heure. Quand je dis instance phallique, c’est pour laïciser le processus. Je ne dis pas sous l’autorité du père, je simplifie en évoquant simplement par ces incidences, que je dirais physiques, les effets de cette instance rendue laïque dès lors que je parle de l’instance phallique, et ordonnatrice à la fois de la séparation des sexes puisque les mâles vont occuper l’espace public et les femmes vont occuper cet espace Autre, qui va donc séparer les sexes et en même temps les inviter à la réunion.

Ce que je veux dire risque de vous paraître abstrait si vous ne pouvez pas considérer que la relation entre homme et femme va se jouer dans un rapport triangulé avec cette instance tierce, cette instance phallique, et qu’il s’agira pour beaucoup, dans la relation de couple, de régler son compte à ladite instance en tant qu’elle laisse les uns et les autres dans l’insatisfaction. Elle les sépare pour les réunir, mais pour les réunir par une insatisfaction. Insatisfaction qui n’est pas liée au mauvais caractère, ou à la méchanceté, ou à la stupidité des uns et des autres, la bonne volonté ne manque pas ! Mais qui est liée à une sorte, d’abord d’intervention réciproque à l’intérieur du couple pour dénoncer le partenaire comme étant responsable, lui, de l’insuffisance de satisfaction qui marque la vie du couple, et d’autre part tension, relation de contestation à l’endroit de cette instance phallique, à l’endroit du père par exemple, puisque c’est pour lui, par amour pour lui et par devoir pour lui, et en particulier pour accomplir son devoir de procréation que la vie du couple va se trouver placée sous un signe qui le célèbre, lui, ce père, bien plus qu’il ne célèbre les protagonistes dans l’affaire. Autrement dit, c’est pour lui qu’il faut faire tout ça, et à partir de là se débrouiller quant à ce qu’il en est de l’entente réciproque.

Comment se fait-il que régulièrement ce soit bien plutôt la mésentente qui se trouve organiser la vie du couple ? Il y a, il y aurait là-dessus un grand chapitre à développer. Je me contenterai évidemment de quelques fragments, pour dire simplement que, dans la mesure… pourrais-je essayer d’être précis et simple sur un sujet qui pourrait paraître complexe ? …dans la mesure où ce qui constitue l’objet du désir s’organise chez chacun d’entre nous à une époque où nous ne sommes pas sexuellement matures, c’est-à-dire s’organise dans l’enfance. Il est bien évident que dans la vie adulte, nous allons poursuivre ce qu’ont mis en place les fantasmes acquis dans l’enfance et qui sont organisateurs du désir et du choix des objets sexuels. Ce qui fait donc que nous allons normalement, dans le couple, prendre pour soi des adresses et des revendications qui concernent beaucoup plus ce qui s’est joué dans l’enfance : les objets mis en place dans l’enfance, et éventuellement des reproches et des revendications mises en place dans l’enfance… que nous nous adresserons à la personne réelle qui se trouve être notre conjoint ou notre conjointe.

Par exemple, pour être précis et bête : je viendrais reprocher à mon épouse le fait de me faire subir un délaissement qui sera celui que j’aurais connu avec ma mère par exemple ! Alors qu’en réalité, il n’est pas sûr du tout qu’elle me délaisse le moins du monde ! Mais j’interpréterais comme délaissement inévitablement les déconduites mineures, mais qui viendront simplement raviver, actualiser ce qui s’est organisé dans l’enfance.

Il sera banal que par exemple une femme vienne reprocher à son mari, justement de ne pas avoir la virilité qu’il conviendrait, alors que son propre père était à cet égard bien plus remarquable ! Et voilà de quelle façon chacun vient dans le couple tisser une étoffe où les fils de l’autre ne peuvent pas venir s’entremêler correctement, puisque chacun, en quelque sorte, est essentiellement concerné par tout ce qu’il en est de sa propre histoire, de ses propres déterminations. Vous me direz, mais alors, nous sommes donc des égarés ! Nous sommes donc constamment en proie à des fictions ! Nous pensons vivre des relations fondées sur la réalité, alors que celui ou celle à qui nous nous adressons, eh bien n’est pas forcément réellement impliqué dans ce que nous relevons dans sa conduite ! Ce type de mésentente est ordinaire, et évidemment pose la question de savoir s’il est curable, de quelle façon il pourrait l’être. Autrement dit, de quelle façon je pourrais avoir avec mon partenaire un rapport qui tienne compte de sa réalité, et non pas le type de drame que mon enfance a pu mettre en place.

