(Modèles génétiques et modèles pathologiques) 1
L’intégration réciproque du corps et du langage, d’où s’origine l’imaginaire, décentre l’homme par rapport à lui-même et marque le début de son errance. L’impossible retour au corps comme au lieu sûr de son identité à soi en est l’inéluctable corollaire. Il n’est plus que médiatisé par le langage et sa trace ne pourra être retrouvée que dans la parole de l’autre.
Au niveau du vécu, cet imaginaire premier est à repérer dans les fantasmes primordiaux qui forment les structures profondes des comportements humains. Spécification originelle de l’imaginaire, le fantasme l’est sur un mode subi, passif, témoin de la contingence du devenir d’un sujet - ‘je’ - traversé initialement par le monde et le langage. A trop se définir, le fantasme se mue en chaînes. Le hasard alors se veut nécessité, le possible est réduit à une réalité linéaire. A la parole de l’autre revient de débrider ce qui ainsi se sclérose. Repassant par certains chemins, elle en redéploie tous les carrefours sauf à se vouloir borne pour d’immuables tracés. Cette parole est peut-être celle de l’analyste, mais plus encore celle de l’amant, et aussi du poète. Toutes ayant cette visée de rejoindre au plus près l’intégration initiatique du corps et du langage, non en une circonférence toujours recommencée, mais en une spirale dont les révolutions s’approchent plus ou moins du lieu d’origine. D’où leur pouvoir incantatoire, et qu’elles libèrent, pour un temps, l’homme de ses fantasmagories, rendant le sujet à ce qui, sous son histoire, se trame de plus essentiel que son histoire, comme son silence et son fondement même.
En ce temps là, l’homme n’a pas le langage. Monde, il en est le jeu sans pouvoir s’en jouer. Du signifiant encore il ne dispose pas. Mais le discours de l’autre en lui dépose ses traces indélébiles, le constituant comme matrice signifiante. Discours d’amour dont lui-même souvent fournit le contenu. Et en cette dyade primitive que l’homme forme avec l’autre, il est tour à tour signifiant ou signifié. Mais il n’est pas encore structuré comme ‘ un ’ par le signifiant et a fortiori n’a pas la maîtrise du signe en sa double face. C’est dire que le sujet n’est pas posé dans sa singularité. Et la corrélation linguistique du fantasme est à chercher du côté du verbe en sa forme infinitive, verbe substantif, impersonnelle, intemporelle.
II
L’incidence d’une parole tierce sur le rapport du ‘sujet’ à l’autre, du ‘sujet’ au langage, est décisive. Qu’un tiers s’introduise dans la primitive relation de l’enfant à la mère, et le ‘je’ et le ‘tu’2 ( s’en trouvent fondés, comme disjoints, séparés. Le mono-logue initial devient possibilité de dialogue. Mais cette opposition du ‘je’ au ‘tu’ , du ‘tu’ au ‘je’ , reste un ‘on’ sans possibilité de rétroversion ni de permutation, - le père n’étant qu’un autre ‘tu’ , - si le père et la mère ensemble ne communiquent.
Dans ce dialogue entre ‘tu 1’ et ‘tu 2’ , dont il s’éprouve comme exclu, - tout en étant inclus à la communication, - se fonde, pour le sujet, devenu dès lors être de langage, la possibilité de la communication par l’intégration du code. C’est à éprouver que le ‘tu’ qu’est pour lui le père - ou la mère - est un ‘je’ dans la communication avec la mère, comme la mère est un ‘je’ quand elle s’adresse au père, et donc que le ‘je’ et le ‘tu’ sont permutables, sont rapports et non termes, que le sujet entre dans le circuit de l’échange.
Mais cela suppose qu’il ait été constitué - de même que dans l’alternative permutation les deux autres termes de l’échange - comme un ‘il’. Le ‘il’, à ce niveau, qu’est-il, sinon le ‘zéro’, condition de la permutation du ‘je’ et du ‘tu’ , en quelque sorte forme vide qui répond de la structure ? Évoquant, sans lui être semblable, cette case vide qui, au jeu d’échecs ou de dames, permet au pion de venir se situer au lieu d’un autre et réciproquement. Le statut de ce ‘il0’ n’est en rien semblable à celui du ‘je’ et du ‘tu’ malgré l’ambiguïté qui veut qu’on le situe à leur côté, en le réifiant, au rang des pronoms personnels. Il n’est rien ni personne, mais possibilité d’identification et de permutation du ‘je’ et du ‘tu’ , de ‘qui émet’ et de ‘qui reçoit’, seuls termes effectifs de la communication. Impliqué dans la communication comme sa possibilité même de fonctionnement, ce troisième nombre, ou mieux ce quatrième, - ‘je’ , ‘tu1’ , ‘tu2’, ‘il0’ - est un blanc, un vide, le lieu d’une exclusion, la négation qui permet à une structure d’exister en tant que telle.
Situé en ce lieu, l’enfant est exclu de la communication tout en y étant intégré. Cela suppose, pour lui, le passage par une première mort, expérience du néant. Le sujet aussitôt s’y constitue comme un voire par l’identification au père, à la mère, émetteurs ou récepteurs de l’échange auquel il assiste.
La constitution du circuit de l’échange n’est autre que la mise en place de la- structure œdipienne. La notion d’agent castrateur s’y trouve reléguée au rang de fantasmagorie, réification diachronique trompeuse d’un fonctionnement synchronique. De même, en déléguer la fonction au seul père parait doublement abusif. Parce qu’aussi bien la mère que le père sont alternativement ‘je’ et ‘tu’ en leur échange, origine sans doute de l’ambivalence œdipienne. Mais le castrateur, s’il existe, est à chercher ailleurs, dans les conditions mêmes de la structure de la communication.
