Le 20 mai 2017, à Forcalquier, a eu lieu une journée d’étude Psychanalyse et littérature dont le roman de Jonathan Safran Foer « Extrêmement fort et incroyablement près » se trouvait être le centre.
La question du traumatisme y est essentielle. Le roman de Jonathan Safran Foer inspire de multiples lectures. Le père d’Oskar Shell (9 ans), est mort dans les attentats du 11 septembre à New York. Cette perte, dont il se sent coupable va imposer au jeune garçon un parcours rocambolesque afin de retrouver la clé d’un savoir au-delà de celui dont il dispose. Le lecteur cherche avec lui des éclairages sur cette mystérieuse aventureuse quête des origines. Nous présentons ici l’intervention de Claude Rivet, organisatrice de cette journée.
Le traumatisme était il sexuel ?
Psychanalyse et Littérature
Claude RIVET -20 mai 2017
La question du traumatisme sexuel a été au départ de la théorie psychanalytique dès 1886. En 1920, dans les suites des remaniements provoqués par la guerre de 14-18 Freud publie les résultats de ses travaux dans l’ouvrage Au-delà du Principe de plaisir. Il expose sa découverte celle de la pulsion de mort qui détermine cet au-delà, et différencie le traumatisme de guerre, vécu dans l’effroi (Schrek) du sujet foudroyé par la mauvaise rencontre, la possibilité de sa propre mort, du traumatisme sexuel, sous l’égide du refoulement. J’ai choisi cette formule pour le titre « le traumatisme était il sexuel ? » pour questionner ce qui anime le personnage principal du roman de Jonathan Safran Foer, un enfant de 10 ans dans sa recherche du père, dans son désir de savoir, parce que cette question est importante pour les conditions de la prise en charge thérapeutique et le pronostic de sortie de l’état morbide du traumatisme.
Lacan avait accolé au nom de la revue SCILICET en 68, la formule « Tu peux savoir ». Tu peux savoir ce qu’en pense l’École Freudienne de Paris, renvoyant implicitement à l’interdit de savoir dans la névrose, voire à la passion de l’ignorance. Dans la mythologie grecque Œdipe a précipité sa perte en cherchant à savoir malgré les mises en garde du sage Tirésias. Il découvre trop tard qu’il a tué son père et commis l’inceste et donc réalisé à son insu, en dépit de sa volonté, les prédictions de l’oracle que pourtant il avait cherché à fuir. Ainsi le mythe Œdipien illustre qu’un savoir insu nous mène dont nous n’avons pas les clés, mais aussi que ce savoir relève d’une faute génératrice de culpabilité. Le message de Lacan et de la psychanalyse renouvelle l’invite à savoir d’une autre façon, du côté de la résolution de la culpabilité et de l’assomption du désir.
Sylvie Koest ce matin a conclu son exposé par des questions essentielles sur la nature du manque qui anime la subjectivité des parlêtres. Car en effet, la psychanalyse nous apprend qu’il y a bien différentes manières d’être confronté au manque et que le sujet pourra ou non s’appuyer sur ce manque pour se construire. Dans le roman de JSF, l’enfant ne dispose pas de ce manque symbolique, en quelque sorte il manque du manque et il le cherche.
Dans les situations de traumatisme de guerre, la rencontre brutale avec la possibilité de la mort va ébranler le socle de l’identité, le nouage RSI, et ce qui pouvait s’organiser à partir du manque symbolique inaugural, va venir faire un trou dans le Réel. Comment situer la difficulté d’Oskar, au regard de ce que nous savons de l’histoire familiale qui le précède, dont lui-même ne sait rien. On repère les suites du traumatisme de la seconde guerre vécu par les grands parents allemands qui se répètent lors de la mort du père d’Oskar dans les attentats du 11 septembre à NY. Une mémoire sans sujet amène à la répétition du traumatisme. Y a-t-il une différence entre l’ignorance d’Œdipe, et celle d’Oskar ? Y a-t-il une similitude entre leur recherche de vérité ? L’enjeu de cette compréhension est important pour situer les difficultés de l’enfant, mais aussi pour la compréhension psychanalytique des effets du traumatisme dans les générations.
