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JOURNEE DE L’ASSOCIATION LACANIENNE INTERNATIONALE

 Introduction Ă  la journĂ©e du 22 mars 2003

Stéphane Thibierge

            Je vais proposer quelques remarques introductives Ă  cette journĂ©e consacrĂ©e, comme vient de le rappeler Christiane LacĂ´te, Ă  la psychanalyse et Ă  la culture japonaise. J’essaierai surtout de faire entendre en quoi cette question, la psychanalyse et la culture japonaise, intĂ©resse très directement les psychanalystes et aussi bien ceux  qui sont concernĂ©s par l’incidence et l’efficace de la lettre et de l’écriture dans nos habitudes et dans nos modes d’agir ou de parler. Mais il est vrai que cet intĂ©rĂŞt que prĂ©sentent pour nous la culture et l’écriture japonaises n’est pas Ă©vident de soi. Ce n’est pas une question d’un accès nĂ©cessairement facile. Donc j’essaierai, comme je le pourrai, de vous la prĂ©senter en amorçant quelques fils que reprendront, je pense, un certain nombre d’intervenants qui nous font l’amitiĂ© de participer Ă  cette journĂ©e, parmi lesquels les amis japonais qui ont bien voulu nous rejoindre : en particulier notre ami Aneha, M. Akira Bamba ainsi qu’Eriko Thibierge-Nasu, qui nous apporteront aussi la manière dont eux-mĂŞmes, Ă  partir d’une expĂ©rience qui est celle de leur langage, au sens de la langue maternelle, ce qu’ils peuvent nous en dire.

            Quelques remarques d’introduction donc, Ă  ce qui fait l’intĂ©rĂŞt de cette question, dont je disais Ă  l’instant qu’il n’est pas toujours pour nous immĂ©diatement Ă©vident. Je dirai pour commencer que le Japon, le lien social et le langage japonais, nous posent une question, si nous sommes attentifs, qui a en tout cas beaucoup intĂ©ressĂ© Lacan. Nous ça nous intĂ©resse, si nous sommes paresseux ou si nous manquons d’imagination, parce que ça a intĂ©ressĂ© Lacan. Je pense que c’est souvent parce que ça a intĂ©ressĂ© Lacan que ça nous intĂ©resse, mais je crois pourtant que ça devrait pouvoir nous intĂ©resser de soi-mĂŞme, je vais essayer de vous faire sentir pourquoi. Le Japon, c’est ça que je voudrais souligner d’emblĂ©e, prĂ©sente un rapport Ă  l’écriture qui est un rapport singulier. Pour ceux qui ne connaĂ®traient pas l’écriture japonaise, il n’est pas exagĂ©rĂ© d’énoncer qu’elle est l’une des plus complexes qu’on connaisse parmi les Ă©critures qui ont cours dans le monde. Et le Japon, du fait de cette Ă©criture, du fait de son rapport Ă  l’écriture, pose la question, pour ainsi dire, de ce que vous me permettrez de dĂ©signer comme le choix de la jouissance. Le choix non pas au sens bien sĂ»r oĂą l’on serait libre de choisir telle ou telle jouissance, mais dans le sens oĂą — je crois que ce sera l’un des points qui nous intĂ©ressera beaucoup —  le Japon illustre la question d’un certain marquage de la jouissance, au sens d’une certaine option prise par rapport Ă  la jouissance, d’un certain marquage des voies de la jouissance.

