Je vais parler de quelque chose dont je n’ai pas tellement l’habitude de parler. Mais après tout c’est un effort qui peut être intéressant.
Il y a plusieurs conceptions, j’allais dire épistémiques et surtout des conceptions étiologiques de l’autisme qui se font concurrence. Et depuis les années 1970-1980 je dirais, les thérapies comportementales sont devenues de plus en plus prédominantes. Et ce qui est beaucoup plus intéressant, ce sont les théories cognitives, fondées sur les neurosciences, on peut dire en tout cas sur la psychologie cognitive, ont essayé de trouver des explications au syndrome autistique. Et elles ont pour le moment échoué.
Ce qui est très étonnant, c’est que la psychanalyse n’a pas mieux réussi et il est bien évident que les autismes continuent de faire obstacle à la psychanalyse par certains côtés, à certaines explications. Mais que c’est tout aussi vrai pour les théories cognitives : c’est moins connu.
Et ce qui est étonnant dans cette affaire est qu’on reproche sans cesse à la psychanalyse de n’avoir pas, pas tout le monde, bien sûr, mais un certain nombre d’adversaires de la psychanalyse, pour ne pas dire des ennemis, reprochent à la psychanalyse d’avoir échoué ses tentatives d’explication d’éclaircissement des autismes. Mais personne ne semble reprocher aux cognitivistes d’avoir tout aussi bien échoué.
Je vais vous donner la preuve de ces échecs qui sont, à mon avis, tout à fait dans la lignée du travail scientifique : on commence par soumettre des hypothèses, on les soumet à l’expérience, on se rend compte que c’est faux. Par exemple dans le domaine de concepts en psychanalyse, celui de l’autisme primaire. L’autisme primaire est une hypothèse soutenant que l’on serait tous passés par une période d’autisme primaire, de repli autistique primaire qui ferait partie du développement normal. Cette théorie a été abandonnée : elle était évidemment très problématique mais elle a été soutenue à un moment donné.
Et il en est de même des théories cognitivistes. J’ai fait le choix, à la suite de Mario Speranza qui avait écrit quelque chose il y a déjà une dizaine d’années là-dessus, de prendre les trois grandes théories cognitivistes qui ont été promues, qui ont eu un grand succès, pour tenter d’expliquer l’autisme. Je vais donc m’appuyer sur ce que j’avais écrit et surtout sur ce que disait Mario Speranza à l’époque. Il avait fait un article avec Giovanni Valeri : https://www.cairn.info/revue-developpements-2009-1-page-34.htm.
Je vous lis ce qu’il avait écrit à l’époque : « La recherche récente a apporté de nombreux arguments en faveur de l’existence de dysfonctionnements neuropsychologiques spécifiques impliqués dans l’étiopathogénèse des troubles du spectre autistique » - autrement dit pour expliquer les causes de l’autisme - « Cependant, un modèle conceptuel cohérent en mesure d’intégrer ces différents déficits avec les manifestations cliniques des troubles n’a pas encore clairement émergé » -. C’est toujours le cas - « Certains auteurs privilégient l’existence d’un déficit cognitif primaire responsable de l’ensemble des anomalies cognitives et cliniques observées. D’autres favorisent l’hypothèse de déficits cognitifs multiples et indépendants. L’objectif donc de cet article est de présenter les trois principaux modèles neuropsychologiques validés à l’heure actuelle ».
Tous ces trois modèles se sont avérés inopérants pour expliquer l’ensemble des autismes. Alors le premier modèle, qui est très connu, c’est évidemment la « théorie de l’esprit », Theory Of Mind, la TOM. La deuxième est le déficit des fonctions exécutives. La troisième explication est celle d’Uta Frith, avec laquelle je corresponds d’ailleurs, une très grande chercheuse en neurosciences qui est une émigrée allemande. C’est une dame relativement âgée qui a dû naître avant-guerre, qui a émigré d’Allemagne en Angleterre. Uta Frith, elle, c’est la théorie de la faiblesse des cohérences centrales.
Je vais donc reprendre ces trois théories en essayant de les expliciter et vous montrer que les trois ont tenté, et ont suscité un grand enthousiasme, pensant qu’enfin on avait mis la main sur la cause ou les causes des autismes.
Alors, d’abord, quels sont les principaux modèles théoriques en neuropsychologie qui ont cours pour l’autisme ? « La recherche neuropsychologique a cherché à identifier les déficits cognitifs individuels ou multiples qui sont spécifiques à l’autisme et universels ; c’est à dire présents chez tous ou au moins chez la plupart des personnes, et capables d’expliquer l’ensemble de la symptomatologie ».
On peut donc, à mon sens, identifier deux principales méthodologies qu’on pourra appeler pour la 1ère : la perspective spécifique ; elle fait l’hypothèse que les déficits cognitifs de base sont hautement spécifiques et qu’ils impliquent prioritairement le fonctionnement sociocognitif. C’est le cas du déficit de mentalisation ou déficit de la théorie de l’esprit, Theory Of Mind ou TOM, terme consacré par la littérature anglo-saxonne. Une sorte de cécité mentale, mind blindness. C’est cela, la perspective spécifique, l’hypothèse de déficits cognitifs de base hautement spécifiques : on cherche quelque chose qui soit à la fois spécifique et qui en même temps puisse être généralisé à l’ensemble des autismes.
Et puis, c’est la 2ème perspective, il y a la perspective générale ; elle se focalise sur l’étude des déficits moins spécifiques qui intéressent le fonctionnement social ou le fonctionnement non social tel que le déficit des fonctions exécutives ou une modalité de traitement de l’information caractérisée par une faible cohérence centrale. Vous savez que la grande hypothèse des théories cognitives est la question du traitement de l’information. Donc les autistes seraient, pour des raisons génétiques ou en tout cas biologiques, incapables, je dirais, de pouvoir réaliser un certain nombre de fonctions cognitives. Ils seraient donc, je dirais, de ce point de vue-là, on peut considérer, comme déficitaires ou comme divergents par rapport à la norme statistique des autres êtres humains : ce qu’on appelle la neuro-diversité.
Alors, d’abord, la perspective spécifique : les déficits spécifiques des fonctions sociales. Vous le savez, depuis Kanner en 1943, il y a deux grands signes de l’autisme. Il y a ce qu’on appelle la solitude et ce qu’on appelle l’immuabilité. Ces deux termes, aloneness et sameness, ont été repérés par Kanner, donc repris par l’ensemble, je dirais, des praticiens, des cliniciens de l’autisme, même s’ils ont été modifiés, relativisés. Mais enfin, disons, Kanner a là trouvé les deux paradigmes cliniques les plus importants qui définissent le lien, la spécificité du syndrome autistique.
À partir de là, les psychanalystes se sont intéressés, ont essayé de trouver les explications de ces deux paradigmes. Et de la même façon les neuro-cognitivistes ont essayé de le faire : « Durant les années 70, les recherches dans le domaine de l’autisme se sont focalisées sur des déficits cognitifs généraux en mesure de rendre compte principalement des retards dans le développement cognitif et langagier mais moins au niveau des anomalies sociales spécifiques de l’autisme. À partir des années 80, les recherches se sont orientées vers les processus cognitifs impliqués dans le traitement spécifique des informations sociales comme les expressions émotionnelles, la perception des informations concernant l’observation des visages » -ce qu’on appelle le face processing.
Vous savez ce qu’est le face processing… ? Moi j’ai vu comment cela opère dans ces cas. On montre à un adulte, ou même à un enfant, qui est supposé autiste, un certain nombre de visages ; on lui demande de repérer l’expression émotionnelle, ce que cela lui procure... Et il est assez frappant, dans certains cas, de voir des autistes nous montrer quelqu’un qui a un visage agréable, un visage, je dirais, tout à fait… souriant, n’exagérons rien, qui, disons amène, qui effectivement suscite plutôt l’envie de communiquer avec lui…, de l’autre côté, vous mettez un visage, celui de quelqu’un vraiment très rébarbatif, de patibulaire : tous les enfants dont on dirait qu’ils sont dans la majorité, dans la norme, vont évidemment dire : c’est le méchant/ c’est le gentil, ils ne se posent pas tellement de questions. Les autistes, pas tous justement, sont parfois tout à fait incapables de faire la distinction : c’est absolument frappant. Dans des tests que j’ai pu éplucher, vous voyez des enfants qui sont incapables de répondre correctement. Il y a des degrés, mais là on voit bien comment l’interprétation de l’émotion, de l’intentionnalité qui perce dans un visage, qui est fondamentale, est, chez certains enfants autistes, totalement biaisée, totalement je dirais, étonnamment même, non pertinente, du point de vue évidemment de notre point de vue à nous qui faisons partie de la norme au sens statistique.
