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En guise d'introduction

Pendant longtemps (j'ai commencé à publier en 80), rien n'était anormal à mes yeux, je veux dire, rien concernant les femmes dans la littérature et dans la poésie.

Les femmes avaient gagné quelques galons en 70 (avec le Mlf et la contraception), elles commençaient à émerger en politique, elles écrivaient romans, essais et poésie, tout allait bien. Enfin, pas tout à fait, quelque chose me gênait, je me disais ça vient de moi, c'est de ma faute, pas assez ci, pas assez ça, alors, je me suis entraînée à écrire des articles, à écrire sur les autres, donc à les lire, à réfléchir sur eux, sur elles : La Quinzaine littéraire et Nadeau m'accueillirent. Auparavant j'avais, auprès d'Antoine Vitez, occupé une place importante de conseillère et d'administratrice. Enfin, j'étais partie prenante d'une revue au nom bizarre, la revue de l'Action poétique, car pour certains, n'est-ce pas, la poésie est militante ou elle n'est pas.

Mais rien de tout cela ne me satisfaisait. Ce n'est que maintenant que j'ai compris pourquoi. Timidité, par conséquent retrait derrière les autres, manque de confiance en moi, pas dans tous les domaines cependant. Ecrire des proses ou des poèmes ne me posait aucun problème. Mais écrire des articles, énoncer des idées, choisir mes thèmes de réflexion, les décider, les imposer, étaient plus difficiles. Je me souviens surtout d'un grand dossier de la revue sur le sujet de la modernité en poésie ou plus précisément, comme on disait alors (non, on le dit toujours !) de l'avant-garde.

Sur vingt auteurs présents il y avait trois femmes : Kathy Molnar, Vannina Maestri et moi-même. Nos réponses étaient courtes, pas du tout théoriques au sens où on l'entend, plus allusives que raisonneuses  et plus humoristiques que convaincantes. Cependant à mes yeux, maintenant elles le sont, convaincantes, elles sont surtout moins ennuyeuses. Des qualités qu'alors je ne voyais pas bien. Mais les autres non plus, hommes et femmes. Les hommes s'ébattaient entre eux, s'envoyaient des idées comme les boules de neige dans Le Sang d'un poète, elles contenaient des pierres et elles pouvaient tuer. Les hommes faisaient la guerre et ils jouaient. Oui ils jouaient à faire la guerre.

Les femmes les regardaient tout en se demandant comment entrer dans la bataille. Elles n'y arrivaient pas, elles y arrivaient mal (ça continue d'ailleurs) car elles cherchaient à s'insérer à l'intérieur de groupes constitués hors d'elles, sur des idées ou des mots d'ordre qui n'étaient pas les leurs. Ça n'allait donc pas bien, pas bien du tout, elles piétinaient derrière les hommes, masquées par eux.

Les femmes devraient se demander: est-ce que ce que je vis, ce que je suis, (dans le sens de être et dans celui de suivre), me conviennent tout à fait? N'avons-nous pas notre manière à nous, n'y a-t-il pas d'autres manières d'être modernes, d'être présentes à notre temps ?

A mon avis, depuis vingt ans, la situation des femmes a peu changé.

En voici un exemple. En commission de poésie, au Centre national du Livre, nous traitons le dossier d’une revue qui établit le palmarès des  dix meilleurs poètes. Pas une femme. Nul ne s'étonne, surtout pas elles, qui trouvent cela normal, qui ne remarquent rien, et même, ce qui est pire, qui en rajoutent, sont incapables, de leur côté, de citer des consoeurs, de les valoriser. Et quand quelqu'un le fait, elles repoussent l'audacieux, l'audacieuse. Elles n'ont pas remarqué que les guerres esthétiques auxquelles elles participent les affaiblissent et les séparent pour de mauvaises raisons. Et surtout elles ont assimilé, comme on dit "intégré", l'opinion qui prévaut, sous-jacente, implicite, de leur moindre valeur.

Depuis peu j'ai cessé de penser que j'étais moins talentueuse, moins apte, que sais-je encore et j'essaie de comprendre, de regarder autour de moi et de comprendre, je propose des femmes dans les tableaux d'honneur, souvent avec succès.

