On s'étonnera peut-être qu'une revue d'anthropologie publie une étude consacrée à un poème français du XIXe siècle. Pourtant, l'explication est simple : si un linguiste et un ethnologue ont jugé bon d'unir leurs efforts pour tâcher de comprendre de quoi était fait un sonnet de Baudelaire, c'est qu'ils s'étaient trouvés indépendamment confrontés à. des problèmes complémentaires. Dans les œuvres poétiques, le linguiste discerne des structures dont l'analogie est frappante avec celles que l'analyse des mythes révèle à l'ethnologue. De son côté, celui-ci ne saurait méconnaître que les mythes ne consistent pas seulement en agencements conceptuels : ce sont aussi des œuvres d'art, qui suscitent chez ceux qui les écoutent (et chez les ethnologues eux-mêmes, qui les lisent en transcription) de profondes émotions esthétiques. Se pourrait-il que les deux problèmes n'en fissent qu'un ?
Sans doute, le signataire de cette note liminaire a-t-il parfois opposé le mythe à l'œuvre poétique (Anthropologie structurale, p. 232), mais ceux qui le lui ont reproché n'ont pas pris garde que la notion même de contraste impliquait que les deux formes fussent d'abord conçues comme des termes complémentaires, relevant d'une même catégorie. Le rapprochement esquissé ici ne dément donc pas le caractère différentiel sur lequel nous avions d'abord mis l'accent : à savoir que chaque ouvrage poétique, considéré isolément, contient en lui-même ses variantes ordonnées sur un axe qu'on peut représenter vertical, puisqu'il est formé de niveaux superposés : phonologique, phonétique, syntactique, prosodique, sémantique, etc. Tandis que le mythe peut -- au moins à la limite — être interprété au seul niveau sémantique, le système des variantes (toujours indispensable à l'analyse structurale) étant alors fourni par une pluralité de versions du même mythe, c'est-à-dire par une coupe horizontale pratiquée sur un corps de mythes, au seul niveau sémantique. Cependant, on ne doit pas perdre de vue que cette distinction répond surtout à une exigence pratique, qui est de permettre à l'analyse structurale des mythes d'aller de l'avant, même quand la base proprement linguistique fait défaut. A la condition, seulement, de pratiquer les deux méthodes, fût-ce en s'imposant de brusques changements de domaine, on se mettra en mesure de décider le pari initial, que si chaque méthode peut être choisie en fonction des circonstances, c'est, en dernière analyse, parce qu'elles sont substituables l'une à l'autre, faute de toujours pouvoir se compléter.
C. L.-S.
ROMAN JAKOBSON ET CLAUDE LÉVI-STRAUS
- Les amoureux fervents et les savants austères
- Aiment également, dans leur mûre saison,
- Les chats puissants et doux, orgueil de la maison,
- Qui comme eux sont frileux et comme euxsédentaires.
- Amis de la science et de la volupté,
- Ils cherchent le silence et l'horreur des ténèbres ;
- L'Érèbe les eût pris pour ses coursiers funèbres,
- S'ils pouvaient au servage incliner leur fierté.
- Ils prennent en songeant les nobles attitudes
- Des grands sphinx allongés au fond des solitudes,
- Qui semblent s'endormir dans un rêve sans fin ;
- Leurs reins féconds sont pleins d'étincelles magiques,
- Et des parcelles d'or, ainsi qu'un sable fin,
- Étoilent vaguement leurs prunelles mystiques.
Si l'on en croit le feuilleton « Le Chat Trott » de Champfleury, où ce sonnet de Baudelaire fut publié pour la première fois (Le Corsaire, numéro du 14 novembre 1847), il aurait été déjà écrit au mois de mars 1840, et — contrairement aux affirmations de certains exégètes — le texte du Corsaire et celui des Fleurs du Mal coïncident mot à mot.
Dans la répartition des rimes, le poète suit le schéma aBBa CddC eeFgFg (où les vers à rimes masculines sont symbolisés par des majuscules et les vers à rimes féminines par des minuscules). Cette chaîne de rimes se divise en trois groupes de vers, à savoir deux quatrains et un sizain composé de deux tercets, mais qui forment une certaine unité, puisque la disposition des rimes est régie dans les sonnets, ainsi que l'a fait voir Grammont, « par les mêmes règles que dans toute strophe de six vers[1].
Le groupement des rimes, dans le sonnet cité, est le corollaire de trois lois dissimulatrices : 1°deux rimes plates ne peuvent pas se suivre ; 2°si deux vers contigus appartiennent à deux rimes différentes, l'une d'elles doit être féminine et l'autre masculine ; 3°à la fin des strophes contiguës les vers féminins et masculins alternent : 4sédentaires – – 8fierté – –14mystiques. Suivant le canon classique, les rimes dites féminines se terminent toujours par une syllabe muette et les rimes masculines par une syllabe pleine, mais la différence entre les deux classes de rimes persiste également dans la prononciation courante qui supprime l'e caduc de la syllabe finale, la dernière voyelle pleine étant suivie de consonnes dans toutes les rimes féminines du sonnet (austères – sédentaires, ténèbres – funèbres, attitudes – solitudes, magiques – mystiques), tandis que toutes ses rimes masculines finissent en voyelle (saison – maison, volupté – fierté, fin – fin).
Le rapport étroit entre le classement des rimes et le choix des catégories grammaticales met en relief le rôle important que jouent la grammaire ainsi que la rime, dans la structure de ce sonnet.
Tous les vers finissent en des noms, soit substantifs (8), soit adjectifs (6). Tous ces substantifs sont au féminin. Le nom final est au pluriel dans les huit vers à rime féminine, qui tous sont plus longs, ou bien d'une syllabe dans la norme traditionnelle, ou bien d'une consonne postvocalique dans la prononciation d'aujourd’hui, tandis que les vers plus brefs, ceux à rime masculine, se terminent dans les six cas par un nom au singulier.
Dans les deux quatrains, les rimes masculines sont formées par des substantifs et les rimes féminines par des adjectifs, à l'exception du mot-clé 6ténèbres rimant avec 7funèbres. On reviendra plus loin sur le problème général du rapport entre les deux vers en question. Quant aux tercets, les trois vers du premier finissent tous par des substantifs, et ceux du deuxième par des adjectifs. Ainsi, la rime qui lie les deux tercets, la seule rime homonyme (11sans fin — 13sable fin), oppose au substantif du genre féminin un adjectif du genre masculin — et, parmi les rimes masculines du sonnet, c'est le seul adjectif et l'unique exemple du genre masculin.