            Vous voyez que je commence d’emblĂ©e en Ă©voquant l’écriture et la jouissance. En quoi l’écriture et la jouissance sont-elles liĂ©es ? Je ne vais pas entrer de trop près dans cette question, qui est complexe. Lacan lui a consacrĂ© au moins tout un sĂ©minaire intitulĂ© : D’un discours qui ne serait pas du semblant. Alors essayons de le dire simplement, en quoi l’écriture et la jouissance sont-elles liĂ©es ?  Eh bien nous pouvons partir de ceci, de cette remarque que la jouissance peut s’entendre comme ce qui du corps se produit comme Ă  lire, c’est-Ă -dire comme susceptible d’être lu, d’être dĂ©chiffrĂ©. Et vous savez que Freud lĂ -dessus, sur le fait qu’il y a des faits qui du corps demandent Ă  ĂŞtre dĂ©chiffrĂ©s, Freud lĂ -dessus apporte vĂ©ritablement ces faits. Il les dĂ©montre et il les prouve. C’est ça qu’il nomme l’inconscient, et le lien de l’inconscient au corps. Eh bien donc, si la jouissance c’est ce qui du corps se produit comme Ă©tant Ă  lire, Ă  dĂ©chiffrer — ce que nous appelons les formations de l’inconscient — alors la jouissance s’inscrit, et elle relève d’une Ă©criture. La difficultĂ©, je l’indique comme ça au passage mais c’est important, la difficultĂ© comme le souligne Lacan dans son sĂ©minaire D’un discours qui ne serait pas du semblant, c’est que parmi les jouissances il y en a une qui nous importe tout particulièrement, qui est la jouissance sexuelle, mais dont Lacan dit qu’elle ne se symbolise pas en tant que telle. Qu’elle s’écrive, c’est une question, mais en tout cas, le parlĂŞtre, le sujet humain, ne la symbolise pas. C’est donc en ce point, comme manière d’initier notre propos d’aujourd’hui, c’est en ce point que la culture japonaise nous intĂ©resse directement en tant que psychanalystes. C’est le rapport du langage japonais Ă  ce qui s’écrit de ce langage, et l’effet en retour de cet Ă©crit sur le langage. Vous voyez, pour ceux qui ne connaissent  pas le japonais, ce qui est remarquable dans cette langue, c’est que c’est un langage qui a produit des effets d’écriture pendant très longtemps — puisque ces effets ne se sont pratiquement jamais stabilisĂ©s, et ça continue d’une certaine façon avec l’introduction de l’alphabet, de notre alphabet dans le système de rĂ©fĂ©rence japonais — donc c’est un langage qui produit de l’écrit, mais en retour cet Ă©crit produit des effets sur le langage, et sur le parler, et sur l’agir et disons gĂ©nĂ©ralement sur l’éthique des Japonais. C’est lĂ  qu’il y a pour nous une question qui est extrĂŞmement actuelle, et c’est ce qui a aussi intĂ©ressĂ© Lacan.

            Est-ce que de l’écrit, produit de notre langage, est susceptible de modifier Ă  son tour notre langage ou notre action ? Ou est-ce qu’à cet Ă©gard nous n’avons aucune marge de manĹ“uvre ? C’est une question me semble-t-il qui, soit dit au passage, est très importante dans le livre de Charles Melman, rĂ©cemment publiĂ© concernant justement le rapport Ă  la jouissance. Est-ce que nous avons une marge de manĹ“uvre ou pas ? Est-ce que nous sommes vouĂ©s Ă  toujours en rĂ©pĂ©ter la contrainte, ou est-ce que nous pouvons par la prise en compte des effets d’écriture qu’elle permet de dĂ©chiffrer, en modifier, disons, l’incidence ?

            Alors, ce rapport singulier, complexe, au Japon entre le langage et l’écriture, cela a des consĂ©quences sur le langage lui-mĂŞme, sur l’action, sur l’éthique en gĂ©nĂ©ral et sur le rapport Ă  ce que nous appelons l’objet. Cela pose la question, c’est ce que j’évoquai tout Ă  l’heure en commençant, cela nous indique les modalitĂ©s d’un certain marquage de la jouissance. C’est-Ă -dire que cela pose la question d’une certaine orientation, d’un certain versant qui ont Ă©tĂ© pris lĂ  et, qui ont Ă©tĂ© pris par les sujets parlant le japonais et par le lien social liant les sujets. Ce versant et cette orientation ont Ă©tĂ© pris lĂ  d’une manière  diffĂ©rente de ce que nous connaissons.

            Cette journĂ©e est donc d’une certaine façon une chance pour nous, que nous connaissions ou non le Japon, de prendre une idĂ©e de quelque chose, finalement, qui est toujours extrĂŞmement difficile Ă  imaginer, c’est-Ă -dire comment l’on peut jouir, engager sa jouissance, dans des voies diffĂ©rentes de celles que nous connaissons. C’est quelque chose je crois, Ă  l’expĂ©rience, d’extrĂŞmement difficile. C’est donc une chance de cette journĂ©e de nous permettre peut-ĂŞtre, avec l’aide  de quelques amis qui ont bien voulu y contribuer, de nous Ă©clairer un peu sur cette question.

