Stéphane Thibierge : Les incidences subjectives, politiques et psychopathologiques de notre rapport au lieu

Conférencier: 

EPhEP, MTh1 - CM 1, le 8/11/2018


Je reprends sur cette question que j'ai commencé à évoquer avec vous, cette question par laquelle j'aborde avec vous et pour vous la psychopathologie, parce qu’en somme le cours que je vous fais c'est un cours d'introduction à la psychopathologie.

Comme vous le savez j'ai choisi ce mode d'abord, cette façon d'entrer dans le sujet, qui consiste à nous demander : quelles sont les incidences de notre rapport au lieu ? Incidences subjectives, incidences politiques, incidences psychopathologiques, les trois aspects sont liés. Effectivement ce que j'essaie de vous montrer, je vais continuer aujourd'hui et puis la fois prochaine, ce que j'essaie de vous montrer c'est que cette question du lieu est une question à la fois très simple et complexe.

Elle est simple parce que nous saisissons assez facilement que nous avons un rapport difficile au lieu. Il suffit pour s'en rendre compte de remarquer qu'en tant que sujet, c’est-à-dire en tant que nous disons je, « je pense ceci », « je fais cela » — en tant que sujet donc — nous sommes très souvent confrontés à cette expérience que nous n'avons pas de lieu assuré. Nous le disons d’ailleurs, et nous nous en plaignons fréquemment. Nous ne savons pas exactement où nous sommes, nous ne savons pas très bien ce que nous disons, nous ne savons pas tout à fait ce que nous faisons, enfin c'est d’expérience courante, ça… Et de ce fait il peut nous arriver de nous demander assez régulièrement : mais enfin, où est-ce que je suis ? Est-ce que je suis dans ce rêve que j'ai fait ? Est-ce que je suis dans cet acte que j'ai réalisé ou que j’ai commis ? Est-ce que je suis dans cette relation à l'autre dans laquelle je ne me reconnais pas forcément ? Vous voyez comment nous nous posons facilement cette question du lieu. Donc il m'a semblé que c'était une façon intéressante d'aborder la psychopathologie. Et je vous disais, c'est une question simple : par les exemples que je viens de vous donner, j'essaie de vous le faire sentir. C'est effectivement une question simple la question du lieu, nous pouvons assez facilement expérimenter comment elle nous touche. En même temps c'est une question très complexe.

Elle est complexe parce que, enfin nous pouvons aussi facilement réaliser qu'elle est complexe quand nous nous demandons quelles sont les différentes façons dont un sujet s'articule, se met en relation au lieu. Dès le début de ce cours, j'ai essayé de vous montrer trois différentes façons dont un sujet se trouve articulé au lieu. Je vous avais évoqué une façon — il n'y a pas de façon idéale d'être articulé au lieu — il y a une façon qu'on peut dire psychotique, il y a une façon perverse et une façon névrotique. Si on avait le choix, on n'a pas tellement le choix, mais si on avait le choix je pense qu'on serait un peu embarrassé, parce qu’elles ont toutes leurs inconvénients. Et l'avantage, si je puis dire, c'est que ce ne sont pas les mêmes inconvénients dans chaque cas.

Il n'est pas très facile de préciser, de distinguer de quelle manière ces trois structures sont articulées concrètement au lieu, au lieu comme difficulté. C'est ce que je vais essayer de continuer avec vous.

Mais justement pour aborder le sujet aujourd'hui il me vient cette remarque, cette distinction… (voix de M. Thibierge qui se répète dans l'ordinateur du technicien – rires)… Je pensais tout à l'heure vous parler de l'automatisme mental et voilà qu'il me précède. Ça commence bien.

Je voudrais commencer ce soir — illustrer cette difficulté et aussi cette immédiateté, cette simplicité de notre rapport au lieu — par une remarque très simple, c'est une remarque que j'ai déjà eu l'occasion de faire et pas seulement moi, c'est une remarque très banale, mais elle a son utilité pour ce qui nous intéresse. Elle concerne la différence entre un espace et un lieu. Pourquoi ce n'est pas du tout pareil, un espace et un lieu ?
Nous raisonnons souvent comme si nous avions à faire, dans notre réalité, dans nos mouvements, dans notre orientation, dans nos déplacements, nous réagissons souvent comme si nous avions à faire à des espaces. Je vais vous expliquer tout de suite pourquoi. Nous agissons souvent comme si notre rapport à ce qui nous environne était purement fonctionnel. Par exemple ici, vous voyez autour de vous cet auditorium qui est éclairé, quelqu’un qui vous parle, tout ça vous le situez, vous voyez la droite, la gauche, vous voyez une scène. Si on vous posait la question comment allez-vous vous rendre d'ici au métro et bien vous seriez capable de dire : je vais sortir de cet espace, de cette salle, je vais suivre tel ou tel itinéraire, traverser tels espaces et puis je vais arriver à ma destination c’est-à-dire par exemple la plus proche station de métro. Nous sommes habitués à, surtout à l'époque qui est la nôtre, à considérer notre rapport à ce qui nous environne en termes d'espace, surtout en termes fonctionnels. Un espace, on peut le délimiter, on peut le mesurer et on peut lui donner un certain nombre de fonctions. Pourtant vous réalisez très facilement je pense qu'un espace en tant que tel n'est pas du tout quelque chose qui permet à un sujet humain, à un sujet parlant, de l'habiter. Contrairement à ce qu'on imagine souvent aujourd'hui.