Le sonnet comprend trois phrases complexes délimitées par un point, à savoir chacun des deux quatrains et l'ensemble des deux tercets. D'après le nombre des propositions indépendantes et des formes verbales personnelles, les trois phrases présentent une progression arithmétique : 1° un seul verbum finitum (aiment) ; 2° deux (cherchent, eût pris) ; 3° trois (prennent, sont, étoilent). D'autre part, dans leurs propositions subordonnées les trois phrases n'ont chacune qu'un seul verbum finitum : 1° qui... sont ; 2° s'ils pouvaient ; 3° qui semblent.
La division ternaire du sonnet implique une antinomie entre les unités strophiques à deux rimes et à trois rimes. Elle est contrebalancée par une dichotomie qui partage la pièce en deux couples de strophes, c'est-à-dire en deux paires de quatrains et deux paires de tercets. Ce principe binaire, soutenu à son tour par l'organisation grammaticale du texte, implique lui aussi une antinomie, cette fois entre la première section à quatre rimes et la seconde à trois, et entre les deux premières subdivisions ou strophes de quatre vers et les deux dernières strophes de trois vers. C'est sur la tension entre ces deux modes d'agencement, et entre leurs éléments symétriques et dissymétriques, que se base la composition de toute la pièce.
On observe un parallélisme syntactique net entre le couple des quatrains d'une part, et celui des tercets de l'autre. Le premier quatrain ainsi que le premier tercet comportent deux propositions dont la seconde — relative, et introduite dans les deux cas par le même pronom qui — embrasse le dernier vers de la strophe et s'attache à un substantif masculin au pluriel, lequel sert de complément dans la proposition principale (3Les chats, 10Des... sphinx). Le deuxième quatrain (et également le deuxième tercet) contiennent deux propositions coordonnées dont la seconde, complexe à son tour, embrasse les deux derniers vers de la strophe (7-8 et 13-14) et comporte une proposition subordonnée, rattachée à la principale par une conjonction. Dans le quatrain, cette proposition est conditionnelle (8S'ils pouvaient) ; celle du tercet est comparative (13ainsi qu'un). La première est postposée, tandis que la seconde, incomplète, est une incise.
Dans le texte du Corsaire (1847), la ponctuation du sonnet correspond à cette division. Le premier tercet se termine par un point, ainsi que le premier quatrain. Dans le second tercet et dans le second quatrain, les deux derniers vers sont précédés d'un point-virgule.
L'aspect sémantique des sujets grammaticaux renforce ce parallélisme entre les deux quatrains d'une part, et entre les deux tercets de l'autre :
Les sujets du premier quatrain et du premier tercet ne désignent que des êtres animés, tandis que l'un des deux sujets du deuxième quatrain, et tous les sujets grammaticaux du deuxième tercet, sont des substantifs inanimés : 7L'Érèbe, 12Leurs reins, 13des parcelles, 13un sable. En plus de ces correspondances pour ainsi dire horizontales, on observe une correspondance qu'on pourrait nommer verticale, et qui oppose l'ensemble des deux quatrains à l'ensemble des deux tercets. Tandis que tous les objets directs dans les deux tercets sont des substantifs inanimés (91es nobles attitudes, 14leurs prunelles), le seul objet direct du premier quatrain est un substantif animé (3Les chats) et les objets du deuxième quatrain comprennent à côté des substantifs inanimés (6le silence et l'horreur), le pronom les, qui se rapporte aux chats de la phrase précédente. Au point de vue du rapport entre le sujet et l'objet, le sonnet présente deux correspondances qu'on pourrait dire diagonales : une diagonale descendante unit les deux strophes extérieures (le quatrain initial et le tercet final) et les oppose à la diagonale ascendante qui, elle, lie les deux strophes intérieures. Dans les strophes extérieures, l'objet fait partie de la même classe sémantique que le sujet : ce sont des animés dans le premier quatrain (amoureux, savants – chats) et des inanimés dans le deuxième tercet (reins, parcelles – prunelles). En revanche, dans les strophes intérieures, l'objet appartient à une classe opposée à celle du sujet : dans le premier tercet l'objet inanimé s'oppose au sujet animé (ils [= chats] – attitudes), tandis que, dans le deuxième quatrain, le même rapport (ils [= chats] – silence, horreur) alterne avec celui de l'objet animé et du sujet inanimé (Érèbe – les [ = chats]).
Ainsi, chacune des quatre strophes garde son individualité : le genre animé, qui est commun au sujet et à l'objet dans le premier quatrain, appartient uniquement au sujet dans le premier tercet ; dans le deuxième quatrain, ce genre caractérise ou bien le sujet, ou bien l'objet, et dans le deuxième tercet, ni l'un ni l'autre.
Le début et la fin du sonnet offrent plusieurs correspondances frappantes dans leur structure grammaticale. À la fin ainsi qu'au début, mais nulle part ailleurs, on trouve deux sujets avec un seul prédicat et un seul objet direct. Chacun de ces sujets, ainsi que l'objet, possède un déterminant (Les amoureux fervents, les savants austères – Les chats puissants et doux ; des parcelles d'or, un sable fin – leurs prunelles mystiques), et les deux prédicats, le premier et le dernier dans le sonnet, sont les seuls à être accompagnés d'adverbes, tous deux tirés d'adjectifs et liés l'un à l'autre par une rime assonancée : 2Aiment également – 14Étoilent vaguement. Le second prédicat du sonnet et l'avant-dernier sont les seuls à avoir une copule et un attribut, et dans les deux cas, cet attribut est mis en relief par une rime interne : 4Qui comme eux sont frileux ; 12Leurs reins féconds sont pleins. En général, les deux strophes extérieures sont les seules riches en adjectifs : neuf dans le quatrain et cinq dans le tercet, tandis que les deux strophes intérieures n'ont que trois adjectifs en tout (funèbres, nobles, grands).
Comme nous l'avons déjà noté, c'est uniquement au début et à la fin du poème que les sujets font partie de la même classe que l'objet : l'un et l'autre appartiennent au genre animé dans le premier quatrain, et au genre inanimé dans le second tercet. Les êtres animés, leurs fonctions et leurs activités, dominent la strophe initiale. La première ligne ne contient que des adjectifs. Parmi ces adjectifs les deux formes substantivées qui servent de sujets — Les amoureux et les savants —laissent apparaître des racines verbales : le texte est inauguré par « ceux qui aiment » et par « ceux qui savent ». Dans la dernière ligne de la pièce, c'est le contraire : le verbe transitif Étoilent, qui sert de prédicat, est dérivé d'un substantif. Ce dernier est apparenté à la série des appellatifs inanimés et concrets qui dominent ce tercet et le distinguent des trois strophes antérieures. On notera une nette homophonie entre ce verbe et des membres de la série en question : /étCsèle/ - / é dé parsèle / - / étwale /. Finalement, les propositions subordonnées, que les deux strophes contiennent dans leur dernier vers, renferment chacune un infinitif adverbal, et ces deux compléments d'objet sont les seuls infinitifs de tout le poème : 8S'ils pouvaient... incliner ; 11Qui semblent s'endormir.