J'achèverai cette entrée en matière par la question inconvenante : pour quelles raisons ce sont le plus souvent des femmes mortes ou disparues qui sont mises en avant par les hommes ? Ne vous étonnez pas, ne vous insurgez pas, je vais donner quelques exemples, ils me touchent de près, car je les prends dans un passé, un environnement qui furent les miens.

1980, la revue Change, que dirige Jean-Pierre Faye. Bien entendu, dans mon propos, ce n'est pas lui qui est chargé, encore moins accusé, mais un ensemble, tout un faisceau de faits et de comportements qui dépassent la revue. Au comité de rédaction, une femme écrivain et linguiste, Mitsou Ronat. Elle meurt d'un accident. Vous me direz, un accident... personne ne l'a poussé à prendre sa voiture.

La collection Seghers-Laffont, appelée Change, comme la revue. Parmi les femmes, très peu nombreuses, Agnès Rouzier, morte par suicide. Et Danielle Collobert. Morte par suicide également. Vous me direz : la poésie peut-être attire les dépressives.

La revue de l'Action poétique, dans ces années, consacre un numéro à Anne-Marie Albiach. Cet auteur est portée, supportée, apportée par un groupe de poètes, autour d'Edmond Jabès, parmi lesquels, surtout, Jean Daive, Alain Veinstein, Emmanuel Hocquard et Claude Royet-Journoud. Depuis, la renommée de cet auteur n'a pas cessé de croître en proportion inverse de ses publications. Elle vit en effet retirée 1, ne publie plus depuis longtemps et cependant, quand une anthologie paraît, dans le monde bien pensant de la modernité (l'autre l'est, tout autant, bien pensant), une femme est citée, une seule et c'est elle. Bien pratique, peu gênante, effacée de la vie.

Evoquons à présent un exemple actuel sur quoi je reviendrai dans le corps de l'article : le directeur de la revue Java, également poète, J. M. Espitalier, se voit confier un numéro du Magazine littéraire sur la Nouvelle poésie. Les auteurs des articles sont des hommes, à l'exception, en fin de numéro, de quelques brèves : si les femmes sont présentes, elles ne sont que pigistes. Quant aux poètes cités ce sont aussi des hommes. Trois exceptions mais en photographies, suivi d'un commentaire qui n'a que quelques lignes.

Poursuivons, remontons dans le temps, regardons d'un peu près les femmes dans le surréalisme. Cela fut fait, aussi je me contenterai d'évoquer le destin de l'une d'elles, que connut et aima Aragon : Nancy Cunard. Encore une fois, je ne dis pas que le poète fut responsable, l'entourage, en revanche à l'époque, et la postérité plus tard, n'a rien fait pour aider sa mémoire, au contraire.

Dans la vie d'un grand homme, les femmes sont des gêneuses, à moins d'être discrètes et de lui être utiles. Sinon elles interfèrent entre le monde et lui, elles s'interposent, elles empêchent d'avancer jusqu'à lui, pense-t-on. Pensent-ils. On leur fait des reproches mais jamais d'ordre intellectuel ou esthétique. On dira par exemple que leur poitrine est plate, ce que j'ai entendu un jour sur France-Culture, lors d'une évocation de Diderot, de sa correspondance avec Sophie Volland (que lui trouvait-il donc, dit un des journalistes !) ; qu'elles sont des gourgandines, comme la maîtresse de Mallarmé, qu'elles sont méchantes (c'est la réputation d'Elsa), ou qu'elles ont perturbé le grand homme, comme Nancy Cunard.

A propos de celle-ci, on ne rappelle pas souvent qu'elle écrivait aussi, qu'elle s'engagea avec courage pendant la guerre, qu'elle perdit sa fortune à force d'aider les autres, qu'elle mourut dignement et misérablement. Le seul bien qui lui est concédé : la beauté. Mieux que rien.

Les scientifiques (ceux du CNRS), nomment cela "défaut de visibilité". J'ai envie quant à moi de parler de syndrome, celui de la Belle Morte, la Disparue, la Folle. Qu'on encense d'autant plus qu'elle permet d'éviter de s'occuper des autres, qui ont le tort d'être présentes.

Sommes-nous vivantes ? Oui tout à fait. Sommes-nous moins bonnes ? Pas sûr.