Le face processing : la compréhension des états mentaux des autres, en l’occurrence l’incapacité à comprendre : c’est cela « la théorie de l’esprit », à supposer, à comprendre, à interpréter ce que l’autre ressent, l’état mental de l’autre. C’est très important en clinique, vous le savez, puisque vous serez ou vous êtes déjà peut-être des praticiens de la psychothérapie, peut-être même de la psychanalyse, que d’avoir la capacité à pas seulement écouter et entendre mais, quand on est dans le face à face justement… - quand les gens sont sur le divan, par les silences on peut imaginer qu’ils aient une montée d’émotion, etc. -, à reconnaître sur le visage un certain nombre de… ; j’ai appris, moi, à reconnaître, à chercher à reconnaître sur le visage des patients, un certain nombre de choses qui sont importantes. En particulier, je pense qu’il y a des regards ou il y a des expressions faciales, même quand les gens n’ont rien exprimé, qui sont expressives même s’ils n’ont rien dit, et je pense à des expressions de colère, des expressions de détresse… Les expressions, il est très important quand on a les gens en face à face, de pouvoir éventuellement décoder cela ; non pas nécessairement pour l’interpréter, bien sûr, mais pour avoir l’idée peut-être de justement de, je dirais, ce qui se joue dans la subjectivité de la personne que vous avez en face de vous. Et on apprend par exemple à… des gens qui vous suscitent de l’angoisse quand ils parlent, même par leur expression, ou qui au contraire vous suscitent un certain rejet, ce sont des choses qui ne sont pas tellement théorisées mais qui sont importantes dans l’exercice clinique, dans la pratique clinique.
J’en ai encore eu l’exemple il n’y a pas si longtemps que cela, avant les fêtes de fin d’année pour un patient qui est venu me voir, que je ne connaissais pas, qui est venu pour la première fois. Et donc j’ai vraiment, comment vous dire, j’ai senti qu’il était beaucoup plus atteint que son expression verbale ne semblait l’indiquer. Et je n’ai évidemment aucune certitude mais je me suis formulé cette idée et à un moment donné au cours de l’entretien, je me suis permis de lui dire un certain nombre de choses qu’il avait plus ou moins suggérées et il s’est effectivement effondré, complétement, dans le bureau. Et j’ai dû prolonger l’entretien jusqu’à ce qu’il puisse être en mesure de repartir, alors qu’au départ il était venu avec un discours un peu convenu, etc. Mais ce qui est intéressant - c’est assez banal cela -, c’est que dans son expression faciale j’avais repéré un décalage par rapport à ce qu’il disait. J’avais repéré qu’il était en souffrance bien plus que je ne pouvais l’entendre dans son expression [verbale].
Alors chez les autistes, pas chez tous les autistes mais chez beaucoup d’autistes, c’est frappant, et même les autistes de haut niveau, ceux qui sont sortis du mutisme, qui ont fait un grand pas en langage, disent qu’ils ont eu beaucoup de mal parfois à comprendre les émotions des gens, à se mettre à la place des autres d’une certaine façon.
Alors on en a fait une grande théorie pensant que c’était « la cause » de l’autisme, à savoir un déficit de la Theory Of Mind, un déficit de la « théorie de l’esprit », que les autistes étaient incapables d’interpréter les émotions des autres. C’était cela le grand déficit, une forme de ne pas pouvoir interpréter l’information, parce que c’est une information visuelle mais aussi une information cognitive que vous recevez. La première théorie donc c’est la « théorie de l’esprit », Simon Baron-Cohen en était le grand, comment dirais-je, instigateur ou, je ne sais pas comment dire, promoteur.
D’où l’incapacité d’être dans la compréhension sociale : si vous ne pouvez pas interpréter correctement, même basiquement, les émotions des autres, interpréter ce qui se passe sur leur visage, etc., vous êtes totalement paumé, vous êtes un étranger dans le monde social, vous ne parlez pas leur langue, vous ne connaissez pas leurs codes. Du coup vous êtes paumé. Vous êtes paumé et du coup vous avez tendance éventuellement à vous replier parce qu’après plusieurs expériences pénibles, vous vous repliez. Donc c’est une des raisons, disait Simon Baron–Cohen, pour lesquelles les autistes se retrouvent solitaires : parce qu’ils sont dans l’incapacité d’interpréter les émotions des autres ; ils sont dans ce déficit et ils sont donc handicapés dans leur cognition sociale ; ils sont handicapés dans l’interaction sociale, étant finalement incapables de comprendre les codes basiques sur lesquels se fondent la communication et surtout le ressenti des uns et des autres. Un déficit spécifique.
La compréhension intuitive des états mentaux des autres est très importante : elle est très vite reconnue par les tout-petits. Très vite un tout-petit peut décoder si la personne qui est en face de lui, l’autre qui est en face de lui est en colère ou a une intention agressive ou au contraire une intention tendre. Cela ne vient pas dès la naissance mais très vite se met en route, et les enfants à risque autistique sont, semble-t-il, dans l’impossibilité, pour certains en tout cas, de décrypter, de déchiffrer, je ne sais pas comment il faut le dire, les intentions, les états mentaux des autres.
C’est cela la « théorie de l’esprit », l’incapacité à avoir une compréhension intuitive des états mentaux des autres. Elle a eu son apogée à la fin du siècle dernier, à peu près entre 1990 et 2000. Avec quand même plusieurs théories à l’intérieur de cette théorie. Et on a fait des tests pour essayer de mesurer à quel point les enfants avaient des risques autistiques. Ceux qui étaient à risque autistique, on leur faisait passer un test, le test des épreuves de fausses croyances, ou des tests plus complexes, pour essayer d’évaluer s’ils avaient un développement de la « théorie de l’esprit » suffisant ou s’ils étaient en déficit. Et du coup, à partir de là on cherchait à diagnostiquer.
Avec d’autres signes, on considérait qu’il y avait un risque autistique majeur : ce qu’on a appelé la « cécité mentale » dont j’ai déjà parlé, en anglais Mind blindness : un « déficit spécifique ». Alors, il est vrai que les autistes continuent, même ceux de haut niveau, dans ces épreuves de fausse croyance à avoir du mal, mais ce n’est pas tout le monde. Cette théorie, finalement, Baron-Cohen a essayé de l’élargir à l’ensemble de l’autisme et ç’a été repris en quelque sorte. Ç’a été, comment dirais-je, c’est venu se prolonger par ce que l’on a appelé « l’empathie » : c’est-à-dire que les autistes manqueraient d’empathie, n’auraient pas d’empathie. Ne pouvant pas interpréter correctement les émotions et les états mentaux des autres, ils ne peuvent pas être en empathie : ils sont donc dans un déficit empathique. Vous savez que la théorie de l’empathie a été très développée au cours de ces trente dernières années. Maintenant elle l’est beaucoup moins et surtout on a réussi à complexifier ce problème d’empathie qui était devenu un peu une tarte à la crème. Mais à un moment donné effectivement on parlait d’un « déficit d’empathie » chez les autistes.
Je vais passer maintenant à la deuxième théorie.
« Plusieurs études ont exploré le substrat neurophysiologique de la mentalisation chez des sujets volontaires normaux et chez des sujets atteints d’autisme de haut niveau par l’utilisation de techniques de neuro-imagerie. Les études en neuro-imagerie chez les sujets avec un développement typique - donc qu’on peut appeler les gens dans la norme statistique - ont permis d’identifier un réseau de régions cérébrales qui s’activent spécifiquement durant les épreuves de mentalisation et qui inclut le cortex préfrontal médian - ce qu’on a appelé le sillon temporal supérieur - et les pôles temporaux. D’autres études ont comparé des personnes atteintes d’autisme et des sujets avec un développement normal à des épreuves de mentalisation ».
Alors les tenants de cette théorie ont fait des expériences. Les participants, par exemple, devaient juger de l’état émotionnel d’une personne à partir d’une photographie de la région des yeux. On observait pour les sujets atteints d’autisme une moindre activation des régions frontales et une absence d’activation au niveau de l’amygdale. Donc ils ont fait aussi des PET scan avec animation de figures géométriques pendant la condition de mentalisation. Les sujets atteints d’autisme présentaient une moindre activation des régions cérébrales impliquées dans ces processus.