Imaginez par exemple que vous vous retrouviez dans la situation où on ne vous laisse pour subsister qu'un morceau d'espace ou qu'un espace défini. Par exemple on vous dirait : à partir d'aujourd'hui vous allez vivre dans cette salle, c'est là que vous aurez loisir de vous reposer, de vous faire à manger, etc. C'est là que vous allez vivre. Est-ce que ça suffit de dire à quelqu'un : vous avez un espace, vous pouvez faire votre tambouille, vous pouvez poser votre couche et y dormir, est-ce que ça suffit pour que l'endroit dont on parle soit habitable par quelqu'un ? Ça ne suffit évidemment pas.

Ce n'est pas seulement une question de fonctionnalité. On le sait très bien lorsqu'on s'occupe, comme certains le font, de ces sujets qui sont comme on dit : sans domicile fixe, qui sont SDF, qui sont dans la rue, qui sont des clochards, qui sont de façons diverses à la marge. On répond souvent à leurs difficultés en leur aménageant un espace, c’est-à-dire on les emmène quelque part, on leur fait prendre une douche, tout cela ce sont des fonctionnalités, on leur donne à manger, on leur donne un endroit pour dormir. C'est bienvenu en soi, je ne critique pas évidemment. Mais le problème c'est que ça ne suffit pas, et lorsqu’on répond en termes de fonctionnalité à la situation de sujets qui se retrouvent comme ça à la marge, on répond parfois en termes d'espace là où se pose la question du lieu. Et on ne répond pas toujours en prenant en compte cette question du lieu.

Pour qu'un endroit, pour que quelque part soit habitable pour un sujet, un sujet parlant, il faut au moins, et d'abord, nécessairement, une parole. Il faut absolument une parole. Vous pouvez coller quelqu'un dans une maison de force, s'il n'y a pas été introduit par une parole, cette maison ne sera pas habitable. Vous pouvez dédier un espace à quelqu'un pour qu'il y vive, si ce n'est pas amené par une parole, il ne pourra pas y vivre. C'est comme ça.

Quand vous dites à quelqu'un prenez place, vous lui permettez d'habiter un lieu, même de façon temporaire et aussi de façon éventuellement non temporaire. Quand vous dites à quelqu'un ici vous êtes chez vous, vous lui donnez un lieu. Et ce lieu peut être, pas tout à fait n'importe où mais, je vous disais tout à l'heure si on vous disait : maintenant vous allez habiter cette salle où nous nous trouvons, sans doute ça ne vous ferait pas extraordinairement plaisir parce que c'est quand même moyennement enthousiasmant comme cadre de vie, mais imaginez que dans des conditions un peu difficiles on vous dise : là vous serez chez vous. Bon, à partir de là vous pouvez vous débrouillez, il y a une parole qui vous donne ce lieu et qui vous dit : c’est votre lieu. Ensuite vous allez faire comme vous pourrez. Mais il y a la possibilité de faire là un lieu. Ce n'est pas du tout la même chose que de se retrouver dans la fonctionnalité d'un espace, pas du tout la même chose que si une décision administrative vous assigne un morceau d'espace dans un plus grand morceau d'espace, ça, ça ne suffit pas du tout pour vous permettre d'habiter quelque part. Vous voyez cette remarque très simple sur la différence entre un lieu et un espace et comment un lieu est nécessairement relié à une parole, me paraît constituer une façon parlante, concrète et intéressante de nous remettre ce soir dans cette question du lieu et de ses incidences subjectives, politiques et psychopathologiques

Pour reprendre le fil de mon propos, je vous ai déjà évoqué, et je vais repartir de là, parce que ça me paraît… ce n’est certainement pas la seule manière d'aborder la question, mais ça me paraît à moi une manière exemplaire dont se présente à nous cette question du lieu. Je vous ai déjà évoqué les difficultés spécialement remarquables, spécialement parlantes dont nous fait part le psychotique, le sujet psychotique, concernant cette question du lieu.

Je vous avais évoqué si mon souvenir est bon un patient que j'avais eu à entendre, ce patient qui me faisait part de sa difficulté que justement, très littéralement, il ne pouvait pas se tenir à la même place. Vous vous souvenez ? Je vous avais parlé de la manière dont il devait constamment se déplacer, se transférer, d'un café à un autre par exemple, et à chaque fois il séjournait un peu dans le café et puis très vite… Ce n'est pas du tout comme l'exemple que je vous donnais tout à l'heure, quand on dit à quelqu'un prenez place, ici vous êtes chez vous : là il y avait des voix mais qui ne lui disaient pas du tout ici vous êtes chez vous, qui commençaient plutôt à bruire de propos qui le visaient lui de façon persécutive, qui faisaient qu'au bout d'un temps relativement bref il devait quitter cet endroit et se déplacer jusqu'à un autre endroit où les choses recommençaient.

Nous pouvons résumer ça, cette difficulté que rencontre le psychotique et dont il nous fait état de beaucoup de manières différentes, nous pouvons le résumer de la façon suivante en disant que le lieu du langage, pour le sujet psychotique, le lieu du langage se présente en quelque sorte comme saturé.

