EPhEP, MTh1 CM, le 17/09/2018
« Le lieu : ses incidences subjectives, politiques, psychopathologiques »
M. Stéphane Thibierge : Je commence aujourd’hui un cours qui aura lieu quatre fois, quatre soirs. Ce sera un cours sur la question du lieu. Le lieu, et donc la question du lieu : ses incidences subjectives — virgule, pour être précis —, politiques, psychopathologiques.
La question du lieu m’a paru valoir d’être interrogée par nous, par moi avec vous, étant donné — je ne l’ai pas choisie au hasard comme vous pouvez le supposer, de toutes façons les choses ne nous viennent jamais tout à fait au hasard — qu’elle m’a paru d’abord suffisamment actuelle, suffisamment marquée dans notre vie à la fois politique et subjective, donc individuelle et sociale. Et puis je n’aurai pas de mal à vous montrer comment nous pouvons très facilement la repérer, cette question du lieu, la remarquer comme faisant symptôme, comme faisant difficulté, autrement dit se présentant sur un versant que nous pouvons très légitimement qualifier de psychopathologique.
Ce sont donc ces raisons qui m’ont fait penser que ce serait intéressant et fécond peut-être, espérons-le, et pour vous et pour moi, d’interroger cette question aujourd’hui et dans le cadre de cette école.
Je vous disais que je n’aurais pas de mal à vous montrer les incidences psychopathologiques de la question du lieu. C’est effectivement très facile, et je vais le faire parce que c’est un point de départ intéressant.
Les migrations aujourd’hui, vous savez que c’est une question majeure, mondiale. Et pas seulement mondiale, également plus locale. Autrement dit, cette question des migrations, elle se présente comme on dit à l’échelle mondiale, mais elle se présente aussi à l’échelle des différentes communautés, qu’on les appelle des nations, des peuples, de quelque nom qu’on les nomme. Ces migrations de populations, ces populations en mouvements, c’est quelque chose à quoi nous sommes de plus en plus confrontés, dans une sorte de préoccupation de plus en plus lourde du mouvement très concret des corps humains, de la gestion de ces mouvements, ou ce qu’on prétend être tel parce qu’on essaye de gérer ces mouvements, on essaie de gérer comme on dit ces « flux migratoires », avec des expressions qui sont très jolies dans la manière dont elles dénotent qu’on ne sait pas trop, pas trop bien voire pas du tout quoi faire avec. Parler de « flux migratoires » ça donne un peu l’impression qu’on contrôlerait quelque chose là-dedans, alors qu’on ne contrôle pas grand-chose.
Et puis il y a aussi comme vous le savez cet autre aspect de la vie moderne qui fait que nous nous déplaçons les uns et les autres, que nous le voulions ou non, que nous aimions ça ou pas, nous nous déplaçons de plus en plus, de plus en plus souvent, de plus en plus vite, de plus en plus loin, etc. Sans toujours pouvoir très bien apprécier, sans pouvoir toujours très bien juger, estimer, pourquoi, pour quelle raison — et si cette raison a une légitimité, un poids suffisant — pourquoi nous sommes voués à ces mouvements de plus en plus multiples. Donc cela est une première façon de remarquer une difficulté contemporaine concernant notre rapport au lieu.
Autre aspect de cette difficulté contemporaine : c’est ce qui concerne ce que l’on peut appeler le fait d’habiter, l’habitation au sens de ce que l’on entend par habiter. Il y a un philosophe — à l’occasion nous pouvons nous référer à des travaux de philosophes, nous ne nous privons pas de le faire, et pourquoi pas quand c’est justifié — il y a un philosophe qui n’a pas craint de parler, cela fait déjà longtemps qu’il en a parlé, puisque ce philosophe est décédé depuis déjà une bonne quarantaine d’années, si je ne me trompe, qui parlait de la crise du logement. Et il en parlait comme d’une question très importante, au-delà d’une question de conjoncture ou de gestion économiques, une question fondamentale : ce philosophe s’appelle Heidegger. Il parle de la crise du logement comme étant quelque chose qui n’est pas à considérer comme un simple accident de notre vie économique mais comme une crise beaucoup plus questionnante, et beaucoup plus importante, qui concerne justement notre rapport au lieu, et notamment le fait que nous sommes pris dans un certain nombre de déterminations, qui nous rendent justement le fait d’habiter de plus en plus difficile. Et c’est vrai que — et Heidegger en fait la remarque — c’est vrai que sans facilement nous en rendre compte, le plus souvent nous ne nous en rendons pas compte, mais si l’on y est un petit peu attentif nous pouvons le réaliser, nous sommes de plus en plus dans notre habitat ordinaire, dans notre vie ordinaire comme on dit, nous sommes de plus en plus dans la proximité d’objets qui — disons-le comme ça — ne sont pas du tout des objets accommodés à ce que nous pouvons appeler en quelque sorte le corps propre.