            S’agissant de ce virage que j’évoquais Ă  l’instant, concernant le marquage de la jouissance, s’il est vrai que la jouissance a partie liĂ©e avec l’écriture, avec ce qui s’inscrit, eh bien l’on peut relever au moins deux moments simplement, deux temps, je ne sais pas si ce sont des temps tout Ă  fait historiques mĂŞme si c’est ça qui dĂ©termine l’histoire, disons que ce sont des temps de structure. Il y a eu deux moments qui ont Ă©tĂ© des moments de changement des modalitĂ©s du marquage de la jouissance en japonais, c’est très important concernant ce qui nous intĂ©resse aujourd’hui.

            Le premier temps s’est passĂ© au moment oĂą les Japonais ont repris les lettres chinoises, ont empruntĂ© les lettres chinoises pour noter, Ă©crire leur langage. Le deuxième temps, j’en distingue deux comme ça, on peut en distinguer plus sans doute, mais deux ici très bien dĂ©terminables. Le deuxième temps s’est passĂ© au moment oĂą des Japonais cette fois-ci, ce n’était pas les Japonais mais des Japonais, Ă©minents, se sont interrogĂ©s Ă  la fin du XIXème  siècle et au dĂ©but du XXème, sur l’entrĂ©e de leur sociĂ©tĂ©, de leur lien social, dans ce que nous pouvons appeler l’aire occidentale, c’est-Ă -dire l’aire de la science et de l’économie occidentales. C’était une question, et ça reste une question pour eux brĂ»lante, parce que cette question justement conditionnait peut-ĂŞtre une modification des voies, des chemins habituels de la jouissance, et ils en ont Ă©tĂ© parfaitement conscients. Si vous prenez un livre, c’est un des livres par lesquels j’ai dĂ©couvert le Japon, ça m’a intĂ©ressĂ© de le reprendre pour ces journĂ©es, qui s’intitule L’éloge de l’ombre de Tanizaki, grand Ă©crivain japonais du XXème siècle, cet  Éloge de l’ombre, c’est une manière très intĂ©ressante, Ă  la fois lĂ©gère et grave, de montrer comment le Japon est en train de quitter un certain mode de jouissance pour ĂŞtre amenĂ© Ă  se dĂ©brouiller avec un autre. Si vous prenez un autre Ă©crivain comme Natsume SĂ´seki, dans un de ses grands ouvrages intitulĂ© Je suis un chat, vous verrez qu’un grand nombre des conversations qui animent les protagonistes de ce rĂ©cit roulent justement sur la question : « Qu’allons-nous faire ? Â». Qu’allons-nous faire, mais au sens le plus simple du terme — comment allons-nous nous dĂ©brouiller avec l’entrĂ©e du Japon dans  ces modalitĂ©s de la jouissance que connaissent ceux qu’on regroupe gĂ©nĂ©ralement sous le terme des « occidentaux Â». Vous savez que la consĂ©quence la plus immĂ©diate, la plus directe et la plus rapide de ce changement de jouissance au Japon ça a Ă©tĂ©, je dirais pour simplifier, une option nationaliste qui s’est dĂ©cidĂ©e en quelques dizaines d’annĂ©es. Et elle a Ă©tĂ© assez radicale, ce qui indiquerait en d’autres termes Ă  quel point ce lien social a pu ĂŞtre Ă  ce moment-lĂ  suffisamment menacĂ© pour qu’il Ă©prouve la nĂ©cessitĂ© de se resserrer de la sorte.

