Stéphane Thibierge : À propos de "Lituraterre"

ALI, le 6/6/2016


Je ne vais pas vous faire un cours sur Lituraterre. Je vais vous en parler en essayant de faire comme nous pouvons souhaiter faire quand nous lisons Lacan ou Freud, ou les bons auteurs. C'est à dire essayer de marquer quelques enjeux et quelques conséquences, éventuellement, de ce que nous faisons quand nous lisons ces textes.

 

C'est d'autant plus indiqué de procéder comme ça avec le texte de Lacan Lituraterre, que c'est de cela qu'il parle, entre autres, c'est un de ses sujets. C'est un de ses enjeux principaux, à savoir que ce qui est écrit au titre de l'écriture, au titre de la lettre, puisse avoir quelques conséquences.

Donc, c'est une façon d'entrer en matière qui n'est pas tout à fait la même que de dire : « Qu'est ce que veut dire Lacan, qu'est ce que dit Lacan dans ce texte ? ». Ce qui reviendrait à faire ce que l'on fait parfois quand on lit Lacan : on essaie de le traduire en français courant.

Mais ce n'est pas tout à fait ce qui va nous occuper là. Encore que l'on pourrait. Puisque c'est le seul texte de Lacan, comme vous le savez, qui ait été écrit en japonais. Ça ne vous a pas échappé qu'il était écrit en japonais du début jusqu'à la fin. C'est pour cela qu'il est difficile. On croit que c'est du français, mais en fait c'est du japonais !

Je plaisante, évidemment, mais ce n'est pas absolument faux. Vous savez ce qu'on dit en français quelquefois quand on veut dire qu'on ne comprend rien à quelque chose. On dit que c'est du chinois, ou que c'est de l’hébreu... Là on pourrait presque dire : « C'est du japonais ».

 

Et donc, je vais vous parler de quelques aspects de ce texte qui est effectivement difficile, mais qui ne l'est pas tant que, c'est toujours la même question, que les torsions de nos névroses singulières. Parce que c'est ça qui nous rend en général la lecture difficile. C'est que nous sommes très tordus. Je veux dire, au sens de la névrose. Donc il faut détordre ce qui est, du côté du lecteur, de l'ordre de l'embarras, de ces torsions-là, pour arriver à entendre un tout petit peu ce que dit Lacan.

Mais la difficulté reste parce que, justement, ce n'est pas un exercice de traduction, et on ne peut évidemment pas tout dire, ou dire ce qui serait le tout d'un texte comme celui là. On peut juste essayer d'en attraper, comme je vous le disais, quelques enjeux.

 

Alors d'abord, avant d’en venir au japonais proprement dit, à la langue japonaise puisque, dans ce texte, Lacan parle de la langue japonaise et de ce qu'elle comporte d’intéressant pour nous du point de vue de son rapport à l'écriture. Avant d'en venir là, je voudrais évoquer quelques points pour aborder ce texte. Bon, je suppose que vous l'avez lu.

 

« Lituraterre » Comment ça peut s'entendre ce signifiant que Lacan forge ? « Lituraterre »... Je ne vais pas me priver d'écrire. (Il écrit au tableau)

« Lituraterre », c'est évidemment, comme vous l'entendez, un jeu d'écriture fait à partir de littérature. C'est un texte que Lacan a écrit, qu'il a prononcé dans son séminaire D'un discours qui ne serait pas du semblant. Et c'est un texte qu'il a donné à une revue de littérature qui l'a publié au début des années 70.

« Lituraterre », ça sonne donc proche de littérature. Dans « lituraterre », vous avez « litura », qui est la rature, ce qu'on fait quand on écrit un trait mais avec un caractère, disons, pas complètement assuré dans sa valeur de trait. Une rature. Et « terre » ça évoque la Terre, au sens de ce lieu que nous habitons. Ce n'est pas du tout indifférent dans le texte, puisqu'au début de Lituraterre vous verrez que Lacan mentionne effectivement la Terre et la pollution. Autrement dit, la façon dont la Terre, aujourd'hui, ne contient plus, dit-il, enfin la civilisation, ne contient plus ce qui peut, du lien social, se répandre sur la Terre, en quelque sorte, de déchet. Et de ce qu'on appelle généralement la pollution. Et Lacan évoque tout au début du texte le fait qu'un lien antique, qui a été longtemps le lien par lequel la civilisation pouvait contenir la pollution dans la culture, ce lien a été rompu.

 

D’où un certain nombre de difficultés que nous connaissons bien et qui sont liées à ce que nous désignons par ce terme de « pollution ». Vous allez me dire, est-ce qu’on n’est pas un peu loin du sujet ? Mais pas du tout. On y est directement car Lituraterre, c’est la façon dont s’inscrit sur le bord de ce à quoi nous avons affaire dans le produit de nos actes, en tant que sujet ou en tant que groupe, la façon dont s’inscrit sur Terre, sur ce qui supporte les inscriptions, la façon dont s’inscrit la litura : la rature. La lettre en tant qu’elle s’écrit, et quand vous écrivez, tout simplement (Il inscrit un trait au tableau), vous faites une rature, vous êtes déjà dans l’écriture. Simplement, ce n’est pas une écriture qui s’est répétée et qui a pu se rendre conventionnelle, c’est juste une rature. C’est déjà de l’ordre de l’écriture.

 

Je vais vous retrouver ce passage, ça vaut la peine quand même de mesurer quelques enjeux de ce texte qui n’est pas facile, mais qui n’est pas non plus d’une difficulté propre à décourager. Vous voyez Lacan part de cette proximité et de cette assonance « a letter » / « a litter », il pense à Joyce. Une lettre/une ordure.

Je passe un tout peu. Puis il demande : « Est-ce que c’est Saint-Thomas qui revient à Joyce quand il fait ce jeu de mots, cette allitération, ou bien la psychanalyse atteste là sa convergence avec ce que notre époque accuse (accuse, c’est-à-dire rend sensible), du débridement du lien antique dont se contient la pollution dans la culture ».