Pour tenter de répondre à cette question je vais exposer d’abord et successivement des éléments de la théorie psychanalytique concernant le traumatisme sexuel, et ceux du traumatisme de guerre. Ensuite je développerai quelques points théoriques sur les inscriptions mnésiques, et la mémoire inconsciente. Avant de revenir au roman et d’en proposer une lecture psychanalytique.
LE TRAUMATISME SEXUEL
A la fin du 19ème siècle, le docteur Freud découvre auprès de ses patientes hystériques que le conflit sexuel est la cause des névroses (Psychonévroses de défense – 1894- Etudes sur l’hystérie). Une séduction infantile opérée dans l’enfance par le père ou un substitut paternel va prendre dans l’après coup les sens d’un abus sexuel. Le Moi sous la domination du principe de plaisir/déplaisir, va refouler les représentations sexuelles inconvenantes au regard de la morale dont le père est le garant. Elles vont être rejetées hors du champ des représentations de la conscience, mais elles vont rester dans l’inconscient. Les affects, les perceptions liés à la rencontre traumatique sont marqués par l’ambivalence, la culpabilité, la honte. Elles sont porteuses d’une jouissance inavouée dont le sujet ne veut rien savoir. Sous le terme de traumatisme sexuel, Freud met tout aussi bien les rencontres vécues comme l’attentat à la pudeur, la contrainte physique ou morale, les désirs inavouables, la masturbation, les expériences sexuelles infantiles. Ce dont témoignent les patientes hystériques, c’est d’un abus sexuel vécu durant l’enfance par un oncle, le papa, une figure d’autorité paternelle. C’est ce que Freud appelle sa théorie de la séduction qui explique alors le déclenchement de la névrose hystérique. L’abus a provoqué un surcroît d’excitations et les motions pulsionnelles, les affects refoulés, et déliées libres des représentations traumatiques originelles refusées vont se fixer, se déplacer, s’exprimer sous forme de symptômes. Ces symptômes se présentent comme sans lien apparent avec la cause, incompréhensibles. Les représentations libres se fixent, soit sur d’autres représentations, soit dans le corps etc. de manière symbolique pour échapper à la censure. Freud démontre que ces symptômes sont des écritures que l’on peut décrypter par le travail d’association libre, quand on parvient à déjouer les résistances de la censure. Freud présente en 1900 le modèle paradigmatique de ce travail de déchiffrage dans son ouvrage fondateur, L’interprétation des rêves.
La névrose est donc la conséquence d’un conflit pulsionnel entre désir sexuel inconscient et l’instance morale du Moi. Le traumatisme sexuel est la cause réelle du déclenchement de la névrose mais, Freud précise, que «son souveniragit à la manière d’un corps étranger qui longtemps encore après son irruption, continue à jouer un rôle actif (Etudes sur l’hystérie p.4). L’excédent d’excitation a une action traumatique parce que l’appareil psychique ne parvient pas à le résorber faute d’une représentation qui puisse le prendre en charge et le canaliser de la sorte. C’est donc le défaut de symbolisation qui a un effet traumatique. C’est ce que Freud nomme une effraction de la psyché par un impensable. La catharsis ou les associations libres permettent le rappel du souvenir et son abréaction, ou sa perlaboration. Dans la névrose, l’oubli procède par dissociation (remémoration, répétition et perlaboration). Les représentations « refusées » sont maintenues hors du champ de la conscience par la barrière du refoulement. Le refoulement impose une division dans le psychisme, et met en place dans la subjectivité la structure du fantasme (S/ Poinçon petit a, selon la formule lacanienne) ; le névrosé n’a accès qu’à des représentations de la réalité, c’est-à-dire à une réalité reconstruite qu’on appelle la réalité psychique. Dès lors, le Moi protégé, garanti de l’irruption du Réel, n’aura affaire qu’à des représentations, autrement dit à du langage dialectisé. Il peut vivre dans l’illusion qu’il est le Maître chez lui, et de lui-même.