            VoilĂ  donc deux moments que le Japon a connus, oĂą il s’est agi de modifier les chemins habituels de la jouissance, et de se dĂ©brouiller avec une modification de leurs marquages. Alors je crois qu’il est inutile de souligner l’intĂ©rĂŞt pour nous, analystes ou intĂ©ressĂ©s par la psychanalyse, par la lettre, l’intĂ©rĂŞt de cette question : la question des voies prĂ©fĂ©rentielles de la jouissance, de leur Ă©tablissement, et comment ces voies sont liĂ©es aux modalitĂ©s de son inscription, de l’inscription de cette jouissance. Autrement dit la jouissance a des effets diffĂ©rents selon qu’elle aura Ă©tĂ© inscrite de telle ou telle façon. Ça paraĂ®t un peu lunaire comme question. Seulement, le travail que nous nous proposons aujourd’hui devrait nous permettre quand mĂŞme peut-ĂŞtre de l’éclairer un petit peu. En tous cas, pour Lacan, je dis ça parce ce que c’est une première manière d’en Ă©clairer les enjeux, ces questions au moment oĂą il s’y est intĂ©ressĂ© sont contemporaines de ce que lui-mĂŞme mettait Ă  l’œuvre et Ă  l’épreuve, concernant justement les effets de l’écriture sur la jouissance. Il mettait cela Ă  l’épreuve avec l’inscription, avec l’écriture de ce qu’il a Ă©crit comme vous le savez en tant qu’objet petit a, et aussi ce qu’il mettait plus particulièrement Ă  l’épreuve Ă  l’époque, Ă  l’époque oĂą il s’est vraiment intĂ©ressĂ© de très près Ă  l’écriture japonaise, ce qu’il mettait plus particulièrement Ă  l’épreuve avec la mise au point et l’écriture du nĹ“ud borromĂ©en, et en particulier cette indication structurale et rĂ©elle, que l’objet a se trouvait non plus dĂ©terminĂ© par une coupure mais dĂ©terminĂ© Ă  l’intersection des trois dimensions que sont : le symbolique, l’imaginaire et le rĂ©el. Le moment oĂą il Ă©tait agitĂ©, prĂ©occupĂ© par ces questions, est disons contemporain pour Lacan de son intĂ©rĂŞt pour le Japon. 

            Concernant cette attention portĂ©e par le lien social japonais au choix de la jouissance, en tant que ce choix et que les options prises lĂ  ont des consĂ©quences sociales et individuelles dĂ©terminantes, nous pouvons la lire par exemple dans un terme  dont j’avais dĂ©jĂ  fait la remarque une fois, quand nous avions travaillĂ© sur le sĂ©minaire de Lacan D’un discours qui ne serait pas du semblant, mais je refais cette remarque : il n’est pas indiffĂ©rent de noter qu’en japonais comme en chinois je crois, en tous cas en japonais je suis sĂ»r, le terme qui note ce que nous appelons la culture, c’est un terme qui s’écrit de deux caractères chinois : BUN, KA,     Ă§a se dit bunka en japonais, que je vais vous Ă©crire juste pour montrer concrètement ce que ces caractères        signifie : KA, 化, le changement, les mĂ©tamorphoses, et BUN, ć–‡, qui signifie la lettre, l’écriture. Autrement dit le mot, le signifiant, le terme qui dit en japonais : une culture, oĂą  l’on peut entendre après tout les modalitĂ©s de ce qui s’échange et de ce qui fait lien dans un lien social, cela se dit dans cette langue, et c’est empruntĂ© lĂ  du chinois : les changements de l’écriture, les changements de la lettre, les mĂ©tamorphoses de la lettre. OĂą l’on peut entendre, encore une fois, l’attention portĂ©e Ă  cette question du marquage de la jouissance Ă  travers l’écriture.