"Le tatouage que j'ai sur le menton vaut bien vos barbes", déclare une héroïne kabyle. Les femmes arabes, contrairement à ce qu'on croit ou qu'on prétend, ne sont ni faibles ni domptées. Les Indiennes non plus. Connaissez-vous la romancière, Arundhati Roy, qui eut le Booker Prize en 98, pour son roman, Le Dieu des petits riens ? L'avez-vous entendu s'exprimer sur les problèmes qui nous occupent, qui occupent la planète ? C'est extraordinaire de sagesse politique et de maturité. Elle est pourtant très jeune. Ce qui veut dire que chaque pays doit trouver les moyens, les siens propres, pour libérer ses femmes, en tenant compte de son histoire, de sa culture, qu'il n'y a pas un seul modèle mais des voies différentes, pas une seule norme et surtout pas l'américaine.

En France, depuis, disons, 85, la situation progresse un peu, les femmes sont plus nombreuses. Mais l'important est de juger sur la durée : resteront-elles dans les annales ?

Essayons de répondre, d'analyser un passé proche, le début du 20e, puis les années présentes, dans une réflexion que j'ai intitulée, vous comprendrez pourquoi, "L'embrasure et le monde".

L'embrasure ou le monde

1. Quelques principes

Dans l'ébauche de nouvelle "Le boursier"(1), Katherine Mansfield fait dire à son héros Kenneth, son double masculin : " Je n'ai aucun désir de me précipiter dans cette affaire qu'on nomme la vie. Non, mon désir est de me cacher dans une embrasure ou de me fourrer sous un porche jusqu'à la fin." L'embrasure ou le porche. Position de l'artiste qui observe le monde depuis son lieu d'habitation? Position de la femme qui ne s'éloigne pas du périmètre familial ?

Plus proche de nous, le cinéaste indien Satyajit Ray compose un film déjà ancien et qui pourtant ne m'a jamais quittée, LaMaison et le Monde. Il décrit le passage du dedans au dehors, de l'univers de la maison, protégé et restreint, au chaos dangereux du dehors.

Or pour moi tout est là, tout est dans cette oscillation, ce va-et-vient indispensable, indissociable de la vie, entre intériorité, quiétude, voire immobilité physique et voyage dans le vaste inconnu. Tout est là pour chacun, je veux dire pour les femmes et les hommes, pour les artistes et pour les autres, mais on sait bien que la culture a davantage appris aux hommes à se hâter, se hasarder dans des péripéties lointaines. Cependant que les femmes apprenaient à attendre, à garder la maison.

Les filles, dès leur enfance, sont habituées à bouger peu. Les bergères de Minot (Bourgogne, 1930) dont parle Yvonne Verdier (2) sont occupées aux champs-les-vaches par des travaux de ravaudage - on sait bien que les jeux de vilains, de vilaines, sont de mains, aussi ne jouent-elles pas, aussi sont-elles utiles, elles réparent l'abîmé, tandis que les petits garçons qui gardent les moutons peuvent courir. Quelques-unes, mais plus tard, sortent du cercle des maisons et vont parfois jusqu'à Paris pour être couturière. C'est le début, explique l'auteur (3), Yvonne Verdier, d'un mouvement vers l'art, les couturières et les brodeuses étant des intellectuelles (elles connaissent l'alphabet, puisqu'elles le font broder par les jeunes filles sur les trousseaux) et des artistes. Quant aux brodeuses, ne sont-elles pas des peintres ? Rappelons au passage la formule adorable de Louise Labbé pour qui broder était peindre " à l'aiguille".

Un jour à la radio que j'écoute beaucoup (c'est ma façon d'être dehors-dedans, d'être chez moi réfléchissant et d'écouter les autres, leur rumeur), une femme m'a parlé, une musicienne, contrebassiste, Joëlle Léandre. Elle disait qu'accepter d'être seule était la condition pour être soi. Et qu'être soi c'est être seule.

Sortir de soi, de sa maison, sans se perdre soi-même ni cesser d'être ouvert, perméable : un voyage incessant qui est la source du désir. Désir de vivre. De devenir.