C’est très difficile à interpréter l’activation des régions par l’imagerie cérébrale. Ce peut être une activation qui n’est pas nécessairement une activation : ça peut être une activation pour freiner, ça peut être une activation pour accélérer, donc l’interprétation est très compliquée. Néanmoins on avait repéré une différence entre les sujets atteints d’autisme et les sujets dans la norme, les sujets volontaires sains comme on dit.
Alors en synthèse : « Les arguments comportementaux et neurophysiologiques vont dans le sens d’un déficit de mentalisation dans l’autisme. Ce modèle neuropsychologique peut permettre une meilleure compréhension des altérations spécifiques observées sur le plan social et la communication. Reste à savoir si le déficit sociocognitif est dû à des altérations globales du développement de la théorie de l’esprit ou à un développement fortement décalé avec toutes les interférences développementales qu’un tel retard implique. Dans une revue de la littérature sur le sujet, Happé a mis en évidence comment, dans l’autisme, la probabilité de passer un test ‘théorie de l’esprit’ standard était significativement corrélée au niveau de développement mesuré par l’âge mental verbal. Cette observation a été confirmée par une méta-analyse. Ces derniers résultatssoulignent la nécessité de mieux comprendre le rapport entre développement typique et atypique de la mentalisation et les habilitées linguistiques ».
Autrement dit, et c’est très important : est-ce qu’on n’a pas simplement, avec cette histoire de mentalisation, repéré un déficit du langage qu’on connaît depuis longtemps ? Au fond, c’est comme si on ne pouvait pas repérer et avoir, je dirais, une intuition des états mentaux des autres quand on est en déficit linguistique ; ce qui est quand même assez extraordinaire.
Je ne connais pas particulièrement la psychologie et le fonctionnement des animaux, mais enfin vous savez que les animaux, on repère quand même les menaces ou au contraire la tendresse. Ils ont une capacité, pas tous, pas toujours, mais beaucoup d’animaux et en particulier les animaux domestiques que nous côtoyons tous les jours, sont tout à fait en mesure de juger, d’évaluer si vous avez une intention agressive, si vous avez un phénomène de peur, si, au contraire, vous voulez les caresser… Enfin vous connaissez ça aussi bien que moi.
Mais ce qui fait les humains, il semblerait que c’est le langage, les capacités linguistiques qui sont décisives. C’est-à-dire que si vous n’avez pas accès au langage, ce qui est le cas d’un certain nombre évidemment de sujets autistes, ou un accès insuffisant au langage, vous ne pouvez pas repérer les états mentaux des autres correctement. C’est ce que disait Lacan. Il disait que le langage nous mutile. Le langage, il disait que c’est un véritable cancer. C’est-à-dire qu’au fond on pense avec le langage, on ne pense plus avec notre cerveau. Les animaux, je ne sais pas ce qu’ils pensent mais enfin, ils jugent un certain nombre de situations en fonction de leur cerveau. Nous nous jugeons… Bien sûr il nous faut un cerveau mais au-delà de ce cerveau ou sur ce cerveau se greffe la question du langage.
C’est quand même assez extraordinaire : c’est-à-dire qu’au fond, l’hypothèse que les enfants autistes repéreraient moins les états mentaux des autres n’est pas un déficit d’une fonction cognitive particulière qu’on appellerait l’empathie, mais c’est un déficit, c’est corrélé, c’est la conséquence d’un déficit linguistique, d’un déficit dans le langage. Voilà l’hypothèse.
Alors « la perspective spécifique caractérisée par l’hypothèse des déficits sociaux cognitifs est soutenue par de nombreuses études qui ont mis en évidence, à côté d’altérations dans le développement de la théorie de l’esprit, des déficits dans la compréhension des émotions et l’utilisation de stratégies atypiques de face processing. La recherche sur les modalités de face processing a mis en évidence, chez les personnes atteintes d’autisme, des atypies dans le traitement des informations concernant le visage ; compétences très importantes pour le développement des cognitions sociales. Les personnes atteintes d’autisme emploient des stratégies anormales centrées par exemple sur l’analyse de traits spécifiques plutôt que sur la configuration globale du visage ».
Au fond, nous quand nous voulons repérer les émotions de quelqu’un, il semblerait que nous voyions les choses globales, on voit son visage en global : on ne cherche pas les détails. Alors qu’il semblerait, d’après cette théorie, que chez les autistes ce sont plutôt des petites différences spécifiques qu’ils repèrent ; du coup ils n’ont pas l’intégration. Repérer une émotion, repérer un état mental, ça exige un effort de synthèse, une compréhension globale. Et si vous vous fixez uniquement sur le détail, vous n’êtes pas en mesure d’analyser correctement l’état mental de la personne que vous regardez. Donc ce serait cela.
[Ces théoriciens] ont évidemment fait des tests là-dessus pour voir comment raisonnaient les enfants atteints d’autisme par rapport aux enfants normaux, et ils se sont aperçus donc qu’il y avait un déficit dans la capacité, dans la stratégie, dans l’analyse des traits du visage : la configuration globale du visage leur échappe, sur laquelle pourtant on repère… - quand je voyais les mines patibulaires, l’impression de repris de justice épouvantable…, il semblerait que certains enfants autistes ne voyaient que quelques détails, étaient incapables donc de déchiffrer l’intention ou l’état mental de l’autre ; et en particulier quand ils regardaient un visage, un visage expressif qui nous paraissait de manière évidente soit agressif soit au contraire tout à fait accueillant, ils en étaient incapables parce qu’ils ne pouvaient pas en voir la globalité : ils ne voyaient que certains détails, certains détails.
Cette observation a été confirmée au niveau neurophysiologique. « Les personnes atteintes d’autisme présentent une activation anormale du gyrus fusiforme, l’aire cérébrale typiquement impliquée lorsqu’on regarde un visage. Une interprétation de ces données est que les enfants atteints d’autisme ne présentent pas habituellement une préférence pour les stimuli sociaux. Une atypie précoce dans les processus motivationnels interpersonnels comporterait un progressif et croissant déficit dans l’orientation préférentielle et dans l’interaction avec les aspects sociaux de l’environnement ».
À partir du moment où ils sont incapables de repérer, où ils sont en difficulté pour repérer donc les états mentaux des autres, ils sont en difficulté évidemment pour comprendre les motivations, pour comprendre les intentions des autres. Et ils ont à ce moment-là dans l’inter-personnalité une très grande, une très grande difficulté dans ce qu’on pourrait appeler l’interaction sociale. « D’autres chercheurs, en revanche, corrèlent l’atypie du face processing avec une difficulté plus générale à réguler les réponses émotionnelles. Les études de Hobson, par exemple, ont mis en évidence le rôle des anomalies de traitement des informations socio-affectives, comme celles véhiculées par l’expression corporelle des émotions. Hobson a fait l’hypothèse que le déficit psychologique primaire dans l’autisme est un déficit précoce dans la perception immédiate des expressions corporelles, y compris les émotions. Les enfants atteints d’autisme auraient une difficulté dans le traitement des informations émotionnelles, des atypies dans la modalité d’expression corporelle des émotions et dans l’utilisation des gestes expressifs ».
C’est à peu près la même chose ; simplement c’est exprimé ici un peu autrement. Ce sont des théories déficitaires de l’autisme dans le traitement des informations, que ces informations soient visuelles, cognitives ou cognitivo-visuelles ou cognitivo-acoustiques : il y a un déficit dans la perception. « Ces spécificités auraient comme conséquences de produire des interférences dans le processus inter-subjectif de régulation et de communication, des anomalies dans la reconnaissance des visages. Et des états émotionnels ont également été étudiés à l’intérieur d’une perspective développementale impliquant la construction et l’organisation d’une théorie de l’esprit ».
C’est-à-dire qu’en ce moment, je ne sais pas comment vous faites, mais quand les gens portent un masque, il y a des gens qu’on repère, qu’on reconnaît immédiatement et d’autres qu’on ne reconnaît pas. Au fond le processus de reconnaissance faciale… en principe quand on voit les yeux de quelqu’un, on doit, on a immédiatement, je dirais…, l’identification est possible. Mais ce n’est pas toujours le cas ; je ne sais pas pourquoi. Vous avez sûrement fait la même expérience que moi. Il y a des gens que quand ils mettent leur masque, je n’arrive pas à reconnaître alors que d’autres avec le masque je les reconnais très bien. C’est le même masque qui couvre le même visage. Alors chez les enfants autistes donc il semblerait qu’ils soient face à des visages masqués, dans certains cas : il ne faut pas généraliser.