Comme nous l'avons vu, ni la scission dichotomique du sonnet, ni le partage en trois strophes, n'aboutissent à un équilibre des parties isométriques. Mais si l'on divisait les quatorze vers en deux parties égales, le septième vers terminerait la première moitié de la pièce, et le huitième marquerait le début de la seconde. Or, il est significatif que ce soient ces deux vers moyens qui se distinguent le plus nettement, par leur constitution grammaticale, de tout le reste du poème.
Ainsi, à plusieurs égards, le poème se divise en trois parties : le couple moyen et deux groupes isométriques, c'est-à-dire les six vers qui précèdent et les six qui suivent le couple. On a donc une sorte de distique inséré entre deux sizains.
Toutes les formes personnelles des verbes et des pronoms, et tous les sujets des propositions verbales, sont au pluriel dans tout le sonnet, sauf dans le septième vers — L'Érèbe les eût pris pour ses coursiers funèbres — qui contient le seul nom propre du poème, et le seul cas où le verbum finitum et son sujet sont tous les deux au singulier. En outre, c'est le seul vers où le pronom possessif (ses) renvoie au singulier.
La troisième personne est l'unique personne usitée dans le sonnet. L'unique temps verbal est le présent, sauf au septième et au huitième vers où le poète envisage une action imaginée (7eût pris) sortant d'une prémisse irréelle (8S'ils pouvaient).
Le sonnet manifeste une tendance prononcée à pourvoir chaque verbe et chaque substantif d'un déterminant. Toute forme verbale est accompagnée d'un terme régi (substantif, pronom, infinitif), ou bien d'un attribut. Tous les verbes transitifs régissent uniquement des substantifs (2-3Aiment... Les chats ; 6cherchent le silence et l'horreur ; 9prennent... les... attitudes ; 14Étoilent... leurs prunelles). Le pronom qui sert d'objet dans le septième vers est la seule exception : les eût pris.
Sauf les compléments adnominaux qui ne sont jamais accompagnés d'aucun déterminant dans le sonnet, les substantifs (y compris les adjectifs substantivés) sont toujours déterminés par des épithètes (par ex. 3chats puissants et doux) ou par des compléments (5Amis de la science et de la volupté). C'est encore dans le septième vers qu'on trouve l'unique exception : L'Érèbe les eût pris.
Toutes les cinq épithètes dans le premier quatrain (1fervents, 1austères, 2mûre, 3puissants, 3doux) et toutes les six dans les deux tercets (9nobles, 10grands, 12féconds, 12magiques, 13fin, 14mystiques) sont des adjectifs qualificatifs, tandis que le second quatrain n'a pas d'autres adjectifs que l'épithète déterminative du septième vers (coursiers funèbres).
C'est aussi ce vers qui renverse l'ordre animé-inanimé, gouvernant le rapport entre le sujet et l'objet dans les autres vers de ce quatrain, et qui reste, dans tout le sonnet, le seul à adopter l'ordre inanimé-animé.
On voit que plusieurs particularités frappantes distinguent uniquement le septième vers, ou bien uniquement les deux derniers vers du second quatrain. Cependant, il faut dire que la tendance à mettre en relief le distique médian du sonnet est en concurrence avec le principe de la trichotomie asymétrique — qui oppose le second quatrain entier au premier quatrain d'une part, et au sizain final de l'autre, et qui crée de cette manière une strophe centrale, distincte à plusieurs points de vue des strophes marginales. Ainsi, nous avons fait remarquer que le septième vers est le seul à mettre le sujet et le prédicat au singulier, mais cette observation peut être élargie : les vers du second quatrain sont les seuls qui mettent au singulier, ou bien le sujet, ou bien l'objet ; et si, dans le septième vers, le singulier du sujet (L'Érèbe) s'oppose au pluriel de l'objet (les), les vers voisins renversent ce rapport, en employant le pluriel pour le sujet, et le singulier pour l'objet (6Ils cherchent le silence et l'horreur; 8S'ils pouvaient... incliner leur fierté). Dans les autres strophes l'objet et le sujet sont tous les deux au pluriel (1-3Les amoureux... et les savants... Aiment... Les chats ; 9Ils prennent... les... attitudes ; 13-14Et des parcelles... Étoilent... leurs prunelles). On notera que, dans le second quatrain, le singulier du sujet et de l'objet coïncide avec l'inanimé, et le pluriel avec l'animé. L'importance des nombres grammaticaux pour Baudelaire devient particulièrement notable, en raison du rôle que leur opposition joue dans les rimes du sonnet.
Ajoutons que, par leur structure, les rimes du second quatrain se distinguent de toutes les autres rimes de la pièce. Parmi les rimes féminines celle du second quatrain, ténèbres - funèbres, est la seule qui confronte deux parties du discours différentes. En outre, toutes les rimes du sonnet, sauf celles du quatrain en question, présentent un ou plusieurs phonèmes identiques qui précèdent, immédiatement ou à quelque distance, la syllabe tonique, d'ordinaire munie d'une consonne d'appui : 1savants austères - 4sédentaires, 2mûre saison - 3maison, 9attitudes - 10solitudes, 11un rêve sans fin - 13un sable fin, 12étincelles magiques - 14prunelles mystiques. Dans le deuxième quatrain, ni le couple 5volupté - 8fierté, ni 6ténèbres - 2funèbres, n'offrent aucune responsion dans les syllabes antérieures à la rime propre. D'autre part, les mots finaux du septième et du huitième vers allitèrent : 7funèbres -8fierté, et le sixième vers se trouve lié au cinquième : 6ténèbres répète la dernière syllabe de 5volupté et une rime interne —5science - 6silence — renforce l'affinité entre les deux vers. Ainsi, les rimes elles-mêmes attestent un certain relâchement de la liaison entre les deux moitiés du second quatrain.