Vous savez ce que c’est que le corps propre ? C’est un terme de phénoménologie, de psychologie aussi, qui désigne le corps que je vis et que j’appréhende comme le mien : ce que j’appelle mon corps, avec les prolongements de ce que je peux manier, percevoir, éventuellement mes vêtements et même mon habitat, justement. Eh bien nous vivons de plus en plus dans la proximité d’objets qui ne sont pas du tout, encore une fois, accommodés aux habitudes, aux modalités de désir, d’appétence, de notre corps propre, mais qui sont plutôt des objets relevant clairement de leurs nécessités propres, et auxquels nous devons, que nous le voulions ou non, nous plier. Que notre corps propre en ait la notion, qu’il trouve cela agréable ou pas, qu’il trouve cela approprié ou non, peu importe. Nous sommes dans une proximité de ces objets qui nous voue à leur nécessité, et qui nous fait quitter de plus en plus ce que sont justement les repérages, les références, du corps propre. Je m’explique : là, maintenant, je suis en train de vous parler, mais je ne vous parle pas tout à fait comme on parle, quand on parle. Je vous parle dans un micro qui est là. Et ce micro, il prélève en quelque sorte, quelque chose de ce que je vous dis, cela s’appelle un enregistrement. Et là il y a un écran, qui est tout prêt aussi à prélever son objet, justement, ce que je vais faire si jamais j’écris quelque chose, comme on disait avant, au tableau. Je pourrais citer aussi la télévision. La télévision, c’est aujourd’hui un objet qui est dans notre proximité immédiate et qui nous plie à ses nécessités, beaucoup plus bien sûr que l’impression que nous aurions que nous nous servons de cet objet. Nous ne nous en servons pas, nous le servons. Excusez-moi de commencer par vous rappeler des choses extrêmement banales et simples, mais qui méritent d’être rappelées. Je n’ai même pas besoin de souligner la façon dont les portables, téléphones, viennent aujourd’hui, dans notre proximité immédiate, rendre plus compliqué notre rapport au fait d’habiter quelque part. Donc, cette difficulté que Heidegger repérait comme celle du logement, cette difficulté à habiter, c’est une difficulté qu’il remarquait à très juste titre, et qui n’a pas été en s’améliorant depuis qu’il l’a remarquée.
De plus en plus, l’homme au sens générique éprouve quelque chose qu’un grand écrivain qui s’appelait Samuel Beckett avait dit d’une manière un peu lapidaire. De plus en plus l’homme éprouve qu’il n’est pas du tout chez lui, là où il habite. Je me permets de le dire si je puis dire entre nous, mais Beckett disait cela d’une façon lapidaire, il disait : « L’univers chie l’homme. » C’était une façon de dire que l’homme était rejeté par un trou, en quelque sorte. Et qu’au lieu d’habiter quelque part il était expulsé, structurellement. C’est curieux quand même comme situation. Pourquoi Beckett pouvait-il dire cela ? Parce qu’il avait raison. Parce que je pense que Beckett avait une perception très forte, très aiguë, de la manière dont l’animal humain, du fait qu’il est lié aux nécessités du langage, n’a pas son lieu évident, et n’a de lieu évident nulle part. Et le moins que l’on puisse dire, c’est que l’œuvre de Beckett n’a cessé d’illustrer cela de mille manières différentes, à commencer par son théâtre. Je ne sais pas si vous l’avez remarqué, mais si vous allez voir des pièces de Beckett, on ne peut pas dire que cela respire une franche harmonie entre l’homme ou la femme, et le lieu qu’il ou elle occupe. Bon, il n’y a pas que Beckett que l’on pourrait citer ici.
Mais pour revenir à ce que Heidegger pointait très justement sur cette crise du logement, c’est-à-dire cette crise du lieu, moi je trouve qu’il avait absolument raison. Je trouve qu’il aurait été bien inspiré quand même, Heidegger — parce qu’il a de grandes qualités ce philosophe, mais il a aussi quelques défauts — d’aller lire un peu, ou de faire état un peu de ce que Freud avait écrit sur le sujet. Parce que Freud aussi a écrit sur la crise du logement, d’une certaine manière. Il n’a pas écrit de livre qui s’intitule « La crise du logement », mais il a écrit laTraumdeutung, vous savez, L’interprétation des rêves. En allemand, pour ceux d’entre vous qui sont germanistes ou qui entendent un peu l’allemand, un peu ou beaucoup, Traumdeutung, cela veut dire la Deutung, c’est-à-dire la résonance, le sens si vous voulez, mais en forçant un peu les choses ; on a proposé parfois de le traduire par la signifiance, ce qui n’est pas une mauvaise traduction. En tout cas la résonance de sens que libère, ou que révèle, ou que manifeste le Traum, le rêve. Mais qu’est-ce que la résonance que le rêve révèle ? Eh bien, c’est la résonance, c’est le sens, c’est la Deutung, du Traum, c’est-à-dire de ce que Freud va, de façon il faut bien le dire géniale — et qui va même encore beaucoup plus loin je trouve, que ce que remarque Heidegger, c’est pour cela que je dis que Heidegger aurait été bien inspiré de lire Freud — enfin je suis presque sûr qu’il l’avait lu — mais de faire état de sa lecture, cela l’aurait porté encore plus loin qu’il n’est allé.
Parce que ce que nous montre Freud, c’est quoi ? C’est que le sujet humain, il est en quelque sorte expulsé de toute familiarité d’avec lui-même, de tout confort d’avec lui-même, par un vœu, par un désir, comme dira Lacan de façon très juste, par un désir qui est refoulé. Autrement dit, par un désir qui ne trouve pas lieu, qui ne trouve pas place. Et si ce désir, ce Wunsch comme le dit Freud, ne trouve pas lieu, ne trouve pas place, eh bien le sujet, c’est-à-dire vous et moi, le sujet qui est animé par ce désir, se trouve lui aussi du même coup refoulé, vous voyez. Autrement dit nous rêvons, c’est-à-dire nous nous rendons compte, comme cela, par intermittence, dans ce que les nuits nous apportent dans ces fragments étranges que l’on appelle les rêves, nous éprouvons quelque chose en nous, pour parler très simplement, qui témoigne du fait que, comme sujets, nous sommes refoulés. Il y a quelque chose de nous qui est refoulé. Et ce mot de refoulement, c’est le terme traduisant celui trouvé par Freud, Verdrängung, ce refoulement marque immédiatement, par ses résonances sémantiques, quelque chose qui s’entend dans le registre individuel, mais aussi bien dans le registre politique. Puisque refoulement, cela indique quelque chose qui est réprimé, mais cela peut aussi vouloir dire quelque chose qui est repoussé aux frontières, comme ce que l’on éprouve aujourd’hui dans les difficultés contemporaines entre nations, pays, collectivités, groupes, ou groupes de nations, etc. On éprouve de plus en plus effectivement comment nous avons affaire au refoulement.
