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         Mystères de l’inconscient, sa vie a pu être orientée par la lettre, et, en partie, par une lettre dérobée. Dans The Mausoleum Book, monument d’adoration funéraire érigé en mémoire de sa femme Julia, mère de Virginia Woolf, Leslie Stephen raconte que Julia avait voulu donner à sa fille le prénom de sa sœur, décédée un an avant la naissance de Virginia. Elle fut donc appelée Adeline, et l’on ajouta Virginia dans le souci d’atténuer le poids de la mort. Néanmoins, les initiales étant les mêmes, Adeline Vaughan semble avoir résonné de forme particulière dans Adeline Virginia. Selon le récit de Leslie Stephen, le deuil avait été un compagnon à vie de Julia. Veuve d’un premier mari à l’âge de vingt quatre ans, lorsqu’elle attendait son troisième enfant, Julia était pénétrée d’une tristesse sans remède, ainsi que d’une vocation de bonne samaritaine exacerbée qui l’amenait à fréquenter les sickrooms de tous les proches dont la mort s’annonçait imminente. Délicate, sensible, extraordinairement belle, Julia fut le modèle choisi par de nombreux peintres et sculpteurs, Burne Jones parmi eux, qui sublima sa figure dans une Annonciation. La photographe victorienne Julia Cameron, sa tante, fit aussi une série de portraits d’elle qui témoignent de sa beauté entre 1866 et 1875.

On peut donc penser que Virginia Woolf, souvent éblouie par d’autres figures féminines, a dû construire son Idéal  sur la base d’ une telle image de sa mère, décédée lorsqu’elle avait à peine treize ans. Ainsi, à propos de l’une d’entre elles, Lady Ottoline Morrel, elle écrit à sa sœur Vanessa :  

 « I was so much overcome by her beauty that I really felt as if I’d suddenly got into the sea, and heard the mermaids fluting on their rocks. How it was done I cant think; but she had red-gold hair in masses, cheeks as soft as cushions with a lovely deep crimson on the crest of them, and a body shaped more after my notion of a mermaids than I’ve ever seen; not a wrinkle or blemish―swelling, but smooth.»[1]
                  

Peu après le décès de Julia s’initie la longue série de crises de Virginia, immergée dans la lourde atmosphère familiale instaurée par le père, un patriarche victorien tyrannique qui substitua avec la plus grande naturalité les filles à la mère et favorisa le rapprochement pas toujours filial entre les enfants nés des deux mariages de Julia. Les crises subies par Virginia auraient été produites par la combinaison d’ éléments divers :  la figure endeuillée de la mère, le climat incestueux de la maison familiale, et les agissements de l’un des demi-frères. Le deuil de Julia aurait « embrumé » ― beau mot de la mélancolie baudelairienne ― son regard sur Virginia et imprégné sa nomination symbolique ; le climat familial morbide aurait mis en relief l’absence de Loi.

Adeline Virginia Stephen, souvenir toujours vivant de Adeline Vaughan, signa A.V.S. sa correspondance, spécialement celle adressée à sa chère amie Violet Dickinson, durant son adolescence et ses premières années de jeunesse. Le A de Adeline disparaît de sa signature par la suite, et il y a lieu de penser que cette disparition aurait été de l’ordre du refoulement. Car si la lettre fait bord au réel[2], l’irruption du réel dans la crise de 1910 aurait été  redevable, en partie, à son inscription[3]. Néanmoins, si d’un côté la nomination de Virginia est empreinte du culte aux morts auquel était vouée Julia Stephen et de sa propre mélancolie, qui semble une constante dans sa vie, d’un autre côté, la lettre V rapproche Virginia de celle qui se trouvait dans la ligne de continuité de son Idéal : sa sœur aînée Vanessa.

Il y aurait, donc, deux versants de la lettre : celui qui tend vers la perte d’investissement narcissique, constitutive de la structure de Virginia en tant que sujet assujettie à la mort, et celui qui tend vers l’Idéal du moi. On pourrait s’interroger sur la possibilité que ces deux versants de la lettre aient agi comme vecteurs orientant le sujet tantôt vers un pôle, tantôt vers l’autre, dans une structure que la psychiatrie classique définit comme « bipolaire »[4]. En ce qui concerne la vectorisation vers l’Idéal du moi, on peut ajouter que plusieurs des prénoms ou noms des femmes avec lesquelles Virginia entretint une relation privilégiée, commencent par la lettre V : Vanessa, Violet, Emma Vaughan, et surtout Vita Sackville-West, dont les initiales coïncident avec celles de Virginia Stephen Woolf, et avec qui Virginia eut la relation narcissique la plus troublante. Ainsi, dans sa correspondance avec Violet, Virginia fait elle-même une remarque à propos de la répétition de la lettre :

Lettre 320: To Violet Dickinson                                     46 Gordon Square, Bloomsbury

[13 December 1906]

[…] So now about V: well, V. does equally for I and for Vanessa –but I am surfeited with Vanessa; and therefore I will talk about Violet. Is she a good happy resigned woman? […]