Ici Lacan indique la convergence, l’affinité, en quelque sorte, de la psychanalyse comme pratique avec ce qui de notre époque peut être observé d’une rupture de la manière dont, pendant très longtemps, a été contenue la pollution dans la culture. Il y aurait aujourd’hui quelque chose qui n’est plus contenu, qui est rompu, mais que Lacan ne prend pas seulement en un sens négatif. C’est aussi quelque chose qui permet des inventions. La principale invention - invention, est un mot fort que j’emploie là ; les inventions on n’en trouve pas à tous les coins de rue - en tout cas la découverte, c’est toute la question que pose Lacan dans ce séminaire. C’est d’un discours qui ne serait pas de semblant, c’est-à-dire : peut-on supposer possible un discours qui prendrait son point de départ ailleurs que du semblant ?

 

Vous savez que les quatre discours que Lacan a isolé dans son séminaire, un peu avant celui là, dans L’Envers de la psychanalyse, les quatre discours sont tous des façons d’articuler logiquement des liens sociaux. Ils sont tous liés à l’efficace du signifiant en place de semblant. Semblant de maître, pour le discours du maître. Semblant de l’hystérique, pour le discours de l’hystérique. Semblant du savoir, pour le discours universitaire. Et enfin, semblant de l’objet, pour le discours du psychanalyste.

C’est toujours du semblant que part un discours. En tout cas, de la façon dont Lacan l’a formalisé jusqu’à ce moment. Et là, avec ce titre, assez énigmatique, D’Un discours qui ne serait pas du semblant, Lacan pose la question d’un discours, s’il y en a un, c’est pas certain, mais là avec Lituraterre, il est vraiment au plus près de considérer qu’il y a là quelque chose de possible, en tout cas, il questionne : Est-ce qu’il est envisageable qu’un discours prenne son départ, autrement dit se fabrique, à partir d’autre chose que du semblant ?

 

Là, il interroge ce que pourrait être un discours qui s’appuie, non sur le semblant, mais sur ce qui casse, rompt le semblant. Justement, la lettre, l’écriture, la rature. Ça, c’est effectivement tout à fait nouveau. Et dans tout ce texte, Lacan va souligner combien la lettre est tout à fait autre chose que le simple décalque du signifiant. La lettre n’est pas du signifiant qui est juste transposé sur un autre plan. La lettre, c’est un effet du signifiant qui a à son tour des effets sur notre rapport au langage. Ça vous le savez bien par le séminaire sur La Lettre volée qui montre très bien la différence de statut entre la lettre et le signifiant, puisque la lettre dont nous parle Edgar Poe est une lettre dont nous ne savons pas le contenu, dont nous ne savons rien de ce qu’elle contient. En revanche, elle fonctionne très bien comme lettre. C’est bien l’indice que la lettre et le signifiant sont bien des registres différents. Et là, dans Lituraterre, Lacan s’interroge sur la possibilité qu’il y aurait un discours qui prenne son appui, autrement que sur du semblant, c’est-à-dire sur la lettre, sur l’écriture.

Il dit d’ailleurs, remarque comme ça en passant, mais importante, que ce qui sauve l’honneur de la littérature contemporaine, c’est de prendre appui justement sur un tel usage de la lettre.

 

Cette littérature contemporaine qui, de prendre appui sur un tel usage de la lettre, autrement dit un usage qui, je crois qu’on peut le dire, invente une façon de prendre en compte notre rapport au langage. Et d’une manière convaincante. Lacan cite Beckett, mais il y aurait beaucoup d’autres exemples que Beckett pour rendre sensible la manière dont la littérature contemporaine joue de cette question, de façon intéressante, féconde parfois, cette question d’un discours qui ne serait pas du semblant.

 

Alors, je vous disais « lituraterre », ce mot forgé par Lacan. « Lituraterre », ça désigne les effets sur lesquels on pourrait tabler, les effets de l’écrit sur le bord qui reçoit l’écrit, c’est-à-dire la terre notamment. A un moment donné il va parler de la terre. Il va parler de la façon dont il voit la plaine sibérienne d’avion, et il voit - justement il ne fait pas que voir - il voit quelque chose qu’il lit, et c’est en lisant ce qu’il voit qu’il s’aperçoit qu’il a affaire à de l’écriture. Et qu’il en a à faire à partir du moment où il la lit - « l », « i », « t » - comme telle, vous voyez.

 

Mais je ne vais pas aller trop vite, je reviendrai là-dessus. En tous cas, « lituraterre » désigne donc les effets du langage prenant appui, non pas sur le semblant, c’est-à-dire non pas sur le signifiant parce que semblant et signifiant c’est très proche, mais sur la lettre. La lettre en tant qu’elle fait inscription. Elle fait inscription avant même d’être une lettre formalisée, vous voyez, comme si j’écris par exemple le début de notre alphabet, a,b,c,d, etc. Ça c’est de la lettre formalisée, de la lettre qui a été inscrite des dizaines et des centaines et des milliers de fois, suffisamment pour être formalisée. Mais comme je vous le montrais tout à l’heure, si je fais ça (il trace un trait au tableau), ce n’est bien sûr pas de la lettre formalisée, mais c’est déjà de la rature. Eh bien cette rature introduit dans le réel ce que Lacan désigne comme ce qui se lit dans le réel, ce qui peut se lire comme de l’écrit, c’est-à-dire une rature, une rature qui va avoir un effet du seul fait que cette rature va être remarquée par quelqu’un comme ayant un effet de langage sur ce quelqu’un.

Lacan se dit : voilà, je suis dans le ciel, dans l’avion, je vois la plaine sibérienne, je vois les traces, les marques, les ratures d’un ravinement, ce ravinement est causé par quoi ? Par ce qui tombe des nuages en faisant disparaître la forme des nuages, c’est-à-dire la pluie qui fait que les nuages se dissolvent comme nuages, comme semblant, le semblant des nuages se dissout et il se produit de cette pluie et de ce ruissellement ces inscriptions.

Ces façons de marquer ces ratures que Lacan, pourrait-on dire, déchiffre comme ce qui est à lire – enfin, pas à lire pas comme on lit une écriture conventionnelle, mais à déchiffrer de la plaine sibérienne. Je voudrais ici vous l’illustrer quand même d’une référence au texte : « Je ne noterai qu’un moment de ce voyage : celui qu'il se trouve que j'ai recueilli, de quoi ? D'une route nouvelle (la route de l’avion) que j'ai prise la première fois que j'y suis allé au Japon, elle était interdite. Je fis lecture, (vous voyez, il lit), il faut que j’avoue que ce ne fut pas à l’aller le long du cercle arctique qui trace cette route pour l'avion, que je fis lecture, de quoi ? De ce que je voyais dans la plaine sibérienne ».