Ce lieu du langage comme vous le savez, nous l'appelons à la suite de Lacan d'un nom qui est très heureux je trouve, et que nous devons à Lacan, j'ajoute : suivant Freud, parce que lorsque Lacan a inventé ce nom il était vraiment au plus près de la fidélité la plus stricte à l’œuvre de Freud. Lacan appelle le lieu du langage : le lieu de l'Autre, avec un grand A. Je me permets de l’écrire, parce que j'aime bien écrire. Ce n'est pas de ma part seulement une fantaisie d'aimer écrire, c'est que ça a un rapport avec la question du lieu, j'espère que je pourrai vous le faire percevoir avant la fin de ce cours ou la fois prochaine. L'écriture est nécessaire pour nous faire toucher du doigt autre chose que nos espaces habituels, ou nos ornières habituelles de référence. Avant il y avait le tableau noir, aujourd'hui vous savez, je m'en plains souvent, il n'y a plus le tableau noir, il y a autre chose. C'était plus civilisé le tableau noir parce que, comment dire, c'était d'une certaine façon plus matériel. Peu importe, faisons avec ce que nous avons. Donc j'écris ce A qui est fait pour inscrire la manière dont Lacan appelle le lieu du langage. C'est « le lieu de l'Autre ».

C'est quand même très intéressant comme façon de poser les choses, parce que si le lieu du langage c'est le lieu de l'Autre, si on pose les choses comme ça, ça veut dire tout de suite que le lieu du langage ce n'est pas le lieu de moi, ce n'est pas mon lieu, je n'en dispose pas.

Dans Alice au pays des merveilles, que vous avez lu je pense — si vous ne l'avez pas lu, je vous conseille vivement de le lire — il y a un personnage qui s'appelle Humpty-Dumpty, qui dit « Je suis maître du langage », comme si le langage dépendait purement de son bon vouloir. C'est un personnage qui a toute sa saveur dans cette œuvre de Lewis Carroll, mais il est bien évident que ce n'est pas du tout là notre rapport au langage. Notre rapport au langage, nous ne l'avons pas choisi et il nous précédait comme l'Autre nous précède, et c'est de l'Autre que nous l'avons reçu ce langage.

Qu'est-ce que c'est que le lieu de l'Autre comme lieu du langage tel que Lacan le définit ?

À la fois très simplement et très radicalement, c’est-à-dire d'une façon telle que ça nous permet d'en mesurer les effets d'une manière extraordinairement vive et concrète.

Ça veut dire que l'Autre c'est le lieu des éléments du langage, c’est-à-dire des signifiants.

Les signifiants : tous les éléments du langage. Tous les éléments, ces signifiants, avec l'appui desquels, au moyen desquels, comme nous le pouvons, souvent d'une façon un peu maladroite, mais enfin nous n'avons que ça à notre disposition, tous ces signifiants sur lesquels nous prenons appui pour parler, pour agir, autrement dit pour, comme nous le pouvons, nous faire représenter.

Lorsque je souhaite me faire représenter par ce que je dis ou par ce que je fais, autrement dit le prendre à mon compte, l’assumer, comme ça nous arrive en principe d'une manière assez ordinaire, je peux prendre appui sur quoi ? Sur des signifiants, c’est-à-dire sur des bouts de langage, des mots, des phrases, parfois à peine des mots ou des phrases, parfois juste un début de mot ou de phrase : hmm…, vous voyez, juste un balbutiement. En tous cas je n'ai pas d'autre moyen en tant que sujet que de prendre appui sur ces signifiants, c’est-à-dire sur ce lieu de l'Autre, pour tenter de me faire entendre.

Ne serait-ce que ça, ce que je viens de dire : tenter de me faire entendre. Ça vous parle, non, quand je dis ça comme ça : je tente de me faire entendre. Qui n'a pas connu cette expérience ? Personne, sans doute. Tout être parlant, tout être humain a connu cette expérience et la connaît régulièrement. J'essaye de me faire entendre, ça veut dire que ce n'est pas gagné. Ça veut dire que je peux avoir l'impression quelquefois que je ne le suis pas. Mais si je ne suis pas entendu, ai-je un lieu ? La question se pose. Si je ne suis pas du tout entendu, ou si je ne suis pas entendable, la question se pose très sérieusement de savoir si j'ai un lieu. En psychopathologie nous avons affaire à des sujets qui d'une manière ou d'une autre, avec des façons très différentes certes, mais dans tous les cas nous avons affaire, en psychopathologie, à des sujets qui essaient de se faire entendre. Et qui essaient de manières très diverses. Ça peut aller de : « il y a quelque chose que j'aimerais vous dire » — c'est une façon mesurée — à des passages à l'acte qui sortent tout d'un coup totalement du cadre. Ça peut être des passages à l'acte agressifs ou meurtriers à l'égard d'autrui, ça peut être des passages à l'acte qui mettent en jeu la vie même du sujet, quand quelqu’un passe par la fenêtre par exemple. Il y a toute une série de façons dont un sujet peut marquer qu'il essaie de se faire entendre. Quelquefois il n'est même pas capable de l'articuler comme ça, de façon aussi claire ou explicite, mais c'est de ça qu'il s'agit. En psychopathologie nous avons affaire à ça, de nombreuses différentes manières.