Ce sont les voyelles nasales qui jouent un rôle saillant dans la texture phonique du sonnet. Ces voyelles « comme voilées par la nasalité », suivant l'expression heureuse de Grammont[2], sont d'une haute fréquence dans le premier quatrain (9 nasales, de deux à trois par ligne) et surtout dans le sizain final (21 nasales, avec une tendance montante le long du premier tercet — 93 - 104 - 116 : « Qui semblent s'endormirdans un rêve sans fin — et avec une tendancedescendante le long du second — 125 - 133 - 141). En revanche, le second quatrain n'en a que trois : une par vers, sauf au septième, l'unique vers du sonnet sans voyelles nasales; et ce quatrain est l'unique strophe dont la rime masculine n'a pas de voyelle nasale. D'autre part, dans le second quatrain, le rôle de dominante phonique passe des voyelles aux phonèmes consonantiques, en particulier aux liquides. Seul le second quatrain montre un excédent de phonèmes liquides, à savoir 23, contre 15 au premier quatrain, II au premier tercet, et 14 au second. Le nombre des /r/ est légèrement supérieur à celui des /l/ dans les quatrains, légèrement inférieur dans les tercets. Le septième vers, qui n'a que deux /l/ contient cinq /r/, c'est-à-dire plus que ne compte aucun autre vers du sonnet : L'Érèbe les eût pris pour ses coursiers funèbres. On se rappellera que, selon Grammont, c'est par opposition à /r/ que /l/ « donne l'impression d'un son qui n'est ni grinçant, ni raclant, ni raboteux, mais au contraire qui file, qui coule,... qui est limpide »[3].
Le caractère abrupt de tout /r/ et particulièrement du r français, par rapport au glissando du /l/ ressort nettement de l'analyse acoustique de ces phénomènes dans l'étude récente de Mlle Durand[4], et le recul des /r/ devant les /l/ accompagne éloquemment le passage du félin empirique à ses transfigurations fabuleuses.
Les six premiers vers du sonnet sont unis par un trait réitératif : une paire symétrique de termes coordonnés, liés par la même conjonction et : 1Les amoureux fervents et les savants austères ; 3Les chats puissants et doux ; 4Qui comme eux sont frileux et comme eux sédentaires ; 5Amis de la science et de la volupté, binarisme des déterminants, formant un chiasme avec le binarisme des déterminés dans le vers suivant — 6le silence et l'horreur des ténèbres — qui met fin à ces constructions binaires. Cette construction commune à presque tous les vers de ce « sizain » ne réapparaît plus à la suite. Les juxtaposés sans conjonction sont une variation sur le même schème : 2Aiment également, dans leur mûre saison (compléments circonstanciels parallèles) ; 3Les chats..., orgueil... (substantif apposé à un autre).
Ces paires de termes coordonnés et les rimes (non seulement extérieures et soulignant des rapports sémantiques, telles que 1austères - 4sédentaires, 2saison -3maison, mais aussi et surtout intérieures), servent à cimenter les vers de cette introduction : 1amoureux - 4comme eux - 4frileux -4comme eux ; 1fervents -1savants - 2également - 2dans - 3puissants ; 5science - 6silence. Ainsi tous les adjectifs caractérisant les personnages du premier quatrain deviennent des mots rimant, à une seule exception : 3doux. Une double figure étymologique liant les débuts de trois vers — 1Les amoureux - 2Aiment - 5Amis — concourt à l'unification de cette « similistrophe » à six vers, qui commence et finit par un couple de vers dont les premiers hémistiches riment entre eux : 1fervents - 2également ; 5science - 6silence.
3Les chats, objet direct de la proposition qui embrasse les trois premiers vers du sonnet, devient le sujet sous-entendu dans les propositions des trois vers suivants (4Qui comme eux sont frileux ; 6Ils cherchent le silence), en nous laissant voir l'ébauche d'une division de ce quasi-sizain en deux quasi-tercets. Le « distique » moyen récapitule la métamorphose des chats : d'objet (cette fois-ci sous-entendu) au septième vers (L'Érèbe les eût pris), en sujet grammatical, également sous-entendu, au huitième vers (S'ils pouvaient). A cet égard le huitième vers se raccroche à la phrase suivante (9IIs prennent).
En général, les propositions subordonnées postposées forment une sorte de transition entre la proposition subordonnante et la phrase qui suit. Ainsi, le sujet sous-entendu « chats » du neuvième et du dixième vers fait place à un renvoi à la métaphore « sphinx » dans la proposition relative du onzième vers (Qui semblent s'endormir dans un rêve sans fin) et, par conséquent, rapproche ce vers des tropes servant de sujets grammaticaux dans le tercet final. L'article indéfini, complètement étranger aux dix premiers vers avec leurs quatorze articles définis, est le seul admis dans les quatre derniers vers du sonnet.
Ainsi, grâce aux renvois ambigus des deux propositions relatives, celle du onzième et celle du quatrième vers, les quatre vers de clôture nous permettent d'entrevoir le contour d'un quatrain imaginaire qui « fait semblant » de correspondre au véritable quatrain initial du sonnet. D'autre part, le tercet final a une structure formelle qui semble reflétée dans les trois premières lignes du sonnet.
Le sujet animé n'est jamais exprimé par un substantif, mais plutôt par des adjectifs substantivés dans la première ligne du sonnet (Les amoureux, les savants) et par des pronoms personnels ou relatifs dans les propositions ultérieures. Les êtres humains n'apparaissent que dans la première proposition, où le double sujet les désigne à l'aide des adjectifs verbaux substantivés.
Les chats, nommés dans le titre du sonnet, ne figurent en nom dans le texte qu'une seule fois — dans la première proposition, où ils servent d'objet direct : 1Les amoureux— et les savants... 2Aiment... 3Les chats. Non seulement le mot « chats » ne réapparaît plus au cours du poème, mais même la chuintante initiale /H / ne revient que dans un seul mot : 6/ilHèrHe/. Elle désigne, avec redoublement, la première action des félins. Cette chuintante sourde, associée au nom des héros du sonnet, est soigneusement évitée par la suite.
Dès le troisième vers, les chats deviennent un sujet sous-entendu, qui est le dernier sujet animé du sonnet. Le substantif chats dans les rôles de sujet, d'objet, et de complément adnominal, est remplacé par les pronoms anaphoriques 6,8,9ils, 7les, 8,12,1 leur(s) ; et ce n'est qu'aux chats que se rapportent les substantifs pronominaux ils et les. Ces formes accessoires (adverbales) se rencontrent uniquement dans les deux strophes intérieures, dans le second quatrain et dans le premier tercet. Dans le quatrain initial c'est la forme autonome 4eux (bis) qui leur correspond, et elle ne se rapporte qu'aux personnages humains du sonnet, tandis que le dernier tercet ne contient aucun substantif pronominal.