Prenons un autre exemple, puisque comme vous le voyez je prends des exemples en me disant que ce que je vous raconte est abstrait et qu’il faudrait que je vous rende tout ça plus incarné. Supposons par exemple un grief né dans l’enfance du fait de la naissance d’un autre enfant dans la famille. Chose absolument banale et cependant, dont nous savons qu’elle peut être décisive ! Eh bien il se pourra que tel parent se montrera par exemple, éprouvera à l’égard de son propre enfant qui vient de naître, et devant l’affection que lui montre sa femme, la réviviscence de ce qu’il a pu savoir dans sa propre enfance à lui avec la naissance d’un petit frère ou d’une petite sœur quand il a été privé à ce moment-là d’amour. Et donc, il aura à l’égard de son propre enfant une relation de rivalité, du fait je dis bien de cette antécédence dans laquelle il n’est pour rien et qui cependant vient dominer sa conduite.

Mais tout ceci reste accessoire devant une détermination beaucoup plus essentielle, et qui est que, comme je l’ai évoqué en cours de route, l’accès de chacun de nous au désir se fait au prix du renoncement de la perte à un objet – c’est ce que Freud est venu raconter avec le complexe d’Œdipe –, le renoncement à un objet qui va dès lors le vouer à ne pouvoir se satisfaire que de substitut de cet objet perdu. Il est donc imparable que dans notre propre vie de couple, nous ne soyons jamais l’un pour l’autre que des substituts de ce qui pour chacun est l’intimité qu’il ignore de lui-même, de ce qui a été perdu, et que dès lors bien sûr, puissent en venir à des griefs réciproques du fait que le partenaire c’est jamais tout à fait ça ! C’est vraiment pas… je me suis engagé de meilleure foi, de meilleur cœur, et puis souvent avec le meilleur amour dans une union, et cependant il va venir se réaliser ceci, le fait que ce n’est cependant jamais ça. Et avec une conséquence inattendue, et qui à mon sens est fort déplaisante, c’est que le ce n’est jamais ça va paraître quasiment l’obligation nécessaire pour que le couple puisse se constituer ! Je ne vous raconterai pas le nombre d’histoires que la place, la fonction que j’occupe permet d’entendre, celle par exemple d’une jeune fille qui pourra vous raconter qu’à tel âge elle a rencontré l’homme de sa vie, celui avec lequel les relations étaient parfaites, abouties… elle était épanouie, heureuse ! Et alors qu’est-ce qu’elle a fait ? Vous pensez évidemment qu’elle n’a pas manqué de l’épouser, etc. Mais pas du tout ! C’est ça qui à chaque fois vous fiche une claque ! Pas du tout ! C’était très très bien, c’était formidable, et donc elle lui a dit au revoir ! Eh oui, il ne fallait pas ! Il fallait que l’insatisfaction soit inscrite au centre de la relation. Ça jette un jour évidement un peu spécial sur ce qui est notre masochisme. Évidemment c’est pas encourageant !

Alors je vous ai évoqué tout à l’heure le fait que les femmes occupent cet espace Autre, dont j’ai eu l’occasion de dire, qu’il se distingue radicalement à la fois de l’espace public, le champ des représentations, mais aussi d’un espace étranger, c’est-à-dire celui qui serait lié à la domination d’un être étranger. L’alliance des familles veut dire simplement, que théoriquement elle a renoncé à la maîtrise des ancêtres de sa propre famille, pour venir au service d’un nouveau maître. Ce n’est pas toujours comme ça, nous le savons très bien ! Mais en tout cas, théoriquement, c’est ainsi que ça se dispose, ce qui nécessite un pacte entre les deux partenaires, un pacte du fait qu’on se met d’accord pour régler pacifiquement les conflits qui peuvent venir à naître sous le signe à la fois de l’instance tierce dont on a évoqué l’autorité, la présence, la participation au moment de l’union, et également par le fait que l’on est réuni pour assurer la procréation d’une lignée, et que donc toutes ces obligations font que ce pacte vient prévaloir sur les anicroches, sur les insuffisances vaines, sur ce que l’on voudra. C’est un pacte, comme vous le voyez, purement symbolique, puisqu’il n’y a pas d’autorité réelle, il n’y a pas de policiers, il n’y a pas de juges pour venir assigner les partenaires à l’accomplissement de leur rôle ! C’est donc un pacte purement symbolique. Et il suffira bien sûr que le pouvoir du symbole ne soit pas reconnu comme tel, pour que dès lors la situation du couple dépende de rapports de force réelle, ce qui change évidemment complètement à la fois le tableau et les relations.