J’avais eu l’occasion, je ne vais pas m’y étendre aujourd’hui, mais j’avais eu l’occasion dans un cours précédent, peut-être l’année dernière ou il y a deux ans, de faire remarquer devant votre auditoire — évidemment qui n’était pas tout à fait le même, mais peut-être certains d’entre vous y étaient-ils — j’avais eu l’occasion de faire remarquer que plus nous essayons en tant que sujets de refouler justement ce qui peine à se faire entendre, plus nous favorisons le refoulement, plus nous l’appuyons, plus nous le protégeons… C’est-à-dire, pour parler plus simplement : plus nous allons dans le sens contraire à ce qu’essaie de privilégier ce que l’on appelle une psychanalyse — parce qu’une psychanalyse, c’est une tentative pour justement donner une issue à ce qui est refoulé : lui donner une issue, c’est-à-dire lui donner une parole possible, une lecture possible, un déchiffrage possible — eh bien plus nous allons ainsi dans le sens inverse d’une psychanalyse, c’est-à-dire plus nous essayons de maintenir comprimé ce qui est refoulé, et plus nous sommes amenés, dans notre vie politique, à refouler réellement ce qui nous est autre, c’est-à-dire l’étranger, vous voyez. L’altérité, et notre rapport à l’altérité, cela commence avec notre division, avec ce qui est refoulé chez nous.
Et il y a une corrélation, une corrélation assez directe et montrable, entre le fait de ne pas trouver place, ne pas faire place à ce qui est autre en nous, pour parler de façon simple… Quand nous ne faisons pas place à ce qui est autre en nous, c’est-à-dire à ce qui nous divise comme sujet, eh bien fatalement tôt ou tard, nous ne faisons pas place non plus à ce qui est autre dans la vie sociale, c’est-à-dire à l’étranger, et à tout ce qui vient à cette place de l’autre. C’est une place qui intéresse éminemment les femmes, parce que les femmes sont toujours en première ligne quand il s’agit du statut de l’altérité. Donc vous voyez, il y a une série là qui concerne l’autre, l’altérité, où les femmes viennent pratiquement en premier, mais pas que les femmes. Cela commence avec les femmes et puis ça continue — vous savez comme dans l’histoire juive : on est venu un jour chercher ceux qui étaient comme ci, et puis ensuite on a emmené ceux qui étaient comme ça… et puis un jour, on est venu me chercher. C’est-à-dire que l’altérité, elle se déplace, et elle finit par concerner, qu’il le veuille ou non, le sujet lui-même bien sûr. Il y a chez chacun d’entre nous une altérité qui justement, comme l’a magnifiquement remarqué Freud, est refoulée. Il a appelé cela la Traumdeutung, c’est-à-dire, la résonance, dans une traduction libre mais qui a déjà été faite, la Deutung donc, du Traum, du rêve, mais l’on pourrait dire aussi du trauma : en allemand c’est très proche, Traum, Trauma. Quel trauma, quel est le trauma qui se fait entendre dans le rêve, n’importe lequel ? Eh bien c’est justement que le désir se fait entendre, et il loupe. Il loupe son objet. Combien de rêves nous parlent de cela, sinon tous d’ailleurs ?
Donc voilà : c’était pour vous montrer que ces difficultés liées au fait d’habiter, Heidegger les avait bien remarquées, d’autres les ont remarquées aussi, mais Freud a été sans doute le premier à situer, avec une sûreté de pensée exceptionnelle, la raison de cette difficulté, à l’homme au sens générique, du lieu. Freud a été donc le premier à la situer dans notre rapport au langage, au signifiant, comme le soulignait, il n’y a pas du tout longtemps puisque c’était jeudi dernier, Claude Landman ici même – vous étiez je pense un certain nombre d’entre vous à l’entendre. Claude Landman a rappelé de manière très précise un certain nombre de façons dont se manifeste à nous cette dépendance par rapport au langage qui, entre autres, cause ce que je vous évoque aujourd’hui, c’est-à-dire notre difficulté à pouvoir considérer que nous avons un lieu bien établi. Le désir qui nous habite, puisqu’on dit cela en français, le désir qui nous habite, nous expérimentons, justement du fait qu’il est refoulé, nous expérimentons de nombreuses façons différentes qu’il ne trouve pas son lieu. Alors je reviendrai sur cette division, justement, du sujet, qui fait que le sujet lui-même non plus ne trouve pas facilement son lieu.
Cela m’amène, toujours dans ce début de cet enseignement que je vous propose, cela m’amène à vous évoquer maintenant, très directement dans le fil de ce que je viens de dire, les difficultés, ou la difficulté liée à l’énonciation elle-même, autrement dit la difficulté de la situation du sujet, de chacun d’entre nous, dans son rapport à la parole, à la parole tout simplement. Cette difficulté je crois qu’elle est sensible à quiconque s’arrête un tout petit peu sur ce que cela représente pour nous de parler. Je pense que chacun et chacune d’entre vous, il vous est probablement déjà arrivé de vous demander : « Qu’est-ce qui est difficile dans le fait de prendre la parole ? » Qu’est-ce qui parfois est étrange, au point que cela peut devenir très difficile, dans le fait de parler, ce que l’on appelle parler, parler réellement.