« Dans le même cadre des hypothèses de type sociocognitif, différents déficits neurocognitifs primaires ont été proposés, tels ceux qui se réfèrent à un fonctionnement atypique du système des neurones miroirs, sur la base documentée d’une anomalie des capacités d’imitation dans les troubles autistiques. L’hypothèse d’une implication du système des neurones miroirs dans la pathogénie de l’autisme considère que les anomalies dans le développement de ce système neuronal interfèrent ». Vous savez ce que sont les neurones miroir ? Ce sont les neurones qui s’activent même quand vous imaginez que vous faites une action, ou quand vous voyez quelqu’un faire l’action mais que vous ne faites pas l’action vous-même. Il semblerait qu’ils existent également chez les singes, puisqu’un singe qui voit un congénère manger une banane va avoir les neurones qui s’activent de la même façon que quand il mange une banane. C’est-à-dire que ce sont les mêmes circuits neuronaux qui fondent l’imitation, la représentation de l’acte et l’acte lui-même. Quand il mange la banane, ce sont certains circuits neuronaux qui sont stimulés, et quand il voit un congénère manger une banane et qu’il a sûrement lui aussi envie de manger une banane, et bien il va avoir les mêmes circuits qui vont s’activer : ce qu’on a appelé les neurones-miroirs. Cette théorie a eu aussi un moment de gloire. Elle est quand même maintenant beaucoup moins mise en avant par les neuro-cognitivistes.
Je passe beaucoup de choses.
« Malgré leurs intérêts, les hypothèses qui impliquent des altérations neuropsychologiques sociocognitives spécifiques et primaires dans l’autisme présentent des limites.
En particulier, en ce qui concerne l’hypothèse d’un déficit de la théorie de l’esprit, nous pouvons évoquer plusieurs critiques :
a) la difficulté de ces hypothèses à expliquer la présence des caractéristiques cliniques autres que les altérations sociales et la communication, comme les comportements répétitifs, les stéréotypies et le profil cognitif atypique ;
b) l’observation que les altérations de la théorie de l’esprit ne semblent pas spécifiques ni être présentes de manière systématique chez les sujets atteints d’autisme. L’observation d’altérations sociocognitives dans le développement des enfants avec autisme bien avant l’émergence des compétences en théorie de l’esprit. Ce dernier élément a conduit à faire l’hypothèse que même les précurseurs de la théorie de l’esprit seraient déficitaires dans ce trouble. Ce qui implique pour les chercheurs de porter une attention particulière aux capacités précoces d’orientation et de motivation sociale.
En conclusion, malgré certaines limites que nous avons évoquées, les études sur les déficits spécifiques des cognitions sociales et dans la perception socio-émotionnelle ont apporté, semble-t-il, une contribution importante et une meilleure compréhension de certaines caractéristiques cliniques de l’autisme et des troubles autistiques en général telles que les altérations sociales et de la communication ».
Autrement dit, ce ne sont pas des théories explicatives ; ce sont plutôt des théories descriptives : elles permettent effectivement de mieux décrire, en termes plus, je dirais, scientifiques, ce que la clinique a repéré depuis longtemps. Ce sont donc là les perspectives qu’on a appelées spécifiques, qui sont importantes mais qui présentent un certain nombre de limites.
Maintenant on va voir ce qu’on peut appeler la perspective générale, c’est-à-dire deux théories, deux autres théories, de grandes théories qui ont eu cours aussi dans l’autisme et qui présentent aussi des limites. La première, qu’on appelle perspective générale : c’est le déficit des fonctions exécutives. Et l’autre théorie, c’est la faiblesse de la cohérence centrale.
Voyons le déficit des fonctions exécutives : « En contraste avec les hypothèses sur l’existence d’anomalies spécifiques - donc ce qu’on faisait précédemment - des cognitions sociales, certains chercheurs ont fait l’hypothèse que l’autisme serait caractérisé par des difficultés neuropsychologiques générales dans la planification et le contrôle du comportement ; c’est-à-dire un déficit des fonctions exécutives ».
Vous savez que les fonctions exécutives ce sont tout ce qui permet le contrôle, la synthèse, la planification. Dans les fonctions exécutives, il y a la mémoire par exemple, qui est un élément extrêmement important. L’une des sources de cette approche théorique clinique a été le travail de Damasio. Damasio est extrêmement connu. Damasio, et Maurer qui a relié les caractéristiques de l’autisme à celles observées chez des patients avec des lésions frontales. Autrement dit des patients qui ont une maladie neurologique.
« Les fonctions exécutives sont définies comme un ensemble de capacités impliquées dans le maintien de stratégies appropriées à la résolution de problèmes afin d’atteindre un objectif futur » ; par exemple quelqu’un qui commence un Alzheimer.
Je me souviens, j’ai eu quelqu’un dans ma famille proche qui a commencé un Alzheimer. C’était une dame qui avait les capacités avant qu’elle tombe malade de faire des repas pour 15-20 personnes. C’était sa réputation. Et un jour, elle a commencé à dire qu’elle n’était plus en mesure de planifier un repas : elle n’y arrivait plus. Alors au début évidemment, certains ont considéré que c’était une résistance, une coquetterie ou simplement un refus d’inviter... Et en fait il s’est avéré que c’était le début de la maladie d’Alzheimer ; c’est-à-dire que c’était le premier syndrome, premier symptôme pardon, d’un déficit des fonctions exécutives. Évidemment au fur et à mesure ça s’est aggravé jusqu’à sa disparition. C’était le premier signal, une incapacité à planifier des repas. Pourtant c’était quelqu’un qui avait fait ça toute sa vie. Toute sa vie d’adulte, elle était vraiment réputée pour faire cela.
En revanche, ce qui est curieux, c’est qu’il reste parfois, dans les maladies neurodégénératives…, je me souviens d’avoir vu dans un service de psychiatrie une dame qui avait des troubles du comportement, qui était manifestement Alzheimer, mais il lui restait une capacité à calculer. C’est une dame qui avait été expert-comptable et elle avait gardé les chiffres. Dans les tests qu’on lui faisait passer, elle était toujours aussi pertinente pour tout ce qui concernait les chiffres.
Déficit donc des fonctions exécutives, c’est-à-dire un déficit global en quelque sorte ; c’est vraiment, comment dirais-je, la tour de contrôle du cerveau qui est déficitaire. Les autistes n’arrivent pas à synthétiser, n’arrivent pas à planifier, du coup ils sont dans l’incapacité d’avoir une interaction sociale cohérente avec les autres.
Les tests sont très intéressants, qui sont utilisés pour mesurer, pour évaluer ce déficit éventuel des fonctions exécutives. Ils permettent de mesurer, au fond, s’il y a éventuellement un déficit ; ce sont des tests de flexibilité cognitive, de planification, d’inhibition, de la mémoire de travail, de la généralisation de nouvelles idées, le monitorage de l’action. Ce sont des termes un peu techniques mais qui sont utilisés par les neurocognitivistes.
« De nombreuses recherches ont confirmé l’existence de déficits des fonctions exécutives dans l’autisme. Pennington et Ozonoff, dans leur revue approfondie des études sur ce type d’altération, rapportent les conclusions suivantes : sur 14 études contrôlées conduites sur des échantillons d’adolescents et d’adultes, 13 ont retrouvé une différence significative entre les personnes atteintes d’autisme et les sujets contrôles - c’est-à-dire les sujets normaux -, dans au moins une capacité que l’on peut considérer comme exécutive. Dans aucune des études dues, le groupe des sujets atteints d’autisme n’a présenté des performances supérieures au groupe contrôle aux épreuves exécutives. Parmi les différentes fonctions exécutives, des difficultés significatives ont été mises en évidence au niveau de la mémoire de travail, de la flexibilité cognitive, de la planification, de la généralisation de nouvelles idées et actions et du monitorage de l’action des sujets atteints d’autisme. En revanche, un déficit dans l’inhibition ne semble pas être une caractéristique spécifique de l’autisme ».
Donc ces théoriciens ont vraiment essayé de cerner ce qu’il y avait de déficitaire ou de différent entre les sujets atteints d’autisme et les sujets dits normaux, en sectionnant en quelque sorte ces fonctions exécutives en plusieurs catégories.