Un autre point – je l’ai évoqué tout à l’heure – concerne le contentieux qui est volontiers réciproque, qui n’est pas toujours évidemment fondé, justifié, mais qui en tout cas peut exister selon lequel le plus ordinaire dans la culture est que bien entendu, ce soit du côté viril que l’on vienne reprocher aux femmes de quoi ? Eh bien justement « de ne pas en avoir » ! Parce qu’il y a – je ne pense pas que je vous fasse une grande révélation, si c’est déjà fait tant pis ! –, il y a toujours en quelque sorte une protestation chez les hommes de ne pas avoir un ancêtre assez puissant pour avoir été total, totalitaire, complet, avoir bouclé le cercle, de sorte que les femmes seraient des hommes comme les autres. Mais ce n’est pas moi qui aie besoin d’aller vous raconter ce qu’avait été l’importance de l’homosexualité mâle dans l’histoire, dans l’Antiquité, dans ce qui était donc… comment dirais-je ? … l’illustration du fait qu’une femme paraissait être le témoin de cette incapacité de l’autorité du père à avoir été total, complet, parfait, d’avoir été circulaire. Et je l’ai déjà je pense évoqué : dans les régimes totalitaires, politiquement totalitaires de ce type d’esthétique, il est bien évident que les femmes sont toujours traitées justement à l’égal des bonhommes, avec cette constatation que ce traitement des femmes à l’égal des bonhommes, il n’y n’a pas besoin de régime totalitaire pour que nous y arrivions, puisque c’est ce que le progrès des mœurs – c’est en tout cas ainsi que cela s’appelle, c’est la rubrique sous laquelle c’est inscrit – le progrès des mœurs veut qu’aujourd’hui, eh bien ce que l’on demande ainsi aux femmes, c’est de se montrer à l’égal des bonhommes. Et il ne faut pas s’y tromper sur ces histoires comme ça de « genders studies », ça veut dire simplement que la différence des sexes n’étant pas significative, chacun peut représenter le sexe qu’il souhaite, qu’il veut, et pour le temps qu’il voudra, et pour la circonstance qu’il voudra. Voilà ce que ça veut dire ! Ce qui en même temps annule cette instance tierce, phallique dont je parlais tout à l’heure, celle qui distribue homme et femme, et fait dès lors que les rapports entre les partenaires sont purement duels, c’est-à-dire qu’ils sont de l’ordre du contrat et ne relèvent plus d’une loi. On s’arrange entre partenaires comme on l’entend, comme on le veut.

Ce n’est pas de ma part une dénonciation, c’est de ma part simplement la tentative de décrire ce qui se passe, et comment on fait ? C’est-à-dire de quelle façon, aussi bien en régime libéral, se manifeste de la même façon finalement cette intolérance à un fonctionnement social qui ne serait pas totalitaire, autrement dit qui accepterait qu’il y ait des espaces qui échappent aux lois de son fonctionnement qui serait un espace Autre.

Et il y a une très singulière exigence d’homogénéisation dans notre culture. Ce que favorise Internet, c’est le regroupement de gens – je l’ai déjà dit je pense – qui se reconnaissent les mêmes jouissances. Ils sont homos puisqu’ils ont les mêmes jouissances. Il n’y a pas d’hétéros dans ces clubs ! On se reconnait tous du fait qu’on est des adeptes du même plaisir. Et cela, comme on le sait, ça va plutôt en croissant.