Comme vous savez nous parlons beaucoup. Mais si nous réfléchissons un tout petit peu à la manière dont on parle, il n’est pas très difficile de remarquer — je vous le dis comme cela, ce n’est pas un jugement de ma part, et puis je suis de toutes façons inclus au même titre que vous, que quiconque là-dedans — mais nous parlons, si nous n’y prenons pas garde, et nous n’y prenons pas toujours garde, il nous arrive quand même facilement que l’on parle en vain, c’est-à-dire que l’on « blablate », que l’on soit pris dans une sorte de moulin à parole qui nous environne d’ailleurs de partout, en tous cas dans la vie contemporaine. Vous allumez la radio, vous allumez la télévision, vous sortez dans la rue... Ça parle, ça parle beaucoup en vain. Et comme vous le savez je pense, il n’est pas évident, pas facile, pas ordinaire même de parler « pas en vain », justement. Cela demande quand même un effort. Et si l’impression que nous donne notre rapport à la parole souvent est une impression inconfortable, parfois même étrange, parfois angoissante — comme si justement cette parole risquait d’être dite, parlée, proférée en vain — si nous avons cette impression dans notre rapport à la parole, c’est que nous sommes dans une relation à la parole, dans une position par rapport à la parole qui n’est pas du tout évidente, qui n’est pas gagnée d’avance, en quelque sorte. Ce qui nous explique une position assez ordinaire, et qui nous intéresse beaucoup du point de vue psychopathologique évidemment, une position assez ordinaire du sujet parlant, autrement dit vous ou moi, ce sujet de la parole. Je veux dire cette position qu’il peut éprouver d’être déplacé : pas à sa place, pas bienvenu, pas dans son lieu, ou simplement pas dans un lieu. Combien de fois ça peut arriver, quand on essaye de parler, de ne pas y arriver parce qu’on a l’impression qu’on est déplacé. Ce n’est pas du tout une expérience qui… c’est une expérience qui parle en principe à chacun, cela. J’irai même un peu plus loin et cela intéresse très directement ce que l’on appelle la clinique, et cela nous intéresse beaucoup du point de vue psychopathologique. Ce fait d’expérimenter combien l’on peut être déplacé quand on prend la parole, ou quand on s’essaye à prendre la parole, à parler, ça peut se traduire très littéralement par le fait — et psychopathologiquement c’est régulièrement constatable — d’être sans voix. Sans voix. Muet. Vous connaissez l’expression « voilà pourquoi votre fille est muette ». Il arrive qu’une fille soit muette. Et cela n’arrive pas qu’aux filles. Il arrive qu’un sujet soit muet. Mais c’est l’une des difficultés que l’on rencontre plus électivement dans la clinique avec les hystériques, et notamment l’hystérie féminine. Le fait d’avoir affaire à un sujet qui se vit, qui se perçoit comme privé de voix. Sans voix. Ne pouvant pas dire. Trou béant. C’est vraiment cliniquement quelque chose que l’on rencontre, et qui n’est pas rare.
Alors, qu’est-ce que cela nous fait remarquer ? Cela nous fait remarquer que, justement, ce qui fait la difficulté individuelle, subjective ou politique du sujet humain, c’est cette réalité psychopathologique que la parole — son exercice, son effectivité, son actualisation, tout ce par quoi elle se manifeste présente à nous — eh bien la parole nous place devant quelque chose qui est de l’ordre d’un trou. Et ce trou se manifeste dans la clinique parfois de manière tout à fait claire. Je vous en donnais un exemple à l’instant : l’hystérique qui est sans voix, trou béant, muette.
Ce que je vous dis là, remarquez, n’a pas non plus vocation — parce que je ne voudrais pas vous déprimer non plus — cela n’a pas du tout vocation à vous déprimer parce qu’en fait ce que je suis en train de vous dire, c’est justement aussi ce qui permet de parler. Autrement dit, que nous ayons à faire justement là, à un trou, c’est ce qui nous permet éventuellement d’essayer de produire les métaphores qui vont nous permettre de faire avec ce trou justement, et d’en faire quelque chose. Et cela peut s’appeler… c’est aussi de l’ordre du désir, vous voyez. Donc cela n’a pas à être vécu par nous sur un mode de contrition triste et désenchantée, non. C’est plutôt, ce que je veux vous faire remarquer et percevoir, c’est plutôt quand on nie cela — et nous sommes dans une époque qui a du mal à entendre ce dont je suis en train de vous parler, mais cela a des conséquences — quand on ne veut absolument pas entendre parler de cela, c’est-à-dire du trou qui fonde notre relation à la parole, eh bien ! qu’est-ce que l’on fait ? On bétonne alors de plus en plus pour s’en protéger, mais du coup, comme je vous le disais tout à l’heure, on se protège contre toute altérité. Enfin on essaye, mais on n’y arrive pas. Et plus on essaye de s’en protéger, et plus elle nous revient violemment et de façon déflagrante réellement dans la figure. Donc ce que je vous dis là n’a pas du tout vocation à vous déprimer. Au contraire c’est plutôt une façon de vous dire : la psychopathologie comme vous allez commencer — pour ceux d’entre vous qui sont nouveaux, pour celles d’entre vous qui sont nouvelles — la psychopathologie telle que vous allez commencer à la travailler, à l’apprendre, eh bien elle trouve dans sa référence à la psychanalyse, pas du tout une orientation qu’on pourrait dire tendancieuse ou partiale — la psychanalyse, c’est quand même très réduit comme idéologie, très très réduit : puisque la psychanalyse consiste à donner à quelqu’un la possibilité de parler, c’est tout, et cela de façon répétée, de façon suivie, pas une seule fois mais plusieurs fois. C’est tout le préalable qu’elle demande à ce qu’elle élabore ensuite : parce que ce qu’elle élabore ensuite, c’est ce qui se passe quand on donne à quelqu’un la possibilité de parler. Eh bien cette psychanalyse qui est aujourd’hui souvent décriée ou attaquée avec beaucoup de violence, ce n’est jamais que la prise en compte de notre rapport à la parole et de ses conséquences. Cela permet, cette prise en compte donc, d’aborder la psychopathologie d’une manière à la fois réaliste — parce que ce que je suis en train de vous dire est quand même, après que Freud l’a remarqué bien sûr, avec la Traumdeutung et avec tous ses ouvrages, surtout ses premiers grands ouvrages, c’est tout de même difficile à mettre de côté. Je veux dire : que nous rêvions, que nous fassions des lapsus, que nous ayons des symptômes et que ces symptômes parlent, c’est de l’ordre de quelque chose d’assez bien établi, après que Freud a mis le doigt dessus comme il l’a fait. Et il n’est pas malvenu qu’en psychopathologie on prenne appui sur cette référence à ce qu’apporte la psychanalyse.