« Dans la revue de la littérature des études sur les fonctions exécutives dans l’autisme conduite par Hill, trois sous-domaines ont été explorés de manière spécifique : la planification, la flexibilité et l’inhibition. En ce qui concerne la planification, plusieurs études ont mis en évidence des altérations dans ce type d’épreuves - c’est la Tour de Londres : un test très connu en neuropsychologie - chez des adolescents et des adultes atteints d’autisme ». Pour la planification, il y a d’autres tests qui permettent de l’évaluer, la flexibilité aussi ; elle est extrêmement perturbée, ces études le prouvent, chez les personnes autistes. En revanche, l’inhibition ne semble pas atteinte : il n’y a pas une inhibition particulière dans les fonctions exécutives. Ou plutôt, la partie inhibition des fonctions exécutives ne semble pas atteinte en tout cas dans les études connues sur la recherche d’un éventuel déficit.
L’inhibition, vous savez dans quoi elle est atteinte ? : essentiellement dans ce qu’on a appelé le trouble déficitaire de l’attention.
Tout cela, il faut le prendre avec pas mal de guillemets parce que ce sont des théories généralisantes et qui s’avèrent en fait assez peu, je dirais, valables dans leur généralisation. Ces études sont parfois biaisées comme l’une de celles évoquées tout à l’heure, biaisée par le fait qu’on mesurait en fait indirectement le déficit linguistique.
Là, il semblerait que parfois on mesure tout simplement l’état d’angoisse du sujet. Pas uniquement bien sûr, mais c’est un biais colossal que l’état d’angoisse qui fait qu’un certain nombre d’altérations sont en réalité des altérations fonctionnelles et pas des altérations structurelles. Les sujets atteints d’autisme n’avaient pas non plus de difficultés significatives à une autre épreuve d’inhibition telle que la « condition neutre ». Je ne vous détaille pas tout, il y a un certain nombre de tests sont répertoriés pour mesurer le déficit éventuel de l’inhibition. Il faudra que vous sachiez que maintenant, pratiquement tous les diagnostics se font à l’aide de tests, et en particulier de tests neuropsychologiques. Donc même si on continue de considérer que le diagnostic est clinique, il est bien évident que les tests jouent un rôle majeur maintenant pour dépister, pour évaluer, pour suivre l’évolution des enfants atteints d’autisme, comme les enfants qui sont étiquetés TDA/H.
Il y a des considérations neurobiologiques qui sont des hypothèses évidemment… : je vous lis un peu ce que j’avais repéré. « Les études sur les corrélats neuro-anatomiques des performances aux tests des fonctions exécutives chez les sujets atteints d’autisme sont encore limitées.- autrement dit, on ne sait pas trop -. Les études sur les anomalies cérébrales structurelles sont encore peu nombreuses. Des retards de maturation au niveau des lobes frontaux, des anomalies sérotoninergiques dans le cortex préfrontal et des anomalies structurelles dans le cortex orbito-frontal ont également été constatés ». En réalité, il n’y a pas vraiment d’hypothèses neurobiologiques validées à l’heure actuelle. Il y a des hypothèses mais c’est tout, elles ne sont pas validées. En tout cas elles ne sont pas généralisables. Alors ceraians disent que les déficits des fonctions exécutives sont des facteurs associés plutôt que des facteurs causaux au symptôme autistique nucléaire, en particulier qu’ils sont une conséquence secondaire aux anomalies précoces du fonctionnement du lobe temporal.
Autrement dit on se demande si, comme tout à l’heure, ce que l’on mesure est vraiment une anomalie primaire ou si c’est une conséquence d’un retard de développement global, et en particulier d’un retard de développement du langage. C’est vraiment le grand problème auquel on se heurte.
Je passe maintenant aux forces et limites de cette hypothèse du déficit des fonctions exécutives. « Les déficits des fonctions exécutives peuvent être considérés comme une explication théorique valide de la symptomatologie autistique, surtout en ce qui concerne les comportements répétitifs et les intérêts restreints. Selon certains auteurs, ils peuvent également expliquer l’ensemble de la phénoménologie clinique observée. Un certain nombre d’études sur le phénotype autistique élargi ont mis en évidence, chez les apparentés de premier degré des sujets atteints d’autisme, des déficits au niveau de la planification et de la flexibilité. - On est allé donc voir les frères et sœurs ou les parents, etc. - en individuant aussi les dysfonctionnements exécutifs pour un potentiel endophénotype. Mais l’hypothèse du déficit des fonctions exécutives présente cependant également un certain nombre de limites :
1) La faible spécificité : le dysfonctionnement exécutif a été mis en évidence dans d’autres conditions cliniques. Il faut cependant rappeler que les études les mieux conduites ont généralement rapporté un pattern de déficits des fonctions exécutives qui différencie l’autisme d’autres troubles comme le TDAH, le syndrome de Gilles de La Tourette ou les troubles des conduites.
2) L’universalité non établie : certaines études n’ont pas identifié de déficits dans les épreuves exécutives chez des sujets atteints d’autisme. - Autrement dit il y a des autistes authentiquement autistes, donc qui répondent à tous les critères de l’autisme, qui n’ont pas ce déficit exécutif. Autrement dit, la théorie ne peut pas être généralisée. Ce ne sont pas tous les autistes : ce n’est pas un déficit causal et ce n’est même pas une description généralisable -. Cependant on ne peut pas exclure que ces résultats soient en rapport avec des épreuves choisies. D’autres études devraient analyser une large gamme de fonctions exécutives en vérifiant, si possible, leur valeur écologique.
3) Certains enfants avec des lésions frontales précoces ne présentent pas d’autisme.
4) La corrélation entre déficits des fonctions exécutives et degré de désirabilité sociale n’a pas été confirmée jusqu’à présent.
5) Une dernière limite, en ce qui concerne l’hypothèse d’un déficit primaire des fonctions exécutives dans l’autisme, et d’un intérêt particulier dans l’optique de la neuropsychologie du développement, dérive des études sur les enfants d’âge préscolaire atteints d’autisme. L’hypothèse d’un dysfonctionnement des fonctions exécutives dans l’autisme a été étayée surtout par des études sur des adolescents et des adultes atteints d’autisme, alors que les études sur les enfants d’âge préscolaire ont apporté des résultats contrastés. C’est seulement depuis quelques années que des investigations plus systématiques des fonctions exécutives chez les enfants d’âge préscolaire ont commencé à être réalisées. - Autrement dit ces études dont je vous ai parlé concernaient surtout des adolescents ou des adultes. Chez les enfants, ce n’est pas encore très bien éclairci. On ne sait pas très bien ce qu’il en est -. Chez les groupes d’enfants les plus âgés, le sous-domaine le plus défaillant est celui de la flexibilité. - Pourquoi ? On ne sait pas -. Dans d’autres cas c’est plutôt la question de la, on pourrait dire, du déficit de la planification.
Je vais en venir à la troisième théorie pour laisser du temps à la discussion : ce qu’on appelle la faiblesse de la cohérence centrale. Une théorie très intéressante qui a été promue par Mme Uta Frith. « Toujours à l’intérieur de la perspective de recherche générale - donc là, on n’est plus dans le spécifique, on est dans le général -, un deuxième domaine d’investigation a été celui de la Faible Cohérence Centrale (FCC). Alors que les recherches sur le dysfonctionnement exécutif ont mis en évidence des atypies dans la production de comportements, ce deuxième domaine de recherche a souligné l’importance des dysfonctionnements au niveau de - ce qu’on appelle - l’input ; c’est-à-dire faisant l’hypothèse d’un style cognitif caractérisé par une Faible Cohérence Centrale.
Ce modèle se base également sur une anomalie cognitive qui influencerait une large gamme de fonctions psychologiques : perceptives, langagières et sociales. Les processus centraux de traitement de l’information sont normalement caractérisés par une tendance à la cohérence ; ce qui permet de donner une signification aux informations en les intégrant au sein d’un contexte plus large. Frith et Happé ont supposé l’existence d’une cohérence altérée chez les sujets atteints d’autisme, qui traiteraient les informations morceau par morceau plutôt que dans leur contexte.
La capacité à trouver une signification globale à un stimulus serait alors altérée, avec une tendance à privilégier les parties qui composent le stimulus et des informations isolées et fragmentaires. Dans ce domaine occupent une place importante les études sur la cohérence sémantique (lecture guidée par le sens versus lecture guidée par le son), et sur le traitement global local des épreuves visuo-spatiales et constructives comme Les cubes, le Test des figures imbriquées, etc. Dans ces dernières épreuves, le traitement morceau par morceau permettrait de résister à la qualité de Gestalt du dessin global ».