 

Si je reviens, donc, au cas du sujet psychotique, nous pouvons dire que ce lieu que je vous ai écrit au tableau, ce lieu de l'Autre, ce lieu du langage, ce lieu du signifiant, des signifiants, il est, pour lui, saturé. Pourquoi est-ce que je peux dire ça ? Saturé, ça veut dire quoi ? C'est une métaphore bien sûr, c'est une image, mais elle est parlante. Ça veut dire que ce lieu est plein. Il est plein et tellement plein qu'il ne laisse pas beaucoup de place au jeu avec le signifiant. Au jeu j,e,u, mais vous entendez bien ici, et la langue française a cette chance — chaque langue offre des possibilités toujours très intéressantes, très précieuses d'effets comme ça, d'homophonies, de métaphores différentes d’une langue à l’autre — en français nous avons le je et le jeu. Dire que le lieu de l'Autre est saturé pour le psychotique, ça veut dire qu'il n'y a pas beaucoup de jeu dans son rapport au signifiant, et du coup la question du Je est effectivement difficile. Il n'y a pas beaucoup de jeu, c’est-à-dire qu'il n'y a pas pour ainsi dire de case vide dans ce lieu de l'Autre, pour m'aider de cette autre métaphore. Ici je vais me servir, je n'avais pas pensé le faire, mais je crois que c'est quand même utile, je vais me servir d'une image dont je me suis déjà servi les années précédentes, mais elle est vraiment commode pour faire entendre ce qui nous importe ici.

Fig. 1 : Le jeu de Taquin

 

Jeu de taquin

 

Il y a un jeu qu'on appelle le Jeu de Taquin. C'est un jeu qui se présente à peu près comme ça pour sa forme générale, pas forcément pour le nombre de cases (Fig. 1) C'est un cadre que l’on peut disposer à plat et dans lequel il y a des éléments carrés, et puis (je vais vite) il y a juste une case vide. Et cette case vide permet que vous puissiez déplacer les éléments du jeu de telle sorte que vous obteniez des configurations diverses où la case vide va se trouver à différents endroits. C'est une image très simple mais pas fausse pour autant. C'est une image très simple de ce qui permet, au lieu des signifiants, en ce lieu des signifiants, de jouer avec les signifiants. Pour que nous puissions jouer avec les signifiants, il faut qu'ils puissent être déplacés. Changer de place. Il ne faut pas que ce soit complètement compact. Il faut que le jeu soit possible. Vous me direz : mais qu'est-ce que c'est que ce jeu ? Eh bien c'est ce qui se présente toutes les fois que nous essayons de parler. Quand nous parlons nous faisons des métaphores, nous fabriquons des images que nous en soyons conscients ou pas. Si nous en sommes conscients nous sommes, comme on dit, plus ou moins maladroitement ou plus ou moins adroitement, nous sommes poètes. Rien ne m'interdit de dire par exemple, je vais prendre une image d'un poète, rien ne m'interdit de dire « la terre est bleue » et rien ne m'interdit de dire, comme il le disait, « la terre est bleue comme une orange », je peux tout à fait dire ça, ça fait sens. C’est-à-dire que d'un point de vue qui se voudrait très bêtement réaliste on peut dire que ce n'est pas vrai, mais en même temps on ne peut pas dire que ça n'a aucun sens. Quand on dit « la terre est bleue comme une orange », ça fait résonner des choses qui ont leur justesse, leur valeur évocatoire, à apprécier dans ce cas-là comme dans tous les cas où l’on entend une métaphore un peu nouvelle, ou pas trop usée. Quand on apprécie ce genre de justesse on apprécie la poésie. Il vaut mieux apprécier la poésie parce que si l’on n'apprécie pas du tout la poésie on a du mal à parler. Parce que parler c'est lié à la poésie. Dès qu'on parle un petit peu on est sur les pas du poète, d'une certaine façon. Et nous hésitons souvent d'ailleurs à être sur les pas du poète. C'est dommage pour nous. Nous avons tout à fait intérêt à nous inspirer de la démarche du poète.

Pour revenir à mon propos, le lieu de l'Autre pour le psychotique il est en quelque sorte saturé. C’est-à-dire que si je prends mon exemple du jeu de Taquin, c'est comme si pour le sujet psychotique, cette case vide elle était très problématique, il n'est pas du tout évident qu'elle existe, cette case vide.

Je vais vous en donner une illustration que je vais chercher chez Freud et qui est massive. Mais c'est pour vous faire entendre de quoi il s'agit. Freud dans un passage célèbre à la fin de l'article dans Métapsychologie, qui s'intitule « L’inconscient », Freud dit comment pour les sujets schizophrènes, il appelle ça comme ça — pourquoi pas d'ailleurs c'est à peu près conforme à l'usage et à la représentation que nous en avons encore aujourd'hui — comment pour les schizophrènes donc, les représentations de mots, c’est-à-dire les symboles que sont les mots, sont sur le même plan, sont superposés à ce qu'il appelle les représentations de choses. Autrement dit commet les mots viennent prendre la même valeur que les choses. Ce qui aboutit au fait que dans un tel contexte, je ne me souviens plus dans quels termes Freud l'illustre pratiquement, mais ça voudrait dire qu'un schizophrène pourrait et peut prendre le mot pour la chose. Et au lieu de dire simplement « je bois un verre » il pourrait ingurgiter le verre réel, le verre physique. Avaler le verre lui-même. Autrement dit ce ne serait pas ici une métaphore.