Dans son ouvrage « La rencontre traumatique du sexuel », Claude Noëlle Pickmann précise :
« On a à l’intérieur même de la théorie de la séduction, une autre théorie du trauma (…) qui déplace la cause traumatique d’un événement extérieur vers un processus interne au sujet : elle montre que ce n’est pas tant un événement – quel qu’il soit – qui est au cœur du trauma, qu’une fixation irréductible du sujet à un impossible qu’il ne cesse pas de rencontrer » (La rencontre traumatique du Sexuel ; Claude-Noëlle Pickmann – Eres 2003) .
Cet impossible, cet impensable c’est le Réel, catégorie différenciée de l’Imaginaire et du Symbolique pour Lacan. Et le traumatisme c’est toujours la rencontre avec le Réel, avec un impossible, ce qui n’est pas symbolisé, mais dans la névrose il a toujours une origine sexuelle.
LE TRAUMATISME DE GUERRE et l’Au-delà du principe de plaisir
Dès 1914, au moment de la 1er guerre mondiale Freud différencie un autre traumatisme que le traumatisme sexuel, les névroses traumatiques causées par un événement très violent (accidents de chemin de fer, guerre). Freud invente le terme SCHREK, effroi (Considérations actuelles sur la guerre et la mort), pour qualifier les traumatismes de guerre. Dans certains cas le choc avec le Réel, peut avoir des effets de désintrication des pulsions, et faire exploser le Moi. La personnalité de celui qui a vécu un traumatisme majeur, peut être complétement ou partiellement altérée. Le fantasme ne joue plus alors sa fonction de barrière de protection contre le Réel. Le sujet est en état de mort psychique, fixé à l’arrêt sur image de la scène traumatique qui revient en boucle.
Les questions de Freud sur la guerre, la mort, le deuil aboutissent en 1920, au concept de pulsion de mort. Dans Au-delà du principe de plaisir , Freud ne peut que constater qu’il existe une tendance, une appétence de l’être humain à aller au delà des limites du plaisir, et même au-delà de la préservation de la vie, que la tendance première de l’homme est de rejoindre par les plus courts chemins, la mort, objet de la jouissance.
Eros, contre Thanatos, ne peut lui opposer que des détours, chemins jalonnés par la symbolisation, le langage, la liaison des motions pulsionnelles avec des mots, des paroles. Le destin et le rôle d’Eros est de lier les affects libres à des représentations de mots, c’est le processus de symbolisation. Ainsi Freud définit-il la vie comme l’ensemble des forces qui résistent à la mort. Cette pulsion de mort, cet au delà du principe de plaisir, Lacan le nommera «la jouissance ».
Dans le roman de JSF, les descriptions qui sont données du grand-père d’Oskar ne laissent pas douter du fait qu’il a vécu un traumatisme majeur à DRESDE, qui a laissé des traces indélébiles physiques et psychiques, état de stress traumatique qui s’est chronicisé en SPTD (Stress Post Traumatic Desorder) pour prendre le terme de la nosographie actuelle. Etat de sidération, arrêt sur image, hébétude, inaffectivité, problèmes de communication dans l’adresse à l’autre, le fait d’être « sans mots » et « sans voix », des troubles moteurs, et psychiques. « Que se passe-t-il lorsqu’un individu est face à un traumatisme non dialectisable ?... Quand il ne peut donner à ce qui a atteint une forme historisée que constitue notamment le fantasme ? il se trouve plongé dans un temps circulaire… c’est le surplace de l’inhibition, l’impossibilité de désirer et d’agir du dépressif » (Chemama Roland, Un malaise qui ne passe pas ; La célibataire N° 20).
Le tableau clinique correspond aux descriptions relevées par les médecins militaires, dont le psychiatre des armées Louis Crocq qui a fondé les réseaux des cellules médico-psychologiques en France et à l’étranger (Louis Croq ; Les traumatismes psychiques de guerre ; Odile Jacob). Les effets du traumatisme, l’état de sidération qui en résulte sont bien connus des militaires et décrits depuis l’Antiquité. Hérodote vers 450 av. JC relate dans son ouvrage Histoire :
« Il arriva en cette bataille une chose étonnante à un Athénien nommé Epizelos. Pendant qu’il était aux prises avec l’ennemi et se conduisait en homme de cœur, il perdit la vue sans avoir été frappé ni de près ni de loin. Et depuis ce moment il resta aveugle pour le restant de sa vie. On m’a assuré qu’en parlant de cet accident il disait qu’il avait cru voir face à lui un ennemi de très grande taille, pesamment armé. Ce spectre l’avait passé pour aller tuer celui qui combattait à ses côtés ».