Quand on a un objet, comme disent les freudiens, c'est-à-dire une tâche qu'on aime absolument, il faut s'y adonner sans concessions. Sans quoi pas de durée. Pas d'oeuvre. Est-ce possible, pour des femmes éduquées jusque tard (année 50 en France et encore maintenant de façon plus sournoise) à s'occuper de leurs enfants, de leur mari, de leur maison, de poursuivre un objet qui ne concerne qu'elles sans se croire égoïstes?

Est-ce possible de décider, demande Nancy Huston (4), qu'on sera égoïste ? Pour écrire il faut l'être, se replier sur soi, dans une chambre à soi, et cesser d'être traversée, constamment traversée. " On apprend aux femmes à trouver leur identité dans (...) le mariage et la maternité. (Aussi sont-elles) peu susceptibles de revendiquer un talent qui les requiert tout entière." On leur apprend le don de soi à l'intérieur de la maison, dans la sphère domestique. Le don de soi à l'extérieur, dans un parti, une oeuvre... est d'un autre ordre.

Par conséquent, quelques principes. Eriger son travail en primat, il a priorité. Avoir un lieu à soi. Sortir, avoir des liens avec le monde. Ne pas prétendre à être soi, à être reconnue en tant que telle, à travers un grand homme. A ce sujet, à d'autres, demeurer vigilante. Même Beauvoir, la virtuose du féminisme s'est toujours estimée inférieure à Poulou (Jean-Paul Sartre) : " Je ne me marierais que si je rencontrais plus accompli que moi, mon double." (cité par Nancy Huston, voir note 4). Enfin durer, c'est-à-dire continuer, à travailler (écrire), à publier.

Voici quelques années on m'avait demandé ainsi qu'à d'autres écrivains, de rassembler, dans une brève anthologie du XXe siècle (5) pour des adolescents, des poètes que j'aimais. Je m'étais limitée, tout en le regrettant, par manque de temps, à la première moitié du XXe siècle, estimant : ce sera plus facile, le temps a déjà fait le tri. Bien entendu, je désirais inclure des femmes. Chez un ami dont la bibliothèque était immense, je feuilletais tout un rayon d'anthologies, pour voir comment elles étaient faites. La plus ancienne devait dater d'après la guerre.

Dans chacun des volumes, l'auteur, toujours un homme, avait, avec scrupule, inclus des femmes. Elles étaient, là, présentes, et cependant, je découvrais cela avec étonnement, chaque fois différentes. Alors que d'un volume à l'autre on retrouvait souvent les mêmes hommes, les femmes ne duraient pas. Ne « tenaient » pas. Cédaient. Cédaient la place. Pourquoi ? C'était poignant. Sur le moment je ne trouvais aucune réponse. J'étais juste alarmée, presque effrayée, avec l'idée non avouée d'une fatalité, d'une loi impossible à violer, d'une lutte impossible à mener.

Pour le présent article je garderai de cette exploration trois femmes, Anna de Noailles, Catherine Pozzi et Marie Noël, exemplaires à mes yeux de trois comportements de femmes pour qui écrire est essentiel.

Des trois, la plus mondaine est Anna de Noailles, la plus intensément intellectuelle et amoureuse est Catherine Pozzi, la plus intensément mystique et amoureuse est la secrète Marie Noël.

Trois postures féminines exemplaires dans leur diversité et leur similitude, car elles ne parviennent pas malgré leur grand talent (je suis moins convaincue de celui de Noailles) à oeuvrer autrement qu'à partir de chez elles, avec l'aide, le moyen de l'amour. La subordination est là. La subordination demeure.

2. Trois femmes (6)

Anna de Noailles. Le Coeur innombrable, 1901. Derniers vers et poèmes d'enfance, 1934 (posthume). Réédition de son oeuvre chez Fasquelle.

Marie Noël. Poésies et chansons de la guerre, 1918. Chants des quatre-temps 1972, posthume). Réédition de son oeuvre chez Stock.

Catherine Pozzi. Poèmes, revue Mesures, 1935. Réédition de ses Journaux aux Éd. Claire Paulhan et de son oeuvre poétique à la différence, 1988. (7)

Avant 14, en France, l'art a encore quelques mécènes, aristocrates.

La comtesse de Noailles fréquente les salons et tient le sien. Femme de lettres éclairée, séductrice, elle est mondaine ; mais est-elle pour autant dans le monde ? Le faire venir à elle est un moyen particulier de s'y trouver et de l'influencer, un moyen féminin. Elle est la bonne hôtesse.