Lacan dit quelque chose qui est pratiquement de même valeur que Freud ici, dans un texte des Écrits, je crois que c'est dans la « Réponse au commentaire de Jean Hyppolite sur la Verneinung de Freud », mais peu importe je vous dis ça de mémoire. Lacan dit : «  Pour le schizophrène, tout le symbolique est réel ». C'est dire la même chose. Le symbolique est réel, c’est-à-dire le symbolique n'est pas précisément distinct du réel. Autrement dit si je prends cette petite image toute simple du Jeu (de Taquin), si tout le symbolique est réel, ou si le symbolique et le réel s'équivalent, il n'y a pas de case vide. La case vide c'est celle du jeu du symbolique comme tel. C'est celle que nécessite justement le jeu du symbolique.

Cette saturation donc, dont nous fait état le psychotique, il nous en fait état de très nombreuses manières.

Il nous dit de très nombreuses façons de quelle façon justement le lieu de l'Autre est pour lui saturé. Si nous vous recommandons à l'EPhEP d'aller à des présentations de malades, c'est parce que nulle part mieux que lors de ces présentations vous ne pourrez concrètement mesurer la façon dont un sujet peut nous témoigner de cette saturation du lieu de l'Autre et du fait toujours très pathétique et parlant dans la psychose que, comme le lieu de l'Autre est saturé, le sujet se retrouve de multiples manières dans cette position étrange de constater sa propre éjection de ce lieu, et donc de tout lieu. Ce qui n'est évidemment pas une position facile. Je vous disais : il nous fait état de cette saturation de multiples manières. Il nous dit par exemple comment il reçoit le langage sur un mode imposé, xénopathique, comme on dit. Les modes xénopathiques de l'hallucination verbale, auditive, visuelle, et toutes les différentes formes d'hallucinations, il y en a beaucoup.

Cette saturation il en reçoit l’effet aussi sous la forme de ce qu'on appelle l'automatisme mental, qui est un phénomène fondamental dans la clinique des psychoses. L'automatisme mental dont la forme principale est ce que Clérambault appelait l'écho de la pensée, c’est-à-dire quelqu'un qui vous dit : « quand je parle il y a une voix qui dit ce que je dis avant que je le dise, ou bien qui le répète après que je l'ai dit ». L'écho de la pensée. Clérambault disait que c'était le phénomène central, basal, fondamental, de l'automatisme mental. Évidemment ça rend le sujet perplexe au début, et puis décontenancé. Il y a de quoi ! Je dis quelque chose et ce que je dis c'est doublé. Il y a un autre qui le dit avant ou après moi. Qu'est-ce que c'est si ce n'est pas ma propre éjection que j’entends ? Ou alors vous avez aussi une modalité de l'écho de la pensée qui est en doublure aussi, qui est très remarquable, c'est ce que Clérambault appelait l'énonciation des actes. C'est très remarquable l'énonciation des actes, ce n’est pas rare dans la clinique, ça va être par exemple quelqu'un qui vous dit : c'est étrange quand je me déplace chez moi, il y a une voix qui dit : « Ah la folle fait ceci, la folle fait cela… elle va vers la porte, elle ouvre la fenêtre… Tiens, elle est sortie, bon débarras ! » Une voix qui vous tient compagnie comme ça. C'est un peu décontenançant, parfois, et même fréquemment ça peut amener un sujet un peu perplexe qui se demande ce qui lui arrive, ça peut l'amener à un certain désarroi. Désarroi lié à la manière dont il a le sentiment, pas injustifié du tout, qu'il est éjecté de ce lieu de l'Autre.

De ce fait, du fait de ce rapport du psychotique au lieu de l'Autre, dans notre rapport à la psychose, aux sujets psychotiques, et aussi dans les modalités de suivi, de prise en charge, cliniquement et je dirais même thérapeutiquement, si nous essayons de prendre en compte aussi cet aspect-là, la question du lieu est fondamentale à prendre en compte, dans notre rapport avec les sujets psychotiques. On se demande souvent comment on travaille avec les psychotiques, c'est une question légitime. Il se passe des choses dans le travail avec les psychotiques, bien sûr, et l’on essaie de savoir à peu près ce qui se passe, ce que l’on fait et comment on le fait, mais on ne sait pas toujours, loin de là, ce qui se passe, ce qui s’est passé, ce qui se produit dans le travail avec eux.

Une manière de répondre, au moins pour aborder la question parce que je ne prétends pas du tout y répondre de manière satisfaisante, ce peut être de dire : essayer d'aménager un lieu, de rendre possible un lieu, même précaire, pour un psychotique c'est déjà quelque chose d'assez précieux. Quand je dis rendre possible un lieu, je ne veux pas dire quelque chose de forcément très ambitieux, du style : ici c'est votre maison, vous êtes chez vous etc. et que ça marche comme ça. Ça ne suffit pas. Ce n'est jamais aussi simple avec les psychotiques, ni d’ailleurs avec quiconque. Mais déjà, quand c'est possible, qu'un tel sujet vienne vous voir, revienne vous voir, et puisse trouver au moins dans un cadre minimal l'occasion d'avoir à faire à un autre, pas exactement le grand, mais un autre, à vous, à nous quand nous sommes dans cette position de praticien. Le fait que le sujet puisse régulièrement, dans un certain cadre, avoir à faire à un autre, déjà en soi, du point de vue thérapeutique, ce n'est pas un point négligeable, c'est quelque chose qui, du point de vue de cette question du lieu est très important et a tout son prix. Ça n'assure pas un lieu, non, mais ça en tient lieu un petit peu. Il y a d'ailleurs beaucoup de manières différentes dont on peut avec des sujets psychotiques travailler cette question du lieu.