Pour le Dr Crocq le cas est exemplaire de la clinique de l’hystérie, Epizelos a été saisi d’effroi en voyant le géant face à lui, il a entrevu sa propre mort lorsqu’il a vu occire son camarade, il convertit sa peur sur l‘organe impliqué (l’oeil). Ce symptôme lui permet d’effacer la vision effrayante et aussi d’échapper à toute vision similaire ultérieure. Comme on le sait, le diagnostic d’hystérie voire de simulation a longtemps divisé le champ de la psychiatrie au sujet des traumatismes. Les psychanalystes, Freud et ses disciples, Jones, Ferenczi, Abraham, ont contribué à essayer de comprendre les raisons mystérieuses de cet état de sidération, qui restent au départ proches du traumatisme sexuel.
Ainsi dans Considérations actuelles sur la guerre et la mort en 1914, Freud remarque que les soldats qui n’ont pas peur de mourir et qui sont prêts à donner leur vie pour défendre leur patrie ne sont pas sujets à la névrose de guerre. Alors que les soldats plus narcissiques, plus féminins, moins bien inscrits dans les valeurs viriles sont plus fragiles et enclins à déclencher ces troubles. La même année dans Pour introduire le narcissisme, Freud distingue ainsi deux positions sexuées et de même dans le choix d’objet d’amour. Certains sujets, en particulier les homosexuels, « … choisissent leur objet d’amour […] sur le modèle de leur propre personne (ce qui correspond pour Freud à une position plutôt féminine) ; ce choix d’objet narcissique s’oppose au choix d’objet par étayage (position plutôt masculine mais pas seulement) où l’objet d’amour est élu sur le modèle des figures parentales en tant qu’elles assurent à l’enfant nourriture, soins et protection. Il trouve son fondement dans le fait que les pulsions sexuelles s’étayent originellement sur les pulsions d’autoconservation). C’est la dualité pulsionnelle, avec d’un côté la pulsion altruiste (Eros) et de l’autre la pulsion narcissique (Thanatos).
Lacan élaborera une autre forme de dysmétrie, à partir du concept de phallus en tant qu’il représente ce qui manque à tout être désirant et qui va organiser les positions dissymétriques entre les hommes et les femmes.
QU’EST CE QUE LA MEMOIRE INCONSCIENTE ?
COMMENT MARCHE LA MEMOIRE ?
C’est une question complexe que je me suis posée dans la mesure où ce qui fait défaut dans le traumatisme sexuel (la mémoire des éléments refoulés) va faire retour de manière incessante et douloureuse dans la névrose traumatique (la mémoire indéfectible de l’événement traumatique ne cesse de aire retour).
Dès 1896, dans la lettre 52, Freud développe ses hypothèses sur le fonctionnement de la mémoire. Il fait l’hypothèse de traces mnésiques présentes, une, ou plusieurs, dans l’appareil psychique, et ayant subi des mutations, ce qu’il appelle des retranscriptions. Il écrit « Je ne sais pas combien il y a d’inscriptions de ce genre. Au moins trois, vraisemblablement plus » (Lettre à Whilhem Fliess ; PUF p.262)
Dans un schéma représentant le fonctionnement mnésique, il isole les 3 strates d’inscriptions :
La première est la Perception, (Ps) incapable de mémoire.
La deuxième l’Inconscient, (Ics) reste inaccessible à la mémoire.
La troisième est le Préconscient (Pcs) qui lie les précédentes à des représentations de mots, qui correspond à l’instance du Moi. C’est par le passage par la représentation de mots que les investissements précédents (ps-Ics) sont susceptibles de devenir conscients, dans les conditions déterminées de temporalité, coupées de l’immédiat, de manière différée dans l’après-coup. Dans Note sur le bloc magique (1924) Freud présente un modèle constitué de deux parties distinctes où, d’une part la feuille de celluloïde reçoit les nouvelles inscriptions ou perceptions et le bloc de cire qui garde indéfiniment toutes les traces écrites, mnésiques. L’inconscient est le lieu d’une mémoire indestructible, organisé en réseaux aux connexions multiples et complexes.
