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JOURNEE de L’ASSOCIATION LACANIENNE INERNATIONALE

Une écriture féminine

Comment les Japonais apprennent-ils à écrire en chinois ?

22 MARS 2003

Je vais tâcher d'expliquer brièvement le fonctionnement de l'écriture japonaise qui a pour fondement les caractères chinois que nous appelons en japonais des kanji, ce qui signifie littéralement lettres de la Dynastie Han (qui a été une des dynasties les plus puissantes de toute l'histoire chinoise).

Les kanji sont arrivés au Japon vers le Ve siècle après J-C, avec tout le savoir, tout le pouvoir qu'ils pouvaient véhiculer à l'époque, car en Chine cela faisait déjà près de 3 000 ans qu'ils avaient inventé leur écriture.

Bien évidemment, le Japon n'est pas le seul pays ayant été sous l'influence chinoise directe. Il y a, bien avant le Japon, la Mongolie, la Corée et le Vietnam, qui ont pris les kanji pour l'écriture de leur propre langue.

Les Coréens ou les Vietnamiens se sont contentés d'appliquer leur langage sur les kanji et vice-versa, ce qui entraine bien entendu un remodelage assez important de la langue, avec ce que l'on peut supposer d'enrichissement mais également de la perte ; la langue coréenne, par exemple, tout comme le japonais, n'a à l'origine, strictement rien à voir avec la langue chinoise.

Les Coréens ont d'ailleurs fini par inventer leur propre alphabet, mais assez tardivement, vers le XVe siècle, en abandonnant les kanji de façon drastique.

Pendant ce temps, nos Japonais eux aussi, se débrouillaient tant bien que mal à assimiler les signifiants et les lettres chinoises.

Rappelons qu'en chinois il y a signifiant pour une lettre. Cela explique le nombre astronomique des lettres : plus de 20 000 lettres déjà à l'époque, dit-on...

Ils essayaient, lorsque cela était possible, de traduire certaines lettres en japonais (de l'époque) mais aussi et surtout, pour mieux mémoriser, de noter la prononciation approximative des kanji avec des signes phonétiques qu'ils avaient très rapidement inventés et qu'ils ont appelé des kana (qui signifie « appellation d'emprunt »).

Ces kana servent encore aujourd'hui à inscrire les mots étrangers.

L'invention des kana s'est faite extrêmement vite, à tel point que cela est passé inaperçu aux yeux des Chinois, qui pourtant étaient à l'époque d'une extrême vigilance quant à l'intégrité et au respect de leur écriture. Car les kana sont une sorte de syllabaire phonétique fabriqué à partir de quelques traits des kanji : cela consiste en une décomposition quasi légère de ces kanji, alors qu'ils avaient un grand prestige.

Et puis, petit à petit — et c'est sans doute cela qui constitue la grande liberté et l'originalité des Japonais —, ayant remarqué qu'il y avait trop de « choses » qui ne se trouvaient pas dans le lexique chinois, il y a comme un manque ressenti par les Japonais.

Ce manque, ils auraient très bien pu s'efforcer de le métaphoriser avec le chinois, comme cela a été le cas en coréen ou en vietnamien.

Mais les Japonais eux, ont préféré pallier ce manque, en prenant les kana évoqués plus haut, ces signes phonétiques, et ils se sont dit qu'ils pouvaient les améliorer, les rendre esthétiquement plus beaux pour en faire une vraie écriture.

L'autre écriture

C'est ainsi qu'est née, vers le  VIIIe siècle après J-C, cette autre écriture, dans le but, au tout départ, de noter les flexions, les terminaisons : tout ce qu'il y a de changeant dans la langue, ou bien des noms de fleurs, de couleurs, ou encore des impressions, des onomatopées, bref, tout ce qui leur importait dans la vie quotidienne et qui leur semblait difficile à énoncer et à traduire en chinois, autrement dit, tout le domaine de l'affect ou de la jouissance.

C'était au départ leur écriture, rien que pour eux (même si plus tard, ils ont fini par être très fiers de leur invention), qu'ils ont appelé des hiragana qui signifie des kana « plats » (mais ici, « plat » veut dire « simple » ou « léger »), ou bien encore onna-de, « main féminine » pour ne surtout pas rivaliser avec les kanji que l'on appelait aussi les otoko-de qui signifie « main masculine », bien sûr.

Ce qu'il est important de dire, c'est que jusque-là les kanji étaient réservés aux hommes ; seuls les hommes avaient coutume de se servir de l'écriture de façon officielle. Cela ne veut pas dire que les femmes n'avaient pas accès à l'écriture. Toutes les femmes de la cour impériale, y compris les domestiques, savaient parfaitement lire et écrire les kanji. Mais il n'était pas de bon ton qu'elles s'expriment à l'aide des kanji, car les kanji servaient à l'époque à écrire des poèmes et de la prose en chinois, à l'image de ce qui se faisait en Chine avec des contenus politiques, administratifs, ou poétiques officiels ; c'était une écriture, disons, articulée surtout à une dimension phallique.