Chef-d’œuvre en péril ! Il faut quand même que j’essaie de justifier ce titre que je n’ai pas choisi par hasard, parce que ça nous éclaire au fond sur ce que c’est qu’un chef d’œuvre. C’est pas facile ! Si vous allez au Grand Palais voir une exposition, vous pouvez vous demander ce que c’est qu’un chef-d’œuvre. Chef-d’œuvre ! Le chef-d’œuvre, c’est ce qui échappe à deux traits qui nous caractérisent : l’un c’est d’être marqué par cette instance phallique, d’être donc viril, d’être donc marqué par un trait qui est généralement rependu : je suis un parmi les autres, je suis un homme parmi les hommes. Il n’y a rien qui fasse chef-d’œuvre là-dedans ! Je suis « un » quelconque, (je suis « un » viril mais un) quelconque parmi l’ensemble des hommes. Il y a un autre trait et qui lui concerne spécifiquement la féminité, et je m’engage dans la gageure de vous l’expliquer en trois minutes. C’est d’être porteur, d’être le représentant de cet objet perdu que j’évoquais tout à l’heure et qui est cause du désir. Une femme se trouve investie par son partenaire mâle d’être la porteuse de cet objet. Lui, il ne sait pas forcément lequel, et elle non plus ne sait pas lequel vient ainsi l’habiter pour lui ! Mais une femme est la représentante de cet objet perdu qui lui donne, à cette femme et pour un homme, cet attrait particulier, cet attrait singulier, et qui la rend tellement désirable, quitte à ce que, je l’évoquais tout à l’heure, le fait qu’il s’agisse d’un substitut ne puisse se révéler que plus tard. Mais en tout cas c’est comme ça ! Je veux dire que je ne peux me présenter dans le champ social que marqué d’une façon, c'est-à-dire banalement viril, plus ou moins, c’est selon, et puis comme une femme, c'est-à-dire investie sans que je sache forcément ce qui m’arrive et sans que je sache très bien ce que cet homme cherche en moi, investie par cet objet qui est cause de son désir.

Le chef-d’œuvre est la conjonction exceptionnelle de ces deux instances : l’une virile et l’autre celle de cet objet perdu, coexistence qui d’un point de vue structural ne peut se faire, mais que le chef-d’œuvre tente d’accomplir. Autrement dit, vous voyez, ce qui fait que le symbole de la virilité, le phallus, eh bien serait féminin, et puis cet objet petit a qui supporte ainsi le désir et qui rend la femme désirable, serait également masculin, cette réconciliation absolument inattendue et que réalise le chef-d’œuvre en tant que, grâce au talent de l’artiste, il assure la conjonction des deux qui est unique, qui est exceptionnelle,  je ne peux en supporter la vue que pour un temps mesuré. Et il serait banal pour nous de rappeler que ce n’est pas surprenant, si lorsqu’un peintre se met devant son chevalet, se met devant sa toile, qu’est-ce qu’il va chercher à peindre spontanément ? Eh bien ce sera, comme nous le savons, le plus souvent, une femme, bien sûr. Eh bien dans la quête du chef-d’œuvre, il va spontanément, irrésistiblement venir, tenter de le réaliser dans la figuration d’une femme en tant qu’elle est exemplaire justement du chef-d’œuvre rêvé, fantasmé, possible.

