Yusuke Inenaga : Le fils et la morale familiale

Yusuke Inenaga nous explique dans son article la mise en place et la fonction de l’Empereur du Japon élaborée par l’Etat Meiji.

Cette place s’est trouvée idéalisée à outrance pour servir de référent et d’appui à la consolidation de l’identité nationale japonaise vis-à-vis du »monde extérieur ».

On peut penser que la Lettre par certains de ses aspects vient occuper une place similaire.


 Les deux figures du souverain japonais sous le régime dans l'état Meiji (1868-1912)

 

 

Cette étude tente d’analyser la sacralité impériale en tant que fondement culturel, pour appréhender la relation entre religieux et politique au Japon. À la fin du XIXe siècle, quel était le concept de Souverain de l’État Meiji ?

Nous explorerons tout d’abord le croisement de deux récits mythiques : La Porte du Rocher Céleste (Amanoiwato no shinwa) et le Rescrit impérial sur la Descente sur Terre du Petit-Fils Céleste (Tenson-kôrin no shôchoku). Ces récits légitiment le pouvoir du nouveau gouvernement après la restauration de Meiji, en 1868. Ils sont adaptés de deux textes rédigés au VIIIe siècle, Kojiki (qui se traduit littéralement par Chronique des choses anciennes, 712) et Nihon shoki ou Nihongi (Annales historico-mythologiques du Japon, 720). Ces récits ne sont pas proprement des mythes, mais des créations littéraires portant sur l’essence nationale (kokutaï, traduit littéralement par « corps de l’État »), chacune étant due à des auteurs anonymes qui ont exploité une matière mythique en l’arrangeant à leur façon. Nous mobiliserons ensuite le Rescrit impérial relatif à l’éducation de 1889. À travers l’interprétation de ces documents, nous expliquerons la mise en scène de l’État, qui permet de drainer le sentiment et la croyance du peuple dans le cadre d’une tentative de création d’une allégeance irréfutable au Souverain. Cette étude cherche notamment à présenter une figure inhibée de l’Empereur, telle qu’elle s’établit dans le processus de transmission de la sacralité céleste sous le régime constitutionnel, et ce, selon trois axes.

D’une part, nous considérerons La Porte du Rocher Céleste comme principe matriarcal d’une gouvernance sans initiative humaine. Ce récit peut être considéré comme source légitime de l’autorité royale, provenant de la déesse du Soleil, Amaterasu.

Nous présenterons ensuite le modèle patriarcal du fondateur de l’État, Jimmu, en analysant le Rescrit impérial sur la descente sur Terre du Petit-Fils Céleste. L’interprétation de ce récit permettra d’examiner l’articulation des assises religieuses et du système juridico-politique. Cette étude s’appuiera sur l’analyse de l’image de Jimmu, qui fut également le premier empereur, intronisé en 660 av. J.-C. Ce personnage est considéré comme un médiateur entre la transcendance et l’empereur Meiji par analogie avec l’avènement du Petit-fils du Ciel, Ninigi. Nous soulignerons l’évolution du régime politique appuyé sur la « lignée impériale unique » et la sacralité céleste, pour comprendre l’origine de l’État Meiji.

Enfin, nous voudrions plus particulièrement distinguer la question de la figure du Souverain fidèle à la déesse du Soleil, et opposer cette figure à une attitude législatrice et rationnelle, dans une référence commune au culte des ancêtres. Touchant l’identification de la sacralité et du Souverain, une question primordiale se pose : comment la sacralité est-elle reconnue par l’État ? Dans l’approche de la construction de l’État moderne, fondé sur l’assise traditionnalo-culturelle, cette étude partira de l’hypothèse selon laquelle les sujets intériorisent des normes d’inhibition éthico-religieuses, de soumission volontaire à l’autorité royale et d’incitation au service de la Patrie, fondées sur le Rescrit relatif à l’éducation.

En conclusion, nous poserons la question du shintoïsme d’État visant la dédifférenciation du politique, du religieux et du moral. Quant à la construction de l’État-nation, à la différence du modèle occidental, les intellectuels de l’État Meiji établissent l’union du Souverain et de la Nation dans le corps du monarque.

