Colloque 12 et 13 juin 2010 sur les TCC
Dominique Janin Duc
Dans le décours de la supervision d’une équipe d’hôpital de jour recevant des petits enfants présentant des symptômes autistiques, la question récurrente des conditions nécessaires au transfert s’est posée à moi dans la mesure où cette équipe bien que formée aux théories cognitivo-comportementales faisait appel à une psychanalyste pour ce travail : quelles sont les conditions nécessaires pour que le transfert soit au travail, c’est-à-dire produise des effets de subversion signifiante ?
En effet cette équipe, outre leur formation initiale d’infirmiers, aides-soignants ou éducateurs, est formée aux TCC. Ce qui m’apparaît comme une antinomie – entre la pratique des TCC et le fait de faire appel à un psychanalyste – a l’intérêt de rendre un peu vives les questions que l’on retrouve tout le temps dans les supervisions notamment celles de la fonction d’un tel travail. Est-ce pour une meilleure adaptation des enfants, pour un meilleur comportement des enfants mais aussi des soignants ?
Pour aborder le travail de supervision, je vais présenter deux points cliniques qui témoignent de ce que mettent en place les TCC dans le soin auprès des enfants autistes, et qui vaut tout aussi bien pour les autres et où tout ce qui se fait et se pense se passe dans le registre de l’apprendre par le comportement.
Une petite fille autiste fait un exercice de classement pour apprendre les couleurs et apprendre à les nommer par la répétition de ce que lui dit l’adulte. Il s’agit d’un film où elle fait cet exercice avec sa mère et qui est montré dans une formation. En effet les parents sont incités à prendre place dans les apprentissages de leur enfant de manière très rééducative.
L’exercice consiste à répartir par couleurs un ensemble de cartes où sont représentés des objets familiers de couleurs différentes et à répéter ce que dit l’adulte : un camion bleu, une balle jaune… Arrive une carte représentant une robe rouge. La petite, sans rien dire, prend la carte et la met contre elle, comme dans un essayage, dans un jeu manifeste de semblant, et lance un regard vers sa mère qui ne voit pas ce regard à elle adressé et qui corrige l’enfant : c’est rouge et c’est à mettre dans la case des objets rouges.
Cette fillette dans son geste ne répond pas à la consigne. C’est un fait. Cependant elle témoigne de son inscription dans la langue, en initiant en un seul geste tout un jeu de semblant, un jeu symbolique, en invitant sa mère à jouer avec elle par son regard, c’est-à-dire à la reconnaître comme petite fille et à bien vouloir la suivre dans cette tentative de crocheter la jouissance de l’Autre dans ce qui se présente comme le troisième temps du circuit pulsionnel. Elle témoigne à ce moment-là qu’elle a un corps de signifiants, un corps sexué donc, et qu’elle est en attente que sa mère entérine une identification de signifiants qui la fait fille.
La mère, quant à elle, est prise dans son identification à la fonction éducative ou enseignante auprès de son enfant et ne peut opérer le déplacement subjectif qui est requis par sa fille. Elle ne se laisse pas déborder par l’invite et l’invention de la fillette. Elle est rendue aveugle – elle ne voit pas le jeu et le regard – et sourde au signifiant : elle ne laisse pas son propre jeu pulsionnel opérer et la demande d’authentifier l’identification à une femme ne peut être entendue.
Un autre exemple : il s’agit d’un petit garçon « à qui on apprend la propreté ». Déjà cette façon de dire les choses est enseignante : pourquoi pas un petit garçon qui est entrain de devenir propre, ce qui implique un rapport à l’objet pulsionnel différent.