Les deux sujets de la proposition initiale du sonnet ont un seul prédicat et un seul objet ; c'est ainsi que 1Les amoureux fervents et les savants austères finissent, 2dans leur mûre saison, par trouver leur identité dans un être intermédiaire, l'animal qui englobe les traits antinomiques de deux conditions, humaines mais opposées. Les deux catégories humaines s'opposent comme : sensuel/intellectuel, et la médiation se fait par les chats. Dès lors, le rôle de sujet est implicitement assumé par les chats, qui sont à la fois savants et amoureux.
Les deux quatrains présentent objectivement le personnage du chat, tandis que les deux tercets opèrent sa transfiguration. Cependant, le second quatrain diffère fondamentalement du premier et, en général, de toutes les autres strophes. La formulation équivoque : ils cherchent silence et l'horreur des ténèbres donne lieu à une méprise évoquée dans le septième vers du sonnet, et dénoncée dans le vers suivant. Le caractère aberrant de ce quatrain, surtout l'écart de sa dernière moitié et du septième vers en particulier, est accentué par les traits distinctifs de sa texture grammaticale et phonique.
L'affinité sémantique entre L'Érèbe (« région ténébreuse confinant à l'Enfer », substitut métonymique pour « les puissances des ténèbres » et particulièrement pour Érèbe, « frère de la Nuit ») et le penchant des chats pour l'horreur des ténèbres, corroborée par la similarité phonique entre /ténèbre / et /érèbe / a failli associer les chats, héros du poème, à la besogne horrifique des coursiers funèbres. Dans le vers insinuant que L'Érèbe les eût pris pour ses coursiers, s'agit-il d'un désir frustré, ou d'une fausse reconnaissance ? La signification de ce passage, sur laquelle les critiques se sont interrogés[5], reste à dessein ambiguë.
Chacun des quatrains et des tercets cherche pour les chats une nouvelle identification. Mais, si le premier quatrain a lié les chats à deux types de condition humaine, grâce à leur fierté ils parviennent à rejeter la nouvelle identification tentée dans le deuxième quatrain, qui les associe à une condition animale : celle de coursiers placés dans un cadre mythologique. Au cours de toute la pièce, c'est l'unique équivalence rejetée. La composition grammaticale de ce passage, qui contraste nettement avec celle des autres strophes, trahit son caractère insolite : mode irréel, manque d'épithètes qualificatives, un sujet inanimé au singulier, dépourvu de tout déterminant, et régissant un objet animé au pluriel.
Des oxymores allusifs unissent les strophes. 8S'ils POUVAIENTau servage incliner leur fierté, — mais ils ne « peuvent » pas le faire, parce qu'ils sont véritablement 3PUISSANTS. Ils ne peuvent pas être passivement 7PRIS pour jouer un rôle actif, et voici qu'activement ils 9PRENNENT eux-mêmes un rôle passif, parce qu'ils sont obstinément sédentaires.
8Leur fierté les prédestine aux 9nobles attitudes10Des grands sphinx. Les 10sphinx allongés et les chats qui les miment 9en songeant se trouvent unis par un lien paronomastique entre les deux participes, seules formes participiales du sonnet : BsIzB/ et /alIzé/. Les chats paraissent s'identifier aux sphinx qui, à leur tour, "semblent s'endormir, mais la comparaison illusoire, assimilant les chats sédentaires (et implicitement tous ceux qui sont 4comme eux), à l'immobilité des êtres surnaturels, gagne la valeur d'une métamorphose. Les chats et les êtres humains qui leur sont identifiés se rejoignent dans les monstres fabuleux à tête humaine et à corps de bête. Ainsi, l'identification rejetée se trouve remplacée par une nouvelle identification, également mythologique.
9En songeant, les chats parviennent à s'identifier aux 10grands sphinx, et une chaîne de paronomasies, liées à ces mots-clés et combinant des voyelles nasales avec les constrictives dentales et labiales, renforce la métamorphose 9en songeant / BsI / - 10grands sphinx / BzfC /- 10fond / fo / - 11semblent / sB / - 11s'endormir / sB / - 11dans un /. BzD / - 11sans fin / sBfC /. La nasale aiguë / C /et les autres phonèmes du mot 10sphinx / sfCks / continuent dans le dernier tercet : 12 reins /. C /- 12 pleins /..C/ - 12étincelles/.. Cs.../ - 13 ainsi /Cs/ – 13 qu'un sable / kDs.../.
On a lu dans le premier quatrain : 3Les chats puissants et doux, orgueil de la maison. Faut-il entendre que les chats, fiers de leur domicile, sont l'incarnation de cet orgueil, ou bien est-ce la maison, orgueilleuse de ses habitants félins, qui comme l'Érèbe, tient à les domestiquer ? Quoi qu'il en soit, la 3maison qui circonscrit les chats dans le premier quatrain se transforme en un désert spacieux, 10fond des solitudes, et la peur du froid, rapprochant les chats 4frileux et les amoureux 1fervents (notez la paronomasie /fèrvB/ - / frilE/) trouve un climat approprié dans les solitudes austères (comme sont les savants) du désert torride (à l'instar des amoureux fervents) entourant les sphinx. Sur le plan temporel, la 3mûre saison, qui rimait avec 3la maison dans le premier quatrain et se rapprochait d'elle par la signification, a trouvé une contrepartie nette dans le premier tercet : ces deux groupes visiblement parallèles (2dans leur mûre saison et 11dans un rêve sans fin) s'opposent mutuellement, l'un évoquant les jours comptés et l'autre, l'éternité. Ailleurs dans le sonnet, il n'y a plus de constructions, ni avec dans, ni avec aucune autre préposition adverbale.
Le miracle des chats domine les deux tercets. La métamorphose se déroule jusqu'à la fin du sonnet. Si, dans le premier tercet, l'image des sphinx allongés dans le désert vacillait déjà entre la créature et son simulacre, dans le tercet suivant les êtres animés s'effacent derrière des parcelles de matière. Les synecdoques remplacent les chats-sphinx par des parties de leur corps : 12leurs reins, 14leurs prunelles. Le sujet sous-entendu des strophes intérieures redevient complément dans le dernier tercet : les chats apparaissent d'abord comme un complément implicite du sujet — 12Leurs reins féconds sont pleins —, puis, dans la dernière proposition du poème, ce n'est plus qu'un complément implicite de l'objet : 14Étoilent vaguement leurs prunelles. Les chats se trouvent donc liés à l'objet du verbe transitif dans la dernière proposition du sonnet, et au sujet dans l'avant-dernière qui est une proposition attributive. Ainsi s'établit une double correspondance, dans un cas avec les chats, objet direct de la première proposition du sonnet, et, dans l'autre cas, avec les chats — sujet de la seconde proposition, attributive elle aussi.