Autrement dit, le dessin global n’est pas vu dans sa cohérence : on ne peut pas en repérer la signification parce qu’il n’est vu que morceau par morceau. Donc les personnes autistes peuvent décrire les détails, peuvent éventuellement donner une signification à certains morceaux, mais la cohérence globale du dessin n’est pas repérée ; un peu comme pour le visage tout à l’heure. « Le modèle théorique de Faible Cohérence Centrale paraît intéressant dans sa caractérisation des difficultés particulières présentées par les personnes atteintes d’autisme comme conséquence d’un style cognitif spécifique plutôt que de déficits spécifiques. Ce style cognitif a été également étudié en rapport avec l’hypothèse qui concerne le déficit en théorie de l’esprit, avec des résultats encore controversés. Happé a mis en évidence des sujets atteints d’autisme capables de passer des épreuves de la théorie de l’esprit de deuxième ordre, présentant des difficultés dans un test qui nécessite d’employer le contexte pour lire des mots homophonographes ; ce qui impliquerait une indépendance possible des deux facteurs ». Autrement dit la FCC, la Faiblesse de Cohérence Centrale et la théorie de l’esprit seraient dissociées. Ce n’est pas lié : on pourrait avoir l’un ou l’autre, on pourrait avoir les deux. Ce n’est pas nécessairement corrélé. « Au contraire, Jarrold et collaborateurs ont montré une corrélation significative entre la FCC et la théorie de l’esprit en population générale (enfants et adultes) et chez des sujets atteints d’autisme. Une importante extension récente du modèle de la Faiblesse de Cohérence Centrale a proposé l’hypothèse que la spécificité dans l’autisme se retrouverait dans une augmentation de la discrimination d’éléments particuliers plutôt que dans une insuffisante intégration des informations dans une forme unique. Cette hypothèse théorique a permis de mieux comprendre les compétences savantes fréquemment retrouvées chez les sujets atteints d’autisme ». Ils ont souvent des compétences, des mémoires incroyables, des capacités… Rain man qui se souvient de tous les accidents d’avions qui ont pu avoir lieu sur toutes les lignes aériennes de toutes les compagnies aériennes. Il y a, je me souviens, une scène absolument extraordinaire, où il ne veut pas prendre l’avion parce que la compagnie a eu un accident 25 ans avant. Donc il n’est pas question... Il se souvient… Vous savez que le vrai Rain Man existe : c’est un personnage qui a inspiré le film et qui existe et qui se balade aux Etats-Unis voire ailleurs, à l’étranger […]. Il témoigne de ce qu’est un autiste de haut niveau, de la capacité cognitive très particulière chez certains autistes.
[…]« Dans une récente revue de la littérature, Happé et Uta Frith ont souligné les principales caractéristiques de la théorie de la Faiblesse Cohérence Centrale. La FCC se réfère à un style de traitement de l’information focalisée sur le détail. L’hypothèse initiale était celle d’un déficit dans le traitement central qui comportait un échec dans l’extraction d’une signification ou d’une forme globale. Cette hypothèse s’est modifiée de trois manières différentes. Premièrement, elle peut être considérée comme la résultante d’une supériorité dans le traitement de type local. Deuxièmement, elle peut être l’expression d’un style de traitement atypique plutôt que d’un déficit. Par exemple, beaucoup de sujets atteints d’autisme sont capables de prêter une attention adéquate aux informations globales lorsqu’ils sont orientés par des instructions précises. Troisièmement, la FCC peut s’accompagner de déficits des cognitions sociales plutôt que de les expliquer. Cette revue de la littérature, qui comportait plus de cinquante études sur la Cohérence Centrale, a mis en évidence des données qui sont en faveur de l’hypothèse d’un traitement local atypique dans les autismes. En revanche, les données sont beaucoup plus controversées en ce qui concerne l’hypothèse d’un faible traitement de type central. Par ailleurs, le traitement de type local ne semble pas être un simple effet collatéral du dysfonctionnement exécutif et peut être considéré comme indépendant du déficit de la théorie de l’esprit ».
Autrement dit, c’est là encore la même chose, c’est-à-dire l’histoire du père (dont j’avais déjà parlé aussi) d’un enfant autiste disant, à propos de son fils qui regardait les bouches d’égout (c’était un intérêt très particulier et stéréotypé) : « Il recueille des informations » ; c’est-à-dire qu’il transformait ce que l’on peut considérer comme une anomalie ou un déficit. Au lieu de s’ouvrir à des tas de savoirs potentiels, il était entièrement fixé sur ses bouches d’égout ; lui disait : « c’est un relevé d’informations ». Dans ce rapport, de même : est-ce que c’est finalement une capacité supérieure à voir les détails, qui d’ailleurs est utilisée dans certains cas, et pas un déficit de la cohérence centrale ? Sur le même problème, jusqu’où on peut parler de déficit ? À partir d’où peut-on parler de diversité voire de supériorité dans certains domaines et de déficit dans d’autres ? Chez certains autistes, en tout cas c’est évident, certaines fonctions sont déficitaires alors que d’autres sont au contraire tout à fait, je dirais, supérieures à la norme, même chez des autistes pas nécessairement de très haut niveau.
Alors, en conclusion, « La théorie de la Faiblesse de Cohérence Centrale - donc la troisième théorie principale des neuro-cognitivistes - trouve son point de force dans la capacité de prédire certaines caractéristiques typiques de l’autisme telles que les habiletés particulières et les pics de performances observés chez certains sujets atteints d’autisme. En revanche, ses principales limites sont représentées par :
1) le faible nombre d’études en ayant validé la spécificité et l’universalité ;
2) certains résultats expérimentaux contradictoires comme ceux des études sur les épreuves de perception des illusions d’optique ;
3) la faible spécification de la définition du concept de Cohérence Centrale, avec pour conséquence la difficulté à formuler des prédictions vérifiables ».
Je vais m’arrêter là pour laisser une place à la discussion. Vous voyez que toutes ces théories, ces grandes théories, qui sont les principales théories neuro-cognitivistes concernant l’autisme, en réalité sont plus des théories descriptives que des théories explicatives. Et en outre, elles ont toutes un certain nombre de limites soit dans la mesure où il y a, je dirais, des biais dans les expérimentations qui ont été faites, les études qui ont été faites pour justifier ces théories, soit tout simplement parce qu’elles ne s’appliquent pas à l’ensemble des autistes.
Donc c’est une description qui n’est que partielle et qui ne peut pas être utilisée, je dirais considérée comme une source d’explications des symptômes autistiques, du syndrome autistique en général.
Je pense qu’il était important que vous soyez informés de ces études, considérant la neuropsychologie, en rapport avec, je dirais, toutes les théories qui sont corrélées au traitement de l’information, le grand paradigme des neuro-cognitivistes.
Cela fait partie non pas de la psychopathologie mais actuellement de ce que l’on peut appeler les grandes théories neuro-cognitivistes concernant l’autisme. Je vous rappelle l’article que je vous ai lu, dont je me suis inspiré. Il s’appelle « Modèles neuropsychologiques dans l'autisme et les troubles envahissants du développement », de Mario Speranza (que je connais) et de Giovanni Valeri. Vous retrouverez ce que je vous ai dit, ce que je vous ai lu, et il s’y trouve beaucoup d’autres choses dont je ne vous ai pas parlé, dans cet article à mon avis de référence, un peu ancien déjà.
J’ai lu les dernières théories. Actuellement il y a moins de recherche étiologique dans le domaine, je dirais, chez les neuro-cognitivistes. Mais ce sont des théories qu’il faut connaître.
Encore une fois je reviens sur ce que je disais au départ : toutes ces théories ne tiennent pas la rampe, en quelque sorte. Elles sont intéressantes mais ce sont des théories qui ne justifient pas véritablement leurs conclusions du point de vue non seulement expérimental mais du point de vue clinique. Et pourtant on n’en tient pas rigueur extraordinairement aux neuro-cognitivistes alors que les bêtises qu’ont pu raconter les psychanalystes, on leur en tient rigueur de façon, à mon avis, totalement excessive. Et même s’ils ont dit des bêtises… La prochaine fois j’essaierai de vous parler - avant je parlerai peut-être d’autres choses aussi - justement des grandes théories psychanalytiques sur l’autisme qui sont, elles aussi intéressantes, et en particulier des théories lacaniennes que je connais le mieux, qui sont, je dirais, modernes, plus récentes, que les théories qui datent des années 1960, 70, 80, qui sont des théories anglaises, des psychanalystes anglais.