Alors je voudrais maintenant aborder les choses par un autre chemin, qui va nous faire avancer un petit peu sur cette question de notre rapport au lieu. Vous voyez que ce que je suis en train de vous expliquer, c’est qu’au fond, notre difficulté dans notre rapport au lieu tient à notre difficulté dans notre rapport au langage, et à la parole.
Cela m’amène à vous parler de ce que nous pourrions appeler notre rapport premier, initial, au langage, et donc à l’Autre. Puisque notre rapport premier au langage, eh bien il correspond à notre rapport premier à l’Autre. Partons de là, le plus matériellement et le plus simplement possible. Quelle est la position du petit humain, on ne va pas dire du petit sujet parce que ce n’est pas encore un sujet. Quelle est la position du tout petit enfant par rapport au langage qu’il entend autour de lui, ce langage qui vise l’enfant éventuellement quand on l’appelle par son nom, quand on s’adresse à lui. Nous avons tous connu cela, même si nous ne nous en souvenons pas, nous avons tous été dans cette position d’être dans la position du nourrisson, avec des manifestations et des mouvements divers, traduisant en général un certain inconfort, diverses formes de malaise, voire une détresse — parce que le nourrisson, vous l’avez déjà remarqué, il n’est pas dans une situation confortable en général — et cela environné de langage, visé par le langage, traversé par le langage. Langage que nous percevions, bien sûr, quand nous étions dans cet état et ce contexte, mais que nous ne maîtrisions évidemment pas. D’ailleurs même après on ne le maîtrise pas, même quand on est adulte on ne le maîtrise pas plus, le langage. On peut avoir l’impression qu’on le maîtrise... en général quand on a l’impression qu’on le maîtrise, c’est alors qu’on se prend un lapsus bien senti, au moment même où l’on s’imaginait être le maître chez soi. Vous savez ces choses-là je pense. On ne maîtrise pas le langage. On peut tâcher de s’en servir et généralement pour s’en servir, il faut le servir d’une façon pas trop inadéquate, mais on a du mal. En tous cas ce qui est sûr c’est qu’au départ, vraiment, on ne maîtrisait rien du tout. Nous étions simplement, le nourrisson, le très jeune enfant, l’enfant qui ne parle pas, il est vraiment, quoi ? Eh bien ! il est en un certain sens au bord du langage, pour ainsi dire, il est dedans et en même temps il est dans un rapport d’extériorité par rapport à ce langage. C’est pour cela d’ailleurs qu’un nourrisson, il va s’accrocher dans la plupart des cas — pas dans tous, pas si c’est un enfant qui est sur le versant de fermer le rapport, comme cela va se passer dans l’autisme, disons cela rapidement — mais la plupart du temps l’enfant au contraire va beaucoup s’accrocher, pour entrer dans ce langage qui l’environne, pour en attraper l’accroche. Il est déjà pris dedans bien sûr, mais il faut aussi qu’il y entre. Et au départ, vous savez combien rapidement les enfants apprennent le langage, à parler ce qui se parle autour d’eux, ils le font à toute vitesse. Évidemment, c’est une question où se joue quelque chose de la vie et de la mort, c’est une question fondamentale pour un enfant. Et c’est là que se font les premiers choix de l’existence, des choix impérieux. Donc l’enfant, il va apprendre, souvent, pas toujours, mais le plus souvent. Mais c’est bien qu’au départ, il est en quelque sorte exclu de ce langage, ou du moins au bord comme je disais.
Alors je vais vous le représenter, cela. Parce que j’aime bien prendre appui sur des éléments un peu écrits, un peu, pas trop, mais un peu. Je vais représenter très simplement le sujet dont je vous parle, le petit enfant, comme cela, c’est-à-dire S. Et puis de l’autre côté, on va représenter tout ce bain de langage dans lequel l’enfant est pris, mais qu’il ne peut pas se représenter autrement que quelque part d’où lui-même est sinon exclu, du moins en bordure, et c’est pour cela qu’il va faire un effort, dans la plupart des cas, dans de nombreux cas, faire un effort pour s’intégrer, pour se faire représenter dans ce langage, ce ce que j’ai représenté ici par «… », trois petits points discontinus. Au départ le sujet s’éprouve comme de l’autre côté, disons, de ce qui se manifeste comme cela à lui, ces manifestations de langage. Cette coupure, c’est ce trait que j’ai marqué là, entre ce S, ce sujet, et puis ces éléments de langage que j’ai simplement représenté par « … ».
S / ...