            Je vois bien, et je pensais en prĂ©parant cet exposĂ©, que ce sont lĂ  des questions, et c’est lĂ  leur intĂ©rĂŞt bien sĂ»r, qui ne nous sont pas du tout facilement articulables, dont la prise ne nous est pas facile du tout. Pourquoi ? Je vais essayer de le dire très rapidement et d’une façon aussi simple que possible. Ce sont des questions qui ne nous sont pas faciles Ă  attraper pour une raison, je crois, assez simple. C’est qu’elles nous obligent Ă  passer de ce que nous pouvons appeler une logique imaginaire â€” c’est important la logique imaginaire, ce n’est pas n’importe quoi, c’est quand mĂŞme la base de la logique conceptuelle classique... Nous sommes, en tout cas ceux qu’on appelle les occidentaux pour faire bref, nous sommes pris dans une logique imaginaire, une logique tributaire de la structure spĂ©culaire qui est dĂ©cisive sur le plan imaginaire, comme vous le savez, une logique qui privilĂ©gie le « comprendre Â», qui privilĂ©gie ce que nous appelons une conception ou une vision ou une perception du monde, et qui privilĂ©gie le fait de reconnaĂ®tre ce Ă  quoi nous avons affaire, ou de croire le reconnaĂ®tre. Quand on est pris dans ce type de logique, il est difficile d’aborder quelque chose qui intĂ©ressait Lacan au premier degrĂ©, qui intĂ©resse les analystes et qui intĂ©resse l’écriture japonaise, c’est-Ă -dire une logique qu’on pourrait appeler, ce n’est peut-ĂŞtre pas parfait comme dĂ©nomination mais je vous la propose au moins Ă  titre provisoire, une logique du rĂ©el. Entendons lĂ  une logique qui soit articulĂ©e au souci, non pas de simplement viser une notion, comprendre ou reconnaĂ®tre quelque chose, mais articulĂ©e au souci d’identifier Ă©ventuellement quelque chose que l’on ne comprend pas, mais que l’on identifie, que l’on est capable de repĂ©rer. Quelque chose dont on est capable de saisir le trait, mĂŞme si on ne sait pas ce que ce trait, ou surtout si on ne le sait pas, ce que ce trait veut dire, ou si on ne peut pas le comprendre. Alors ça ne nous est pas facile, parce que nous somme habituĂ©s, et c’est bien ce qui nous rend la psychanalyse Ă  la fois possible et difficile, nous sommes habituĂ©s Ă  un certain mode de pilotage dont on peut dire que pour le sujet de la tradition occidentale, ce pilotage, ce mode de pilotage qui est le nĂ´tre, a confĂ©rĂ© une valeur sociale reconnue et en principe entĂ©rinĂ©e — en principe parce que c’est problĂ©matique aujourd’hui — mais disons que notre mode de pilotage Ă  nous autres, reconnaĂ®t comme ayant une grande valeur ce que nous appelons  le refoulement. C’est-Ă -dire que nous accordons au refoulement, en principe du moins, une grande valeur Ă©ducative et sociale. MĂŞme si aujourd’hui ce refoulement n’est plus si assurĂ© qu’il a pu l’être, comme l’indique très prĂ©cisĂ©ment le livre que j’ai citĂ© de Charles Melman, qui Ă©voque donc les modalitĂ©s contemporaines de la jouissance. C’est un texte qui intĂ©resse très directement le propos de cette journĂ©e, en ce qu’il Ă©voque justement des modalitĂ©s d’inscription nouvelles aujourd’hui.

            Dans la mesure oĂą nous avons, nous, endossĂ© cela, nous sommes habituĂ©s, notre habitus, notre mode habituel c’est de nous dĂ©placer dans un espace que nous concevons comme l’espace d’une maĂ®trise. Et, je vous le rappelle — c’est banal de le rappeler mais ça a des consĂ©quences de grande portĂ©e — l’espace qui est le nĂ´tre, c’est celui d’une maĂ®trise imaginaire. Une maĂ®trise imaginaire ne veut Ă©videmment pas dire qu’elle ne corresponde Ă  rien de rĂ©el, bien loin de lĂ . Cette maĂ®trise imaginaire porte idĂ©alement Ă  reconnaĂ®tre une image ou encore Ă  reconnaĂ®tre un fantasme suffisamment bien — c’est très important — Ă©purĂ© ou nettoyĂ©, cette image ou ce fantasme, suffisamment bien Ă©purĂ© ou nettoyĂ© de leur cause — c’est ça le refoulement — pour que nous puissions avoir l’impression que cette maĂ®trise, en tant que maĂ®trise justement, permettrait de dĂ©finir nos rĂ©fĂ©rences, notre horizon et notre espace, d’une façon gĂ©nĂ©rale.

            Or pour ĂŞtre bref, cette maĂ®trise, ce coup d’œil, cette perspective, ce type de maĂ®trise ce n’est absolument pas ce qui anime un sujet parlant le langage japonais. Ce sujet-lĂ  paraĂ®t bien plutĂ´t chercher, et je vous propose cette remarque comme quelque chose Ă  mettre Ă  l’épreuve, ce sujet-lĂ  chercherait bien plutĂ´t dans ce que nous appelons la rĂ©alitĂ©, dans ce que nous appelons ainsi, les traces ou les marques d’une jouissance. Et c’est lĂ  qu’il trouverait son orientation et son mode de pilotage Ă  lui. Ce n’est pas tout Ă  fait la mĂŞme chose que ce que j’évoquais juste auparavant. Qu’est-ce Ă  dire ? D’abord cela signifie que ce sujet n’a absolument pas le mĂŞme souci de comprendre quoi que ce soit Ă  ce qui l’entoure, pas plus qu’à son semblable. Cela peut sembler Ă©trange mais je crois que c’est ainsi. D’une certaine façon, cela repose, de ne pas chercher Ă  comprendre son semblable. C’est vrai que cela rend les relations sociales au Japon parfois extrĂŞmement agrĂ©ables. On peut avoir beaucoup de soucis mais on n’a pas celui-lĂ . La comprĂ©hension n’y est pas du tout un souci majeur. Mais l’inscription, l’inscription correcte, ça oui. C’est un souci qui lĂ -bas est un souci majeur. Et, contrairement Ă  la relation au semblable, ce qui importe, c’est surtout de pouvoir se mettre d’accord, s’accorder, s’accommoder en quelque sorte dans les voies ou dans les tracĂ©s d’une certaine jouissance repĂ©rable et bien repĂ©rable, c’est-Ă -dire suffisamment Ă©crite justement pour qu’il n’y ait pas trop besoin d’interprĂ©tation, et surtout pour qu’il n’y ait pas de conflits d’interprĂ©tation.