 

Donc Lacan dit de façon très claire qu’à la faveur de ce voyage en avion il a pu faire lecture de ce qu’il voyait. Autrement dit, il a pu passer d’un plan de réception du semblant - quand on voit autour de soi la réalité, on reçoit le semblant - du semblant, il a fait lecture. C’est-à-dire qu’il l’a rompu en s’appuyant sur le résultat de cette rupture, c’est-à-dire le ravinement qui produisait les marques, les rayures en bas, sur la plaine sibérienne.

 

Quand il a publié son texte dans cette revue qui lui avait commandé, il dit « Mon essai présent en tant qu’il pourrait s’intituler ‘D’une sibériéthique’ », puisqu’il s’agit de la Sibérie, mais il l’écrit « sibériéthique ». Autrement dit, il y a éthique. Pourquoi ? Qu’est-ce que vient faire l’éthique là-dedans ? Ce qu’elle vient faire, c’est que ça a effectivement des conséquences d’ordre éthique, selon qu’on prend appui dans un discours sur du semblant.

Vous savez que c’est une question qui ne peut que nous tourmenter les uns et les autres quand même. C’est-à-dire, est-ce que quand on est, ou quand on se croit dans un certain discours, est-ce qu’on y est au titre d’un être ou bien est-ce qu’on y fonctionne réellement comme permet ce discours ? C’est une question que n’importe quel psychanalyste doit se poser : est-ce que je suis seulement dans un semblant ou est-ce que je fonctionne comme ? De ce point de vue là, il n’est pas sans conséquence éthique, et même de fortes conséquences, de pouvoir prendre appui non pas seulement sur un semblant mais sur ce qui rompt le semblant. Et Lacan l’évoque ici de façon très précise, l’écriture, le registre de la lettre, c’est ce qui rompt le semblant. Et ce qui rompt le semblant en nous donnant appui pour quoi ? Pour parler ou pour écrire, ou pour énoncer d’une autre façon peut-être que lorsque nous parlons à partir du semblant. Vous voyez, d’une manière qui serait parler à partir de la lettre.

Alors ça veut dire quoi parler à partir de la lettre ? Ça veut dire parler à partir du langage, évidemment on ne peut pas faire autrement, à partir du corps affecté par le langage, on ne peut pas non plus faire autrement, mais en essayant d’être attentif à ce qui de ce corps affecté par le langage fait justement « lituraterre ». Et ce corps affecté par le langage, il fait de la « lituraterre », c’est-à-dire que nous sommes sans arrêt en train de parler à partir de ces effets d’inscription du langage sur notre corps - ce sont des métaphores approximatives - dans notre corps, comme vous voudrez, mais en relation avec notre corps.

Nous sommes sans arrêt en train de faire ça, mais nous ne le faisons pas forcément en connaissance de cause ou avec l’intention que ça ait des effets. Alors que dans ce texte, l’enjeu, Lacan le dit très, très simplement, l’enjeu de ce texte, c’est même dit d’une façon très impressionnante, je trouve, l’enjeu politique de ces questions : « C’est pourquoi on a bien raison de mettre la psychanalyse au chef de la politique ; et ceci pourrait n’être pas de tout repos pour ce qui de la politique a fait figure jusqu'ici, si la psychanalyse s'en avérait avertie ».

 

On en est loin. Vous imaginez Hollande faire une psychanalyse et puis dire : je vais reprendre les affaires de l’Etat seulement quand j’aurai terminé mon analyse. Ni Hollande, ni d’ailleurs aucun de ceux qu’on pourrait pressentir à cette place ne pourrait probablement tenir un tel propos. Pourtant Lacan, et depuis très longtemps d’ailleurs, je me souviens de la lecture d’une interview qu’il avait donnée à l’Express en 1960 et quelques, donc c’est pas d’hier, où il disait, à l’époque il y avait un président du Conseil, il disait qu’on devrait exiger qu’un président du Conseil fasse une analyse avant d’être président du Conseil. C’était sérieux.

Et là il ajoute donc la psychanalyse et la politique, c’est tout à fait lié à juste titre : « Il suffirait peut-être qu’on se dise ça sans doute, que de l'écriture (vous voyez, là il a vraiment le fil de la politique la plus authentique) nous tirions un autre parti que de tribune ou de tribunal (vous voyez qu’on écrit autrement que pour faire tribune ou tribunal) pour que s'y jouent d'autres paroles à nous en faire le tribut. Il n'y a pas de métalangage, ajoute Lacan, mais l’écrit qui se fabrique du langage est matériel peut être de force à ce que s'y changent nos propos ». Vous voyez que c’est quand même un discours assez vif. L’écrit peut être, si nous voulons bien être attentifs, matériel de force propre à ce que nos propos puissent changer.

Ce n’est pas rien comme enjeu tout de même. Et il ajoute juste quelques phrases plus loin : « Ce à quoi semble prétendre (donc à quoi s’efforce) une littérature en son ambition de lituraterrir ». « Lituraterrir », c’est-à-dire prendre effet à partir de ces faits d’écriture. Là, encore une fois, on peut penser à Beckett, mais on peut penser à beaucoup d’autres gens, y compris des gens proches de nous, proches des psychanalystes ou psychanalystes d’ailleurs.

 

Et ensuite Lacan va évoquer comment il lituraterrit lui-même. Et c’est comme ça que nous en arrivons à la question du japonais. Alors le japonais, cette langue japonaise, Lacan en parle ici au titre de ce qui l’intéresse beaucoup. C’est à dire qu’il n’est pas courant effectivement de trouver une langue, un langage, qui nous montre une écriture qui prend en compte, comme écriture, ses effets en quelque sorte, ses effets de l’écriture même dans le langage.

Puisque vous voyez que ce à quoi tend le propos de Lacan dans Lituraterre, ce à quoi il tend et même ce qu’il dit de façon assez claire, c’est toute l’importance que peut avoir pour la psychanalyse, c’est-à-dire pour la psychanalyse concrète, le fait de pouvoir s’appuyer sur ce qui tombe du signifiant. Et ce qui tombe du signifiant c’est toujours de l’ordre de l’écriture, que ce soit écrit ou pas, c’est toujours de l’ordre de la rature. Que cela puisse être repris dans le langage, c’est ça l’enjeu d’une analyse. Que ce qui tombe puisse être repris et qu’on parle autrement, si c’est possible.

