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« L’oeil farouche, l’air sombre et le poil hérissé, Terrible et plein du Dieu qui l’agitait sans doute », montait l'escalier intérieur de l'Institut de Gymnastique et, ô stupeur à chaque fois renouvelée, redescendait vêtu d'un foudroyant survêtement couleur lie-de-vin. Et se mettait, sous la conduite d'un professeur superbement athlétique, à agiter les bras en ailes de moulin. Et à sautiller en s'arrachant de deux centimètres au-dessus du tapis. Et à pousser des grognements effrayants. Et l'on eût dit d'un ours sorti d'un tonneau de vin qui tache et dans lequel il avait été plongé jusqu'au cou et se secouant, et s'ébrouant de toute sa fourrure. Et il grognait, gémissait, émettait des râles d'épouvante et faisait preuve d'une incoordination de mouvements jamais vue depuis les gymnases de la Grèce antique jusqu'à nos jours. En vingt-cinq siècles, du jamais vu. On n'avait pas affaire à un homme exécutant des mouvements de culture physique mais à la plus étrange des créatures se débattant de manière bizarre dans une cage aux barreaux invisibles. Le professeur‑dompteur, d'une patience rémunérée et donc angélique, disait « Coordonnez ! Coordonnez ! » puis renonçait bientôt, y perdait ses « Un! deux ! trois !... », ses « Respirez! Soufflez ! » et laissait finalement l'animal se dépêtrer tout seul du filet en lequel, enfermé, il paraissait se débattre. La première fois que je fus témoin de ce spectacle prodigieux, j'en oubliai, médusé, mes bonds et mes sauts. Où était le cameraman, le hardi reporter coiffé d'un casque colonial, l'intrépide correspondant de guerre, le photographe avide de « scoops » payés à prix d'or qui allait surgir et fixer, filmer, immortaliser le docteur Lacan, à la cervelle immense, chantait la renommée, en train de faire de la gymnastique ? Hélas, seule ma rétine a enregistré les mouvements sacrés et les gestes primitifs du docteur Lacan à la cervelle immense faisant de la gymnastique. Hélas, ce spectacle est perdu. Hélas, à l'évoquer d'une faible plume, je mesure quelle distance il y a parfois entre la vision vraie et l'imaginaire le plus fou. Je mesure aussi ma chance d'avoir été le témoin de ces transes orphiques, de ces danses secrètes, de ces soubresauts d'épouvante qui désordonnaient le corps mortel du docteur Lacan à la cervelle immense croyant faire de la gymnastique. « Coordonnez ! Un, deux... », murmurait tout de même encore le professeur, effrayé peut-être à la pensée que ses autres élèves, attendant la fin de l'exhibition lacanesque, ne désertent la salle en voyant son impuissance à maîtriser la créature préhistorique et en se demandant qui, du professeur ou de cet élève, était un dément. « Coordonnez... » suppliait le professeur, mais le docteur Lacan à la cervelle immense lui jetait un regard de feu — quoique noir — et continuait à brasser l'air, des bras et des jambes, comme un dragon asphyxié et aux portes de la mort. Enfin, il s'arrêtait. « Je fais des progrès, n'est-ce pas ? — Oui, docteur. — Je sens que mon corps m'obéit. — Oui, docteur. — Il me répond. — Oui, docteur, il vous répond. — Je veux que mon corps me réponde absolument. — Oui, un corps doit répondre, absolument, docteur. — Mon cher ami, disait le docteur à la cervelle immense, en s'étendant sur la table de massage, la culture physique n'est rien d'autre que d'interroger son corps pour lui intimer l'ordre mystérieux d'être beau. N'est-ce pas ? — C'est tout à fait ça, docteur... » répondait poliment le masseur en oignant d'huile parfumée ses vastes battoirs. « Un beau corps, mon cher ami, un corps beau. Un corbeau... » Mais le masseur massait et, vaincu, le docteur Lacan à la cervelle immense, d'aise maintenant grognait.

Ainsi, après avoir expulsé hors de lui les démons ataxiques, le docteur Lacan, crinière grise et l'œil toujours farouche, derrière les lunettes, revenait parmi les hommes auxquels il dispensait ses soins et son savoir. Les bonnes gens de l'Institut de Gymnastique, eux, le prenaient pour un simple mais parfait dément. Cette división de opiniones,comme on dit sur les gradins tauromachiques, prouve que, tant qu'on n'avait pas vu le docteur Lacan à la cervelle immense devenir corbeau pris au piège en croyant se livrer aux disciplines de la gymnastique, on n'avait qu'une idée de ce fameux personnage plus vénéré qu'un gourou. Mais qu'eût dit le peuple des disciples si, comme moi, il avait assisté à la transformation du maître en corbeau englué pour devenir corps beau ? Qu'auraient dit les disciples, en Galilée, si Jésus s'était soudain mis à faire de la gymnastique sur les mêmes rythmes que le docteur Lacan à la cervelle immense ? Ils auraient lacé leurs sandales, relevé leurs toges, se seraient éloignés sur le chemin brûlé de soleil au bord duquel se tord désespérément l'olivier — et le christianisme n'aurait jamais existé parce qu'il en serait resté là : aux gestes et aux gémissements d'un fol.

Bien des années auparavant, Sartre est au sommet de sa gloire et le docteur Lacan n'est pas encore gourou. Il téléphone, il doit voir Sartre le plus vite possible, c'est grave. Il n'a pas tout à fait sombré dans ses délires contrepéteurs et ses triples sauts langagiers avec réception sur la tête et ne passe, en ce temps-là, que pour raisonnablement atteint. Ce n'est qu'avec ses prédications dans les caves de la rue d'Ulm qu'il perdra (à mon avis) complètement la boule et naufragera, devant ses disciples, dans le culte de la personnalité, à l'Ecole Anormale Supérieure. (Moralité : le disciple dingue fait le maître fou et réciproquement...) Il déboule dans le petit bureau, au quatrième étage du 42, rue Bonaparte. Quand il en ressortira, je dis à Sartre :

— Il avait l'air agité.

Vous savez ce qui l'a amené ? Il me dit : « Sartre, ce qui m'arrive est horrible. Vous n'imaginez pas ce qui m'arrive. C'est horrible. Vous connaissez ma fille, hein ? Vous savez comment je l'élève, vous savez avec quel soin, quelle attention, je l’observe, hein ? Oui, hein ? Eh bien, vous n'imaginerez jamais ce que, ce matin, j'ai surpris cette enfant en train de faire. C'est horrible. Elle avait glissé ses petits pieds dans mes grands souliers et marchait dans sa chambre ! Effrayant ! Elle me tuait, hein ? Elle marchait avec ses pieds minuscules dans mes chaussures et riait. Elle me hait, c'est un meurtre, Sartre... »

— Vous l'avez calmé ?

— Difficile. Si je lui avais dit que sa gosse s'amusait, il m'aurait pris pour son complice. Ensuite, il m'a débité dans son emportement toute une théorie, sur les sabots de Noël dans les cheminées, assez marrante. Je lui ai conseillé d'en écrire.

— Ah oui ?

— Quand on veut se débarrasser d'un maboul, il faut toujours lui conseiller d'écrire. C'est radical. Il saute sur son stylo et, avec un peu de chance, vous n'entendez plus parler de lui pendant trois mois.

Jean Cau dans Croquis de mémoire 

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