 

1. Les mouvements émotionnels au sein du récit matriarcal

 

Le shintô – littéralement « V oie des dieux » – est une religion polythéiste, liée particulièrement au culte de la Nature et à la mythologie. Le culte shintoïste est voué à la déesse la plus élevée dans la hiérarchie de la mythologie japonaise, Amaterasu, divinité solaire dont le nom signifie « Qui illumine le ciel ». En tant qu’ancêtre du clan régnant, elle est vénérée par la famille impériale, au Grand Sanctuaire d’Ise (Ise jingû). Amaterasu est entourée des dieux issus de sa filiation directe : dans cette mythologie, l’image du Fils du Ciel (tenshi) est celle du descendant direct d’Amaterasu, à la différence du concept confucéen d’Empereur qui, dans la Chine antique, repose sur des vertus monarchiques. Dans le système japonais de croyances, l’Empereur et ses sujets pratiquent un même culte, dont les ancêtres communs sont l’objet.

Dans l’approche de la relation entre religieux et politique, il apparaît que le gouvernement de l’État antique se fonde sur l’identification entre rituel et politique, laquelle s’opère autour de l’autel ancestral de la famille impériale, dès le VIIIe siècle. Le chef de la famille impériale apparaît comme l’incarnation transitoire d’une fonction sacrée. Dans cette vision du monde, la fusion des sphères politique et spirituelle reflète la transmission au monde terrestre de la sacralité de la Haute Plaine Céleste (takamagahara) – séjour des dieux où trône Amaterasu, qui agit elle-même en tant que chamane. L’origine de la sacralité est ainsi mise en rapport avec la théogonie.

La Porte du Rocher Céleste [annexe 1], dans un récit mythique, présente le caractère de l’autorité divine dans le Shintô. Ce récit considère la responsabilité gouvernementale du Corps impérial comme étant liée à une volonté transcendante correspondant à des mouvements émotionnels vis-à-vis de la réalité : surprise, suspicion, joie et tristesse. Ainsi, le récit mythique traduit le sentiment de la déesse du Soleil qui distribue à tous le Bonheur.

Moment symbolique de refondation, ce récit vise à produire déférence et respect, et à inspirer le sens de la continuité par la crainte de la rupture avec le bonheur « illuminé par le Soleil ». Il incombe à la déesse solaire de rétablir un parcours unique. Celui-ci reste néanmoins incertain : soit elle soutient le Gouvernement par le sentiment maternel et la magnanimité, soit par son opposition, elle rejette son frère de la communauté des Dieux. Les Dieux envisagent de maîtriser la divinité transcendante par le rituel et la fascination.

En reliant directement le Souverain à la richesse de l’investissement émotionnel, l’État Meiji a organisé tous les sanctuaires shintoïstes selon un modèle pyramidal dont le Grand Sanctuaire d’Ise constitue le sommet. Le miroir de Yata, conservé dans ce Grand Sanctuaire, est l’un des trois Trésors Sacrés. Le Joyau et l’Épée constituent les deux autres Trésors. Ce sanctuaire traduit l’enracinement de la famille impériale dans le sol japonais, en même temps que son lien privilégié avec le Ciel.

Selon les deux grands récits mythologiques, Kojiki et Nihon Shoki, les Trésors remonteraient à Ninigi, ancêtre de la famille impériale, petit-fils d’Amaterasu. Celle-ci lui aurait remis le Miroir avec ces mots :

« Quand tu regarderas dans ce miroir, mon petit-fils, ce sera comme si tu me regardais moi-même. Conserve-le avec toi, chez toi, même dans ton lit, ce sera ton miroir sacré. Illumine le monde entier d’un éclat pareil à celui de ce miroir. »

Ce miroir est le plus important des trois Trésors qui annoncent l’intronisation du nouvel empereur. Le rituel portant sur le Miroir de Yata légitime la transmission de la sacralité à l’Empereur. Au sommet de la pyramide des sanctuaires shintoïstes, l’autorité transcendante soutient le Corps impérial dans lequel sont intégrées les différentes couches sociales.

 

2. La descente du Ciel sur Terre : la mission matriarcale


Au niveau politique, le récit mythique et les pratiques rituelles modernes se manifestent dans le protocole d’État grâce à une synthèse imaginaire avec le Fils du Ciel. Rappelons que la Constitution impériale a été promulguée en 1890 ; dans le processus de construction d’un État conforme au modèle occidental, après la menace étrangère de grande envergure de 1853, les élites de l’État Meiji envisagent de redéfinir le concept de Fils du Ciel, expression qui désigne le Souverain dès la fin du VIIe siècle.