Les choses autrement peuvent être reprises. En leur rapport initial, non réversible, le ‘je’ et le ‘tu’ forment le ‘on’ . Indifférenciation des personnes, de l’identique et du non-identique, ce ‘on’ est déjà possibilité de leur future disjonction. Qu’un troisième terme intervienne et le ‘on’ se divise une première fois en un [je = on] + [tu1 = on] + [tu2 = on]. Cette première division et mise en place des personnes que traduit le +, addition et disjonction, laisse, on le voit, place à l’indétermination. Le ‘je’ y est encore ‘je + tu1’ et/ou ‘je + tu2’ . L’identité à soi avec l’identité à l’autre s’y confond. C’est d’être ‘je + tu1 + tu2’ que le ‘on’ devient possibilité de disjonction et de permutation des personnes. Dans l’échange entre le ‘tu1’ et le ‘tu2’ , au lieu du ‘je’ il vient à se situer, posant du même coup l’identité à soi comme la réversibilité du locuteur et du récepteur du message auquel il assiste.
On voit l’analogie, à ce niveau, du statut du ‘on’ et du ‘zéro’ dans le fonctionnement de la structure de l’échange. À le bien saisir on comprend que l’inconscient puisse être fondé comme structure et non comme contenu.
À ce stade, fictif bien sûr, le fonctionnement de l’échange n’est pas encore la communication linguistique. Et cette structuration première tombera au rang du non-su, parce que non-dit, à jamais insaisissable par le sujet et pourtant fondant ses comportements, comme ses paroles. L’objet de l’échange reste à instituer, à fonder.
Il va surgir de ce tour de passe-passe évoqué par Miller3 à propos de l’engendrement de la suite des nombres chez Frege. Car le ‘zéro’ va y être compté comme ‘un’ , le ‘il0’ comme ‘il1’. ‘Il1’ du ‘il0’ est l’assomption signifiante, constitutive du référent. Il constitue le premier objet de là communication comme . C’est, par exemple, à être nommé, comme exclu de la communication, dans le dialogue père-mère, que le sujet, le ‘zéro’ , devient ‘il1’ . Mais aussi bien à être désigné comme “fils”, “homme” ou “femme”, “Jean”, par une parole du père, garant de la matrice de la communication. Le nom propre figure le mieux ce paradoxe de l’engendrement du “un” à partir du ‘zéro’ . Pur signifiant du ‘zéro’ du sujet, il le constitue comme “un” en l’insérant du même coup dans cet ensemble ouvert de “un” + “un” + “un” etc. que sont les noms propres.4 Ensemble jamais clos de ce qu’un autre sujet peut venir s’y insérer et que l’engendrement du “un” à partir du ‘zéro’ est répétitif pour tous les sujets possibles. Mais cet engendrement est aussi condition de l’ordination des objets de la communication, comme le ‘zéro’ l’est de l’ordination de la suite des nombres. Car est non seulement insertion possible du monde comme objet de l’échange, mais encore butée de sa structuration en sous-ensembles organisés, toujours définis de se référer au ‘zéro’ du sujet. C’est ainsi que l’on pourra figurer l’ensemble des animés et des inanimés comme (1) + (2), la sommation des personnes, des animaux et des choses comme (1) + (2) + (3), etc. Cette structuration du monde, dont la complexité est incomparable avec l’élémentaire rappel qui vient d’en être fait, est toujours remaniable, et d’ailleurs jamais achevée ni vraiment suturable, de s’originer d’un ‘zéro’ .
La constitution de l’objet de la communication, du ‘il1’ , est passage par une mort corrélative de la structuration du sujet lui-même comme signifiant, fini, “un”. Mais cette mort est condition de l’insertion du sujet, du ‘zéro’ , dans la chaîne, de son apparition, de sa figuration, dans l’ordre du signifiant. Sans doute, n’est-elle encore ici qu’au lieu de la parole de l’autre dont le sujet est objet, et comme tel assimilable au monde, à l’inanimé. Qu’il le nomme à son tour cet autre, et le signifiant, de son représenté deviendra le représentant. Cela suppose, on le sait, que le sujet s’identifie aux garants de la parole. Il pourra alors se symboliser comme . Ainsi, dans le va-et-vient de sa structuration par le signifiant à la maîtrise de celui-ci, naît le sujet dans sa singularité.
À l’exclusion, condition de l’établissement de la structure de l’échange, répond donc la finitude, inhérente à son objet. Ainsi, le double aspect de néant et de finitude de la mort est, pour l’homme, déjà inscrit aux prémisses mêmes de la communication. D’où vient, sans doute, que cette mort il peut de quelque façon l’anticiper puisque aussi bien il la vit dès qu’introduit à l’ordre symbolique. Il lui suffit de retourner comme fin ce qui est origine.
Le “il1” correspond plus précisément au “il” rangé aux côtés de “je” et “tu” parmi les pronoms personnels. Mais, contrairement à ceux-ci, du genre - “il”/“elle” - et du nombre - “il”, “elle”/ “ils”, “elles” - il porte déjà la marque, signe de son statut d’objet de la communication. Au reste, la constitution du “il1” permet la disjonction du ‘je’ lui même en (je), sujet de l’énonciation, et “je”, sujet de l’énoncé. Si le premier sous-tend tout énoncé, il ne s’y exprime pas, ne s’y réalise pas pour autant. Ambigu à ce titre, ‘(je) ‘Je désire’’ peut s’opposer à ‘(je) ‘Tu’ désires’ où les deux sujets apparaissent nettement dissociés. Mais c’est là trop simplifier. Car le (je) peut s’absenter du “je” ou se déguiser en “tu”, en “il”, mieux encore figurer sous l’anonymat du “on”. La voie se trouve ouverte aux leurres et tromperies du discours, évitement par le sujet d’un premier risque de finitude, de réification, mais encore preuve de l’impossible coïncidence du (je) et du “je”. Aussi, l’énoncé n’est-il jamais à prendre comme tel mais comme énigme, rébus, où le sujet s’occulte. Le savoir est, de la pratique analytique, l’un des plus sûrs atouts.