La mise en place de cette « main féminine », s'est faite bien sûr, pas à pas, soit d'une façon métonymique, soit d'une façon métaphorique, en substituant aux kanji. En réalité, il s'agit dans la forme, d'une écriture cursive faite essentiellement de courbes, qui n'a plus la multiplicité des traits des kanji : il y a en tout 53 hiragana.

Nous pourrions dire qu'à ce moment-là, en nous référant à Lacan, les Japonais ont réalisé quelque chose de l'ordre d'une rupture, rupture du discours du maître chinois, c'est-à-dire le semblant soutenu par les signifiants chinois, par le Tout au sens d'une réalité que représentaient pour les Japonais de l'époque, le discours, le savoir et les lettres chinoises.

Alors, est-ce que ce serait de ça que Lacan a voulu parler dans Litturaterre, lorsqu'il écrit : « ...les « kakemono », choses qui pendent au mur de tout musée là-bas, portant inscrits des caractères, chinois de formation, que je sais un peu, très peu, mais que si peu que je les sache me permettant de mesurer ce qu'il s'en élide dans la cursive où le singulier de la main écrase l'universel, soit reprenant ce que je vous apprends ne valoir que du signifiant » ?

Un peu plus loin, Lacan parle de nuages et de ruissellement.

Il est vrai que la calligraphie en vertical de ces cursives que sont les hiragana, fait penser à du ruissellement...(je ne m'attarderai pas plus longtemps sur ce texte, car le reste est un peu difficile).

En tout cas, je crois qu'on peut dire qu'avec l'invention de cette écriture autre, nouvelle, il s'est produit quelque chose comme un partage réel entre une écriture qui était articulée plutôt du côté du S1, et une écriture que nous pouvons situer du côté du S2.

Ce serait certainement imaginaire de dire que les kanji, c'est l'écriture masculine, et les hiragana, l'écriture féminine, mais ce qui est certain, c'est que les femmes en ont largement profité, et si largement qu'elles en ont fait quasiment leur propre écriture, écriture dédiée aux femmes, ou en tout cas au pas-tout.

Cette écriture a en effet permis dans le lien social japonais, de faire une place exceptionnelle à ce pas-tout, c'est-à-dire un appui pris sur la jouissance bien délimitée dans l'écriture.

A quoi cette nouvelle écriture a-t-elle servi au départ ?

Ce qui est très intéressant, c'est que de façon concrète, cette écriture a servi aux femmes et aux hommes de cette époque à écrire des lettres d'amour, qui se présentaient sous la forme de cette poésie que l'on a appelée les waka (chant japonais).

Et de quoi parlaient-elles, ces lettres d'amour ?

Dans ces lettres d'amour, ces poèmes d'amour, il ne s'agit que de la jouissance charnelle, sexuelle.

Bien entendu, ces poèmes étaient très codifiés, et les choses étaient toujours suggérées dans un style très raffiné, pris dans un lien social très distingué, avec des étoffes, une architecture, une étiquette, mais au fond, le contenu était très réel.

Et, c'est un peu plus tard vers l'an 1000, qu'apparaissent des romans, écrits par les femmes, et pour les femmes, dont le plus célèbre est celui de Shikibu Murasaki, dame de compagnie de la première épouse de l'empereur et fille d'un grand spécialiste de textes bouddhiques, intitulé Histoire du prince Genji.

C'est la première grande aventure romanesque écrite en hiragana, dont le personnage principal est le très beau prince Genji, Hikaru de son prénom.

Cette œuvre est, si je ne me trompe, le premier roman au sens strict du terme de l'histoire de l'humanité.

Il est question de nombreuses rencontres amoureuses du prince prises dans un discours très raffiné sur fond politique, mais c'est encore une fois essentiellement de l'amour charnel, de l'érotisme, de la jouissance sexuelle dont il s'agit.

Cela donne presque l'impression que les Japonais ne pensaient qu'à ça, à l'époque...

C'est sans doute la raison pour laquelle, à l'ère Meiji (XIXe siècle), lorsque, ayant pris la décision de s'ouvrir vers l'occident après 200 de fermeture, les responsables politiques veulent trouver un texte fondamental de la culture japonaise, ils vont aller chercher un texte considéré jusque-là comme plutôt obscur : le Kojiki (chronique des choses anciennes) qui est en fait une mythologie, mais sans grande valeur littéraire, il faut bien le dire.

Cela n'a pas empêché la propagande nationaliste du siècle dernier de mettre ce texte encore plus en avant, en faisant une impasse totale sur l'Histoire du Genji.

Pourquoi ? Parce que c'est une œuvre — un chef d'œuvre,  au même titre que l'oeuvre de Dante, pourrait-on dire, dans le sens où Murasaki, elle aussi, contribue à l'invention de la nouvelle langue japonaise à travers cette autre écriture — est réalisée par une femme, et dont le continu est d'un érotisme constant et trop explicite pour le goût de l'époque. 

ERIKO THIBIERGE-NASU

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Notes