Depuis la restauration de Meiji, l’image du Fils du Ciel se réinscrit au sein de la symbolique du pouvoir d’État. L’État Meiji privilégie le culte du Fils du Ciel et lui donne la préséance sur les autres cultes reconnus par la Constitution – shintoïsme, bouddhisme et christianisme. De fait, en raison de véhémentes protestations occidentales concernant le bannissement des chrétiens japonais en 1870, l’État Meiji doit reconnaître aux sujets la liberté de culte, par l’article 28 de la Constitution, sous la condition que les diverses expressions religieuses ne nuisent en rien à la stabilité sociale et que leurs adeptes ne se soustraient pas à leurs devoirs de sujets impériaux.

Pour éclairer le concept de Fils du Ciel tel qu’il se présente au sein du régime constitutionnel, il convient d’analyser l’articulation de la Constitution impériale et du mythe fondateur de l’État. Cela équivaut à s’interroger sur le rôle du premier empereur, intronisé en 660 av. J.-C., Jimmu – dont le nom se compose des deux caractères jim et mu, c’est-à-dire dieu et armée. Sa figure surhumaine - probablement fictive - en fait celle d’un dieu guerrier qui guide l’armée nationale pour assurer la paix, de manière à justifier la guerre au nom de la sacralité. Par conséquent, ce personnage n’est pas seulement l’ancien chef de la famille impériale : il s’appuie également sur le motif mythologico-traditionnel du militaire qui, depuis l’Antiquité, renvoie les sujets impériaux au prototype idéal du chef d’État, unifiant le pouvoir terrestre et les vœux célestes dans la monarchie constitutionnelle.

Dans le système du culte du Fils du Ciel, l’Empereur est défini à la fois comme organisateur suprême des rituels, et comme issu de la filiation continue de la déesse, selon le Rescrit impérial de la descente sur Terre du Petit-Fils Céleste (tenson kôrin no shôchoku) :

« Le pays recouvert d’une Riche Rizière est la terre où je monte sur le trône pour ma descendance. Tant que mon petit-fils impérial continuera à le gouverner, notre pays, grâce à l’unité des ordres célestes et terrestres, jouira sans cesse de la prospérité éternelle. »

Jusqu’en 1945, ce Rescrit impérial figurait en première page du manuel pédagogique de morale pour les instituteurs et se fondait en grande partie sur une relation entre le territoire japonais et la volonté divine. Une version antérieure de ce Rescrit impérial mentionne de plus les trois Trésors Sacrés et décrit un épisode central :

« Amaterasu a donné à son petit-fils Ninigi trois objets sacrés, un joyau, un miroir ainsi qu’une épée, et lui a ordonné de gouverner le Pays de la Riche Rizière que sa propre mère, Izanagi, avait créé. »

Dans l’approche interprétative, le rôle de ce récit mythique consiste à rétablir du continu à partir du discontinu. En effet, l’ordre de mission d’Amaterasu traduit une double nécessité de garantie contre toute rupture avec la voix ancestrale et de compromis avec la réalité face au déroulement du vécu. L’héritier de la sacralité doit être une figure pacificatrice et rassurante, qui ne permette pas de s’interroger sur un devoir imposé par les ancêtres.

Le récit mythique de la Descente sur Terre du Petit-Fils Céleste explique d’ailleurs la descente du Fils du Ciel attachée à l’origine de la famille impériale, et dévoile une structure linéaire rigide, susceptible de relier la conscience des sujets impériaux à l’autorité théocratique de l’Empereur. Ce récit proclame clairement l’intégrité moralo-religieuse dont la fonction est d’asseoir et de légitimer l’autorité théocratique ainsi que le pouvoir impérial, tous deux issus de la déesse du Soleil. Celle-ci ordonne à son Petit-Fils Céleste, Ninigi, de descendre sur la montagne sacrée afin de gouverner son peuple. L’Empereur n’est ainsi que dépositaire de la souveraineté d’Amaterasu et participe du culte des ancêtres et de l’ordre « naturel ». Il est donc nécessaire de bien considérer l’adhésion idéologique du peuple selon sa sensibilité moralo-religieuse: le récit mythique, consubstantiel de la bienveillance impériale et des dons ancestraux – émanant essentiellement de la Grand-mère divine – est, de ce fait, source d’une transcendance matriarcale. C’est ainsi toujours le même sang qui circule dans des veines du Souverain. Sa transmission ne s’arrête jamais, puisque la sacralité est garante de l’éternité de la descendance d’Amaterasu.