Possibilité pour le sujet de s’absenter du discours, le ‘il1’ est aussi condition d’inclusion ou d’exclusion du monde comme sujet de l’énoncé. Et c’est le “nous” - “je” + “tu”/“il”, mais encore “je” + “il”/“tu” ou “je” + “tu” + “ils” animés / “ils” inanimés - ou le “vous” - “tu” + il / “je”. Il ne s’agit plus à ce niveau de la primordiale indifférenciation des personnes, du monde et des personnes, du ‘on’ initial. La marque du genre, comme du nombre, que portent les attributs en fait foi. Les personnes ici se somment comme unités disjointes et spécifiées, le monde se divise en animés et non-animés.
Objets des protagonistes de l’énonciation, “je”, “tu”, ne se donnent pas explicitement comme tels. Leur fonction de sujet peut masquer le fait qu’en ce sujet déjà ils s’objectivent. De même, et plus sûrement, en la totalité de leurs énoncés dont l’analyse peut, du sujet, retrouver les traces, et même fonder la science.
Ce qui explicitement se donne comme objet est l’objet de l’énoncé. Et c’est le “me” - le “te”, le “se”, etc. Point de convergence des sujets de l’énoncé et de l’énonciation, le “me” est possibilité partielle et illusoire sans doute, pour le sujet de maîtriser son objectivation, mais parfois cession concertée de celle-ci à l’autre. ‘Je me vois’ s’oppose ici à ‘Tu me vois’ . D’ailleurs, le “me” est toujours appropriation précaire, problématique. Se faire objet y comporte toujours le risque d’être possédé. Seule la disjonction “se”/ “le” pallie cette ambiguïté. ‘Il se voit’ mais ‘Je le vois’ . Mais si “le” est alors objet pour le sujet que je suis, “il” de son image ne peut vraiment jouir, constitué déjà qu’il est comme objet pour moi en tant que sujet. Et de lui se regardant c’est encore moi qui ai le spectacle. Ainsi, se faire objet est-il, sans recours, possible capture par l’autre.
Plus subtile est la maîtrise offerte par ‘Je me plais’ où l’énoncé lui-même est repris comme objet du sujet, de l’énonciation. C’est le (tu) là qu’on cherche à évincer comme lieu même de toute aliénation. Le discours sur soi se retourne, se boucle. Il enveloppe le sujet, l’emprisonne dans sa circularité, ses récurrences. Le (je) vacille d’avoir manqué son appel au (tu). Il se redouble en ses paroles, se fige en ses énoncés, dont la totalité s’édifie peu à peu comme un ‘moi’ .
Or, le ‘moi’ , qu’il se nomme ou se donne à voir dans la totalité du discours, est objectivation du sujet, mais encore sa chute au rang des objets inanimés. On dit “le moi”. C’est le “me” coupé de ses liens dialectiques au sujet, trace de celui-ci sans doute mais désaffectée, où il ne subsiste que comme réification opaque et muette, un parmi les multiples objets du monde. A moins que, manquant ce temps du retour au (je), il ne s’y abolisse. Le “moi” alors est le sujet fait monde.
A toutes les étapes d’indifférenciation et de différenciation des personnes se retrouve le ‘on’ . Confusion de l’identique et du non-identique, il est encore condition de leur disjonction. Pôle de négativité. Or, il est remarquable que le “on”, sujet animé, jamais ne se fait objet de l’énoncé. Tout au plus l’est-il des protagonistes de l’énonciation, commutable alors avec “il1”, ou plus exactement, avec “quelqu’un” ou “personne”, asexué, non nombrable. Mais cet emploi est d’ailleurs ambigu. Car en ce “on” le (je) ou le (tu) souvent se masquent. ‘On dit’ n’est pas loin de ‘(je) ... dis’ ou ‘(tu) ... dis’ . Qu’il suppose l’inclusion du sujet - ‘On viendra demain’ - le “on” laisse celui-ci indéterminé, incernable par l’autre, sans genre ni discrimination propre. Ainsi apparaît-il comme le refuge de la subjectivité, au plus près du ‘zéro’ qui la fonde, ou de l’inconscient qui la sous-tend.
De ce “on”, le “ça” se donne comme l’envers dans la primitive disjonction des personnes et des choses, des animés et des non-animés. Aussi est-il, dans son éventuelle substitution au “on”, réification de l’inconscient.
A l’imposition du nom propre, qui le constitue comme un le sujet répond donc par son apparition masquée et fuyante dans les pronoms personnels. L’un comme les autres ont, de l’avis des linguistes, un signifié ‘zéro’ , façon ambiguë de repérer l’apparition du sujet dans le discours et la difficulté à le cerner par des critères linguistiques.5
III
L’expérience spéculaire se donne comme lieu d’une reprise possible des premières intégrations du corps et du langage fondatrices du sujet. Comme telle, elle est un moment privilégié pour en marquer les assomptions comme les refus, les prolongements ou les carences.