            Alors comme vous l’entendez, je parle de comprendre ici selon la notion qui nous est Ă  nous familière. Je ne dis pas bien entendu que quelque chose de cet ordre soit complètement indiffĂ©rent Ă  un sujet japonais, ce serait absurde, non ce n’est pas cela. Mais je dis que ce n’est pas du tout au sens oĂą ce sujet espèrerait que s’instaure ce qui nous semble Ă  nous normal, Ă  savoir de nous-mĂŞmes Ă  la rĂ©alitĂ© par exemple, ou de nous-mĂŞmes Ă  notre semblable ou de nous-mĂŞmes au monde, une relation de comprĂ©hension : ça ce n’est certainement pas ce qu’ils en attendent. Il s’agit d’autre chose. Il s’agit d’autre chose et il s’agit en particulier de ce que Lacan a très justement je crois, repĂ©rĂ© comme le souci d’un discours qui se produirait Ă  partir d’un autre appui, que l’appui du semblant. Ce que Lacan appelle le semblant : le semblant Ă©tant organisĂ©, pour faire bref, par un certain rapport au signifiant, privilĂ©giant disons une apparence de la maĂ®trise. LĂ , si nous sommes attentifs Ă  ce qui oriente la jouissance du lien social japonais, l’appui est pris sur un discours qui n’est pas celui effectivement d’un semblant en ce sens, et Lacan notait dans le sĂ©minaire D’un discours qui ne serait pas du semblant, il parlait du langage japonais et de l’écriture des Japonais comme Ă©tant lĂ  quelque chose de nature Ă  peut-ĂŞtre nous aider Ă  trouver une manière d’appuyer nos actes et nos paroles non pas seulement sur ce semblant. Et d’ailleurs il comptait aussi, il faut le dire je crois, il faut le rappeler parce que ça donne aussi Ă  cette journĂ©e son inflexion, ça peut lui donner son inflexion : Lacan mentionne aussi la littĂ©rature d’avant-garde, dit-il, comme Ă©tant ce qui pourrait, c’est une attente qu’il manifeste en tout cas, ce qui pourrait dĂ©placer lĂ , modifier quelque chose de notre rapport Ă  la jouissance.

            Comme je vois que le temps passe, je vais rapidement vous indiquer vers quelles questions pratiques et logiques cela nous conduit. La question pratique peut-ĂŞtre la plus immĂ©diate vers laquelle ça nous conduit c’est, en tant qu’analystes ou qu’analysants, ou mĂŞme simplement en tant que curieux, ce serait d’accepter l’idĂ©e de prendre appui, dans notre rapport aussi bien au semblable qu’à ce qui fait notre manière habituelle d’en user avec ce qui nous mène... accepter donc de prendre appui sur autre chose que ce que nous reconnaissons. Cela c’est une consĂ©quence pratique très directe. LĂ -dessus justement, sur ce type d’appui qu’on ne peut pas directement reconnaĂ®tre, je voudrais aller Ă  la conclusion de mon propos en soulignant que le japonais, le langage japonais, le lien social japonais s’est trouvĂ© fabriquĂ©, s’est trouvĂ© dĂ©terminĂ©  par une tradition, la tradition d’une mise au point très Ă©laborĂ©e d’une Ă©criture et d’un parler. Mais d’un parler de quoi ? Un parler qui peut ĂŞtre dit le parler japonais d’abord, plus le parler de quelque chose qui a Ă©tĂ© reçu et qui a Ă©tĂ© conservĂ©, c’est le point important : quelque chose qui a Ă©tĂ© matĂ©rialisĂ© par ce qu’on appelle les caractères chinois, ce sont les lettres des chinois, qui a Ă©tĂ© donc reçu et a Ă©tĂ© par les Japonais autant que possible conservĂ©, et autant que possible, je dirais, inentamĂ©.