Cette coupure, eh bien elle va être interprétée, elle va être articulée, différemment selon les sujets. Pour aller droit au but ici, et vous donner tout de suite, surtout pour ceux qui sont nouveaux qui commencent, qui sont encore dans une certaine fraîcheur dans l’abord de la psychopathologie, eh bien nous pouvons dire qu’il y a une version de cette coupure que je vous ai représentée là, il y a une façon dont cette coupure va prendre effet après coup, qui sera propre à la psychose. Dans la psychose, cette coupure va être éprouvée comme une exclusion, et cette exclusion est définitive. Le sujet psychotique est un sujet qui témoigne, de beaucoup de manières différentes, mais qui témoigne toujours du fait qu’il est exclu.
Mais d’ailleurs je me rends compte, vous voyez cela sert quand même d’écrire les choses... Je me rends compte en vous parlant que je me suis trompé dans la façon dont j’interprète mon propre schéma, ce qui est quand même un comble. En fait ce que je voulais vous dire — cela ne change pas grand-chose, le schéma il est juste, enfin autant que possible, je souhaite qu’il soit juste, que ce soit un appui pas trop inapproprié — c’est bien celui-là que je voulais faire, mais je vous ai dit : le sujet, il est à gauche. Mais ce n’est pas exactement ça, puisque ce que je vous ai dit, c’est que le sujet à ce moment-là justement il n’a pas de lieu à proprement parler. C’est le langage qui est à gauche. C’est le langage, qui se traduit par ce que nous appelons, à la suite de Saussure, comme le fait Lacan, nous appelons le langage, enfin nous le repérons sous le terme, Lacan l’utilise très souvent : les signifiants, c’est-à-dire les symboles linguistiques, les éléments qui font la trame du langage. Le sujet qui n’est pas encore sujet, l’enfant, lui, il est justement de l’autre côté, là où sont les trois petits points. C’est pour cela que tout à l’heure je me suis emmêlé les pinceaux. Mais cela arrive que l’on s’emmêle les pinceaux. Je vous le disais à l’instant, donc on ne maîtrise pas. Le sujet, il est sur l’autre bord par rapport à ce trait, il est là où sont les trois petits points. Il part de là.
Et je vous disais : dans la psychose, cette partition, elle est, non seulement vécue, mais elle est articulée, d’une façon qui peut comporter — et c’est bien souvent le cas — une certaine violence, dans la mesure où elle est, cette partition, de l’ordre d’une exclusion. Et le sujet la reçoit et la perçoit, de façon plus ou moins précise et articulée selon les cas, comme telle, comme exclusion.
Cela veut dire quoi ? Cela veut dire que le langage, les signifiants — le langage est fait de signifiants, un signifiant c’est le plus petit élément matériel de langage que vous puissiez isoler, une syllabe, une lettre — eh bien dans ce cas de figure que je suis en train de présenter, ce signifiant, donc le langage, est perçu comme excluant ce sujet qui n’est pas encore sujet, et qui dans la psychose aura du mal à le devenir. Ce rapport aux signifiants, ce signifiant, ce langage en quelque sorte premier, qui s’impose, que nous recevons, pas forcément comme les psychotiques — encore que la psychose est l’un des grands modes de réception du langage, et ce n’est pas si rare qu’on le croit parfois, c’est même assez fréquent… ce n’est pas du tout une structure rare, la psychose — eh bien dans la psychose on reçoit ce langage, on reçoit ces signifiants d’une façon que nous allons noter ici, en suivant Lacan... nous allons noter cela d’une manière qui est très parlante, c’est comme cela que Lacan nomme le signifiant qu’il appelle le signifiant maître. Le signifiant maître, comme on dit un maître et un esclave. Le signifiant maître, c’est ce signifiant qui s’impose purement et simplement de lui-même, sans que l’on ait en quelque sorte son mot à dire, et de telle sorte que cela doit suivre, cela doit marcher derrière. C’est comme cela que nous avons tous reçu le langage au départ, tous. Nous pouvons l’écrire comme le fait Lacan, d’une façon très éclairante. Nous pouvons l’écrire S indice un, S1.
S1 / ...
Les trois petits points à droite, et le S1 à gauche. À droite vous avez le lieu où se trouve justement l’enfant qui ne parle pas, le nourrisson : il est à droite sur ce petit schéma. Et ce que je vous disais tout à l’heure, c’est qu’en fait l’un des points psychopathologiques majeurs... Vous voyez, en psychopathologie, la façon dont le nourrisson va interpréter la coupure qui est là au milieu est fondamentale. Autrement dit, le destin d’un être parlant, ce que nous sommes, le destin d’un être parlant se joue là, sur le statut de cette coupure et sur l’interprétation — enfin l’interprétation… disons le statut de cette coupure pour ce qui n’est pas encore le sujet. Le statut de cette coupure est fondamental.
Dans la psychose, cette coupure, je vous le disais, va prendre la valeur d’une exclusion. Le sujet va être exclu par le signifiant, qui ne pourra être reçu que dans sa valeur difficile à supporter, éventuellement même meurtrière, en tout cas mortifiante, sa valeur purement de signifiant maître. Le signifiant maître n’a pas que des inconvénients, ne croyez pas que je suis en train de vous dire que le signifiant maître ce n’est pas bien, c’est vilain, c’est méchant, non. Mais il y a une configuration, une structure en psychopathologie, qui fait de ce signifiant maître la seule possibilité de rapport aux signifiants, et cela, c’est dans la psychose que nous en faisons l’expérience la plus appuyée. Et il est très difficile de le changer une fois que cela s’est installé. Vous en avez des illustrations multiples dans la clinique, pour ceux parmi vous qui pratiquent la clinique des sujets psychotiques, vous connaissez cela fort bien. Pour les autres, vous pouvez par exemple vous reporter au texte très parlant par exemple du président Schreiber, qui a écrit des mémoires dans lesquelles il témoigne, de quoi ? De rien d’autre sinon justement de cette exclusion permanente dont il est l’objet. Cette exclusion lui est signifiée, manifestée, réalisée constamment par un certain nombre de phénomènes xénopathiques, et aussi par un très grand nombre de phénomènes langagiers, qui ont pour point commun d’être toujours à son endroit blessants, dégradants, mortifères, tuants. C’est cela l’expérience de Schreiber, et son expérience est exemplaire de la psychose.