La spécularisation6 est d’abord expérience perceptive de la communication linguistique en sa structure - ‘je’ , ‘tu’ , ‘il’ , - et son objet primordial . Dévoilement d’un imaginaire second, elle donne à voir le signifiant constitutif de ‘il’ . Elle figure l’engendrement de ‘il’ , le surgissement paradoxal de l’unité à partir du ‘zéro’ . D’où la jubilation et aussi le recul devant ce double aspect d’identification, mais encore d’exclusion et de finitude, que comporte la structuration signifiante. Le ‘tu’ est à chercher du coté de celui vers lequel l’enfant se retourne.7 Pour le sujet, les choses sont moins simples du fait de ses scissions. il est encore le ‘(je)’ qui de [son image a la jouissance, regard qui peut s’ouvrir ou se clore à son gré sur son spectacle, - ce qui n’est pas le cas pour les oreilles qui ne peuvent se refuser à entendre, évocation de la future maîtrise, voire contestation, du signifiant. Reste le ‘on’ primordial, chu, pour tout dire l’inconscient. Non spécularisable, il est à quelque titre gardien de la spécularisation. Témoin de son inadéquation, il assure le mouvement de retour, et ce ‘battement en éclipses’ du sujet qui veut qu’à chaque instant il s’évanouisse pour resurgir comme ‘un’ , en une répétition irréductible à toute continuité temporelle, à un infini autre que dénombrable, succession itérative.
L’image spéculaire, visualisation du signifiant, révèle de celui-ci les effets. Ses pouvoirs structurants s’illustrent bien de l’anticipation neurologique qu’elle permet à l’enfant encore immature, anticipation possible de ce qu’il se trouve par le signifiant constitué comme ‘un’ . Mais cette unification est aussi disjonction. Si l’image unifie, elle sépare. ‘Un’ , l’enfant se retourne vers sa mère, devenue autre. De confondus qu’ils étaient, les voilà juxtaposés, additionnés comme ‘un’ + ‘un’ . La Gestalt de l’image, au même titre que le caractère discret du signifiant, instaure le discontinu. Ils ont une identique fonction de coupure. Ainsi l’image spéculaire, comme et en tant que signifiant, est-elle porteuse de mort. C’est comme corrélat de la structuration qu’elle s’impose. Car la vie est jaillissement informel, expansion sans limites ni ruptures. Et cette forme définie du moi, de l’alter ego spéculaire, (ou du nom propre), fige le réel en le déterminant, en le découpant. A l’informe continu de l’imaginaire premier, nocturne, gardien de la vie, s’oppose donc la formalisation discriminante d’un imaginaire second, diurne, et qui a partie liée avec la mort.
La mort ailleurs encore est à retrouver. Toute structure suppose une exclusion, un ensemble vide, sa négation, condition même de son fonctionnement. De la formalisation imaginaire choit toujours un réel non structuré. Le signifiant au signifié est toujours inadéquat; le continu est irréductible au discontinu. Face à son image, le sujet s’éprouve comme situé au lieu de cette exclusion, non spécularisable en sa tripartition - ‘je’ , ‘zéro’ , ‘on’ - et pourtant constitué comme tel par la spécularisation. Ainsi, l’expérience spéculaire est-elle réminiscence de ce passage par le néant que suppose l’introduction du sujet dans l’ordre du signifiant, figurée au mieux par l’imposition du nom propre.
Cette absence du sujet de son image, comme de son nom, explique sans doute leur pouvoir déréalisant. C’est là où il n’est pas que le sujet est constitué comme identique à soi. D’où s’ouvre pour lui le défilé des captures par l’espace, ou par le discours, fascinants de ce qu’il croit qu’ils détiennent le chiffre de son identité dont le paradoxal engendrement lui reste scotome. Sans doute à se tourner vers l’autre, et particulièrement vers le garant de la communication, en apprendrait-il davantage sur sa fondamentale aliénation au monde symbolique médiatisée par le tribut au signifiant. Et encore. Cet autre n’est fondé de pouvoir que de s’être d’abord plié à un ordre établi, représentant d’une loi à laquelle lui-même est soumis. Et vouloir remonter à une cause première serait sans fin, et d’ailleurs inutile, puisque cette aliénation est inscrite au principe même du fonctionnement synchronique de la structure de l’échange linguistique. Le miroir à cette sujétion sociale semble offrir une échappatoire. L’homme pourrait se conférer le signifiant, maître alors de son identité, affranchi de sa dépendance à la parole de l’autre.
Pourquoi pas alors cette nouvelle version de la ‘chute’ : l’homme en la femme reconnut son image et se crut maître de l’univers. Aussi bien, c’est le jour où Adam a eu une compagne, non véritablement autre mais tirée de lui, qu’il s’est séparé de Dieu, reniant son assujettissement au verbe. (On comprend que la manducation de l’ensemble vide n’ait pas aidé à la circulation du signifiant pas plus d’ailleurs que sa figuration sous forme d’objet comestible ne facilite la compréhension de la partie qui se joue).
Pour séduisante qu’elle soit, l’identification spéculaire n’en est pas moins aliénation spatiale. A tout prendre, le miroir tient place, en un premier temps, de cet autre, lieu premier d’identification, d’autant plus redoutable d’être muet, médiation immédiate8, non dialectisable. Ainsi l’identification spéculaire est-elle pour l’homme dévoilement de sa liberté, mais encore possibilité de sa folie. Aliénation la plus fascinante comme la plus sûre.