Si, au début du sonnet, le sujet et l'objet étaient également de la classe de l'animé, les deux termes de la proposition finale appartiennent tous les deux à la classe de l'inanimé. En général, tous les substantifs du dernier tercet sont des noms concrets de cette classe : 12reins, 12étincelles, 13parcelles, 13or, 13sable, 14prunelles, tandis que dans les strophes antérieures, tous les appellatifs inanimés, sauf les adnominaux, étaient des noms abstraits : 2saison, 3orgueil, 6silence, 6horreur, 8servage, 8fierté, 9 attitudes, 11rêve. Le genre féminin inanimé, commun au sujet et à l'objet de la proposition finale — 13-16 des parcelles d'or... Étoilent... leurs prunelles — contrebalance le sujet et l'objet de la proposition initiale, tous les deux au masculin animé —1-3 Les amoureux... et les savants... Aiment... Les chats. Dans tout le sonnet 13parcelles est l'unique sujet au féminin, et il contraste avec le masculin à la fin du même vers, 13sable fin, qui, lui, est le seul exemple du genre masculin dans les rimes masculines du sonnet.
Dans le dernier tercet, les parcelles ultimes de matière prennent tour à tour la place de l'objet et du sujet. Ce sont ces parcelles incandescentes qu'une nouvelle identification, la dernière du sonnet, associe avec le 13sable fin et transforme en étoiles.
La rime remarquable qui lie les deux tercets est l'unique rime homonyme de tout le sonnet et la seule, parmi ses rimes masculines, qui juxtapose des parties de discours différentes. Il y a une certaine symétrie syntactique entre les deux mots qui riment, puisque tous les deux terminent des propositions subordonnées, l'une complète et l'autre elliptique. La responsion, loin de se borner à la dernière syllabe du vers, rapproche étroitement les lignes toutes entières : 11/sBbla sBdormir dBnzDrève sBfC / – 13/ parèle dOr èsi kD sable fC /. Ce n'est pas par hasard que précisément cette rime, unissant les deux tercets, évoque un sable fin en reprenant ainsi le motif du désert, où le premier tercet a placé un rêve sans fin des grands sphinx.
3La maison, circonscrivant les chats dans le premier quatrain, s'abolit dans le premier tercet où règnent les solitudes désertiques, véritable maison à l'envers des chats-sphinx. A son tour, cette « non-maison » fait place à la multitude cosmique des chats (ceux-ci, comme tous les personnages du sonnet, sont traités comme des pluralia tandem). Ils deviennent, si l'on peut dire, la maison de la non-maison, puisqu'ils renferment, dans leurs prunelles, le sable des déserts et la lumière des-étoiles.
L'épilogue reprend le thème initial des amoureux et des savants unis dans Les chats puissants et doux. Le premier vers du second tercet semble donner une réponse au vers initial du second quatrain. Les chats étant 5Amis... de la volupté, 12Leurs reins féconds sont pleins. On est tenté de croire qu'il s'agit de la force procréatrice, mais l'œuvre de Baudelaire accueille volontiers les solutions ambiguës. S'agit-il : d'une puissance propre aux reins, ou d'étincelles électriques dans le poil de l'animal ? Quoi qu'il en soit, un pouvoir magique leur est attribué. Mais le second quatrain s'ouvrait par deux compléments coordonnés : 5Amis de la science et de la volupté, et le tercet final se rapporte, non seulement aux 1amoureux fervents, mais également aux 1savants austères.
Le dernier tercet fait rimer ses suffixes pour accentuer le rapport sémantique étroit entre les 12étinCELLES, 13parCELLES d'or et 14prunELLES des chats-sphinx d'une part, et d'autre part, entre les étincelles 12MagIQUES émanant de l'animal et ses prunelles 14MystIQUES éclairées d'une lumière interne, et ouvertes au sens caché. Comme pour mettre à nu l'équivalence des morphèmes, cette rime, seule dans le sonnet, se trouve dépourvue de la consonne d'appui, et l'allitération des /m/ initiaux juxtapose les deux adjectifs. 6L'horreur des ténèbres se dissipe sous cette double luminescence. Cette lumière est reflétée sur le plan phonique par la prédominance des phonèmes au timbre clair dans le vocalisme nasal de la strophe finale (7 palataux contre 6 vélaires), tandis que dans les strophes antérieures, ce sont les vélaires qui ont manifesté une grande supériorité numérique (16 contre 0 dans le premier quatrain, 2 contre 1 dans le second, et 10 contre 5 dans le premier tercet).
Avec la prépondérance des synecdoques à la fin du sonnet, qui substituent les parties au tout de l'animal et, d'autre part, le tout de l'univers à l'animal qui en fait partie, les images cherchent, comme à dessein, à se perdre dans l'imprécision. L'article défini cède à l'indéfini, et la désignation que donne le poète à sa métaphore verbale — 14Étoilent vaguement — reflète à merveille la poétique de l'épilogue. La conformité entre les tercets et les quatrains correspondants (parallélisme horizontal) est frappante. Si, aux limites étroites dans l'espace (3maison) et dans le temps (2mûre saison), imposées par le premier quatrain, le premier tercet répond par l'éloignement ou la suppression des bornes (10fond des solitudes, 11rêve sans fin), de même, dans le second tercet, la magie des lumières irradiées par les chats triomphe de 6l'horreur des ténèbres, dont le second quatrain avait failli tirer des conséquences trompeuses.
En rassemblant maintenant les pièces de notre analyse, tâchons de montrer comment les différents niveaux auxquels on s'est placé se recoupent, se complètent ou se combinent, donnant ainsi au poème le caractère d'un objet absolu.
D'abord les divisions du texte. On peut en distinguer plusieurs, qui sont parfaitement nettes, tant du point de vue grammatical que de celui des rapports sémantiques entre les diverses parties du poème.
Comme on l'a déjà signalé, une première division correspond aux trois parties qui se terminent chacune par un point, à savoir, les deux quatrains et l'ensemble des deux tercets. Le premier quatrain expose, sous forme de tableau objectif et statique, une situation de fait ou admise pour telle. Le deuxième attribue aux chats une intention interprétée par les puissances de l'Érèbe, et, aux puissances de l'Érèbe, une intention sur les chats repoussée par ceux-ci. Ces deux parties envisagent donc les chats du dehors, l'une dans la passivité à laquelle sont surtout sensibles les amoureux et les savants, l'autre dans l'activité perçue par les puissances de l'Érèbe. En revanche, la dernière partie surmonte cette opposition en reconnaissant aux chats une passivité activement assumée, et interprétée non plus du dehors, mais du dedans.