Dans le modèle psychique de la première topique freudienne, le Précs ménage une place au Surmoi qui opère une sélection, et un barrage qui empêche les motions désagréables ou interdites d’accéder à la conscience. Ce dont j’ai parlé précédemment par rapport à la névrose.
La névrose traumatique, au contraire se caractérise d’un oubli impossible parce qu’il y a défaillance du mécanisme de refoulement et que le souvenir traumatique ne cesse de faire retour. La défaillance du mécanisme de refoulement provient du PCS, préconscient qui ne fait plus le travail de transcription, et de liaison du système Ps perceptif à des représentations de mots. Les mots ne font plus barrage à la pulsion de mort. Le Moi du sujet traumatisé tel Thomas SCHELL est comme la ville de DRESDE presque complétement détruite après les bombardements. Parfois, régulièrement le souvenir des flammes, et du bruit des bombes le réveillent sous les décombres de ses cauchemars, sur un mode hallucinatoire. Mais il ne peut rien en dire. OUI/NON disent alternativement ses mains tatouées, il a trouvé « refuge » dans le mutisme, il n’a pas de mots pour dire ou bien ce sont les mots collabés à la perception et aux affects qui pourraient laisser ressurgir le passé de manière brutale et douloureuse. Claude Landman dans son exposé « Mémoires et ics » ( La célibataire N° 20) en 2001 dit que la défense pathologique (dans le traumatisme) montre un échec du refoulement et de la métaphore. Le signifiant qui n’a pu être refoulé se brise et subit une décomposition littérale sous la forme de débris métonymiques dont la signification reste énigmatique.
Ce qui est forclos du Symbolique revient dans le Réel énonce J Lacan dans le séminaire sur Les psychoses en 1956. On peut faire l’hypothèse que ceci se prête à une reconnaissance, c’est donc ce qui vient en place d’une demande adressée, c’est ce qui vient se manifester. C’est pourquoi ça insiste et se répète dans les cauchemars mais pas seulement. Cela insiste par exemple dans l’exposé que Oskar fait à l’école sur Hiroshima, ou à travers le jeu de « reconnaissance » inventé par le père d’Oskar. Dans quelle recherche le fils laissé à l’abandon entraîne-t-il son propre fils à son insu ? « Qu’est ce qui doit être reconnu ? ».
Ce qui a été vécu dans l’effroi fait retour. L’enfant de Dresde est mort dans le ventre de Ana, avant même d’être nommé, prénommé. Cinquante ans plus tard, le fils américain de Thomas, le père d’Oskar meurt dans les décombres des tours du W-T Center qui s’écroulent dans les flammes et la fumée provoquées par les attaques des avions terroristes. C’est la répétition d’une mémoire qui tourne en rond. « La mémoire inconsciente se définira comme quelque chose qui tourne en rond » dit Jacques Lacan, lors de son séminaire de 1956.
Puisque aucun mot ne peut plus le protéger, Thomas Schell «choisit» de se couper de tout investissement affectif, et va fonctionner sur un mode opératoire, puis fuir lorsqu’il est confronté à sa future paternité. Les tentatives inopérantes d’évitement apparaissent aussi dans l’organisation de l’appartement des grands-parents de Oskar. L’appartement à l’image de l’être traumatisé est clivé, ou plutôt explosé entre lieu et non-lieu où les limites infranchissables sont tracées, pour tenter d’empêcher le retour des images traumatiques, pour tenter d’apprivoiser un lieu. « Nous fonctionnons en tant que névrosé vis à vis d’un réel qui est habité par l’instance … divine, paternelle » dit Charles Melman, instance habitée par l’inconscient, par l’objet a et qui figure un réel apprivoisé, ce n’est pas le réel habité par des mystères, voire par des démons ; Ce réel là nous n’en avons pas idée. » (Qu’appelle-t-on traumatisme psychique ?) Il y a à différencier ces deux réels.