 

Lacan observe que le japonais est une langue dans laquelle ses effets d’écriture sont pris en charge dans l’écriture elle-même. Je dois dire que je suis content de vous parler de ça, mais en même temps je suis toujours un peu préoccupé par le fait que quand on ne connaît pas le japonais ou le chinois, enfin le japonais, concrètement, quand on commence à dire des choses comme ça, on a l’impression de faire entendre quelque chose qui est tellement peu coutumier de nos propres usages langagiers que du coup on flotte dans une espèce de sentiment, comme ça, qu’il y aurait là quelque chose d’extrêmement précieux et extraordinaire, mais on ne comprend plus rien et on est enchanté, en quelque sorte.

Alors mon propos n’est pas de vous enchanter, et Eriko, qui a eu l’occasion aussi d’expliquer un peu ces aspects du japonais, me disait à plusieurs reprises qu’elle avait eu aussi ce sentiment. Alors on va essayer de ne pas être dans cet enchantement trop facile, mais de remarquer de quoi il retourne pour revenir à ce qui fait l’intérêt, la manière et le pourquoi de l’intérêt de Lacan pour cela.

 

J’en viens au japonais. Voilà, je vous lis : « Je voudrais témoigner », dit Lacan, c’est intéressant comme façon de dire « je voudrais témoigner de ce qui se produit ». « De ce qui se produit », autrement dit de ce que fait un discours habituellement, mais là il s’agirait de voir si ça peut pas se faire à partir d’un discours qui s’appuie sur la lettre. « Je voudrais témoigner de ce qui se produit d’un fait déjà marqué : à savoir celui d’une langue, le japonais, en tant que la travaille l’écriture ». C’est une langue qui est travaillée par l’écriture. Ensuite : « Qu’il y ait inclus dans la langue japonaise un effet d’écriture ». L’important est qu’il reste attaché à l’écriture.

Parce que, vous voyez « qu’il y ait inclus dans la langue japonaise un effet d’écriture », ce n’est pas là qu’est l’originalité du japonais, parce qu’il y a des effets d’écriture dans n’importe quelle langue. Dès qu’on parle, il y a des effets d’écriture. En ce moment, je vous parle, ça a des effets d’écriture. C’est à dire que ça prend le signifiant, et puis ça le rompt dans le ravinement de certaines interprétations que vous faites en m’écoutant. Vous donnez du sens à ce que je raconte. Pas le même sens, d’ailleurs, tous les uns et les autres. On est dans le malentendu, c’est normal tout ça. C’est comme ça que ça se passe. Mais nous produisons, en entendant du langage, des effets d’écriture.

 

C’est le ravinement justement, les effets de sens. Mais alors, donc, ce n’est pas ça l’originalité du japonais. « Qu’il y ait, inclus dans la langue japonaise un effet d’écriture », ce n’est pas ça l’important. « L’important est qu’il reste attaché à l’écriture » : cet effet d’écriture reste attaché à l’écriture. Autrement dit, cet effet d’écriture est lui-même, en quelque sorte, déjà, non pas déjà écrit, mais il est prêt à être écrit dans une écriture. Ça c’est complètement inédit.

Et de ça nous n’avons strictement aucune idée parce qu’on ne peut pas être plus loin de ce type de rapport à l’écriture et au langage que nous ne le sommes. Nous qui sommes justement habitués à, non pas à une subjectivité, mais à un maniement du terme de sujet qui s’appuie sur la division que cause chez nous le fait que, justement, la lettre une fois qu’elle est tombée du signifiant est généralement refoulée, oubliée.

Et la division du sujet, ce que nous appelons ainsi, prend effet de cette division. Mais alors justement, avec le japonais, on n’a pas cette division. On n’a pas cette lettre qui s’en irait, qui s’en va à la faveur d’un refoulement, d’un oubli, ou à la faveur de la poubelle, tout simplement.

 

La lettre, généralement, elle va à la poubelle. Quand vous faites un rêve, et que vous avez votre rêve en tête le matin, vous faites comme nous faisons tous, la plupart du temps, ça passe à la trappe. Pourtant, il y a là quelque chose d’une écriture. Dès que vous vous souvenez de votre rêve, vous vous en souvenez dans un certain chemin, plutôt que dans d’autres. Vous faites des liaisons et des interprétations. Tout ça, c’est de la lettre, et ça va à la poubelle tout de suite ; on oublie, souvent. Dans les cas favorables, on en parlera, on en fera quelque chose.

 

Donc, j’en viens au japonais : j’ai même apporté, voyez comme je suis sérieux, un manuel dans lequel je travaille le japonais, quand ça m’arrive. Vous pouvez juger que ça m’arrive quand même de temps en temps, vu l’état du manuel.

En japonais, vous avez, pour dire les choses simplement, toutes les lettres japonaises, tout ce qui s’écrit comme lettre en japonais, comporte les caractères chinois. Tous les caractères chinois font partie du japonais, et le japonais a en plus des caractères qui sont des façons de noter le son et pas le sens. C’est ce qu’on appelle des syllabaires. Alors, quand un japonais apprend à lire, il va apprendre les caractères chinois bien sûr.

 

Je vais vous prendre un exemple. L’exemple d’un très joli caractère, une très jolie lettre chinoise bien sûre, c’est celle-là, que j’écris comme je peux (il écrit au tableau). Ce caractère, je ne vous dirai pas ce qu’il signifie, ça n’a pas d’importance ici. Mais quand vous le voyez écrit en japonais, il va pouvoir se lire soit dans ce que les japonais appellent « On-yomi ». « On » qui signifie le son. Donc, c’est la lecture selon le son, selon le son sous-entendu de la langue d’où vient ce caractère. C’est à dire du chinois, le son de référence. Et là, pour ce caractère-là, la lecture « On », c’est-à-dire la lecture du son en quelque sorte cautionné par cette langue maîtresse pour les japonais qu’est le chinois. La lecture donc en chinois, mais en chinois prononcé à la japonaise, ça va être « Getsu ». Ou encore une variante, « Gatsu ».

« Getsu » qui signifie la lune, au sens où l’on parle d’une lune, de la deuxième lune, etc. Et « Gatsu » qui veut dire plutôt le mois. Ça c’est pour les lectures chinoises, tout à fait courantes dans le japonais parlé.