Dans son Journal (8) Catherine Pozzi trace d'Anna de Noailles un portrait peu flatteur qui cependant me semble exact. Depuis la parution de son Coeur innombrable, la comtesse est célèbre, elle est le Grand Poète, la Reine des salons. En 1927 : " Entre Anna, en petit manteau de lainage mandarine ou rosé -il y a discussion sur le ton-, avec un béret d'or, une plume défrisée à l'oreille..." Et en 1930 : " Cependant que Costes et Bellonte (9) survolent l'Amérique, Anna de Noailles piaffe et s'agite, écrit aux épouses des héros, les présente, les baptise, les invente, les décrit, les salue, les annexe, les embrasse, les connaît: elle croit que la gloire, cela s'attrape comme le rhume de cerveau."

Comme Anna de Noailles, Catherine Pozzi vit dans le Paris mondain, bourgeois et aristocratique du début du XXe. Elle le fréquente d'abord aux côtés d'un mari écrivain applaudi, Edouard Bourdet, puis de Paul Valéry, son " très haut amour ", au cours des huit années de leur liaison presque secrète. Mais après leur rupture, qui l'éloigne du Paris des salons, du journalisme et de la politique, elle ne conserve que des amis, Julien Benda, Jacques Maritain, Pierre Jean Jouve, Jean Paulhan... Comme pour Marie Noël, sa passion amoureuse et brisée marque un tournant pour elle, l'isole du monde et vide un corps déjà fragile. "Faut-il tuer la chair pour devenir esprit ? Apparut une hostie et la chute commença." (8)

Comme Colette Peignot, la Laure de Bataille, Unica Zürn, la compagne de Bellmer, Catherine Pozzi se ressent en morceaux, brisée.

" Quand je serai pour moi-même perdue / Et divisée à l'abîme infini, / Infiniment quand je serai rompue / Quand le présent dont je suis revêtue

 / Aura trahi / Par l'univers en mille corps brisée / De mille instants non rassemblée encor, / De cendre aux cieux jusqu'au néant vannée / Vous referez pour une étrange année / Un seul trésor"  (" Ave " ) (10)

Ce qui m'étreint le plus n'est pas tant son retrait de Paris et du monde, sa souffrance amoureuse, sa maladie physique, c'est son refus de publier. Donc son désir de disparaître. L'auto-effacement. Son ami Jean Paulhan tente pourtant de la convaincre. Elle s'y refuse jusqu'à la fin.

Il est vrai que son oeuvre (poèmes, essais, journal, correspondance) n'était pas destinée à la publication mais à l'élu (Paul Valéry lit son journal et un essai, De Libertate, qu'il lui emprunte, dit-elle) et à elle-même. C'est grâce à son journal qu'elle réfléchit, se réfléchit comme devant un miroir, et qu'elle reconstitue une image d'elle-même en mille corps brisés ". Cependant elle a tant de talent que son journal n'est pas une écriture seconde, informative d'une époque et d'une oeuvre accomplie par ailleurs. Il est l'œuvre : "... nous continuions de nous écrire ces lettres qui ressemblent à un combat après la mort de désincarnés indomptables."

On peut partiellement comprendre son refus de paraître et même de publier dans ce qu'elle dit de la comtesse, son repoussoir : " Ici envies et comédies. Madame de Noailles a inventé pour le Bal des Petits Lits Blancs un gant d'or... où ça luit nous courons, et sous le projecteur nous nous mettons."

Marie Noël naît à Auxerre, petite ville artisanale, elle habite la maison familiale jusqu'à sa mort. Sa poésie a parfois les apparences d'une rengaine populaire mais elle est emportée par une spiritualité qui prend la figure des mythes courtois ou des mythes chrétiens. La passion religieuse et une passion humaine non vécue donnent à sa vie et à son oeuvre une austérité fervente. " Je n'ai pas guéri des chansons ", dit-elle simplement.

Pour Aragon, Colette, Mauriac, Montherlant, elle est le plus grand poète français de son époque. Je lui vois des rapports, en ce qui me concerne, avec la poétesse américaine Emilie Dickinson.