Cette aliénation spatiale n’évite d’ailleurs pas la dépendance à l’autre, aussi fondamentale en un premier temps à l’identification spéculaire qu’à celle résultant de l’imposition du nom propre. Car sans sa présence, le rapport de mon image à son corps que j’établis en me retournant vers lui, mon spectacle me reste étranger. C’est un autre là que je rencontre, non véritablement autre d’ailleurs car l’autre au monde encore se confond, pas plus posé dans sa singularité que je ne puis l’être dans la mienne. C’est la présence d’un ‘tu’ qui permet l’exclusion du monde et sa constitution en ensemble vide. Dès lors, la structure que constituent les rapports entre mon regard, mon image et son ‘corps’ , peut fonctionner dans l’alternative commutation de ses trois termes. Le regard de l’autre - ‘(tu)’ - est donc de mon identification spéculaire le témoin partagé et nécessaire. Son appropriation comme mienne - ‘me’ - reste ambiguë. Pour nos regards, - ‘(je)’ et ‘(tu)’ , - nos images respectives sont alternativement objets. Pour qu’elles prennent valeur de redoublement de la réalité, nos ‘corps’ auront à être, à leur tour, exclus, nos images juxtaposées devenant le commun objet de notre échange comme les éventuels sujets de nos énoncés. Ce n’est que dans un dernier temps que le ‘tu’ lui-même pourra être constitué en ensemble vide, laissant comme seuls termes de la structure mon regard, - ‘(je)’ -, mon image, et le
Alors, de l’image spéculaire, lieu de mon identification, je puis feindre la possession, me la donner ou me la reprendre à mon gré, jouer à la modifier, préfiguration ludique, au même titre que les jeux syllabiques du jeune enfant, de mes pouvoirs sur le signifiant. Mais cette maîtrise est ambiguë. Le sujet s’y épuise en une réitération stéréotypée, juxtaposition de métaphores qui, de jouer la possession du n’en permet pas le surgissement réel dans la linéarité de la chaîne signifiante.
Car l’image est un signifiant trompeur. Elle se donne d’emblée comme un discours global, fini. Et la comparaison de deux images spéculaires est plutôt mise en présence de deux ensembles autonomes d’un même paradigme que véritable renvoi d’un signifiant à un autre signifiant, et moins encore établissement entre eux d’une contiguïté autre que simple juxtaposition sans constitution possible d’un énoncé spéculaire. Ce texte total, je puis essayer de l’articuler par mes grimaces, simulacres d’énoncés. Il n’empêche que ceux-ci s ‘inscrivent alors dans une matrice déjà donnée, et que, le premier étant émis, le dernier ne l’est pas moins. Si l’on veut, au niveau du texte spéculaire, A implique A, - A → B → C → D → A, - et non Z, en une redondance maximale, une récursivité totale. Que jugeant cette itération insupportable, le sujet en vienne à se balafrer, le texte, certes, s’en trouve changé, mais il est alors irréductible au précédent, nouvel ensemble sans rapport, ni lien, à l’ensemble antérieur. C’est dire que ce signifiant global qu’est l’image en miroir exclut toute possibilité de succession temporelle. Car pas plus qu’elle ne peut être associée à une autre image, elle ne porte en elle la marque de celle qui l’a précédée ou la suivra. Telle la chaîne signifiante du discours. Et dans cet énoncé intemporel, pure métaphore, le sujet ne trouve pas à s’exercer.
A la totalité du texte répond, dans la spécularisation, l’instabilité des termes de la ‘communication’ . Car le regard s’y trouve constitué à la fois, et simultanément, comme émetteur et récepteur du message. L’image définit le ‘il1’ , mais est encore possible sujet ou objet de l’énoncé - ‘je’ ou ‘me’ - voire même sujet de l’énonciation, - ‘(je)’ . Sans doute, de telles permutations se retrouvent-elles dans l’échange linguistique, mais elles se réalisent alors dans la successivité temporelle. C’est tout à tour, et non simultanément, que] l’on peut fonctionner comme émetteur ou récepteur du message. Cette inscription, dans une durée, de l’énoncé relève alors de l’adéquation imparfaite du signifiant au signifié qui contraint au déroulement temporel du discours. Ainsi, au niveau des termes de l’échange, peut-on opposer l’instabilité diachronique de la communication à celle, synchronique, de la spécularisation.
Ces modalités différentielles du ‘discours’ spéculaire trouvent leur explication dans les propriétés mêmes de la structure en cause. Elle ne fonctionne plus grâce à l’inadéquation relative du signifiant au signifié, mais par un jeu de permutations de deux signifiants pour un signifié, dont la relance est à chercher dans le fait que la mise n’est jamais engagée de façon irréversible. Ce qui se repère dans le fait que le sujet s’approprie son image, sa métaphore, dès l’instant où elle se constitue, mais sans assurance, pour lui, de s’y saisir vraiment.
Ce type de structure se retrouve d’ailleurs à un autre niveau dans la communication linguistique, celui de l’écriture qui, au sujet, permet un redoublement spéculaire de sa parole.