Quand il fait ce qui lui est demandé il a une récompense : une fraise tagada assortie bien sûr de félicitations et d’encouragements. Le petit malin se débrouille assez vite pour faire plusieurs fois des petites crottes, attendant à chaque fois sa récompense. Alors les adultes se sont arrangés pour trouver des petites fraises tagada. Donc une grosse crotte, une grosse fraise, une petite crotte, une petite fraise. Il faut respecter une bonne répartition du rapport qualité/prix…
L’idée de récompense n’est pas blâmable en soi. Nous avons tous récompensé nos enfants. Dans l’hôpital de jour où j’ai travaillé de nombreuses années, une des institutrices donnait des bonbons quand elle trouvait que les enfants avaient bien travaillé. Mais elle appelait ça « un petit plaisir », qui n’était pas en outre mesuré ni proportionné au travail fourni.
Ce petit garçon, que nous montre-t-il, que nous dit-il si ce n’est qu’il a fort bien saisi la dimension du don et de l’échange, et qu’il veut le multiplier. Cela correspond d’ailleurs très bien à un des stades décrits par Piaget, où la notion des quantités et des proportions n’est pas stabilisée. Il en veut encore ; encore donner, encore recevoir des petits plaisirs.
Or ce qui est repérable ici est la recherche de l’équivalence proportionnelle qui nous donne de précieuses indications sur le fait que l’objet pulsionnel est considéré comme la réponse à une demande étalonnée, à une mesure « objective », et non au désir de l’Autre s’indiquant dans la demande de céder l’objet. Le fonctionnement pulsionnel est réduit ici à la physiologie d’un organisme qu’il s’agit de réguler, de gérer.
Ce qui est enseignant dans cette affaire est la satisfaction des soignants qui trouvaient cette situation éducative, sans forcément prendre la mesure du court-circuit qu’ils imposaient aux dimensions de la demande et du désir : demande de la mère, ou d’eux-mêmes, désir de l’enfant qui s’indique dans la multiplication de crottes et qui enseigne les soignants sur le savoir que cet enfant a de son propre corps. Cependant ici le circuit de la pulsion, en tant qu’il est articulé au signifiant par la demande, est détourné au profit d’un conditionnement qui se fait sans les signifiants maternels concernant le corps. Si la demande qui lui est faite ne se formule pas avec les signifiants maternels, si ce n’est pas dans cette « lalangue » que cela peut se dire, alors le corps comme corps de désir ne peut se constituer, ne peut s’inscrire.
Ce qui est évité systématiquement pourrait-on dire, dans ces deux exemples c’est le recours à « lalangue » en un seul mot. Ce n’est pas nouveau, cela ne date pas des TCC, et tout un pan de la psychanalyse avec les enfants est constitué sans les signifiants maternels : Anna Freud et le courant éducatif et pédagogique qu’elle a amorcé, mais aussi des Anglais comme Bion ou Bowlby (qui a travaillé avec Konrad Lorenz) et sa théorie de l’attachement qui est à peu près le seul repère théorique que connaissent les professionnels de santé travaillant auprès des petits : l’éthologie comme support théorique ou comment se passer de la parole et du langage au profit des comportements. Ce qui est nouveau est le parti pris systématique enseigné de faire sans la dimension signifiante, et avec des méthodes d’apprentissage de la parole et des comportements sociaux, ce parti pris prenant appui sur les neurosciences.
Ce parti pris est celui de faire sans cette lalangue qui donne consistance à ce qui se dit, à ce qui s’articule et qui « corpsifie » comme le dit Lacan. La parole ici n’est considérée que comme moyen d’échanger et de traiter des informations comportementales et cognitives. Les émotions en font partie, qui sont traitées comme des comportements qui font signe, qui sont à décrypter et à adapter en vue d’une adéquation meilleure à l’environnement social ou familial. Ce qui est enseigné est extérieur au sujet, que ce soit l’enfant ou le soignant. C’est un savoir de la pensée, et non un savoir pris dans le signifiant.