Je me souviens d'une patiente qui est venue me voir pendant plusieurs années, très hallucinée, elle était en permanence en train de constater elle-même combien et comment elle était éjectée de tout ce qui passait par sa représentation. Elle m'en faisait état. Pendant un certain temps elle est venue me voir pour me dire toutes ces façons diverses dont elle était l'objet de cette xénopathie, de ces hallucinations, de ces voix. Puis au bout de quelques années, elle n'est plus venue au sens de se rendre effectivement à mon cabinet. Mais en revanche elle me téléphonait. Mettons que je la recevais le jeudi, elle me téléphonait en début de semaine et me disait : — Jeudi je viens vous voir ». Je disais :  — Très bien je vous attends jeudi ». Puis elle ne venait pas. La semaine suivante elle m'appelait en début de semaine : — Ce jeudi je serai là », et je disais : — Très bien, je vous attends jeudi ». Et elle ne venait pas. Et ça a duré comme ça pendant plusieurs années. C'était juste un coup de fil. Ce n'était pas grand-chose, c'était ténu. Je ne dirais pas que ça lui assurait un lieu, mais ça créait les conditions de quelque chose un peu de cet ordre quand même. Ceux qui travaillent avec les psychotiques ont régulièrement l’occasion de remarquer des choses, des relations de cet ordre dans le suivi.

Cette saturation du lieu de l'Autre pour le psychotique, vous la trouvez dans toute la clinique des psychoses. J’en prendrai un autre exemple dans un syndrome particulièrement parlant à cet égard, qui s'appelle le syndrome de Cotard. Vous en avez entendu parler peut-être ? Je ne vais pas m'y étendre longtemps, juste pour vous dire ceci : c'est un syndrome qui a été identifié par un psychiatre de la fin du 19eme, Jules Cotard. C'est un syndrome très proche de la mélancolie. Il se présente d'une façon exemplaire concernant ce qui nous occupe, dans la mesure où ce sont des sujets qui nous disent : mon corps peut se réduire à la taille d'une pointe d'épingle à certains moments, tout petit, et à d'autres moments il va se dilater jusqu'à atteindre aux limites de l'univers. Là cette compacité du lieu de l'Autre, nous en trouvons une expression particulièrement parlante dans la façon dont le patient ou la patiente témoigne du fait que le réel de son corps — disons ça comme ça, parce que qu'est-ce c'est qu'un corps qui se présente comme ça, nous n'en avons pas beaucoup d'idée, sauf de par ce qu'en dit le patient — le réel de son corps c'est quelque chose qui vient se réduire au plus petit point, ou bien qui s’étend, qui est dans une expansion à l'infini, aux limites de l'univers. C'est le syndrome de Cotard. Ces patients nous font état du fait que leur corps est ainsi sans limites, mais il n'y a pas seulement le corps qui est sans limite, la dimension du temps est aussi sans limite puisqu'ils disent : tout ceci ne peut pas s'arrêter, je serais content qu'on mette un terme à tout ça, mais ce n'est pas possible parce que je ne suis pas mortel, je suis immortel, c’est-à-dire que dans le temps il n'y a pas la coupure, la limite qui viendrait faire cesser tout ça. Aussi bien dans l'espace que dans le temps, il n'y a pas d'interruption possible. Vous trouverez si vous êtes curieux et si cela vous intéresse, un très remarquable exposé d'un cas de syndrome de Cotard par Marcel Czermak dans son ouvrage Passions de l'objet. Vous avez dans ce livre un chapitre qui s'intitule : « Remarques psychanalytiques sur un cas de syndrome de Cotard ». C'est passionnant, je vous le recommande, je vous recommande d'ailleurs le livre en entier parce que c'est un livre remarquable sur la clinique des psychoses. Justement ce livre de Czermak, Passions de l'objet, ne parle que de ça : de la façon dont chez les psychotiques on observe cette saturation du champ de l'Autre, cette saturation du lieu du langage.

Je voudrais, je pense que je vous en ai déjà parlé, mais ce n'est pas inutile d'en faire un bref rappel, vous donner encore un autre exemple. Il s’agit d'un psychotique très connu, célèbre, un de nos écrivains les plus célèbres, Jean-Jacques Rousseau. Rousseau nous fait part de la manière la plus expressive de sa difficulté avec la représentation. Cela nous donne l'occasion de marquer cette distinction entre la présentation et la représentation. Je pense que vous percevez la relation directe de cette question avec le problème qui nous intéresse, le problème du lieu et du rapport d’un sujet au lieu.

Je vous parlais de la fin de cet article de Freud où il dit que dans la schizophrénie la représentation de mot et la représentation de chose se superposent. Rousseau avait la plus grande difficulté à concevoir qu'un sujet ou des sujets, un groupe, puissent être représentés. C'est très intéressant si vous pensez que Rousseau est un des auteurs qui ont le plus contribué à créer notre système politique et notre système éducatif. C'est intéressant de voir, de relever que sa réflexion rencontrait comme une difficulté presque insoluble, ou même insoluble tout court, la question de la représentation : comment puis-je être représenté, politiquement parlant.