Jorge Semprun dans son livre L’écriture ou la vie qu’il a écrit des décennies après sa libération du camp d’Auschwich, raconte cet état de fait, de la difficulté à témoigner sur le vécu traumatique car les mots font ressurgir implacablement et de manière hallucinatoire, à l’identique, le vécu passé, les événements et les perceptions du passé qui ont fait traumatisme démontrant la proximité entre l’inconscient et le préconscient. Les témoignages des déportés parlent de l’impact de certains mots sur eux. Jorge Semprun témoigne de sa réaction de panique longtemps après sa libération lors d’un voyage en train, et comment il se retrouve à errer hagard après avoir sauté de manière impulsive du train. Le mot « Train » a un sens univoque, il a perdu sa dimension métaphorique de signifiant, le S1 impératif fait irruption dans la mémoire et déclenche sa fuite de manière automatique, pulsionnelle. La pulsion agit là où il n’y a plus de sujet.
Dans cet automaton, automatisme de répétition on découvre le pouvoir délétère, tuant du Symbolique quand il n’est pas lié à l’Imaginaire du corps. Sous l’émoussement de la fonction Symbolique et métaphorique du langage on voit le retour d’une pure écriture littérale de symbole de type logico mathématique déliée de la construction signifiante. Régression vers une écriture littérale peut-être plus Réelle que Symbolique. Dans ses travaux de linguiste sur la langue dans des époques et des pays totalitaires, Jacques Dewitte, développe et décrit les effets et les mécanismes d’appauvrissement de la fonction signifiante de la langue. (POUVOIR DE LA LANGUE LIBERTE le 22 février 2007 « quand la langue s'avachit et quand les clichés se mettent à penser à notre place, c'est aussi notre capacité à discerner et à éprouver qui s'étiole. Pauvreté langagière et pauvreté spirituelle vont de pair.)
Je reviens à Freud dans Études sur l’hystérie, p. 4 déjà cité tout à l’heure à propos du traumatisme sexuel : « son souvenir agit à la manière d’un corps étranger qui longtemps encore après son irruption, continue à jouer un rôle actif. » Dans la névrose le rôle actif va être « détourné » vers d’autres représentations ou métaphorisé et permettra dans le cadre d’une adresse, d’une parole, de remettre en route la fonction métaphorique de la parole
Alors que dans le traumatisme le souvenir est un pur Réel non dialectisable, d’un trou non symbolisable, et du retour en boucle du même S1 primitif traumatique, c’est donc une mémoire autonome, voire automatique, pur symbolique, qui échappe à l‘instance du Moi, qui n’est plus sous son contrôle. Le sujet peut régresser ainsi à un vécu d’état intérieur d’Hiflosikeiht, un état de détresse absolue tel que le nourrisson peut le vivre dans les premiers moments de la vie avant qu’il ne symbolise une représentation humanisante et rassurante de l’Autre où il trouve un abri, un Heim, un domicile à travers l’appropriation de la parole et du langage.
« La mémoire inconsciente est certes inaccessible directement à l’expérience…mais elle se manifeste cliniquement dans des symptômes, rêves, lapsus qui développent sa structure de langage » dit Claude Landman (La célibataire N°20). Dans la névrose traumatique c’est la structure du langage qui est « atteinte ». Pour Charles Melman (Qu’appelle-t-ton traumatisme psychique). « Contrairement à la névrose pour qui le Réel est habité, apprivoisé, le traumatisme psychique intervient comme une irruption non préparée d’un Réel inerte dans lequel il n’y a aucune voix, aucune présence familière, ou divine. »
LA REPETITION INTERGENERATIONNELLE
Revenons au roman ; la répétition à l’identique des signifiants porteurs de l’effroi, Schrek, s’inscrit dans les générations suivantes. Je vais faire quelques hypothèses sur les effets de la répétition intergénérationnelle dans le roman de JSF.
En 1945 Les avions américains incendient et détruisent la ville de Dresde, symbole du développement culturel et artistique de l’Allemagne, En 2001 le symbole de l’hégémonie économique de l’Amérique est détruit par les attentats. Dans les deux cas la destructivité radicale d’un symbole de pouvoir et de culture, d’un symbole phallique, s’est faite au nom du Bien et des Idéaux. Cette visée de la destructivité sans limite de l’autre au nom du Bien n’est pas sans effets ravageants dans la perpétuation infinie de la destructivité, lorsque les lois de la parole qui limitent les effets de la destructivité entre le Moi et l’autre ne sont plus respectées constate PC Cathelineau (La célibataire N° 20).