Maintenant, nous allons donner la lecture japonaise, c’est à dire la lecture dans la langue qui est la langue indigène japonaise si vous voulez. La langue, mettons pour faire simple, d’avant l’introduction des lettres chinoises. Dans cette langue donc, le japonais indigène - on va dire ça comme ça - les japonais appellent cette écriture-là le « Kun-yomi ».

 

La chose vraiment surprenante, c’est que cette manière de parler le son s’écrit. Donc vous n’avez qu’à suivre la façon dont ça s’écrit. Donc cette lecture, qui est la traduction du son, se dit en japonais, et ça n’a aucun rapport avec les sons que vous avez entendus au-dessus. Ca se dit « tsuki ».

« Tsuki », c’est un mot très important en japonais. « Tsuki » c’est un signifiant qui a évidemment une valeur en lui-même, pas seulement de traduction de « getsu » ou de ce caractère (il désigne le caractère inscrit au tableau). Quand vous dites « tsuki » en japonais, c’est évident que c’est aussi un signifiant qui a un poids tout à fait lourd en tant que signifiant, mais vous voyez que ça produit quand même cette espèce de division objective que n’importe quel petit Japonais, petit sujet japonais, va apprendre.

Je pourrais vous le montrer à partir de n’importe quel manuel. Je vous invite - ça restera comme on dit probablement lettre morte, mais peut-être pas, on sait jamais, il peut y avoir des exceptions - je vous invite à vous procurer un manuel de japonais.

Demandez à un étudiant japonais de vous donner quelques cours, initiez-vous. Pas parce que je serais féru de japonais. Ce n’est pas le problème. Là, véritablement, pour des gens qui sont psychanalystes, psychanalysants, ou qui s’intéressent à l’analyse, on prend conscience de cette complexité extrêmement intéressante de ces deux versants, divisés objectivement, et qui pré-aménagent le fait de liturattérir, qui en ôtent la responsabilité directe au sujet. Il est invité à se conformer, d’une manière qui peut être originale - par exemple, courageuse ou belle ou poétique ou incisive ou spirituelle –, à quelque chose qui est déjà préformé. Autrement dit, il n’est pas du tout questionné comme sujet, au sens où nous nous entendons ça. 

 

Je pourrais vous montrez très facilement si vous feuilletiez ce manuel que tous les caractères qui sont répertoriés là, toutes ces lettres chinoises, ont une ou des lectures « On », et une ou des lectures « Kun ». Donc, vous voyez la complexité quand même… C’est pour cela que les rapports du sujet japonais à son langage sont très impressionnants. Par exemple, quand vous êtes avec des amis japonais devant une carte du Japon, avec plein de noms écrits en caractères chinois, et vous demandez : Ça, ça se dit comment ? Réponse : Je ne sais pas… À part les noms assez connus de grandes agglomérations, pour les noms de lieux, vous êtes très dépendants du lien social pour savoir comment ça se parle… Il faut avoir appris comment ça se dit. Il y a tellement de possibilités inédites… Presque à l’infini ! Donc, il faut le savoir.

 

Dans la salle : Vous voulez dire que l’usage du mot, suivant qu’il est « On » ou « Kun », est défini par la coutume ?

 

Stéphane Thibierge : Quand vous lisez de la littérature, vous allez avoir tel caractère, et s’il y a une petite difficulté, par exemple pour les enfants, on va mettre à côté un petit signe pour dire « getsu », donc la personne lira « getsu ». Par contre, pour les noms propres, il y a encore plus de variantes possibles. Donc on ne peut pas conventionnaliser les lectures de lettres chinoises pour les noms propres. Donc, là, soit vous savez, soit vous ne savez pas.

 

Chantal Gaborit : Est-ce que c’est juste une question de prononciation ? Par exemple, « tsuki », ça a le même sens que « getsu », ça veut dire la lune et… ça n’influe pas sur le sens ?

 

Stéphane Thibierge : Si, ça influe sur le sens, car si vous utilisez tel caractère dans une poésie, vous n’allez pas le prononcer « getsu » mais « tsuki ». Ce sont deux manières d’écrire différentes, avec des effets différents. L’important, c’est que ces effets et leur interprétation s’entendent. Ils sont dans une large mesure préformés à l’intention du sujet. 

 

Inès Segré : Ce serait plutôt des effets de style que de sens alors ?

 

Stéphane Thibierge : Ce sont des effets de sens. Des effets de sens qui sont aménagés dans une écriture.

 

Jean-Paul Beaumont : Ce sont deux manières d’écrire différentes, ou deux manières de lire différentes ?

 

Stéphane Thibierge : Ce sont deux manières d’écrire et de lire différentes. On peut écrire tout le « On-yomi » avec deux syllabaires différents.

 

Jean-Paul Beaumont : Le syllabaire qui est une forme de phonétique, si l’on peut le dire comme ça ?

 

Stéphane Thibierge : Oui, voilà. Mais une phonétique qui donne lieu à deux systèmes d’écriture encore. Il y a les caractères chinois, premier système d’écriture, et puis deux syllabaires, ça fait trois systèmes.

 

Chantal Gaborit : Alors Stéphane, pourquoi une langue qui a à la fois sa propre prononciation, « tsuki » en japonais, et son mode d’écriture syllabaire, pourquoi avoir gardé la prononciation « getsu » alors ? 

 

Stéphane Thibierge : Justement. C’est cela toute la question… Pour ménager cette espèce de double versant qui permet aux Japonais de liturattérir en quelque sorte, dans leur propre langue. Ce qui, pour nous, d’une certaine manière, est inconcevable.

 

Dans la salle : Concevoir qu’on ne puisse pas reculer en parlant…

 

Stéphane Thibierge : On pourrait dire cela aussi comme ça, oui. On pourrait dire que ce qui chez nous va aller tout droit vers le refoulement, va être, dans cette structure là, inscrit au grand jour. Et donc Lacan souligne comment un tel sujet n’a pas à proprement parler le même rapport au refoulement que nous et parfois n’a pas de rapport au refoulement. Puisque l’écriture qui inscrit les effets de « lituraterre » est déjà prête. Il n’y a pas besoin que cela s’inscrive comme symptôme dans l’inconscient. L’écriture est déjà prête : le sujet n’a qu’à s’y engager. Il ne le fera pas d’une façon automatique. N’allez pas vous imaginer que les Japonais sont des gens qui n’ont pas de jugement, etc. Ils mettent aussi en jeu toutes les qualités que nous connaissons. Mais d’une façon très surprenante. Quand nous voyageons au Japon, on a parfois le sentiment que le rapport au refoulement n’est pas du tout le même que le nôtre. Tout comme le rapport au corps et le rapport à la jouissance. Rien à voir avec ce que nous connaissons.