Rousseau a essayé de répondre à cette question dans un ouvrage célèbre qui s'intitule Le contrat social. Dans le Contrat Social, Rousseau essaie logiquement de déplier les moments par lesquels passent un ensemble d'individus, par exemple nous si nous souhaitions former un groupe que nous estimions susceptible de nous représenter, Rousseau se demande donc : quelles sont les étapes par lesquelles ont doit passer pour que ce groupe puisse se donner des représentants, et se donner donc une représentation politique qui soit légitime. Il déploie les plus grands efforts pour répondre à cette question, et comme certains commentaires l’ont remarqué, en réalité il ne parvient pas à articuler une réponse satisfaisante. C’est-à-dire qu'il y a un moment dans son exposé qui fait sentir le caractère impossible de la chose. Il y a une espèce de moment où il y a comme un tour de passe-passe, où la volonté de chacun devient la volonté de tous, mais on ne voit pas très bien comment c'est possible et effectivement ça ne l'est pas d'une certaine façon. Ça ne l'est pas de la façon qu’essaie de construire Rousseau, il y a quelque chose de la place vide qu'indique le petit jeu de taquin, il y a quelque chose de cette place vide qui est nécessaire pour que puisse fonctionner la représentation, mais qui justement ne se trouve pas dans la construction de Rousseau, parce qu'il était dans quelque chose de l'ordre de la présentation et il avait beaucoup de mal avec la représentation. Pour le dire autrement : il est impossible de créer de l’Autre — du symbolique, nécessaire à une représentation quelle qu’elle soit — à partir du seul moi ou d’un groupe de mois ou d’individus. C’est pourquoi, contrairement à ce qu’essayait de fabriquer Rousseau, un groupe ne peut pas auto-engendrer sa propre représentation. Il y a toujours de l’Autre qui lui préexiste, du langage, du symbolique qui est déjà là. C’est une question politique très importante, cela, et très actuelle, puisque nous observons comment les individus contemporains voudraient souvent pouvoir créer une auto-représentation qui n’ait pas besoin de passer par cet Autre déjà là, autrement dit par le symbolique.

D'ailleurs, je ne veux pas trop digresser là-dessus, mais il est intéressant de voir que Rousseau était très sensible à la dimension métaphorique de la langue française, autrement dit au symbolique de sa langue, mais il percevait cette dimension d'une façon persécutive, paranoïaque. Il écrit, je vous cite de mémoire (je ne sais plus dans quoi il a écrit ça, mais je suis sûr qu'il l'a écrit puisque quand je l'avais lu ça m'avait paru un propos vraiment très remarquable), il disait donc ceci, qu'on pourrait dire de toute langue je pense : « La langue française est une langue véritablement obscène, parce que, disait-il, il est impossible d'y dire quelque chose, sans que ce qui est dit ne puisse d'une certaine façon être entendu d'une façon obscène ». Il n'avait pas tort. Ce n'est pas très difficile de remarquer ça : on appelle ça avoir l'esprit mal tourné. Ce n’est effectivement pas difficile d'entendre dans ce qui se dit des obscénités. On le fait tous les jours. C'est simplement que la langue française, comme toute langue naturelle, est métaphorique, elle joue sur les mots, et dès qu'on joue sur les mots on rencontre cette question du sexuel. Simplement pour Rousseau cette rencontre était une fâcheuse rencontre, une mauvaise rencontre, elle le persécutait, c'était une rencontre obscène comme il le dit, et il était toujours en train de veiller à cette obscénité et d’essayer de l'expurger de ce qu'il pouvait écrire ou penser. Ça l'a amené, comme vous le savez sans doute, à se retrouver prisonnier de cette relation qui ne pouvait pratiquement plus s'établir avec aucun autre, avec aucun semblable, et dont il nous donne le récit à la fois très instructif sur la psychose et d'une grande qualité littéraire, qui s'appelle Les rêveries du promeneur solitaire. Solitaire, parce qu'il n'y a plus d'autre qui puisse simplement se tenir là. A ces Rêveries du promeneur solitaire, il aurait pu donner comme sous-titre : « ou comment je suis devenu absolument sans lieu ». Le malheureux Rousseau il n'a jamais eu de lieu, mais à la fin il n'en avait vraiment plus du tout. Il était complètement prisonnier de cet Autre, de ce grand Autre saturé.

Le Jeu de Taquin, que je vous ai représenté sommairement sur la droite de ce qui sert de tableau, illustre assez simplement ce point. Pour que le lieu de l'Autre ne soit pas saturé, il faut cette place vide. Lacan a écrit cette place vide, il en a précisé la fonction et l’importance. Pour que le lieu de l'Autre ne soit pas saturé, il faut qu'il soit marqué d'un manque. C’est-à-dire que ce lieu des signifiants, du langage, pour qu'il ne soit pas saturé il faut qu'un manque s'y laisse entendre. Il faut que cet ensemble de signifiants comporte aussi le manque comme signifiant. Il faut que parmi les signifiants il y ait un signifiant manquant. Un signifiant qui manifeste le manque. C'est la case vide que je vous ai indiquée pour vous l'imager de façon très simple. C'est à cette seule condition que le rapport au langage, le rapport au grand Autre peut ne pas être saturé, peut ne pas être de cette nature qui fait la difficulté du psychotique.