Lacan introduit la leçon du 8 mai 1973 du séminaire Encore en disant que « L’inconscient ce n’est pas que l’être pense, comme l’implique pourtant ce qu’on en dit dans la science traditionnelle. L’inconscient c’est que l’être, en parlant, jouisse. Et, j’ajoute, ne veuille rien en savoir de plus. J’ajoute que cela veut dire : ne rien savoir du tout. » (P. 186 de l’édition de l’ALI)
Dans cette leçon il nous parle du behaviourisme disant qu’il est une application de la science traditionnelle et de la philosophie classique, c’est-à-dire celle de Aristote. Il en est une application qui pourrait se formuler ainsi : que l’être pense est donné comme un équivalent à l’acte de penser et à ce qui en résulte : la pensée. Cette relation d’équivalence implique que le résultat final doive être adéquat – et c’est là sa finalité – à ce qui a été pensé au départ. C’est ce qui fonde et justifie l’être. Pas d’écart, donc entre le fait de penser et ce qui en résulte, et si écart il y a, alors c’est une faute, un échec, un trouble ou un dysfonctionnement, ce qui est effectivement conçu comme tel dans ce genre de service. Ce positionnement de la pensée et des connaissances qui s’y rapportent méconnaît la dimension du savoir tel que Lacan le définit au début de cette leçon, c’est-à-dire un savoir issu de la parole et de la jouissance. Nous l’avons vu avec les deux exemples, la jouissance n’est jamais évoquée en tant que telle, si ce n’est pour trouver un moyen de la réduire car elle n’est repérée qu’en excès dans les comportements : violence, excitation ou son contraire l’apathie, automutilation, stéréotypie et tous ces comportements qu’il s’agit de « gérer ». De ce fait la jouissance ne peut être repérée dans les franchissements métaphoriques ; la petite robe rouge, ou les fraises ne sont pas lues ou entendues comme des sauts, mais comme des sottises.
Le travail de supervision a donc lieu dans une équipe où la démarche mise en place par les médecins responsables est une démarche intégrative des différents courants : comportementalisme, neurocognitivisme et psychanalyse. Cette démarche intégrative a le mérite peut-être imprévu de permettre à quelques psychanalystes de venir mettre leur grain de sel ou de sable dans le travail du service. Cependant cette démarche suppose une équivalence des savoirs, des théories et des valeurs, et empêche une véritable direction des soins à donner aux enfants hospitalisés, ce dont se plaint de façon récurrente cette équipe.
Ceci se retrouve bien sûr dans la supervision avec la difficulté pour eux d’ordonner leurs connaissances, de les hiérarchiser, de faire confiance à leur savoir de sujet.
Il y a là deux ordres de difficultés à repérer :
Les soignants ont affaire à un discours de type universitaire dans les formations TED (thérapie d’échange et de développement) ou TEACH qu’ils reçoivent et où ils doivent appliquer des techniques, de façon éventuellement subtile, et délicate, mais qui partent de présupposés antinomiques avec les repères psychanalytiques : le principe fondateur de la méthode TEACH est que l’autisme est un trouble neurobiologique qui cause des difficultés de type cognitif affectant le développement de la personne. Les parents sont considérés comme des associés par les professionnels. Les observations faites par les parents à la maison, dans la vie de tous les jours, permettent aux professionnels d’adapter le programme éducatif de l’enfant. Les savoirs et les savoir-faire appris à l’école peuvent ainsi être généralisés à la maison.
Il s’agit donc de mettre en place une éducation structurée avec des outils, une organisation de l’environnement de l’enfant, et qui concerne toute sa vie quotidienne. Qu’on cherche les meilleures méthodes pour qu’un enfant apprenne à se conduire, ou apprenne quelque chose, il n’y a rien à redire à cela. C’est même à mettre en œuvre et à faciliter. Là où les éducateurs et les soignants sont en difficulté c’est que tout ce programme n’est pas du registre des apprentissages, ou pas seulement, et qu’il y a un mensonge épistémologique.
Si j’énumère : l’imitation – ici confondue avec l’identification – la perception, la motricité globale et la motricité fine, la coordination oculomotrice, les performances cognitives, les compétences verbales, l’autonomie, la sociabilité et enfin la gestion des comportements, vous avez l’ensemble du programme de la méthode Teach.