" Il la prit par la main un soir / - C'était la plus pauvre des reines - / Il la prit par la main un soir / Et la fit sur le trône asseoir.

Il posa la couronne d'or / - C'était la plus humble des reines - / Il posa la couronne d'or / Sur sa tête comme un trésor." (" Chant du chevalier ") (11)

Si sa vie dans le monde est restreinte, sinon inexistante, sa vie dans la pensée a une intensité proche de celle des mystiques. La passion amoureuse renoncée se transmue en passion religieuse.

3. La guerre, pour commencer

Les hommes ont du talent pour se constituer en groupes, pour créer des revues, des maisons d'édition, écrire dans les journaux. Pour produire des machines de guerre. " On sort dans la rue, disait André Breton, et on tire au hasard."

Les groupes s'opposent à d'autres groupes. C'est une guerre. Ils font la guerre. D'où le transfert, en France, du politique à l'esthétique, vocabulaire compris (avant-garde par exemple). D'où la mauvaise foi et le mépris. On se décrète meilleur et surtout d'avant-garde. L'avant-garde est auto-proclamée. On est devant, on précède les autres sur le chemin de la modernité, on la décrète et on finit par faire croire à la sienne, instituant un terrorisme.

La lutte, qui se prétend d'ordre esthétique, est souvent très cynique, combat entre générations. Est d'avant-garde ce qui est jeune. Déjà les Romantiques, pour dire " nouveau ", disaient " moderne ".

Les femmes font ce qu'elles peuvent et en oublient leur lutte propre. Elles sont avec les hommes mais dans des lieux à l'origine ou au pouvoir desquels elles ne sont pas. Dont elles ne sont souvent qu'un élément parmi les autres, petits soldats perdus dans la clameur de la bataille. Perdus d'avance car pour elles l'âge compte, il compte plus que pour les hommes. Est-elle jolie ? Quel âge a-t-elle ? Et à partir de 50 ans, quand elle n'est pas suffisamment notoire, elle est vieille, n'est que vieille. Ce n'est pas dans son cas de talent qu'il s'agit, c'est d'âge et d'apparence.

4. Modernité. " Merdonité" ? (12)

Se poser la question de savoir comment écrire avec et dans son temps est légitime et nécessaire. Et même, comment écrire devant son temps, en avance sur lui, oui comment le tirer après soi, lui montrer un chemin qu'il finira par reconnaître, " sans courir après le fantasme d'une jeunesse en perpétuelle éclosion et d'une avant-garde qui aussitôt répertoriée vieillit ." (13)

Mais surtout prendre garde à ne pas être dupe de ce climat répétitif, où l'avant-garde est tradition, car " toujours plus nouvelle, toujours pour moins de temps, et toujours débordée..." (14)

J'aimerais quant à moi me poser, vous poser la question : comment, voulant être moderne, ne pas s'oublier soi, mais au contraire, se faire coïncider avec le devenir du monde ?

Il y a des réponses. Chez les hommes. Les femmes (je parle des artistes, des écrivains) sont modernes sans le dire. Elles sont inscrites dans leur temps. Elles sont intemporelles : Woolf, Yourcenar, Sarraute. Je mets Duras à part, trop émotive, sentimentale. Elles ne disent pas " Victor Hugo ou rien ", elles disent plutôt : être soi, différentes.

Pour Virginia, ce qui importe, c'est de sonder ce quelque chose qui est en elle et qu'elle ramène au jour, par l'écriture. Quant à Sarraute, qui aimait beaucoup Woolf, elle dit avoir cherché la voix qui " ne ressemble pas ", sa voix à elle, unique.

Il semblerait qu'elles n'aient, quand elles sont grandes, ni stratégie ni théorie. Ou alors pas la même que les hommes. De toutes façons, quand elles expriment des idées, c'est autrement.

5. De quelques stratégies

" Le pouvoir se présente pour les femmes comme un interdit. Vouloir l'exercer revient à briser un tabou ", écrivait en 1983 Michelle Coquillat dans un texte paru aux éditions Mazarine (15).

Je me plains, on se plaint, nous les femmes (et encore quand nous sommes lucides, quand nous examinons le monde autour de nous, ce qui n'est pas toujours le cas)  de n'être pas assez présentes dans les lieux, comme on dit, de pouvoir, les lieux où être pour agir, les maisons d'édition, les revues, les menées littéraires. A qui la faute? Peut-être à nous, partiellement.