 

Justement parce que la jouissance, qu’est-ce que c’est ? Lacan le dit dans tout ce séminaire. Il dit : la jouissance, c’est l’écriture. Et si l’on peut modifier les modalités de la jouissance, c’est en s’appuyant sur les effets de « lituraterre » justement. C’est à dire, les effets par où le langage vient produire des effets d’inscriptions du côté de la jouissance. 

 

Je ne veux pas compliquer mon propos, donc je ne vous parle pas du trou dans le savoir et tout ce que dit Lacan, entre savoir et vérité.

 

En tout cas, ces effets de « lituraterre » se produisent là où le savoir est lié au corps, et en quelque sorte à la bordure de ce savoir et du corps. C'est là que se produisent les effets de « lituraterre » et les éventuels effets par où un sujet pourrait, ou peut parfois - dans l'analyse on l'observe - reprendre ce qui est tombé, justement, du signifiant, de la parole. S'en faire un appui justement de sa parole ; une parole nouvelle, enfin une parole un peu autre.

 

Alors du point de vue qui nous intéresse, c'est à dire du point de vue de la façon dont nous appréhendons le sujet ou l'autre, ou l'objet, il est quand même très intéressant de remarquer que les Japonais qui connaissent le Japon et la langue japonaise sont assez d'accord en général pour dire que Lacan a très, très bien saisi.

C'est très impressionnant parce que l'on ne peut pas dire qu'il a eu une connaissance très approfondie du japonais. Il connaissait du chinois et il s'est fait expliquer le japonais, mais il a pigé l'enjeu de la chose d'une façon qui fait qu'il ne dit jamais de choses là-dessus inconsidérées. Contrairement à ce que, parfois, les gens qui lisent Lacan mais qui ne connaissent pas le Japon disent. Dire : "Est-ce que c'est vrai que les Japonais n’ont pas d'inconscient ", ce n'est pas vrai. Mais simplement, les effets de l'inconscient ne sont pas du tout les mêmes. Et c'est vrai que quelquefois cela donne cette impression qu'il n'y aurait pas de refoulement.

 

Alors il y a aussi dans Lituraterre un très beau, très juste, très intéressant passage où Lacan dit que dans ce langage, la lettre est un référent aussi essentiel que toute chose. C'est très impressionnant comme propos. Vous n'avez pas de différence quand vous observez, quand vous recevez, quand vous êtes affectés par le réel. Je ne parle pas de la réalité, pour ne pas faire trop compliqué. Quand vous êtes affectés par le réel, chez nous, disons pour les « Occidentés » comme le dit joliment Lacan, les « Occidentés » que nous sommes, nous faisons la différence entre le semblant et l'écriture. Ce n'est pas le même registre. Il y a la réalité et il y a ce que je peux écrire. Ce que je peux écrire, c'est d'un autre ordre que la réalité. Ce sera dans la littérature par exemple, ou dans la science. Mais dans ce contexte japonais, la lettre a exactement le même statut que n'importe quel semblant de la réalité.

Ce que dit Lacan quand il dit : Elle est pourtant promue (la lettre) elle est promue de là dans ce langage comme référent aussi essentiel que toute chose, et ceci, ajoute-t-il, change le statut du sujet.

 

Parce que quand il va écrire, par exemple, un poème ou ses sentiments, son impression, il n’v a pas du tout avoir l'impression d'être dans son intériorité, comme nous le disons parfois d'une manière un peu étonnante. Il ne va pas avoir l'impression de faire de l'introspection. Il sera tout à fait au grand jour, puisqu'il sera en train de manipuler des lettres qui ont tout autant d'essentialité que le semblant. 

Il n'y a pas de rupture, il n'y a pas de solution de continuité. On ne change pas de registre en évoquant le semblant ou en évoquant la rupture du semblant qui est la lettre. Alors que pour nous, on change de registre.

 

On change même tellement de registre qu’à un moment donné, mais ça c'est un autre aspect de ce texte-là, Lacan remarque d'une manière très étonnante, et juste, qu'il y a une telle automatisation de la lettre par rapport au semblant dans notre culture, à nous occidentaux « occidentés », que la jouissance au service de laquelle se met la lettre dans notre aire culturelle est une jouissance qui est désarrimée d'une jouissance au service de la pulsion et de la vie.

Autrement dit, c'est une jouissance qui est au service de ce qui n'est pas de la pulsion et de la vie. Autrement dit, la mort.

Il le dit de façon très claire. Je pense que c'est intéressant que je vous l'évoque : « Cette rupture qui dissout ce qui faisait forme, phénomène, météore, c'est la rupture qu'occasionne toujours la lettre ». La lettre c'est la rupture du semblant. Quand vous vous mettez à écrire concrètement, vous rompez la représentation de ce dont vous partez.

 

Cette rupture qui dissout ce qui faisait forme, phénomène, météore et dont j'ai dit que la science s’opère à en percer l'aspect - effectivement la science, elle s'occupe plus des nuages, de la lune, etc. Elle s'en fout du « tsuki », etc. - la science, elle va examiner la structure minérale de la lune, elle rompt donc ce semblant. « La science congédie ce qui de cette rupture ferait jouissance ». Lacan dit bien, là, que la science congédie ce qui de cet effet de rupture irait dans le sens d’une jouissance, associée à la pulsion et à la vie.

 

Vous voyez combien ça va très loin ce texte. C'est un texte très, très parlant, et il est intéressant que ce soit un texte qui pose la question des effets de l'écrit et de la lettre sur l'énonciation. 

 

Bon, je voudrais laisser place à des questions, à des remarques, si vous en avez…

 

Denise Sainte Fare-Garnot : Ce serait plutôt des compliments que des questions... Parce que ce texte je le connais depuis longtemps, mais pas comme tu nous l'as expliqué ce soir ! 

 

Stephane Tibierge : C'est vrai ?

 

Denise Sainte Fare-Garnot : Ah oui.