Pour aller vite — mais je m’arrêterai plus longtemps sur ces points par la suite — pour tout de suite vous faire percevoir, je crois, l’intérêt de ce petit schéma simple : dans la névrose, quel est le statut de cette barre que j’ai écrite au tableau, comme cela ? Eh bien la névrose va être un essai d’interprétation de cette barre. Le névrosé, c’est quelqu’un qui va essayer de prendre appui sur ce qui se manifeste là, du S1 et de la manière dont il en est séparé. Autrement dit on pourrait dire que le névrosé va répondre au S1, et c’est comme cela qu’il va commencer à parler. Le psychotique aussi répond, bien sûr. Mais il répond à partir en quelque sorte d’une exclusion réalisée. C’est ce qui lui fera difficulté. Le névrosé lui, il va essayer d’articuler une réponse qui sera en quelque sorte une interprétation du signifiant maître, et une certaine manière d’essayer de se situer par rapport à lui, c’est comme cela que nous avons tous fait en principe, si nous sommes névrosés. Et en répondant, donc, qu’est-ce qu’il va faire ? Eh bien il va interpréter cette part de division. C’est ce que nous faisons tous quand nous parlons. Quand nous parlons, en général, nous nous adressons, n’est-ce pas ? Nous parlons toujours à, même et peut-être surtout quand nous parlons tout seuls. Cela doit vous arriver de parler tout seul ? Quand ce n’est pas trop long ni trop fréquent ce n’est pas trop inquiétant. Si c’est fréquent et si c’est long… Bon.
Nous parlons toujours à, même quand nous réfléchissons, quand nous écrivons, je ne sais pas moi, un essai, une lettre, un mail, nous nous adressons, c’est-à-dire que quand nous parlons, nous essayons toujours de répondre au S1, et à ce S1 qui a été au départ, au tout départ, notre expérience du langage. Expérience difficile, expérience non sans violence, expérience qui voit le nourrisson livré, en quelque sorte, à quelque chose qui s’impose à lui, qui est tout sauf quoi que ce soit qui ressemble à la liberté. Et quelque chose dont il est au départ exclu, il est sur le côté, il est à droite là. Eh bien dans la névrose donc, il va y avoir une tentative d’interpréter la barre en s’adressant au S1.
Pour terminer aujourd’hui mon propos et laisser de la place aux questions puisque vous en avez manifestement, je vais vous donner une troisième façon de poser ce rapport à cette barre. Exclusion dans la psychose, ai-je dit, essai d’interprétation dans la névrose, et puis, je vous propose de le dire comme ça, dans la perversion, ce que l’on appelle la perversion au sens freudien, au sens psychanalytique : la perversion, cela met toujours en jeu une question très angoissée, très anxieuse, sur le statut de cette barre, et le statut de ce S1 qui est donc de l’autre côté. Le sujet pervers, c’est quelqu’un qui montre une grande angoisse quant à cette séparation d’avec ce qui est de l’autre côté, c’est-à-dire d’avec l’autre. L’autre et les marques langagières qui sont les marques de cette présence de l’Autre. Dans la perversion il y a là, à l’endroit de cette barre, il y a là l’occasion d’une question toujours anxieuse, angoissée donc, du sujet concernant l’autre. Qu’est-ce que c’est que cet autre, qu’est-ce qu’il veut, comment puis-je répondre à ce qu’il veut ? Vous savez qu’il y a un objet qui est particulièrement prisé, apprécié chez les pervers, c’est le contrat. Les pervers adorent les contrats, ils adorent coincer l’autre avec le contrat. Mais pourquoi ? Parce que justement le contrat c’est d’une certaine manière bien imaginaire, mais c’est une certaine manière d’espérer que l’on va pouvoir fixer l’autre, et le rapport à l’autre, dans quelque chose qui ne va pas être trop angoissant, parce que ce sera justement fixé par un contrat. Et en étant toujours plus ou moins persuadé que dans le contrat, c’est de son propre côté que va se trouver la maîtrise de l’autre. On va maîtriser l’autre avec le contrat. L’usage d’ailleurs contemporain, parce que vous savez que - je ne vous apprends rien, c’est très banal de le rappeler – mais la façon très contemporaine, très moderne je dirais, parce que cela concerne tout l’âge moderne - ce n’est pas seulement l’époque contemporaine - la façon dont une relation de parole justement, se transforme en une relation de contrat exclusivement, c’est quelque chose de pervers dans son fonctionnement même. Dans la parole il y a toujours un pacte posé entre des sujets, je pourrais même ajouter un pacte autour d’un trou central en quelque sorte. Avec le contrat, non. Ce n’est pas un pacte, un contrat, c’est comme un revolver, on le pose sur la table et chacun pose le sien, voyez cela met tout de suite une ambiance… sympathique !
Je vais m’arrêter là parce que je pense que j’ai souhaité, je souhaitais vous donner aujourd’hui un premier aperçu des questions que nous allons rencontrer à l’occasion de cette interrogation du lieu, et de ses incidences en psychopathologie, incidences subjectives et politiques. Voilà. Est-ce que vous avez des questions ?