IV
Les avatars de la spécularisation, et bien sûr les distorsions du langage, sont toujours à comprendre comme expressions d’une primordiale absence, ou du moins précarité, de l’ensemble vide, du ‘zéro’ , qui sous-tend la structure de l’échange et garantit son fonctionnement. De n’avoir pas, au lieu de ce ‘zéro’ , été situé, et donc de n’avoir pu assumer cette non-identité à soi, condition même de son identification, le sujet, si tant est qu’il existe alors, ne peut reconnaître l’image en miroir comme même et autre que soi, et pas plus apparaître, tout en restant exclu, au fil du discours. S’il n’est pas de se confondre avec le signifiant, même à prétendre le nier, il est aussi menacé d’en refuser les effets ou d’y trouver une trop exacte adéquation à lui-même, voire de vouloir en jouir en éludant sa loi.9
C’est au niveau de ses géniteurs que la carence est déjà à retrouver pour le psychotique. On convient de dire que de sa mère il fut l’objet partiel. Sans doute est-ce affirmer que d’emblée il fut constitué par elle comme projection réifiante de son inconscient. De n’avoir, elle-même, assumé la non-identité à soi, elle ne peut à son enfant consentir le statut d’altérité. De son désir qui, dès lors, est voué à être partiel, il sera le support signifiant. Le même sort, d’ailleurs, échoit au père, à moins que, de la loi, il n’apparaisse comme le simple signifiant. Quoi qu’il en soit, les rapports de la mère à son homme, comme à son enfant, se structurent dans la permutation de deux signifiants pour un signifié, rappel de la structure spéculaire. La triangulation ici ne s’établit jamais, qui suppose, au lieu des protagonistes de l’échange, deux signifiés pour un signifiant et, au niveau de la structure, trois signifiés pour deux signifiants. Ce défaut de triangulation fait que l’enfant jamais n’acquerra le statut d’unité distinctive, privé par là autant d’un étagement propre au signifié – il se donne comme un pur objet signifié, au monde confondu – que de toute possibilité de représentation dans la chaîne signifiante. De n’avoir été constitué en un premier temps comme il est destiné à n’être que le représentant du désir de sa mère, sans accès possible pour lui à la fonction de représentation.
La mise en présence du miroir signifie pour le psychotique la confrontation du pur signifiant qu’il est à cet autre signifiant, spéculaire, qui le redouble. Qu’il retourne le miroir, ou s’en détourne, cherche derrière la glace la trace d’un signifié ou encore voie dans l’image son père, manifeste bien ce que cette collation a d’insupportable. L’image spéculaire se présente à lui comme le lieu d’une déprivation signifiante, laissé comme néant face au miroir qui assume là son seul titre à l’existence. A moins que, se retournant vers sa mère, il ne vive cette insoutenable contradiction d’être à la fois soi et son contraire, support signifiant et sa négation de son seul signifié à elle. Ainsi est-il affronté à être étagement métaphorique de la vie et.de la mort au lieu d’en vivre la succession métonymique, seule supportable. L’angoisse qui en résulte n’aura de cesse qu’à aboutir à la levée de cette intolérable ambiguïté. Se fondre à l’image - on dit ‘entrer dans le miroir’ - ou la nier, réductions d’un des termes de la contradiction, apparaissent ainsi comme les deux seules issues possibles.
Pour le névrosé, les questions sont à poser non au niveau de la formation même du système de l’échange mais en termes de dynamique de son fonctionnement. Si la structure de la communication est ici fondée, il lui arrive de se gripper, se figer, jusqu’au suspens des échanges. Ces stases de l’économie du système se comprennent d’être référées au primordial vécu d’objet désiré qui conditionne les modalités d’accès au statut de sujet désirant, et parlant.
L’hystérique d’amour n’a pas assez eu. Du moins est-ce son fantasme le plus irréductible. Du désir de sa mère, il s’éprouve comme signifiant marqué du signe de l’incomplétude, voire du rejet. Dérisoire de ne pouvoir soutenir la comparaison avec le signifiant phallique lui-même. L’impuissance, ou l’intolérance abusive, du père législateur laissent la mère à sa démesure, son refus ou son incapacité à symboliser de quelque façon son désir, à l’arrêter à quelque objet, trop peu assurée peut-être du reste qui va choir, lui permettant d’en changer.
Ainsi le ‘il1’ est-il pour l’hystérique toujours à élaborer, à suspendre dans ses vertus unifiantes, menace d’exclusion du champ de désir dont il se soutient. Son identité à soi sera donc précaire, et d’ailleurs redoutée. Il ne l’accepte qu’en tant que fragment, facette d’une unité toujours à venir, contestée dès qu’on prétend l’y surprendre en sa totalité. Le sujet pâtit de ce refus, ce morcellement, du signifiant qui aurait à le constituer. Il est toujours à naître, en train de naître, arrêté au temps métaphorique de sa structuration, qu’il recommence encore et encore, s’épuisant à être cet objet idéal enfin assumable parce que conforme à celui qu’il pressent au lieu du désir de l’autre. Entreprise sisyphéenne, car l’autre n’est jamais cet autre premier qui l’a marqué du signe - et chez qui, fantasme et/ou réalité, on devine quelque irréductible insatisfaction.
La confrontation au miroir a, pour l’hystérique, valeur d’épreuve, celle de son insignifiance. L’image qui, là, se dévoile à lui comme lieu de son unité, il la récuse comme impropre à retenir le regard de l’autre. Sans cesse ébauchée, mais pour être niée, elle inaugure un défilé intarissable d’esquisses, qui parfois se télescopent, mais dont la finition est suspendue à l’obtention d’un morcellement vaincu, d’un rassemblement spatial d’identifications multiples, hétérogènes, unité désirable d’être ajournée et d’ailleurs impossible. Car ces spécularisations, qui se veulent partielles, sont encore labiles, vécues dans l’instant, hors de toute contiguïté temporelle qui en autorise un jour la sommation. Et le recommencement du moment métaphorique de sa constitution aboutit, chez l’hystérique, à poser le ‘il1’ comme transcendance au regard de laquelle tous les il1’, il1’’, etc. s’effondrent comme inadéquations dérisoires. À éluder ainsi la fonction de coupure du signifiant, toujours à pallier son incomplétude, le sujet manque le temps de son évanouissement, mais encore celui, corrélatif, où exclu mais pourtant partie prenante il pourrait ressurgir dans la succession métonymique. C’est dire que l’image ici sera avant tout objet - ‘il1’ - pour l’autre - seul véritable sujet - ‘(je)’ - et non reprise à son compte par le sujet lui-même de sa représentation - ‘me’ ou ‘moi’ . Que l’image se hasarde à être sujet d’énoncé, ce ne pourra être qu’à la condition d’en laisser la responsabilité à l’autre, signifiée par le point d’interrogation qui, à ponctuer la grimace, le sourire, ou le masque, en révèle la précaire assomption. Jamais réductible à l’ensemble vide, sans risque d’évanescence pour le sujet lui-même, l’autre reste donc le garant immédiat de toute parole comme de tout désir.