 

Dans la salle : Qu’est-ce qu’il en serait de la traduction, par eux, les Japonais, de notre langue ? De leurs difficultés…

 

Stephane Thibierge : C'est une question magnifique que vous posez… La traduction que les Japonais réalisent des ouvrages faits dans d'autres langues que la leur, c'est stupéfiant ! Les Japonais traduisent beaucoup. Et il n'y a jamais de questions d'interprétation véritablement. Ce n'est pas du tout leur souci. Et quant vous parlez avec des Japonais, le fil, l'importance de ce qui s'échange dans la parole existe bien sûr, mais pas du tout là où nous sommes habitués à le mettre.

Et notamment, il y a une chose - je l’ai dite quelques fois, je suis désolé si je le répète - quelque chose de très reposant pour des gens comme nous. C’est que, là-bas, on est absolument sûrs de n’être pas compris du tout. Mais ça n’a strictement aucune importance. Vous voyez ? L’important est qu’on puisse faire des choses ensemble et qu’on puisse les accomplir, justement d’une manière bien aménagée, par cette double inscription possible.

 

Dans la salle : Comme s’ils acceptaient d’avance qu’ils ne pourraient pas toucher à la véritable version…

 

Stéphane Thibierge : Ecoutez, je ne veux pas trop simplifier. Mais l’interprétation n’est pas leur souci primordial. Et ça, c’est très reposant.

 

Denise Sainte Fare-Garnot : Ce serait plus la poésie ?

 

Stéphane Thibierge : C’est plus de l’ordre de la poésie au sens le plus fort oui…

 

Dans la salle : Justement, pour la poésie, comment ça se passe ?

 

Stéphane Thibierge : Beh, écoutez, ça se passe…

 

Dans la salle : Parce que là, l’interprétation…

 

Stéphane Thibierge : Non mais, il y a bien sûr des interprétations au Japon, des façons de lire. Mais ces façons de lire seront toujours plutôt portées sur la manière la plus juste d’inscrire quelque chose que sur la manière la plus juste de la comprendre. Vous voyez ? Donc, c’est toujours un peu décalé par rapport à ce que nous sommes habitués à appeler interprétation.

 

Dans la salle : Je fais le lien avec la poésie du premier livre de la bible, en hébreu. Est-ce que ce serait une rature qui permette d’accueillir le créé ? Quel lien on peut faire alors entre ce que vous avez dit et l’hébreu ?

 

Stéphane Thibierge : Ah ça, je ne me risquerai pas à faire de lien avec l’hébreu. Mais c’est sûr que le début de la genèse en hébreu, tel que vous venez de le dire, c’est une rature. Et cette rature est justement le moment où quelque chose va lituraterrir. À savoir déjà la terre, les eaux… Enfin, le partage. Tout ce que nous présente le récit biblique.

 

Chantal Gaborit : La parole ?

 

Dans la salle : Et le verbe ?

 

Stéphane Thibierge : Ah, mais vous avez tout à fait raison. C’est vrai, ces formules que nous sommes habitués souvent à recevoir sans noter leur fraicheur, en quelque sorte, leur vivacité originale, originelle aussi. Le verbe s’est fait chair au début de l’évangile de Jean. C’est de l’ordre du « lituraterrir ». Oui, c’est un effet de « lituraterre ».

 

Mais les enjeux que questionne Lacan dans ce texte sont des enjeux majeurs. C’est pour ça qu’il parle d’éthique d’une manière qui n’est pas galvaudée, puisqu’un des enjeux principaux c’est le statut fécond, ou créateur disons, de la parole, et comment ce fait de « lituraterre » justement en indique quelque chose.

 

Marc Melka : J’ai deux remarques pour toi. La première, peut-être un peu complexe. Ce n’est peut-être pas du propos psychanalytique, mais enfin… Eh bien, le Japonais qui n’est pas du tout questionné comme sujet, au sens où nous l’entendons, ça me parait assez intéressant. Donc, la question est la suivante : puisque nous serions « occidentés », je me suis posé la question, est-ce que la notion de sujet n’est pas apparue en Asie du Nord, on va dire pour simplifier, pour l’instant, du fait que les Asiatiques, à l’inverse des « Occidentés », ne seraient pas questionnés comme sujets au sens où nous l’entendons ? Est-ce que s’il n’y a pas eu émergence de la notion de sujet en Asie, comme elle a émergé dans la philosophie occidentale, est-ce que ça tient à ce que tu articules ?

 

Stéphane Thibierge : Ce que Lacan articule plutôt… La difficulté, vois-tu, c’est que j’ai dit les choses de la manière la plus prudente possible, parce que les énoncés trop généraux, là, dans ce domaine, me paraissent un petit peu difficiles.

Je ne dirais pas qu’il n’y a pas de sujet, non. Mais il est tout autrement disposé que ce à quoi nous sommes habitués. Disons ça comme ça. Et, c’est vrai qu’un temps comme le temps cartésien, par exemple, celui du « je pense », ou celui de Freud qui quand même interpelle le sujet très directement - « Ce rêve que tu as fait là, c’est ton affaire, il s’agit de toi et de ta responsabilité » - bon, ce type d’interpellation, comme ça, n’est pas quelque chose de courant au Japon. Et peut-être en Chine.

 

Marc Melka : en Corée aussi…

 

Stéphane Thibierge : En Corée non plus, bien sûr. Et l’autre question ?

 

Marc Melka : Oui, enfin, sur cette question, comme tu l’as dit, on ne peut que rester en suspens parce que… L’autre question, c’est plus embarrassant. J’ai entendu, tu dis : « Les effets de l’inconscient ne sont pas les mêmes, car il n’y aurait (« il n’y aurait » - au conditionnel), pas de refoulement ».

 

Bon, moi, je pense qu’il y a un culte de la lettre et une approche de la lettre - tu te rappelles, on en a parlé il y a assez longtemps - il y a un culte de la lettre qui fait qu’il y a une vision assez erronée de ce qui se passe - je ne parle pas pour le Japon que je connais moins - de ce qui se passe en Asie du Nord, à partir, par exemple, de ce texte qui pour moi est faux, qui ne rend pas compte de la réalité. Donc, tu vois ma question est un peu embarrassante. Je pense là vraiment qu’il y a quelque chose d’erroné, de profondément erroné.

 

Stéphane Thibierge : Où ça ? Mais où ça ?