Une seconde division permet d'opposer l'ensemble des deux tercets à l'ensemble des deux quatrains, tout en faisant apparaître une relation étroite entre le premier quatrain et le premier tercet, et entre le second quatrain et le second tercet. En effet :
- L'ensemble des deux quatrains s'oppose à l'ensemble des deux tercets, en ce sens que ces derniers éliminent le point de vue de l'observateur (amoureux, savants, puissance de l'Êrèbe), et situent l'être des chats en dehors de toutes limites spatiales et temporelles ;
- Le premier quatrain introduisait ces limites spatio-temporelle (maison, saison) ; le premier tercet les abolit (au fond des solitudes, rêve sans fin).
- Le second quatrain définit les chats en fonction des ténèbres où ils se placent, le second tercet en fonction de la lumière qu'ils irradient (étincelles, étoiles).
Enfin, une troisième division se surajoute à la précédente, en regroupant, cette fois dans un chiasme, d'une part le quatrain initial et le tercet fi", et d'autre part les strophes internes : second quatrain et premier tercet : dans le premier groupe, les propositions indépendantes assignent aux chats la fonction de complément, tandis que les deux autres strophes, dès leur début, assignent aux chats la fonction de sujet.
Or, ces phénomènes de distribution formelle ont un fondement sémantique. Le point de départ du premier quatrain est fourni par le voisinage, dans la même maison, des chats avec les savants ou les amoureux. Une double ressemblance découle de cette contiguïté (comme eux, comme eux). Dans le tercet final aussi, une relation de contiguïté évolue jusqu'à la ressemblance : mais, tandis que dans le premier quatrain, le rapport métonymique des habitants félins et humains de la maison fonde leur rapport métaphorique, dans le dernier tercet, cette situation se trouve, en quelque sorte, intériorisée : le rapport de contiguïté relève de la synecdoque plutôt que de la métonymie propre. Les parties du corps du chat (reins, prunelles) préparent une évocation métaphorique du chat astral et cosmique, qui s'accompagne du passage de la précision à l'imprécision (également – vaguement).- Entre les strophes intérieures, l'analogie repose sur des rapports d'équivalence, l'un rejeté par le deuxième quatrain (chats et coursiers funèbres), l'autre accepté-par le premier tercet (chats et sphinx), ce qui amène, dans le premier cas, à un refus de contiguïté (entre les chats et l'Érèbe) et, dans le second, à l'établissement des chats au fond des solitudes. On voit donc qu'à l'inverse du cas précédent, le passage se fait d'une relation d'équivalence, forme renforcée de la ressemblance (donc une démarche métaphorique) à des relations de contiguïté (donc métonymiques) soit négatives, soit positives.
Jusqu'à présent, le poème nous est apparu formé de systèmes d'équivalences qui s'emboîtent les uns dans les autres, et qui offrent dans leur ensemble l'aspect d'un système clos. Il nous reste à envisager un dernier aspect, sous lequel le poème apparaît comme système ouvert, en progression dynamique du début à la fin.
On se souvient que, dans la première partie de ce travail, on avait mis en lumière une division du poème en deux sizains, séparés par un distique dont la structure contrastait vigoureusement avec le reste. Or, au cours de notre récapitulation, nous avions provisoirement laissé cette division de côté. C'est qu'à la différence des autres, elle nous semble marquer les étapes d'une progression, de l'ordre du réel (premier sizain) à celui du surréel (deuxième sizain). Ce passage s'opère à travers le distique, qui, pour un bref instant et par l'accumulation de procédés sémantiques et formels, entraîne le lecteur dans un univers doublement irréel, puisqu'il partage avec le premier sizain le caractère d'extériorité, tout en devançant la résonance mythologique du second sizain :
Par cette brusque oscillation, et de ton, et de thème, le distique remplit une fonction qui n'est pas sans évoquer celle d'une modulation dans une composition musicale.
Le but de cette modulation est de résoudre l'opposition implicite ou explicite depuis le début du poème, entre démarche métaphorique et démarche métonymique. La solution apportée par le sizain final consiste à transférer cette opposition au sein même de la métonymie, tout en l'exprimant par des moyens métaphoriques. En effet, chacun des deux tercets propose des chats une image inversée. Dans le premier tercet, les chats primitivement enclos dans la maison en sont, si l'on peut dire, extravasés pour s'épanouir spatialement et temporellement dans les déserts infinis et le rêve sans fin. Le mouvement va du dedans vers le dehors, des chats reclus vers les chats en liberté. Dans le second tercet, la suppression des frontières se trouve intériorisée par les chats atteignant des proportions cosmiques, puisqu'ils recèlent dans certaines parties de leur corps (reins et prunelles) le sable du désert et les étoiles du ciel. Dans les deux cas, la transformation s'opère à l'aide de procédés métaphoriques. Mais les deux transformations ne sont pas exactement en équilibre : la première tient encore de l'apparence ( prennent... les... attitudes... qui semblent s'endormir.) et du rêve (en songeant... dans un rêve...), tandis que la seconde clôt véritablement la démarche par son caractère affirmatif (sont pleins... Étoilent). Dans la première, les chats ferment les yeux pour s'endormir, ils les tiennent ouverts dans la seconde.
Pourtant, ces amples métaphores du sizain final ne font que transposer, à l'échelle de l'univers, une opposition qui était déjà implicitement formulée dans le premier vers du poème. Les « amoureux » et les « savants » assemblent respectivement des termes qui se trouvent entre eux dans un rapport contracté ou dilaté : l'homme amoureux est conjoint à la femme, comme le savant l'est à l'univers ; soit deux types de conjonction, l'une rapprochée, l'autre éloignée[6]. C'est le même rapport qu'évoquent les transfigurations finales : dilatation des chats dans le temps et l'espace, constriction du temps et de l'espace dans la personne des chats. Mais, ici encore et comme nous l'avons déjà remarqué, la symétrie n'est pas complète entre les deux formules : la dernière rassemble en son sein toutes les oppositions : les reins féconds rappellent la volupté des amoureux, comme les prunelles, la science des savants ; magiques se réfère à la ferveur active des uns, mystiques à l'attitude contemplative des autres.
Deux remarques pour terminer.