Un dernier mot sur cette saturation du lieu de l'Autre dans la psychose. Si ça vous intéresse vous pouvez vous reporter à un chapitre des Mémoires du Président Schreber, particulièrement éloquent à cet égard, c'est le chapitre 11. Il est très extraordinaire ce chapitre parce que Schreber y dit, de la manière la plus explicite, comment son corps est effectivement saturé, entièrement saturé, par les effets de ce qu'il appelle les miracles divins. Toutes les parties de son corps, et toutes les parties de parties de son corps, il nous expose comment son corps n'est qu'une suite infinie de fragmentations successives, possédées par des petits personnages qui sont des émanations de Dieu, ou possédées par différentes manifestations, ce qu'il appelle les miracles divins, c’est-à-dire les effets concrets de Dieu sur son corps. Si vous lisez ça, ça vous donnera une notion de la manière dont le lieu de l’Autre est saturé dans la psychose, et comment le sujet se retrouve sans lieu, de façon très difficilement rattrapable, même si nous faisons ce que nous pouvons quand nous avons affaire à des psychotiques, pour rendre quelque chose un peu tenable.

Pour terminer aujourd'hui et amorcer ce qui sera mon propos la prochaine fois, si nous prenons les choses par un autre abord — là je vous ai parlé surtout de la saturation du lieu de l'Autre dans la psychose — si je prends les choses par un abord différent je vous dirai, je vous propose ceci : il n'y a de lieu que par la parole. C’est-à-dire : il n'y a de lieu possible que par le trou que le signifiant, le symbole, crée dans le réel. Il n'y a de lieu possible que par l'action du signifiant dans le réel qui consiste à créer dans le réel un trou, un manque, un vide.

Vous m'aviez posé des questions sur ce trou : ce n'est pas simple de saisir de quoi il retourne et pourtant c'est très concret. Toutes les civilisations humaines, quelles qu’elles soient, nous offrent cet objet, un des objets les plus modestes, les plus simples et les plus complexes qui soient aussi, toutes les cultures humaines nous témoignent de cet objet étrange qui est le vase, le pot, c’est-à-dire quelque chose qui est façonné par le potier et qui crée un vide, ou qui crée un plein autour d'un vide central. Quand je vous dis : le signifiant crée un trou dans le réel, c'est exactement de la manière dont nous pouvons dire que l'objet du potier, le vase, créé un vide dans le réel. Ensuite ce vide, comme vous le savez on va en faire tous les usages qu'on peut imaginer, ou pas imaginer d’ailleurs, le remplir, le vider, l'échanger. Dieu sait ce qui ce qui peut passer dans un vase. Dieu sait ce qui peut y entrer, en sortir. Toutes sortes de choses, tout ce qui s'apparente de près ou de loin à la création liée au signifiant, c’est-à-dire à la création humaine.

Ce rapport au trou qui est si difficile dans la psychose, c'est ce dont je vous ai parlé la première fois. Je vous avais dit, pour vous parler de la façon dont nous venons au langage, au départ il y a le signifiant, j’avais écrit une barre et puis trois points de suspension.

S/…

Ces trois… étant la place du nourrisson au départ, qui n'a pas la capacité de parler, mais qui en même temps est lié à tous ces signifiants qui l'entourent, lié d'une façon qui est seulement à l'état de sujet pressenti. De sujet appelé mais pas encore présent, et qui parfois ne sera jamais présent. Pensez à l'autisme par exemple : il y a ça au départ, et dans l’autisme il n'y aura jamais de signifiant de l'autre côté. Parce que de l'autre côté il va y avoir, dans les cas favorables, les signifiants que le nourrisson va attraper, va reprendre de ce qui lui vient ici de la gauche, de l’Autre. (S/ S1, S2, S3,…). Mais tout va dépendre du sort, je vous l'avais dit au début du premier cours, du sort qui va être fait à cette barre / que j'ai mise ici comme barre de séparation, ce trait.

Ce trait marque l'effet du signifiant. Et cet effet du signifiant est toujours assimilable à un trou, au creusement d'un vide, d'un manque dans le réel. Parce que s'il n'y a pas ce trou, ce manque, ce vide, le jeu de taquin n'est pas possible, vous voyez, le sort qui est fait à ce trait, à cette barre, le sort qui va être fait pour le sujet, pour le futur sujet, selon que cette barre il va la combler, faire qu'elle ne fonctionne pas comme trou, ou selon qu'il va pouvoir l'intégrer comme trou, comme manque, c'est ça qui va décider de son rapport possible au jeu du langage et donc au lieu, c’est-à-dire à la parole et à l'articulation, aux articulations de la parole. Cela, je vous en parlerai la prochaine fois. Je suis allé au terme de l'heure. Je vous en parlerai la prochaine fois en vous parlant de la façon dont cette barre, ce trait, ce trou, sont pour le sujet parlant, pour le sujet humain, la barre de la différence sexuée, de la différence des sexes. C'est un raccourci un peu rapide mais je vous le laisse comme l'annonce de ce qui sera le dernier cours.

Merci. Désolé, je n'ai pas eu le temps de vous laisser des questions.

Retranscription réalisée sous la responsabilité des étudiants de l’EPhEP

Retranscription faite par : Pierredon Laure

Relecture faite par : Butez Martine