Dans l’histoire du roman de JSF, les conditions violentes de la mort du fils américain en 2001 renvoient aux conditions de la mort de l’amante de Dresde Ana enceinte de l’enfant à venir du Grand Père. La tragédie se répète, la mémoire inconsciente vient mettre en acte, réitérer la perte de l’enfant non advenu dans le Symbolique. « Ce qui est forclos du symbolique revient dans le Réel ».
La perte de l’enfant mort de Dresde est la cause de la défaillance de la fonction du Nom-du-Père dans la lignée , et non pas de l’absence du Père. Autrement dit, ce qui importe ce n’est pas que le fils ait souffert de l’absence réelle, éducative et affective de son père, le problème est qu’il s’est trouvé abandonné du père, démuni de la reconnaissance phallique nécessaire à la mise en œuvre de son propre désir d’homme.
Cette reconnaissance du père il l’a cherchée toute sa vie, en devenant le père Imaginaire très présent auprès de son propre fils, en acte à travers notamment les jeux avec Oskar (les expéditions de reconnaissance à Hyde Park), mais aussi en prenant la place du père dans la bijouterie, au lieu de faire les études universitaires qu’il souhaitait.
Je vais vous faire part d’une autre hypothèse qui concerne la position de la Grand-mère d’Oskar dont je n’ai pas parlé jusque-là. Au départ de la vie c’est le désir de la mère qui indique à l’enfant la direction de l’objet cause du désir, en général l’homme qu’elle aime, le père à qui elle a donné cet enfant. Dans le cas habituel, l’homme qu’elle aime la détourne de s’investir toute dans son produit de la passion pour son propre objet, ce qui aurait des effets ravageants pour l’enfant. Je me suis demandé si pour la Grand Mère c’était le grand père allemand Thomas l’objet cause du désir ? Parce que si on y regarde bien, avec ses yeux qui ne valent pas tripettes, comme JSF lui fait dire, elle lui donne un enfant dont il ne veut pas, quitte à le perdre, à perdre l’homme aimé qui avait posé la condition à leur union de couple « pas d’enfant ». Cette configuration répond à la définition que donne Jacques Lacan de l’amour. « L’amour c’est donner quelque chose qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas ». Donc l’objet d’amour de la grand-mère est bien Thomas (le grand-père), mais l’objet d’amour ne correspond pas toujours à l’objet cause du désir.
Et à ce point, on pourrait poser la question de la place qu’Ana, la sœur aînée et son enfant de Dresde, ont dans l’économie du désir de la grand-mère ? Lorsqu’elle relate sa relation à Ana on comprend que son désir en tant que femme s’est construit dans l’identification à sa grande sœur et que c’est par l’intermédiaire de l’objet regard que cela s’est tissé. La phrase qu’elle répète souvent comme une plainte, une excuse « Mes yeux ne valent pas tripettes » ne révèle-t-elle pas, sur un mode de dénégation, la vérité de son désir? Dans cette égalité, cette équivalence, ne dévoile–t-elle pas son désir inconscient d’être Ana, la sœur décédée, l’égale de Ana, désir inconscient refoulé mais attiré par l’objet aimé mort, la chose présentifiée par la mère et l’enfant morts. Contrairement à Epizelos, le Grec, elle parvient à continuer à être désirante, malgré le traumatisme, elle fait le choix de perpétuer la vie, choix subjectif d’un sujet désormais divisé par le signifiant du désir « tripettes ».
CONCLUSION
Le traumatisme de Dresde a provoqué un trou réel dans la transmission phallique, la place symbolique du père qui protège, le manque symbolique dans la chaîne signifiante est devenu un trou réel ; l’objet cause du désir, l’enfant représente la vie avortée, tombée dans ce trou d’où, l’appétence, la jouissance et l’attraction inconsciente pour l’objet cause du désir. Dans le couple des grands-parents, l’un reste en arrêt sur image sur la femme et l’enfant morts, alors que l’autre se réinscrit dans la vie par identification à l’objet d’amour perdu.