 

3. La soumission du Souverain terrestre à ses ancêtres


Le principe politico-religieux est invoqué pour hériter de l’unité du discours antique. L’État Meiji célèbre officiellement les exploits divins de Jimmu le 11 février, en commémorant la fondation de l’État (kigen-setsu) par une fête nationale, instituée en 1873. Le même jour, mais en 1889, souhaitant inspirer le peuple par des actions associées à la première cérémonie, l’empereur Meiji promulgue la Constitution impériale au nom de la divinité transcendante : d’après l’article 3, « l’Empereur est sacré et inviolable ». Cette première cérémonie de la monarchie constitutionnelle est une survivance archaïque : l’Empereur est mis en scène sous une double figure, mythique et juridico-politique ; il apparaît davantage comme incarnation du Fils du Ciel que comme chef de l’État dépendant d’une volonté transcendante. L’Empereur est désormais assez puissant pour se passer de la médiation d’une figure patriarcale. C’est en lui-même, enfin, qu’il sera représenté et héroïsé ; il est désormais purifié, hypostasié et mythifié par le système juridico-politique.

En conséquence, la nouvelle figure juridico-politique de l’empereur Meiji a tendance à objectiver les liens mystiques de la sacralité et du pouvoir, qui fondent la Constitution, le culte des ancêtres et la piété filiale. Cette figure de l’Empereur hérite également de l’image mythologique d’une continuité au service d’une pratique gouvernementale protectrice du peuple. En tant que premier empereur, Jimmu reproduit lui aussi symboliquement l’inauguration d’un long travail d’invention mythologique auquel s’est consacré Ninigi – le « proto-empereur » dévoué à sa Grand-mère, la déesse solaire. Le régime constitutionnel ne saurait être que la répétition du soutien transcendant. En effet, sous ce régime, il faut d’abord prendre du recul par rapport au réel, qui doit d’abord être conforme à « l’esprit des ancêtres », si l’on veut en tirer des valeurs pour « réaliser la paix actuelle » et construire des institutions modernes, car celles-ci, au sein de la Constitution, sont nécessaires pour régler les relations des sujets impériaux entre eux.

En définissant l’Empereur comme héritier de la mission matriarcale, la Constitution impériale stipule son droit de régner et son devoir d’obéir à la lignée ancestrale. Selon le préambule de la Constitution,

« Je [l’Empereur] reçois l’autorité des ancêtres, et monte sur le trône impérial d’une seule lignée éternelle. En considérant que les sujets impériaux que je chéris bénéficient de la bienveillance et de la clémence de mes ancêtres [les Dieux], je souhaite que leur bonheur s’améliore et que leurs compétences se développent. »

Ce discours sur la légitimité innée du Souverain se situe dans un contexte politico-religieux affirmant la stricte transcendance de la sacralité céleste. Il convient ainsi de montrer que ses activités politiques ne peuvent trouver leur légitimation que dans la Providence divine. Dans les liens de subordination hiérarchique, les vertus du Souverain sont justifiées par la théorie du « sang royal » demeuré parfaitement pur et présenté comme le sang le meilleur et le « plus pieux ».

Les intellectuels de l’État Meiji tentent de lier les compétences personnelles de l’Empereur à la sacralité d’Amaterasu en vue de justifier sa souveraineté. Si l’intégration nationale qu’ils appellent de leurs vœux répond au désir de créer un substitut au dispositif symbolique grâce auquel se fixe l’image paternelle de l’Empereur, il semble indispensable d’éclairer le concept de Fils du Ciel, enraciné dans l’instance familiale. En 1890, juste après son retour d’Allemagne, Tetsujirô Inoue, l’auteur du manuel scolaire d’éducation morale de l’école primaire [annexe 3], commence à enseigner la philosophie allemande à l’Université impériale de Tokyo. Pour mieux comprendre le Rescrit relatif à l’éducation [annexe 2] édicté en 1889, il propose une idée directrice de l’éducation moderne qui met l’accent sur la «morale nationale» et influence fortement la philosophie académique japonaise. Lorsque les intellectuels de l’État Meiji, grâce au sentiment populaire de la dette vis-à-vis des ancêtres, mêlent à l’allégeance à l’Empereur l’idée d’une conscience individuelle liée au chef de famille, c’est la soumission volontaire à la dignité impériale que la bienveillance et la clémence de l’Empereur convoquent dans la monarchie constitutionnelle.