   Le poids de la lettre et sa vectorisation vers l’Idéal eurent d’autres effets encore: lorsque Virginia écrit à Vanessa, mariée alors à Clive Bell, elle utilise l’en-tête Beloved et signe Yr. B. ou Billy, surnom que ses frères et sœur lui donnaient dans son enfance ; et lorsque Vanessa change de partenaire et vit avec Duncan, avec qui elle a sa fille Angelica, Virginia utilise la formule Dearest  ou Dearest Dolphin  pour l’en-tête. Cette utilisation des lettres qui correspondent aux noms[5] des partenaires de sa sœur serait, d’une part, l’équivalent de leur réduction à la letter, autant dire : the litter, selon l’homologie établie par Lacan au-delà de l’homophonie[6], et, d’autre part, le socle réel d’une occupation imaginaire de leur place auprès d’elle, faisant ainsi écho à son vœu le plus cher, et beaucoup trop ardent, exprimé dans la lettre n° 1924 qu’elle adresse à Vanessa —«with you I am deeply passionately, unrequitedly in love— and thank goodness your beauty is ruined, for my incestuous feeling may then be cooled—yet it has survived a century of indifference.»[7] Écho au vœu, mais suite aussi des liens incestueux tissés par le père auxquels on a fait référence dans le récit de l’histoire familiale[8].

Et on vient par là à se demander si le mariage avec Leonard Woolf n’aurait pas été favorisé par le fait que l’initiale de son nom a la particularité de doubler le V, d’en réunir les deux de Vanessa et Virginia, d’autant plus qu’il s’agissait de quelqu’un qui faisait déjà partie du cercle familial de par son amitié avec Thoby Stephen, frère aîné de Virginia, et par son appartenance à la même « confrérie » de Cambridge, et étant donné encore que Virginia ne semblait pas accorder une valeur éminente à ses attributs phalliques ; car Leonard était, en principe, un «penniless Jew», comme elle le dit à Violet Dickinson dans une lettre ―lettre n° 620―qu’elle lui adresse pour lui annoncer son mariage avec Leonard.

Les attributs phalliques, en revanche, n’étaient rien d’autre que l’apanage du diable. Ils faisaient irruption avec leur aura de souffre, hérauts sinistres d’un basculement imminent dans les ténèbres : c’étaient les voix des oiseaux de la crise de 1910 ; c’était « the old devil» qui «has once more got his spine through the waves», de la nuit du 15 octobre de 1923, lorsque Virginia était allée à la rencontre de Leonard, précisément, sans le trouver ; c’était « the vision » :« a fin (nageoire) rising on a wide blank sea ».           

[1] Lettre n° 837 à Vanessa Bell du 22 mai 1917.

[2] « J’essaye de vous situer l’écrit – et ça va loin d’avancer ça– comme ce bord du Réel […] Cette science du Réel, la logique, n’a pu se frayer qu’à partir du moment où on a pu assez vider des mots de leur sens pour leur substituer des lettres purement et simplement : la lettre est en quelque sorte inhérente à ce passage au Réel. […]  je pourrais vous proposer comme formule de l’écrit : Le savoir supposé sujet. Qu’il y ait quelque chose qui atteste qu’une formule pareille puisse savoir sa fonction, c’est en tout cas aujourd’hui ce que je trouve de mieux pour vous situer la fonction de l’écrit, pour ceci, et à quoi nous a introduit notre question sur « l’entité de l’écrit », ousia ou on ουσια ou ον, pour situer ceci : qu’il se définit avant tout d’une certaine fonction, d’une place de bord. » Jacques Lacan, Séminaire Les non-dupes errent, Éditions de l’Association lacanienne internationale, août 2010, p. 167-169.

[3] « Cette jouissance de l’Autre, c’est là que se produit ce qui montre qu’autant la jouissance phallique est hors corps, autant la jouissance de l’Autre est hors langage, hors symbolique, car c’est à partir de là, à savoir à partir du moment où l’on saisit ce qu’il y a de plus vivant ou de plus mort dans le langage, à savoir la lettre, c’est uniquement à partir de là que nous avons accès au Réel. » Jacques Lacan, « La Troisième », in Les non-dupes errent, Éditions de l’Association lacanienne internationale, août 2010, p. 280.

[4] « Dans l’acte de l’énonciation il y a cette nomination latente [le nom de ce qu’il est en tant que sujet de l’énonciation] qui est concevable comme étant le premier noyau, comme signifiant, de ce qui ensuite va s’organiser comme chaîne tournante telle que je vous l’ai représentée depuis toujours, de ce centre, ce cœur parlant du sujet que nous appelons l’inconscient », Ibid, leçon du 10 janvier 1962.

[5] « Nous désignons par lettre ce support matériel que le discours concret emprunte au langage. » Jacques Lacan, « L’instance de la lettre dans l’inconscient », in Écrits, op.cit., p. 495.

« C’est la lettre comme telle qui fait appui au signifiant selon sa loi de métaphore. C’est d’ailleurs : du discours, qu’il la prend au filet du semblant. » Jacques Lacan, « Lituraterre », in Autres Écrits, Éditions du Seuil, avril 2007, p. 19.

[6] « A letter, a litter, une lettre, une ordure », « Le Séminaire sur la lettre volée » in Écrits, op.cit., p. 25.

[7] Lettre du 16 octobre de 1928.

[8] « [la famille] transmet des structures de comportement et de représentation dont le jeu déborde les limites de la conscience. Elle établit ainsi entre les générations une continuité psychique dont la causalité est d’ordre mental. Cette continuité, si elle révèle l’artifice de ses fondements dans les concepts mêmes qui définissent l’unité de lignée, depuis le totem jusqu’au nom patronymique, ne se manifeste pas moins par la transmission à la descendance de dispositions psychiques qui confinent à l’inné ». Jacques Lacan, « Les complexes familiaux dans la formation de l’individu », in Autres écrits, op.cit., p. 25.

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