L’obsessionnel, voilà sa force et son drame, s’est senti trop aimé. Par sa mère, il fut jugé signifiant trop adéquat à son désir, marqué, quant à lui, du signe de la compréhension, voire de l’excès. Ce n’est pas que la référence au signifiant phallique fasse ici totalement défaut, mais elle est renvoi à un ailleurs, à quelque héros absent, dont la mort serait à tout prendre la plus sûre garantie de non-intrusion. De ne jamais s’incarner en la personne d’un père ‘vivant’, elle laisse l’enfant à sa certitude d’être pour le présent répondant exhaustif du désir de sa mère, non soumis à ces inversions de polarité qui sont les risques du désir comme les marques de son actualité.
La dénomination n’a rien pour inquiéter l’obsessionnel, le confirmant dans sa singularité d’être désiré. Son nom sera pour lui emblème, insigne, et sans doute épitaphe, de son statut phallique. Il s’éprouve trop identique à soi, trop exacte adéquation de son signifié à son signifiant. Et dans cet équilibre stable, le sujet s’enkyste, rivé à ce qu’il était, incapable de se libérer pour un perpétuel devenir. La barre qui sépare le ‘il’ des autres participants à l’échange ici s’épaissit, entraînant la stéréotypie du discours, la récurrence des énoncés. S’ils sont entendus comme vides, ce n’est pas que le sujet en soit absent. Il s’y redouble au contraire tout entier, mais dans cette métonymie de soi, repérable par l’autre dans les boucles mêmes de ses palabres, il cherche à se ressaisir sans arriver jamais à s’exprimer vraiment. Mort dès que né.
L’obsessionnel se plaît aux réflexions spéculaires. Il aime y vérifier la permanence de son identité à soi et s’en réassurer la maîtrise. La spécularisation est, pour lui, sans risques, fixée à ce temps où l’image est à contempler - ‘me’ , ‘moi’ - non plus à investir - ‘il1’ . Et pour mieux en accaparer le spectacle, il évince tout autre regard. Le ‘(tu)’ est d’ailleurs d’autant plus facilement exclu que possédé en son désir au niveau de l’image elle-même. C’est là que comme ‘(tu)’ il pourra ressurgir neutralisé dans ses fonctions aliénantes, pour un dialogue fictif. Seul, face au miroir, maître absolu du signifiant, l’obsessionnel va tenter d’en esquiver les pouvoirs fascinants par un examen minutieux, un inventaire exhaustif, mimes d’une véritable succession temporelle. En fait, ces pures métonymies s’inscrivent dans une circularité envoûtante, plus piétinements d’un prisonnier que véritable progression. Et l’obsessionnel, lui, ne s’y trompe pas, toujours tourné vers son passé, à chercher quoi? Les traces perdues du sujet?
Le fait que le sujet soit introduit dans l’ordre signifiant en tant que représentant d’un système de connotations, et non comme dénotation, permet ainsi de rendre compte de ses difficultés futures à soutenir la dynamique des échanges. Qu’il ait été, en un premier temps, marqué du signe + ou du signe -, contrarie ce va-et-vient de l’exclusion à l’excès qui est la condition de son émergence effective dans le discours. C’est à lui restituer sa non-identité à soi, cette identité au ‘zéro’ qui permet l’inversion du signe, que devra s’employer l’analyste. Cela suppose qu’il tienne, quant à lui, la gageure de fonctionner comme ‘zéro’, ensemble vide, garant pour un temps du libre jeu de la structure.
V.
L’image spéculaire est analogon du signifiant, mais non du langage en sa double face. Le signifié est à chercher du côté du non-spécularisable. Et pour reprendre cette fiction génétique du stade du miroir, si l’image figure le signifiant, c’est par le ‘on’ que s’introduit le signifié c’est lui qui tombera sous le signifiant pour lui donner sens. Le regard figure ce sujet qui du signifiant se joue. Ainsi se profilent les distorsions du langage.
Le schizophrène qui manque ce va-et-vient du miroir à son ‘corps’ est le jeu du signifiant. Son discours évoque une langue nouvelle, toute en substitutions, en néo-formes qu’il veut équivalentes, pseudo-métaphores puisqu’elles n’ont pas véritablement de chiffre. L’axe de la contiguïté ici s’évanouit. Feu d’artifice, son discours fascine par sa liberté de création, sa désinvolture ludique. Mais qu’il n’ait pas de sens se repère dans les fadings de l’intonation et de l’articulation comme dans les moments de perplexité où le ‘sujet’ , à l’écoute, attend que la langue, d’elle-même, reprenne ses jeux, dont il est le porte-parole et non vraiment le locuteur. La langue, devenue activité libre des générations et transformations, ici tiendrait lieu de sujet de l’énonciation.
Pour le délirant, il en va autrement. Sa forclusion de l’image spéculaire deviendra élaboration d’un système clos, palliatif de l’image manquante. Le langage, chez lui, se fige en totalités fascinantes où s’aliène le ‘sujet’ . Les mots ne peuvent plus lui servir de monnaie d’échange. Ils lui sont à la fois trop semblables et trop inaccessibles. Inaccessibles parce que semblables. C’est un essai de structuration du ‘moi’ que figure le délire et le ‘sujet’ serait à repérer dans le point fragile et fécond du système, le défilé par où il se nourrit.