Quant à Oskar, deux générations plus tard, il veut savoir. L’inscription dans l’économie du désir, Oskar en montre des difficultés, ce que Nathalie Belin nous a bien décrit ce matin. Il est à l’aise et même familier désinhibé dans la rencontre avec les adultes et particulièrement les femmes, donc le refoulement ne semble pas là. En revanche, les relations quotidiennes avec ses congénères sont problématiques, et orientent la question sur sa difficulté à s’identifier à l’autre dans une relation duelle et à se constituer ainsi une identité stable, celle que le sujet et l’Autre reconnaissent comme JE dans le stade du miroir. Pour ses copains d’école il est étrange. La fascination de Oskar pour les jeux de logique, les symboles, les mathématiques, démontre qu’il a affaire à une difficulté dans la fonction métaphorique du Symbolique. Mais il cherche.
Il ne sait pas ce qu’il cherche, il ne peut que décrypter, parce qu’il n’a plus affaire qu’à des métonymies, des fragments de signifiants. Pour se construire, il veut savoir, le cercueil vide du père l’inquiète, il doit savoir QUI est le mort, indétermination de l’identification qui laisse les spectres, les ghosts dans l’entre-deux morts que Lacan illustre par la figure d’Antigone mais aussi par l’exemplaire retour du père d’Hamlet interpellant les vivants.
Dans le roman il y a un passage très intéressant qui illustre la question et la difficulté d’identification d’Oskar. A l’école dans la pièce de théâtre jouée par les enfants de sa classe, Oskar incarne le crâne du père mort auquel s’adresse Hamlet. Cette mise en scène est le point d’acmée du conflit et de la tragédie d’Oskar. Le fils Hamlet, interpelle le fils Oskar « to be or not to be » … être ou ne pas être le mort… n’est-ce pas Moi Oskar, le fils mort dans le cercueil vide ? ». (Pour le jugement d’existence, je renvoie à l’article de Freud la dénégation).
Le manque en tant que Symbolique s’organise à partir du manque dans l’instance Autre. Pour Oskar, le domicile, le Heim, qui lui permettrait d’être chez lui partout en toute quiétude est menacé par les spectres du passé de ses ascendants. Il y a eu forclusion de la mort du fils à Dresde. C’est pourquoi Oskar doit taper du tambourin lorsqu’il se déplace dans la ville ; son domicile dans l’Autre est habité par un signifiant tuant, comme le dit Melman dans la citation que j’ai faite auparavant.
Le point de résolution apparaît dans la suite quand Oskar entraîne son grand-père dans cette mise en scène insensée de venir déterrer le cercueil vide, pour y mettre toutes les lettres du père à son fils, écrites, et jamais envoyées et qui représentent la véritable reconnaissance symbolique attendue, nécessaire, celle qui marque la différenciation des générations. Le père d’Oskar est alors à cette double place de père pour Oskar et de fils de Thomas le grand-père allemand. Ce nouage du chaînon manquant met un terme enfin à la quête d’une reconnaissance dans le Réel et agit comme une interprétation. Auparavant Il y avait indistinction des places père et fils, sur un plan structural.
Le périple révèle que la clé n’ouvre aucune porte dans la réalité, aucune clé ne pouvait régler dans la réalité ce trou dans la transmission des générations. A la fin du livre, les images à rebours de la chute du père du haut du WTC, représente le « happy end » métaphorique de la restitution de l’instance phallique. Le long parcours de l’écriture romanesque aura permis une reprise dans la structure de la dimension phallique et de la fonction paternelle qui donne l’autorisation de désirer. C’est le retour à sa place dans la chaîne des générations du grand-père qui conclut la quête de vérité d’Oskar, se substituant dans l’instance Autre au signifiant tuant du fils mort à Dresde, et pacifiant ce lieu. Et c’est bien de son propre père qu’Oskar aura maintenant à faire le deuil. Pour nous psychanalystes, sur le plan de la clinique du traumatisme, il restera à élaborer les conditions de l’historisation et de la restauration de la parole.