            C’est de lĂ , c’est de ce souci de conserver inentamĂ©es ces lettres avec lesquelles les Japonais ont notĂ© leur Ă©criture, c’est de lĂ  que sort ce que Lacan a très justement remarquĂ©, ce qu’il appelait comme une duplicitĂ©, une duplicitĂ© aussi bien du parler et aussi bien un certain mode semble-t-il de jouissance qui n’est pas disposĂ© comme le nĂ´tre. Alors je l’évoquais en commençant, quand les Japonais ont Ă©tĂ© amenĂ©s Ă , en quelque sorte, devoir trouver place de grĂ© ou de force, lĂ  c’était comme ça ! dans le champ, dans l’aire occidentale, qu’est-ce qui a changĂ© ? Qu’est-ce qui changeait et de quoi s’agissait-il avant pour que l’on puisse dire que quelque chose changeait ? Alors, lĂ -dessus il me semble, et je terminerai avec ça, que ce qui changeait, c’était le rapport au refoulement et Ă  l’instance du refoulement. La question du refoulement elle se pose, je crois, concernant le lien social et le langage japonais, dans ce sens que nous ne trouvons pas dans ce contexte quelque chose comme un Un, au sens de l’Un comptable, un Un qui viendrait indiquer le rĂ©el de la jouissance et qui viendrait l’inscrire prĂ©cisĂ©ment en tant que faisant « un Â», et en en faisant tomber quelque chose. Vous savez, et c’est un point que Charles Melman a très souvent soulignĂ©, c’est un point très important de notre tradition qu’à la faveur, Ă  l’occasion de ce que l’on appelle le monothĂ©isme, le rĂ©el a Ă©tĂ© indiquĂ©, dĂ©signĂ© et nommĂ© non pas en tant que rĂ©el mais en tant que Un. Disons qu’il a Ă©tĂ© nommĂ© en tant que rĂ©el comme Un. Cet Un, dans la mesure oĂą il indique le rĂ©el en tant que Un, suppose une perte, une perte qu’indique dans le champ de la psychanalyse ce que nous nommons, dĂ©signons comme le phallus.

            La difficultĂ©, c’est qu’on ne peut Ă©videmment pas dire qu’il n’y aurait pas dans le contexte japonais de perte ni de refoulement. Mais je crois que l’on peut dire que c’est autrement disposĂ©, du fait notamment d’un rĂ©el multiple et qui n’est pas Ă  proprement parler marquĂ© d’une perte â€” ça c’est important â€” marquĂ© d’une perte en quelque sorte dĂ©finitive. C’est comme si la perte qu’indiquait le langage japonais pouvait ĂŞtre perçue comme n’étant pas tout Ă  fait une perte, ou n’étant pas dĂ©finitive. Je ne sais comment le dire. Dans la mesure justement oĂą l’écriture et la duplicitĂ© de l’écriture fait jouissance. Comment cela ? Eh bien en rendant sensible, en rendant en quelque sorte attrapable d’un cĂ´tĂ© ce qu’on perdrait de l’autre, et la duplicitĂ© de l’écriture supplĂ©erait ainsi au refoulement, ce n’est pas tout Ă  fait qu’il n’y en a pas, mais y supplĂ©erait â€” la duplicitĂ© de l’écriture — pour l’essentiel de sa fonction, je parle de la fonction du refoulement, et donc supplĂ©erait Ă  ce qui vaut pour nous comme castration. Y supplĂ©erait : vous voyez, je ne dis pas qu’il n’y en aurait pas, mais ça a pour consĂ©quence quelque chose que je ne fais qu’indiquer, puisque j’ai dĂ©jĂ  excĂ©dĂ© mon temps de parole : ce multiple, et cette manière ce rĂ©el multiple entraĂ®ne une fragilitĂ© de l’identification symbolique du sujet. Ce qui fait que lorsque les voies de sa jouissance ordinaire ne sont plus tracĂ©es de façon repĂ©rable, lorsque cette jouissance n’est plus socialement assurĂ©e, il se trouve dans une  situation qui individuellement peut favoriser une certaine dĂ©personnalisation, et qui socialement implique une certaine prĂ©caritĂ© de l’inscription de ce sujet.

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Notes