Un ami me disait récemment (c'est un grand journaliste), "vous les femmes, c'est ce qui fait la différence avec les hommes, vous n'aimez pas la lutte". Il a raison. Il faut aimer la lutte et accepter de s'exposer pour diriger, au moins co-diriger des débats, des lectures, des manifestations, autrement qu'en maîtresse adulée, en égérie ou en icône.

On peut me rétorquer: les luttes sont stériles, les débats sur la scène du monde, quand on est un artiste, quand on est écrivain, ne comptent pas du tout. Mieux vaut rester, sinon dans les nuages, du moins dans ses papiers et dans sa chambre, écrire, écrire, se consacrer uniquement à son travail, n'en écouter que la rumeur et se fermer à celle du monde.

Voire. Est-ce possible? Et est-ce souhaitable? Et est-ce bien tenable? De toute façon, on est pris à partie, vilipendé, honni et critiqué, on n'en sort pas indemne, on prend des coups avant d'avoir ouvert la bouche.  Ouvrons-la donc! On n'est pas pur, la pureté n'existe pas, la sainteté n'existe pas, "moi je me mêle de rien, je suis poète ou romancier, seul m'intéresse l'art". Le beau discours sournois! "Doucement avec l'ange", a écrit récemment un poète - c'est Ludovic Janvier qui titre ainsi son dernier livre (paru chez Gallimard, collection l'Arbalète), oui j'applaudis à l'expression, surtout quand il s'agit de poésie et de poètes, doucement avec l'ange, avec la certitude d'être les purs et les garants, mais les garants de quoi?

Du coup on se rassemble, constitue des familles, ce qui permet d'exclure, de prononcer des anathèmes, et de confondre par exemple esthétique, politique. Doucement avec l'ange, c'est-à-dire, ne nous méprenons pas, regardons posément ce qui se passe autour de nous et tentons de comprendre. Et si possible, d'agir un peu.

Ainsi les femmes, oui, nous les femmes, où sommes-nous dans la mêlée? Et sommes-nous dans la mêlée? Sommes-nous seulement quelque part? Encore une fois, je parle de la poésie (je ne me hasarderai pas ailleurs). Encore une fois, je parle de la lutte, et des lieux où agir, au moins un peu, en France.

Elles sont dans des revues, citons-en quelques-unes, depuis fin 70. Jacqueline Risset (Tel Quel), moi-même (Action poétique, la Quinzaine littéraire, Aujourd'hui poème), Christiane Veschambre, Catherine Weinzaepflen, (Land), Vénus Khoury-Gatha, Marie-Claire Bancquart, Françoise Han (Europe), Claire Malroux (Poé&ie), Fabienne Courtade (Ralentir travaux), Vannina Maestri (Java), Corinne Bayle (Le Nouveau Recueil), Florence Pazzotu (Petite), Christiane Chevigny (Aires), Béatrice Bonhomme (Nu(e))... Rarement elles animent des maisons d'édition (de poésie). Je ne vois que Martine Mélinette pour Le Cheyne, à Chambon-sur-Lignon. Elles animent quelquefois des lectures, des rencontres, ou même des festivals, seules ou accompagnées. Liliane Giraudon (Le festival de Cogolin, la nouvelle BS, au CIPM de Marseille). Moi-même, au Théâtre national de Chaillot.

Sont-elles partie prenante de groupes littéraires? Dans la mesure où ces derniers sont peu visibles ou disparus, citons la seule Michèle Grangaud, à l'Oulipo. Au total, à l'exception de quelques-unes, ne restent-elles pas en retrait? Pour quelles raisons? Pour quelles raisons, même les plus jeunes, ne sont-elles pas au premier rang sur la " photo de classe" , que constitue pour moi le numéro du Magazine littéraire, sur la " Nouvelle poésie ", une photo manipulée, tronquée, il va sans dire. On n'y voit que l'image, sans article, de trois femmes, Hélène Dorion, Michèle Grangaud et Nathalie Quintane.