Le fait que tous les sujets grammaticaux du sonnet (à l'exception du nom propre L'Êrèbe) soient au pluriel, et que toutes les rimes féminines soient formées avec des pluriels (y compris le substantif solitudes), est curieusement éclairé (comme d'ailleurs l'ensemble du sonnet) par quelques passages de Foules : « Multitude, solitude : termes égaux et convertibles par le poète actif et fécond.... Le poète jouit de cet incomparable privilège, qu'il peut à sa guise être lui-même et autrui.... Ce que les hommes nomment amour est bien petit, bien restreint, et bien faible, comparé à cette ineffable orgie, à cette sainte prostitution de l'âme qui se donne tout entière, poésie et charité, à l'imprévu qui se montre, à l'inconnu qui passe. »[7]
Dans le sonnet de Baudelaire, les chats sont initialement qualifiés de puissants et doux et le vers final rapproche leurs prunelles des étoiles. Crépet et Blin[8] renvoient à un vers de Sainte-Beuve : « ... l'astre puissant et doux » (1829), et retrouvent les mêmes épithètes dans un poème de Brizeux (1832) où les femmes sont ainsi apostrophées : « Êtres deux fois doués ! Êtres puissants et doux ! »
Cela confirmerait, s'il en était besoin, que pour Baudelaire, l'image du chat est étroitement liée à celle de la femme, comme le montrent d'ailleurs explicitement les deux poèmes du même recueil intitulés « Le Chat », à savoir le sonnet : « Viens, mon beau chat, sur mon cœur amoureux » (qui contient le vers révélateur : « je vois ma femme en esprit.... ») et le poème « Dans ma cervelle se promène... Un beau chat, fort, doux... » (qui pose carrément la question, «est-il fée, est-il dieu ? »). Ce motif de vacillation entre mâle et femelle est sous-jacent dans « Les Chats », où il transparaît sous des ambiguïtés intentionnelles (Les amoureux... Aiment... Les chats puissants et doux... ; Leurs reins féconds...). Michel Butor note avec raison que, chez Baudelaire « ces deux aspects : féminité, supervirilité, bien loin de s'exclure, se lient »[9]. Tous les personnages du sonnet sont du genre masculin, mais les chats et leur alter ego les grands sphinx, participent d'une nature androgyne. La même ambiguïté est soulignée, tout au long du sonnet, par le choix paradoxal de substantifs féminins comme rimes dites masculines[10]. De la constellation initiale du poème, formée par les amoureux et les savants, les chats permettent, par leur médiation, d'éliminer la femme, laissant face à face — sinon même confondus — « le poète des Chats », libéré de l'amour « bien restreint », et l'univers, délivré de l'austérité du savant.
[1] M.GRAMMONT, Petit traité de versification française, Paris 1908, p. 86
[2] M.GRAMMONT. Traité de phonétique, Paris, 1930, p.384
[3] M.GRAMMONT. Traité de phonétique, Paris, 1930, p.388
[4] M.Durand, « La spécificité du phonène. Application au cas R/L », Journal de Psychologie, LVII, 1960, pp. 405-419
[5] Cf. L’intermédiaire des chercheurs et des curieux, LXVII, col. 338 et 509
[6] M. E. Benveniste, qui a bien voulu lire cette étude en manuscrit, nous a fait observer qu'entre « les amoureux fervents » et « les savants austères », la « mûre saison » joue aussi le rôle de terme médiateur : c'est, en effet, dans leur mûre saison qu'ils se rejoignent pour s'identifier « également » aux chats. Car, poursuit M. Benveniste, rester « amoureux fervents » jusque dans la « mûre saison » signifie déjà qu'on est hors de la vie commune, tout comme sont les « savants austères » par vocation : la situation initiale du sonnet est celle de la vie hors du monde (néanmoins la vie souterraine est refusée), et elle se développe, transférée aux chats, de la réclusion frileuse vers les grandes solitudes étoilées où science et volupté sont rêve sans fin.
A l'appui de ces remarques, dont nous remercions leur auteur, on peut citer certaines formules d'un autre poème des Fleurs du Mal : « Le savant amour... fruit d'automne aux saveurs souveraines » (L'Amour du mensonge).
[7] Ch. BAUDELAIRE, Œuvres, 11, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, 1961, PP. 243 sq.
[8] Ch. BLAUDELAIRE, Les Fleurs du Mal. Édition critique établie par J. Crépet et G. Blin, Paris, 1942, p. 413.
[9] M. BUTOR, Histoire extraordinaire, essai sur un rêve de Baudelaire, Paris, 1961, p. 85.
[10] Dans la plaquette de L. RUDRAUF, Rime et sexe (Tartu, 1936), l'exposé d'une « théorie de l'alternance des rimes masculines et féminines dans la poésie française » est « suivi d'une controverse » avec Maurice Grammont (pp. 47 sq.). Selon ce dernier, « pour l'alternance établie au XVIe siècle et reposant sur la présence ou l'absence d'un e inaccentué à la fin du mot, on s'est servi des termes rimes féminines et rimes masculines, parce que l'e inaccentué à la fin d'un mot était, dans la grande majorité des cas, la marque du féminin : un petit chat/une petite chatte. On pourrait plutôt dire que la désinence spécifique du féminin l'opposant au masculin contenait toujours « l'e inaccentué ». Or, Rudrauf exprime certains doutes : « Mais est-ce uniquement la considération grammaticale qui a guidé les poètes du XVIe siècle dans l'établissement de la règle d'alternance et dans le choix des épithètes « masculines » et « féminines » pour désigner les deux sortes de rimes ? N'oublions pas que les poètes de la Pléiade écrivaient leurs strophes en vue du chant, et que le chant accentue, bien plus que la diction parlée, l'alternance d'une syllabe forte (masculine) et d'une syllabe faible (féminine). Plus ou moins consciemment, le point de vue musical et le point de vue sexuel doivent avoir joué un rôle à côté de l'analogie grammaticale... » (p. 49).
Étant donné que cette alternance des rimes reposant sur la présence du l'absence d'un e inaccentué à la fin des vers a cessé d'être réelle, Grammont la voit céder sa place à une alternance des rimes finissant par une consonne ou par une voyelle accentuée. Tout en étant prêt à reconnaître que « les finales vocaliques sont toutes masculines » (p. 46), Rudrauf est, en même temps, tenté d'établir une échelle à 24 rangs pour les rimes consonantiques, « allant des finales les plus brusques et les plus viriles aux plus fémininement suaves » (pp. 12 sq.) : les rimes à une occlusive sourde forment l'extrême pôle masculin (1°) et les rimes à une spirante sonore le pôle féminin (24°) de l'échelle en question. Si l'on applique cette tentative de classement aux rimes consonantiques des « Chats », on y observe un mouvement graduel vers le pôle masculin qui finit par atténuer le contraste entre les deux genres de rimes : 1austères — 4sédentaires (liquide : 19°) ; 6ténèbres- 7funèbres (occlusive sonore et liquide : 15°) ; 9attitudes 10solitudes (occlusive sonore : 13°) : 12magiques - 14mystiques (occlusive sourde : 1°).