Dans l’introduction de l’ouvrage d’Inoue Chokugo gyôgi [Commentaires du Rescrit impérial relatif à l’éducation] (1891), celui-ci tente de sensibiliser les lecteurs à la morale éternelle du règne impérial, régénérée par l’État Meiji :

« On reconnaît l’esprit de la morale aussi bien dans les temps antiques que dans les temps actuels. Cet esprit est immuable, mais il est nécessaire d’adapter les pratiques morales aux différentes époques. Nos lecteurs doivent y réfléchir. »

Inoue considère ainsi la morale éternelle comme la « voie juste » que les sujets doivent suivre, dans cette doctrine éthique. Pour lui, « l’objectif principal du Rescrit est d’enseigner la morale, la piété filiale, la fraternité, la loyauté et la sincérité, de consolider les bases de l’État, et de cultiver le sentiment d’amour de la patrie en vue de se préparer au danger. (...) L’énergie de l’État, forte ou faible, dépend ainsi de la cohésion des sentiments populaires. » Selon cette conception des normes moralo-politiques, à la fois traditionnelle et moderne, la restauration de Meiji est un renouvellement, un événement qui doit engendrer le sentiment quasi-religieux d’allégeance à l’Empereur, et y associer le temps sacré de la fondation de l’État.

Le Corps impérial est renforcé par le biais de l’éducation morale au sein de l’école primaire, éducation issue du culte des ancêtres et du dévouement à l’Empereur, qui n’a pour seul objectif que l’instigation à la soumission volontaire des sujets impériaux.

Conclusion

Ce qui surgit à la fin du XIXe siècle, c’est le rapport entre mythique et juridico-politique. À mesure que le Gouvernement réalise son objectif, la stabilité sociale, la Constitution ne peut fonctionner sans la force que lui imprimait jadis la sacralité. Les récits mythiques peuvent alors mobiliser un ensemble de dispositifs sensibles dans l’imaginaire des Japonais.

Les récits mythiques et les rescrits impériaux proclament à la fois une unité de foi et l’union entre la sphère spirituelle et la sphère politique, dans le but d’asseoir et de légitimer le pouvoir impérial issu de la déesse du Soleil, née des divinités primordiales, Izanagi et Izanami. Cela nous conduit à nous pencher sur la reconnaissance et sur la sauvegarde de la déesse du Soleil par le shintoïsme d’État. Inoue Tetsujirô attribue la puissance surhumaine d’Amaterasu aux ancêtres communs de l’Empereur et de son Peuple : « nous la vénérons en tant qu’aïeule commune de la nation japonaise. Il faut dire qu’il existe des mœurs particulières à notre pays ». Le shintoïsme d’État revendique le sacré personnel du mythe. Les moralistes cherchent à susciter davantage de sympathie pour l’imaginaire national et de nostalgie envers les origines communes. Ainsi, une fois l’éducation morale appuyée sur le Rescrit impérial relatif à l’éducation, pour eux, l’institution de règles juridico-politiques serait à peine nécessaire pour réprimer critiques, blasphèmes, sacrilèges et trahisons envers la famille impériale.

La monarchie constitutionnelle établit une distinction entre le monarque en tant que personne privée et le Monarque comme incarnation de la Nation. L’Empereur, n’ayant qu’une existence publique, doit abandonner ses sentiments personnels, souhaiter uniquement le bonheur du peuple et prier les dieux. L’intériorité du Souverain et sa volonté individuelle disparaissent. Dans ce sens, l’Empereur n’est donc plus un individu mais l’incarnation de la collectivité des croyants en la divinité solaire.

Par ailleurs, le Corps impérial se fonde sur la double figure, mythique et juridico-politique, du Souverain comme idéal collectif du Moi, et les sujets s’y identifient, non en tant qu’individus autonomes mais en tant que membres homogènes de la communauté ethno-religieuse. De ce fait, en enfermant les individus au sein d’une conscience ethno-nationale, la croyance du peuple en la légitimité impériale, soutenue par la tradition, pose une contestation du modèle occidental.

 

Yusuke Inenaga docteur en science politique de l’Université de Paris I Post-doctorant à EPHE / CNRS-GSRL





>> Lire l'annexe :

  1. Récit mythologique de la Porte du Rocher céleste (Amanoiwato no shinwa) Adapté du Kojiki (712) et du Nihon Shoki (720)
  2. Rescrit impérial relatif à l’éducation (1889)
  3.  « XVIIIe leçon : Culte des ancêtres et dévouement aux Dieux » in Tetsujirô Inoue, Nouvelle version. Manuel scolaire de morale (Shinhen Shûshun-kyôkasho), Tome 3, Tokyo, Kinkôdô, 1911, p. 93-98.