A qui la faute? Pas forcément aux hommes. Pas forcément à ceux qui nous entourent et qui souvent nous aiment bien. Alors, sortons de nos maisons, mais attention, la rue, c'est dangereux, la plume n'y suffit pas, ou alors il nous faut une plume acérée. Un stylet?

Conclusion provisoire

Malgré le peu de cas que semblent faire nos sociétés de la littérature et de la poésie surtout, celle-ci se porte bien en France, merci. Cependant il est vrai que les femmes y sont rares, ou mal connues et à redécouvrir jusqu'aux années 60.

Il faudrait réfléchir, oui réfléchir vraiment aux raisons pour lesquelles les femmes ont, pendant longtemps, été si peu nombreuses sur la scène poétique. Surtout en France d'après certains (André Velter). Ce qui m'intrigue. Est-ce vrai ? Et dans ce cas pourquoi ? J'ai du mal à le croire, n'étant pas historienne, j'essaie de l'expliquer à coups de raisons vagues ou isolées car je n'en ai pas d'autres, comme le rôle qu'a joué la satire de Molière, Les Femmes savantes, qu'on donne encore à lire, à expliquer en France, dans les collèges et les lycées, à des générations de filles. Qui a peut-être mis un frein à l'élan impulsé par les aristocrates qui tenaient leur salon, depuis le XVIe siècle jusqu'à fin du XVIIIe, en 1789, date à laquelle elles sont parties pour des cours étrangères.

On peut aussi tenter un argument de poids que l'histoire nous propose : celui du rôle peu bénéfique de la Révolution française dans l'avancée des femmes. Elles n'ont pas, semble-t-il, été favorisées par ces messieurs pourtant férus de liberté. La courageuse Olympe de Gouges en a su quelque chose. La France et les pays latins ont un passé chargé, alors que les pays anglo-saxons, surtout les neufs, comme les Etats-Unis, le Canada, repartant de zéro, ont eu de plus de facilités à inventer de nouvelles règles.

Quant à chercher à dégager les caractéristiques d'une écriture de femme, je m'en sens incapable. D'abord je crains, comme d'autres, le ghetto ou la mise à l'écart, ensuite je ne crois pas que l'étude soit urgente. Il y a mieux à faire. Ou il faudrait l'envisager sous d'autres angles, qui au lieu de creuser les écarts, enrichiraient la réflexion sur la littérature. Par exemple, comment les femmes conçoivent-elles la poésie ? Comment se situent-elles dans le monde actuel? L'ignorent-elles ? L'intègrent-elles ? Y songent-elles seulement ? Sinon, pourquoi ? Etc. Affaire à suivre.

Remarquons, pour finir, que l'émancipation des femmes en France (contraception, avortement et droit de vote) ne date que d'hier. Les femmes sont jeunes, très jeunes. On ne sait pas encore ce dont elles sont capables avec leur liberté.

Marie Etienne

Notes

1Depuis lors décédée.

(1) Katherine Mansfield, Cahier de notes, Stock, 1995.

(2) Yvonne Verdier, Façons de dire, façons de faire, Gallimard, 1980.

(3) Je ne me résous pas aux termes " auteure " et " écrivaine ". "Poétesse ", en revanche, bien que laid, est ancien.

(4) Nancy Huston, Journal de la création, Actes sud, 2001.

(5) Marie Etienne, Poésies des Lointains, Actes sud, 1995.

(6) Allusion et hommage au recueil de nouvelles de Musil, qui porte justement ce titre.

(7) Brève bibliographie qui ne fournit, comme dans la suite de cet article, que le premier et le dernier ouvrage des auteurs que je cite.

(8) Catherine Pozzi, Journal, Éd. Claire Paulhan, 1999.

(9) Deux aviateurs qui relient Paris à New-York.

(10) Catherine Pozzi, Poèmes, Gallimard, 1987.

(11) Marie Noël, Chants d'arrière-saison,

(12) Expression de Michel Leiris.

(13) Patrick Kéchichian, Le Monde, mars 2001.

(14) Marcelin Pleynet, Tel quel, 1966, cité par Paul Louis Rossi dans Les Gémissements du siècle, Flammarion, 2001.

(15) Et repris dans Femmes de pouvoir : mythes et fantasmes, L'Harmattan, Bibiliothèque du féminisme, 2001.

Notes