En pensant à ce que j’allais aujourd’hui vous raconter et qui ne me semblait pas tellement évident de faire passer devant un auditoire qui n’est pas familier de ces données, je pensais que lorsque j’étais enfant, les deux grandes vedettes de cinéma, j’élimine… qui étaient-elles ? C’est avant guerre, vous n’étiez pas nés pour la plupart. Qui étaient-elles ? Hein ? Greta Garbo et Marlène Dietrich ! Revoyez-les ! Je ne vais pas raconter ce qu’étaient leurs mœurs, mais je me souviens qu’enfant, je m’étonnais que l’on puisse considérer ces deux femmes qui sont à l’évidence masculines, comme des modèles. Je regardais les adultes avec qui j’étais, déjà avec une certaine surprise. J’ai dû être psychanalyste assez tôt, sans doute (rires), et ça ne me laissait pas indifférent. Et il a fallu justement la guerre pour changer complétement l’imagerie. L’époque de Greta Garbo et de Marlène Dietrich était une époque de militarisation intense ! C’est l’époque de constitution des grands pays sous régime autoritaire et militaire. Et puis il a fallu la vraie guerre pour qu’apparaissent des vedettes aux formes beaucoup plus accueillantes (rires) et radicalement différentes. Et qu’est-ce qu’il y a de commun entre Maryline et puis Marlène ? Je veux dire ce ne sont pas des créatures qui viennent du même monde ! Variations comme ça des standards idéaux ! Remarquons au passage ceci, c’est qu’une femme si idéale, elle vient d’abord révéler quelque chose qu’il ne faut pas dire, et dont je dirais que cette instance phallique, cette instance tierce, cette instance garante de la virilité, dans la mesure où elle se tient dans l’Autre, dans le champ de l’Autre, elle n’est pas dans l’espace public cette instance, elle est en dehors, et ce dehors ne peut être qu’Autre. Eh bien d’être dans l’espace Autre, cette instance phallique est par nature féminine. Il y en a d’autres bien avant moi qui ont dit que Dieu était une femme. Je n’aurais pas là-dessus la moindre originalité. Ça a des conséquences pratiques immédiates, parce qu’il est bien évident que dans ce dispositif conjugal que j’évoquais pour nous tout à l’heure… bon j’espère que personne n’a voulu voir la moindre critique ou la caricature de quoi que ce soit, j’essaie de parler de ce qui est l’existence la plus commune. Eh bien dans ce dispositif conjugal, il n’est pas rare que cette femme ainsi décriée ne fonctionne comme la divinité du foyer, l’idole, et que par un retournement singulier, celui qui se trouvait comme ça se réclamer à l’inauguration de sa virilité ne se trouve devenu le serviteur de cette idole en tant, je dis bien, que cette instance phallique tierce est de nature féminine.

Chef-d’œuvre en péril, et c’est bien pourquoi, vous voyez, je vais conclure par une audace un peu rapide, un peu facile. Si l’art évolue comme nous le voyons de façon spectaculaire, au point justement qu’on ne sait plus très bien où sont les chefs-d’œuvre, on ne sait plus très bien qu’est-ce qui fait chef-d’œuvre ! Où sont les chefs-d’œuvre ? Est-ce que c’est un petit chien en plastique rouge (rires) ? Mais c’est justement ce qui pour nous est le sol, la matrice du chef-d’œuvre, qui se trouve aujourd’hui ainsi battu en brèche, disloqué, ou refusé, nié. On veut qu’une femme soit un homme comme un autre, et pourquoi pas d’ailleurs un homme une femme comme une autre, pourquoi pas ! Dès lors la symétrie peut aussi bien être exigée. Et donc si nous nous retrouvons dans une situation embarrassée, parce que ce n’est pas seulement la femme qui est là chef-d’œuvre en péril, mais que c’est le chef-d’œuvre lui-même que nous ne savons plus très bien en quoi il peut consister ! Et il serait amusant de voir quelles conséquences, quels effets ça a qu’on ne sache plus, qu’il faille une espèce de consensus démocratique pour élire ce qui fait chef-d’œuvre, alors que des chefs-d’œuvre se sont toujours imposés comme tels ! Et alors que maintenant il faudra que les enchères viennent témoigner de cet espèce de truc, c'est-à-dire un chef-d’œuvre, mais bon ! Pour le prix que ça vaut, c’est sûrement formidable ! C’est vous dire comment d’une certaine façon il y a une certaine forme d’aveuglement qui est là présente, mais si j’avais eu le loisir de traiter de la jeunesse, je vous aurais dit à ce moment-là de quelle manière, justement, les jeunes aujourd’hui sont en pleine invention à l’égard de ce qui là se précipite, sont en pleine invention, et à mon sens – je l’ai déjà évoqué –de façon qui laisse beaucoup, beaucoup d’espoir.

Voilà, je sais que j’ai dû paraître complexe, compliqué ! En tout cas j’ai essayé de vous donner quelques données. Est-ce qu’on peut traiter des difficultés du rapport entre homme et femme ? Assurément ! Mais ce serait un progrès qui ne peut pas être individuel, qui ne peut être qu’un progrès culturel. Et il n’est pas exclu, justement, que ce progrès puisse se faire, et que l’écart devienne tout à fait différent, que ce ne soit pas forcément un dommage.

Voilà, merci pour votre attention.

Notes