Le dément, lui, et des études ont été faites qui attestent la perte chez lui de la reconnaissance de l’image en miroir10, est pur objet d’énoncé. Son discours incoercible s’étale sur la chaîne, plat, très pauvre en langue. Lui aussi ‘est parlé’ , non par la langue, mais par le langage, devenu un système figé de générations incontrôlées. D’ où cette succession interminable d’énoncés idiosémiologiques qui vont se stéréotypant au fur et à mesure des troubles mnésiques et du rétrécissement du champ de l’expérience immédiate.
Parlera-t-on de distorsions du langage chez le névrosé ? Non, sans doute. Et pourtant.
L’hystérique ne tarit pas de paroles. Parole pleine, oui, mais qu’il conteste aussitôt. Là n’est pas vraiment ce qu’il voulait dire. Qu’on n’aille surtout pas le prendre au mot. C’est sa hantise. Et de reprendre le défilé des signifiants, en retenant un pour le rejeter aussitôt et en élire un autre, qu’il renie sitôt émis. C’est sans fin. Car pas plus que son image ne lui est tolérable, il n’accepte de se déterminer en son discours. Le défilé des signifiants comme celui des images, son discours en zigzag, les masques dont il change à tout propos, disent assez son désir d’un discours total qui engloberait tous les signifiants comme son image serait à facettes innombrables, voire contradictoires. Et après ? Il s’égare dans ses énoncés, ne se reconnaît plus en ses masques. S’angoisse. “ Qui suis-je ? ”, “ Qu’est-ce donc que cela veut dire ? ” s’inquiète-t-il, vous interroge-t-il. Perdu, il se tourne vers vous. Car, de son discours, enfin il pressent le sujet. C’est vous.
Combien différentes les prudentes et redondantes paroles de l’obsessionnel. Il se complaît en son discours. Le polit, le fignole. Il est l’homme d’un seul énoncé, comme d’une image unique. Il vous le resservira encore et encore, différemment serti ou préparé. Ne vous formalisez pas. Ce n’est pas qu’il vous prenne pour sourd ou benêt. Il vous ignore. Il se parle. Vous n’êtes que prétexte, spectateur à peine admis du dialogue qu’il se tient et qui se perpétuera, vous absent. Moins vous vous manifesterez, mieux il se sentira, car de son discours non plus que de son image, il n’admet la contestation. Seul votre silence, le suspens de votre propre désir, peut interrompre un jour le flux de ces énoncés redondants, énoncés d’énoncés, par prudence souvent vides. “ À qui parlais-je ? ” s’interrompt-il. Si, persévérant, vous résistez à l’envie de placer votre mot, scandant ce seul silence où enfin il vous parle, peut-être son désir pourra-t-il se libérer de la capture du regard, d’une adéquation trop parfaite au signifiant, pour un vrai dialogue.
Ainsi, les distorsions du langage peuvent-elles être rapprochées de celles de l’expérience spéculaire. Prévalence aberrante du signifiant ou du signifié, de l’image ou du ‘corps’ . Morcellement. Surinvestissement. Métaphores juxtaposées ou métonymies figées. Ce n’est pas dire que l’expérience spéculaire se confonde avec l’expérience de la communication parlée. Elle la figure. L’une suppose l’autre. Et qu’un des termes de la spécularisation vienne à manquer, à vaciller, et le discours qui le sous-tend en est l’origine qui vacille ou qui manque11.
Luce Irigaray
Notes
1. Tout modèle théorique est une construction dont la relative adéquation à la réalité est à vérifier au niveau de l’efficacité de ses manipulations. Son aspect génétique relève de la fiction qui a partie liée avec l’instrument d’analyse.
2. Les guillemets indiquent que le concept est posé sans être réalisé dans le discours. Les parenthèses signalent qu’il s’agit des protagonistes de l’énonciation. La double apostrophe – “je”– est employée pour désigner les sujets et objets de l’énoncé.
3. J.-A. Miller, « La Suture », Cahiers pour l’analyse, I, pp. 43- 60.
4. K. Togeby, Structure immanente de la langue française, 1965, Larousse, p. 157, citant S. Mill, Brondal, Hjelmslev.
5. R. Jakobson, Les Embrayeurs, Essais de linguistique générale, Editions de Minuit, 1963, p. 177. K. Togeby, op. cit., p. 157 se référant à Hjelmslev.
6. Au niveau spéculaire, les termes du schéma de communication ne se donnent jamais comme réalisations d’un discours. D’où l’emploi constant des guillemets dans les paragraphes consacrés à la « communication » spéculaire.
7. J. Lacan, « Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je », Revue française de Psychanalyse, XIII, n° 4, 1949.
8. J. Lacan, « Propos sur la causalité psychique », in Le Problème de la psychogénèse des névroses et des psychoses, Desclée de Brouwer, 1950, pp. 21-60.
9. Les transformations effectuées ici sur le modèle théorique précédemment défini ne prétendent pas rendre compte, dans une première analyse, de toutes les désorganisations des communications linguistique et spéculaire. Elles ont valeur exemplaire et définissent un programme futur de recherches.
10. J. de Ajuriaguerra, et coll., « A propos de quelques conduites devant le miroir de sujets atteints de syndromes démentiels du grand âge », Neuropsychologia, vol. 7, no. 1, juin 1963, pp. 59-73.
11. Au niveau du modèle théorique, le sujet est à retrouver dans le ‘zéro’ qui le fonde et dans la structure qui le singularise.