Questions.
Étudiante : J’ai mis là un livre : « Ma vie d’autiste Asperger ». Et en fait c’est un gars qui a une trentaine d’années, qui parle de sa vie d’autiste. Et ce qui est très intéressant c’est qu’il dit : « À 30 ans on m’a diagnostiqué mon syndrome d’autiste asperger et j’ai passé des tests comme les enfants de 5 ans parce qu’il n’y a pas de tests qui sont adaptés pour les personnes adultes ». Enfin ce livre en plus il est drôle, je m’étais dit genialissimo, parce qu’en fait il raconte, avec sa vie, tous les symptômes, tous les signes que vous avez cités.
Dr Landman : D’accord. Je ne connais pas le livre. J’en ai entendu parler.
Étudiante : Il est drôle, moi j’ai beaucoup ri.
Dr Landman : Vous connaissez l’auteur, le nom de l’auteur ?
Étudiante : C’est Grégory Picca. C’est un gars très commun, comptable dans une entreprise et qui raconte son histoire, comment il vit et comment il se démène avec ce syndrome.
Dr Landman : Vous savez, j’ai dirigé avec Denys Ribas, un livre qui s’appelle Ce que les psychanalystes apportent aux personnes autistes ; à l’intérieur de ce livre, il y a une contribution d’un autiste – dans l’article il n’en parle pas tellement - qui avait eu l’occasion de parler avec lui. Et il racontait sa vie d’autiste lui aussi. C’est absolument incroyable. On apprend plus sur l’autisme en écoutant ou en lisant les témoignages des autistes que parfois dans une consultation.
Étudiante : Ils sont très vrais. Il y a une… quelquefois même une cruauté dans leurs…
Dr Landman : Oui, surtout ce qui est intéressant, c’est qu’il y a une fierté à être autiste qui se manifeste : ils gardent leur identité, il n’y a pas… Par exemple on a fait une erreur : en quatrième de couverture, j’ai laissé passer un terme qui avait été employé par Denys Ribas, le terme « d’anciens autistes ». Et ça a mis en fureur ce type justement : « Quoi ? On reste autiste ». C’est-à-dire qu’au fond l’idée c’est qu’on est différent. « On est différent et on souffre parce que le handicap c’est parce que la société refuse de nous inclure. C’est que ce n’est pas nous qui sommes handicapés ; c’est nous qui sommes différents et une société inclusive devrait nous laisser la place que l’on devrait avoir ». Évidemment… Moi j’ai fréquenté des autistes. J’ai passé une semaine en vacances avec un autiste de 30 ans. Mais il faut s’adapter, il faut s’adapter. C’est incroyable. On ne se rend pas compte à quel point les choses qui nous paraissent à nous totalement spontanées, je ne sais pas comment dire, sont en réalité impossibles pour eux. Ce n’était pas possible pour lui : il fallait qu’il passe par des stratégies différentes. Il arrivait à des choses mais il fallait s’adapter en permanence. Ce qui m’a fait penser que l’interaction avec un enfant autiste doit être, pour les parents, vraiment une gageure […].
Étudiante : de la même façon c’est très intéressant d’écouter, j’ai mis le lien, de Josef Schovanec.
Dr Landma : Oui, Schovanec. Bien sûr.
Étudiante : Il est incroyable. Il a commencé à parler je crois à parler à 6 ans. Et il est Docteur en sciences sociales, en philo. Il a une maîtrise de je ne sais plus quoi. Et il est énorme. De l’entendre parler… Enfin j’ai du mal à comprendre qu’on puisse dire que ces gens n’ont pas du tout d’empathie quoi parce que j’ai l’impression qu’ils sont tellement plus vrais que nous, parfois d’autres personnes qui ont soi-disant de l’empathie. Je pense que l’autisme c’est tellement vaste, c’est-à-dire entre celui qui reste coincé dans sa vraie bulle et celui qui arrive à fonctionner autrement et qui arrive à avoir plein de diplômes.
Dr Landman : à l’évidence autisme il faut le mettre au pluriel. On ne peut pas parler de l’autisme au singulier. Et quant à Schovanec, ce qui est intéressant avec lui c’est… qu’il n’habite pas complètement sa voix. C’est un type qui fait des choses extraordinaires. Et il est très opposé à certains parents, à certaines associations de parents. Il milite vraiment. Je crois même qu’il est allé en Belgique tellement il se sentait persécuté. Enfin il a été obligé de quitter la France, je ne sais pas, parce qu’il était vraiment en désaccord total avec les associations de parents. Et c’est pour cela, c’est très important maintenant de tenir compte de ce que les autistes nous apportent, parce que nous…, enfin nous… moi psychiatre j’ai une conception de l’autisme évidemment, parce que… Mais eux c’est autre chose. C’est-à-dire que l’on voit bien que pour un autiste, le mot autiste ce n’est pas la même chose : pour eux c’est une identité, c’est une... Vous savez, comme il y a la Gay Pride, j’ai l’impression qu’il pourrait y avoir l’Autistic Pride. Pourquoi pas ? Je veux dire, il est vrai qu’on est à une époque où… il y a malheureusement des nuages, des nuages racistes, des nuages discriminatoires, des choses vraiment horribles. Mais il y a aussi, je dirais, la possibilité pour les gens qui sont différents, de s’exprimer, et surtout que l’on n’interprète plus cela en termes de déficit tout le temps mais en termes effectivement de différence. Ils ont trouvé des lieux où ils travaillent, avec tout ce remaniement qu’il y a, avec la robotisation, l’informatique générale, la numérisation. Il y a des tas de possibilités d’inclusion sociale qui sont très...
Étudiante : En revanche je voulais vous demander… Moi j’étais très surprise… on parle des enfants à haut potentiel et Asperger. Et comme on est entrain de catégoriser un peu, de classifier un peu malgré nous les choses, moi je trouvais qu’il y avait vraiment beaucoup de points communs, de ma petite échelle. Et je me suis demandé si parfois nous… - nous avons l’air tous ordinaires - mais parfois on ne souffrait pas, enfin pas tous mais certains de traits autistiques. Si une personne complètement lambda peut souffrir, brusquement, pour X raisons, d’espèces de traits autistiques. Est-ce que cela existe ?
Dr Landman : oui ! On peut tous avoir des comportements : à partir du moment où vous restez dans une description comportementale, vous pouvez tout à fait…. Vous savez qu’il y a des enfants qui ont souvent des traits autistiques : ce sont les enfants trisomiques. Il y a une très grande proportion d’enfants trisomiques qui ont des traits autistiques : ça ne veut pas dire qu’ils sont autistes et ils ont des traits autistiques et des stéréotypies en particulier très importantes. Donc oui, les traits autistiques ou les comportements ne sont pas spécifiques d’une structure ou d’une pathologie : on peut les repérer chez tout le monde en quelque sorte. Mais il y a quand même une spécificité, je veux dire… on ne peut pas gommer complètement… J’avais dit un jour : les antipsychiatres disent « les fous sont normaux » et le DSM dit : « les normaux sont fous ». C’est-à-dire qu’il y a de plus en plus de gens qui ont des pathologies. Donc je crois qu’il faut garder un peu la mesure. Je pense que la norme n’est évidemment pas…, c’est une norme statistique, ce n’est pas une norme morale, une norme scientifique, mais c’est une norme statistique. Tout de même l’autisme de Kanner, au début, c’était 1 sur 500 voire moins, 1 sur 1000. Maintenant, à la dernière statistique, c’est 1 sur 70. Donc quand même, moi j’ai envie de dire pourquoi pas 100%, parce qu’on a peut-être tous à un moment de notre vie des traits autistiques. Ça paraît évident, et du coup ce n’est pas pour autant qu’on est autiste : on fait partie des gens qui ont eu des traits autistes à un moment donné de leur vie. En particulier les enfants qui ont été maltraités ou qui ont subi des incohérences éducatives, présentent des traits autistiques à un moment donné de leur vie. C’est évident.
Étudiante : oui Docteur Landman, je voulais justement vous demander s’il y a des études qui ont été menées sur… En fait est-ce qu’il y a une corrélation, enfin génétique ou… Dans quel cas apparaissent les traits autistiques ? Est-ce que c’est à partir d’un certain âge et pourquoi ?