Or c’est aussi très exactement sur ces points que portera notre attention de psychanalyste, notamment par notre lecture de la pulsion et des différents temps de son circuit, et ceci aussi bien du côté de l’enfant autiste du fait que tout ce qui vient d’être énuméré et qui recouvre globalement les acquisitions des deux premières années, n’est pas mis en lien avec l’Autre, que du côté des parents ou des soignants qui sont aux prises avec une sidération du fait que leurs capacités relationnelles sont suspendues, arrêtées dans le rapport à ces enfants-là. Et c’est là que se situe l’enjeu de la supervision.
Il est possible de faire entendre des situations rapportées en supervision autrement. Il est possible de décrypter, de prendre le temps d’une lecture comme je l’ai présentée avec la petite robe rouge ou les fraises tagada, et de donner leur fonction aux effets d’affects de chacun dans l’équipe afin de lever la sidération autrement que par des méthodes comportementales. En effet ce trajet doit se faire à partir de cette position « intégrative » du service, et à chaque fois nous avons à faire le chemin à partir des interactions comportementales, puisque la lecture première se fait à ce niveau, ce qui en fait des comportements à rectifier, des troubles ou des handicaps à rééduquer, et non des symptômes à considérer comme ayant une adresse.
Ce qui est mis en acte dans les TCC, c’est la perte de la fonction de lecteur et d’interprète du circuit pulsionnel, des affects et des signifiants du sujet : ceci est à contrôler, à éviter, car dans la vie institutionnelle il n’y a pas de temps ni de mots pour les formuler, l’interdit et le rejet des TCC portant exactement sur cela.
Le transfert des soignants eux-mêmes est donc forcément pris dans une ambivalence :
- d’une part le travail psychique est par définition refusé dans l’idéologie des TCC, et le transfert reste méconnu (au mieux), même s’il est présent. Cette méconnaissance du transfert a des effets sur le travail cognitif et comportemental car si les techniques comportementales peuvent s’apprendre, ce dont la plupart témoigne c’est de ne pas arriver à les utiliser sur le long terme sans un travail psychique qui vienne les soutenir et authentifier ce qui est fait.
- d’autre part, si ce travail psychique se fait, alors ils ne peuvent plus appliquer telles quelles les prescriptions. La dimension subversive du transfert est alors à l’œuvre par un « c’est pas ça » où une nécessité d’inventer, d’interpréter, de mettre au travail la lalangue de chacun.
Ce qui se dégage des difficultés ainsi rencontrées dans ces supervisions est un mode transférentiel clandestin dans la mesure où la relation de correspondance terme à terme entre la théorie et la pratique donne au sujet soignant une place d’objet dans ce dispositif cognitiviste. On peut aussi dire que ce dispositif donne lieu à un transfert sur les connaissances, un transfert cognitiviste qui répondrait à l’inconscient cognitiviste tel qu’en parle Nacache où l’équivoque, la surprise ne peuvent pas trouver leur fonction, chacun se devant d’être pris pour ce qu’il est : dans ces conditions, le sujet est totalement recouvert par le moi, la dimension subjective est maintenue sous le boisseau du moi.
Quant aux enfants, ils sont conçus comme des objets d’observation et d’éducation et rejoignent les soignants à cette place de produit du discours universitaire.
C’est ainsi que la supervision psychanalytique vise à sortir le transfert de sa clandestinité à laquelle il est forcé, et de ce fait à faire tourner et travailler les trois autres discours : le discours hystérique le plus souvent à l’œuvre dans une protestation tant qu’il ne trouve pas à s’articuler au discours du maître et au discours de l’analyste, le discours du maître qui peut donner un axe en réarticulant à la clinique ces savoirs fermés sur eux-mêmes et sur leurs sigles, et enfin le discours analytique qui, en mettant l’objet, mais aussi la lettre en place d’agent subvertit les autres discours et permet à l’inconscient de se faire entendre.
Et finalement le transfert insiste aussi du côté de l’analyste dans la nécessité permanente de mettre en œuvre le déplacement qui fasse entendre l’inconscient dans la lalangue de chacun.
Dominique Janin Duc