 

Marc Melka : Dans l’idée que, je répète, je reprends les mots « les effets de l’inconscient ne sont - au présent - ne sont pas les mêmes. Il y a l’impression qu’il n’y aurait (c’est au conditionnel) pas de refoulement ». Je pense que c’est faux. Je pense vraiment que c’est faux. Voila. Je le dis, ce n’est pas une question…

 

Stéphane Thibierge : Ecoute, ce n’est pas une question d’opinion, si tu veux. Moi, je te renverrais dans ce cas, simplement - je ne prétends pas avoir raison - à toute la littérature japonaise. Et tout ce que nous pouvons, nous, facilement mettre au registre de la perversion alors que, manifestement, ça n’en est pas.

 

Marc Melka : Moi je te renverrais à la clinique, et aux gens qu’on rencontre quand ils sont japonais ou coréens… Je parle des Coréens que je connais bien, dont je parle la langue. C’est à peu près la même chose. Ça ne s’appelle pas de la même façon, mais enfin… On peut écrire une partie du coréen avec des caractères chinois, c’est exactement la même chose. Mais, non, du point de vue de la clinique, je n’ai pas trouvé de différences. Mais peut-être en as-tu ?

 

Stéphane Thibierge : Ce n’est pas une question facile, comme ça à…

 

Marc Melka : Voilà. C’est pourquoi je trouve que le texte de Lacan - je le dis très franchement - est un peu de la poudre aux yeux, parce que c’est trop facile.

 

Stéphane Thibierge : Non, ça, je ne suis pas d’accord… Non, je ne suis pas du tout d’accord. Marc, ce n’est pas de la poudre aux yeux. Non, non, non, c’est un texte très pesé et très respectueux de ce à quoi les Japonais ont affaire.

 

Dominique Isakovitch : Pour parler d’une autre langue, l’hébreu, parce que je me suis un peu penchée sur la kabbale, il y a quand même, là aussi, une valeur de la lettre en tant que créatrice d’autre chose. Et ce n’est pas étonnant que Lacan se soit aussi penché sur la kabbale.

Il y a plein de choses à dire. Par exemple, le même mot pour dire « désert » et « parole », à quelque chose près. À la lettre près. La lettre dans l’hébreu, et en particulier dans la kabbale, c’est assez fascinant. Pour nous, analysants ou psychanalystes, je suis persuadée qu’il y a beaucoup de choses à voir là-dedans.

 

Stéphane Thibierge : À l’évidence…

 

Chantal Gaborit : Je voudrais juste te poser une question sur la politesse. Puisque Lacan, en même temps qu’il va parler de la langue japonaise, va amener la question de la politesse. Pourquoi Lacan dit avec autant de certitude qu’au Japon il n’y aurait pas de refoulement ? Tandis que, vu de loin, c’est un pays qui me donne l’impression d’un très grand raffinement. Et pour nous, c’est le refoulement qui fait qu’il y a de la politesse.

 

Stéphane Thibierge : Non. Pas forcément. La politesse ne recouvre pas le refoulement, Chantal. Si tu veux vraiment être civilisé et poli, il ne faut pas toujours être « refoulé » avec l’autre. Tu es d’accord ?

 

Chantal Gaborit : C’est vrai.

 

Stéphane Thibierge : Ce que Lacan évoque de façon très simple à propos de la politesse, c’est que les langues dans lesquelles le sujet ne parle de lui qu’en s’appuyant sur l’autre, et la relation de l’autre à lui, c’est un appui pris sur l’autre. Ce n’est pas un échange, mais un appui. Ce n’est pas le même statut du sujet. En japonais, je ne dis « je » qu’à partir de la prise en compte de l’autre et de la situation. Le « je » est second.

 

Chantal Gaborit : C’est ça qui nous donne cette impression de raffinement.

 

Stéphane Thibierge : Ça fait partie du discours japonais. Un discours tout à fait identifiable qui n’est pas le même que le nôtre. Quand on va là-bas, même si l’on n’y connaît rien, on remarque très bien que ce n’est pas le même discours.

Ne parlons pas d’absence de refoulement, mais d’un rapport différent au refoulement, qui semble souvent être une absence de refoulement.

 

Dans la salle : N’y aurait-il pas le deuil de l’objet dans ce rapport au langage ?

 

Stéphane Thibierge : Le deuil de l’objet, justement, c’est parfois un petit peu problématique dans cette langue là. Regardez, sans vouloir donner dans le sensationnel, prenez ce fait divers qui avait quand même un caractère d’énormité. Au début des années 1970, un des plus grands écrivains japonais contemporains convoque les radios et les journaux et, devant tout le monde, il s’ouvre le ventre ! Faut quand même pas avoir un rapport au refoulement très coincé pour faire ça… Vous imaginez quelqu’un faire ça chez nous ? Jamais. C’est un exemple parmi beaucoup d’autres.

 

Marc Melka : Là aussi, il faut vraiment faire attention parce que s’il y a une même langue japonaise, il y a plusieurs cultures et il y a plusieurs strates de Japon. Tu sais que Mishima était hyper travaillé par les samouraïs et par la défaite du Japon… Il y a des effets de l’après défaite du Japon, comme il y a des effets de l’après Shoah. Il ne faut pas être réducteur. L’acte de Mishima est un acte d’après défaite du Japon. Comme il y a des actes d’après Shoah. 

 

Stéphane Thibierge : D’accord, j’ai entendu. Ok…

 

Jean-Paul Beaumont : À propos du discours qui ne serait pas du semblant, dont tu as parlé au début de ton exposé, ce discours qui serait « originé » par la lettre, quel est le rapport entre ce discours et le discours psychanalytique (que Lacan a évoqué l’année précédente dans L’Envers ) ?

 

Stéphane Thibierge : Eh bien, justement, le discours psychanalytique met la lettre en position d’agent.

 

Jean-Paul Beaumont : Donc, le petit a ne serait plus le semblant mais serait, dans cette bascule que fait Lacan, du côté de la lettre ?

 

Stéphane Thibierge : Oui, je pense que c’était cela sa préoccupation.

 

Jean-Paul Beaumont : Le petit a ne serait plus un objet prélevé sur le corps, mais il serait pris du côté d’une lettre. Il y aurait quelque chose qui permettrait de le lire…

 

Stéphane Thibierge : De toute façon, la lettre, c’est cela qu’elle lit. C’est prendre appui dessus.

 

Jean-Paul Beaumont : C’est après D’un discours qui ne serait pas du semblant qu’il y a une espèce de bascule de Lacan.

 

Stéphane Thibierge : Tout à fait.