Dr Landman : alors il y a maintenant ce qu’on appelle si vous voulez…, il y a deux types d’autisme pour le dire à grands traits. Il y a ce qu’on appelle l’autisme prototypique, c’est-à-dire l’autisme de Kanner, l’autisme tout à fait pur en quelque sorte. Pour l’instant, on n’a pas trouvé de traits génétiques spécifiques. En revanche, il y a ce qu’on appelle les autismes syndromiques ; c’est-à-dire que ce sont des personnes autistes qui ont des anomalies génétiques repérables. Et il y en a de plus en plus. Par exemple, une collègue a fait faire…, avec maintenant les progrès de la génétique… ; elle avait un enfant qui a maintenant 21 ans, qui est autiste, et on lui a fait des examens génétiques. Elle en avait fait il y a 15 ans, elle en avait fait il y a 20 ans, au moment où il était tout petit. On ne voit rien. Là maintenant on a trouvé une certaine anomalie génétique et du coup son autisme est sûrement corrélé. Je ne dis pas qu’il est causé, mais il est corrélé à cette anomalie génétique. Donc on a trouvé.
Le grand chercheur en France c’est Arnold Munnich, qui a été quelqu’un de remarquable. On retrouve beaucoup d’autismes syndromiques. En revanche pour ce qui concerne les autismes prototypiques, pour l’instant on est dans l’impasse quant à la question génétique, l’origine génétique. Le problème c’est que, même s’il y a une origine génétique, cela ne veut pas dire qu’elle s’exprimera nécessairement. C’est-à-dire que l’enchaînement des causalités entre le gène, ce qu’on appelle le génotype, et le phénotype est inconnu. C’est-à-dire que par exemple on pourrait avoir les deux personnes qui auraient les mêmes anomalies génétiques, et l’un deviendrait autiste et l’autre pas. Donc il y a un rapport entre gènes et environnement, environnement au sens large, pas uniquement l’environnement social, pas uniquement l’environnement affectif mais aussi l’environnement biologique, qui fait que dans tel cas ça va s’exprimer et dans tel autre cas ça ne s’exprimera pas.
Mais par ailleurs il y a énormément de… Dans les autismes syndromiques, ce sont souvent des enfants qui ont eu de grosses perturbations pendant la grossesse ou au moment de l’accouchement ou dans les semaines ou dans les mois qui ont suivi leur naissance. Il y a souvent des problèmes comme cela qui apparaissent et qui sont…Vous savez un problème à l’accouchement, une anoxie cérébrale à l’accouchement, peut avoir des conséquences colossales, pour toute la vie ; c’est terrible une souffrance fœtale ou une...
[…] Dans l’embryogénèse, au début de la grossesse, il y a des trucs très bizarres. C’est-à-dire que c’est le même tissu qui va se retrouver comme une partie du cœur et une partie du tibia. Je dis un peu n’importe quoi mais c’est comme ça. C’est-à-dire qu’au départ ce n’est pas spécifique, ce n’est pas différencié ; ce qui fait qu’une anomalie génétique peut entraîner des maladies très bizarres. Chez les uns une maladie des os, chez les autres une maladie cardiaque, parce que c’est ce tissu indifférencié qui a été, je dirais, qui est anormal et qui du coup… Ou alors un virus qui va attaquer, à ce moment-là. Et du coup il va y avoir une anomalie dans le développement. On est encore dans des domaines scientifiques très inconnus mais passionnants parce qu’évidemment on va avancer dans ces problèmes-là.
Etudiant : par rapport à la prise en charge, est-ce qu’il y a une spécificité des personnes autistes par rapport à leur demande ? Enfin soit à la demande de leur entourage soit à leur propre demande par rapport à d’autres types de structures ?
Dr Landman : oui. Si vous voulez, en général, les autistes ne sont pas… Enfin ceux qui sont vraiment atteints, je dirais, ne sont pas demandeurs : ils ne sont pas demandeurs. Ils sont… C’est tout le problème ; c’est-à-dire qu’ils sont souvent... On a l’impression qu’ils auraient envie d’entrer en contact avec les autres. Ce n’est pas vrai qu’ils ne cherchent pas le contact : ils cherchent le contact mais ils n’y arrivent pas. Alors est-ce que c’est un déficit ? Est-ce que c’est un mécanisme de défense ? Pour les neuro-cognitivistes c’est un déficit ; pour les psychanalystes c’est quand même surtout un mécanisme de défense. C’est… Pour les lacaniens c’est une défense face au désir de l’Autre. C’est-à-dire tout ce qui est… Dès que le thérapeute par exemple manifeste un certain désir au sens d’une approche, l’enfant autiste va se rétracter : ça va lui faire peur. Au bout d’un certain temps, les choses vont se détendre. Donc la demande… Oui elle est très différente… entre un enfant psychotique ou un enfant autiste. Un enfant psychotique est envahissant, il vous sollicite etc… Un enfant autiste a plutôt tendance à vous ignorer ; ce qui est d’ailleurs très très pénible à vivre, à ne plus, à ne pas avoir de contact avec vous. Mais si vous êtes, je dirais, endurant et bien attentionné, vous remarquerez qu’il essaie quand même d’entrer en contact avec vous, et que c’est à vous de saisir discrètement sans, je dirais, sans forçage, de choisir ces occasions pour commencer à… Il n’y a rien de plus satisfaisant que quand on arrive à entrer en contact avec un enfant autiste qui vous avait ignoré jusque-là. Et c’est impressionnant. Vous avez vraiment là réussi quelque chose et après vous vous rendez compte que là, ils apprécient le contact : ce n’est pas vraiment…, c’est fragile au début : il faut vraiment y aller avec des… Alors évidemment le modèle qu’on peut avoir, c’est le modèle où on apprivoise ; mais ce n’est pas cela. C’est un humain ; donc on n’apprivoise pas un humain. Un humain est face à un désir : il n’est pas face simplement à un, je dirais, à un être biologique en face de lui. Votre question est intéressante. Oui il y a une différence : c’est une différence marquée.
Étudiante : Bonsoir Docteur Landman, je voulais juste ajouter quelque chose. En fait, ce que vous avez dit, je suis entièrement d’accord. J’ai beaucoup côtoyé des enfants autistes très différents et j’ai participé à des programmes aussi pour essayer de… d’entrer en communication avec eux, etc… Et ce que je peux en dire avec toutes ces années c’est qu’ils ont… Il y a de l’empathie, contrairement à ce qu’on peut penser. Et ils sont plein de surprises, ils sont tous différents. Et il ne faut pas hésiter à aller vers eux parce qu’on a l’impression qu’ils n’écoutent pas, et puis vous leur parlez, et puis à un moment ils vont vous dire quelque chose et c’est là qu’on va se rendre compte au bout d’un moment, qu’ils ont toujours été présents mais qu’on ne les voyait pas. Je vais juste raconter une petite anecdote : j’avais un petit enfant autiste dont je m’occupais et je lui expliquais toujours ce que l’on faisait, et je savais qu’il avait du mal à accepter l’échec. Et je disais : « Tu vois c’est comme le sport : il faut s’entraîner, les muscles… ». Je lui parlais en me disant : « est-ce qu’il m’entend ? Est-ce qu’il comprend ? Est-ce que… ? ». Et puis je lui dis : « Tu vois il faut faire un effort, etc... Et puis si ça ne marche pas, ce n’est pas grave, c’est quand même bien ». Et puis au bout de 3-4 mois, cet enfant m’a dit : « Super ! J’ai débloqué le cerveau ». Il a réussi à faire ce qu’il n’arrivait pas à faire depuis longtemps. Donc il ne faut vraiment pas s’arrêter à une apparence ou à porter un jugement.
Dr Landman : il faut être très patient, très endurant.
Dr Landman : tout le monde, tous les thérapeutes n’ont pas les qualités requises pour s’occuper des autistes. C’est évident.
Étudiante : moi ça m’a beaucoup apporté et j’ai toujours autant de plaisir.
Dr Landman : effectivement, j’ai vu quelqu’un qui parlait de la musicothérapie. C’est vrai que les médiations peuvent jouer un rôle important, la musique mais aussi les robots. J’ai vu que maintenant il y a des robots avec lesquels on peut entrer en contact : ça « branche » un certain nombre d’enfants autistes.
Transcription : Isabelle Berthelot
Relecture : Axelle Marthe Koumba et Anne Videau