Public : alors tout d’abord je vous prie de m’excuser, excusez mon ignorance. Je suis nouvelle ici, peut-être n’ai-je rien compris à ce que vous avez dit, mais je n’ai pas très bien compris…
M. Stéphane Thibierge : ce n’est pas grave, c’est toujours comme ça, vous savez, on croit qu’on comprend, mais en fait souvent on ne comprend pas. Cela s’appelle le malentendu, et c’est l’aspect le plus ordinaire de ce que l’on appelle la communication. Donc ne vous inquiétez pas.
Public : alors j’ai trois questions en fait. La première concerne le trou. Je n’ai pas bien compris : est-ce que c’est un concept, est-ce que c’est une métaphore, est-ce que c’est lié à quelque chose d’anatomique ? Vous avez dit : le trou fonde notre relation à la parole, et je n’ai pas compris pourquoi. Alors peut-être que je n’ai pas du tout compris votre raisonnement, je ne sais pas. Vous avez parlé aussi du trou béant à propos de quelqu’un qui serait muet, et donc le trou béant, est-ce que c’est la bouche par laquelle nous parlons ?
M. Stéphane Thibierge : oui, là c’était ce que je voulais dire.
Public : ...c’était ma première question, à propos du trou. La deuxième question : je ne comprends pas pourquoi c’est important que les choses soient situées à droite ou à gauche. Et la troisième question, c’est que S, d’abord j’avais cru que c’était un sujet, et ensuite vous avez dit que c’était un signifiant. Donc voilà, je me pose ces questions.
M. Stéphane Thibierge : oui moi-même je me suis pris dans cette équivoque, d’une façon qu’on peut entendre, parce qu’effectivement, ce signifiant, cela va être un point d’appui pour le sujet, qui n’est pas encore sujet, pour son entrée dans le langage. Donc c’est pour cela que j’ai fait cette petite confusion tout à l’heure. Cela est un premier point.
Sur le trou maintenant, et son rapport à la parole. Comment dire… Est-ce que vous connaissez L’interprétation des rêves, de Freud ? Non ? Je pense que vous y trouveriez un éclairage très bienvenu concernant votre question du trou par rapport à la parole. Car qu’est-ce que montre Freud, dans ce livre, mais aussi dans les livres comme Le mot d’esprit dans ses rapports avec l’inconscient, dans La psychopathologie de la vie quotidienne… cela vous l’avez lu ? À chaque fois ce qu’il nous montre c’est cela, je vous le représente au tableau. Il nous montre comment… [discussion avec le technicien]. Ce que nous montre Freud de nombreuses manières différentes, mais de façon toujours très éloquente, c’est que... Prenons le cas du rêve. Le rêve, est-ce qu’il appartient à notre vie consciente ? Non. Le rêve, il appartient à quelque chose d’autre. Donc on pourrait représenter les choses comme cela : je représente la conscience comme un flux, ou le conscient comme quelque chose, comme une trame supposée continue. En fait elle ne l’est pas mais on la suppose telle. Nous pensons d’ailleurs volontiers que notre conscience est continue. Eh bien de temps en temps, il va y avoir des morceaux en quelque sorte qui vont trouer cette surface de la conscience, et qui vont nous mettre devant des morceaux énigmatiques que l’on pourrait représenter par des lettres. Les rêves c’est cela, c’est ce qui vient faire trou dans le continuum imaginaire de la conscience, et qui tout d’un coup révèle quelque chose qui effectivement fait trou. Ce trou Freud l’appelle, Freud dit, ce qui troue comme cela le continuum de la conscience, c’est la thèse fondamentale de Freud, c’est l’expression d’un désir. Alors on se demande : désir de quoi ? Et l’on se retrouve dans les difficultés que justement certains d’entre vous évoquaient à la suite de la conférence de Claude Landman. Parce que l’on va se demander : mais ce désir, c’est quel désir, désir de quoi, désir de quel objet, désir de quel contenu ? Et c’est là où les choses deviennent un petit peu difficiles, parce que ce désir justement, il est désir mais il n’est pas spécifié de façon aussi imaginairement positivée quant à son objet. C’est-à-dire que quand vous cherchez de quoi ce rêve est le désir, vous allez toujours être reportés d’éléments de langage à d’autres éléments de langage. Vous allez croire que l’objet du rêve c’était, je ne sais pas, de vous retrouver dans telle situation, avec telle personne, mais plus vous allez vouloir approcher cette situation, cette personne et ce que cela recouvre, plus vous allez dire d’autres choses, et vous allez voir l’objet de votre rêve qui passe à un autre objet, et qui continue à cheminer comme cela sans que vous puissiez mettre la main sur un objet dont vous pourriez dire : c’est l’objet de mon rêve.
Public : inaudible
M. Stéphane Thibierge : Voilà : c’est tout le contraire de ce que voudrait représenter une publicité. Une publicité, elle vous dit : voilà, la voiture untel, version telle et telle, elle vous donne toute satisfaction, jouissance, etc. Non, justement c’est… — oui ?
Public : inaudible
M. Stéphane Thibierge : d’accord, d’accord. Voilà. Est-ce que cela éclaire un peu la question du trou dans son rapport à la parole ? Bien sûr c’est une question qui n’est pas facile, surtout c’est une question qui n’est pas intuitivement facile à se représenter. En revanche, je peux vous dire que quand vous écoutez un patient ou une patiente, vous trouverez toujours instructif de vous demander, disons-le comme cela : elle ou lui, quel est son rapport au trou ? Est-ce que c’est un rapport métaphorique, est-ce que c’est un rapport de comblement sans trou possible justement : c’est la difficulté de la psychose ? Ou est-ce que c’est un autre rapport de comblement, mais d’une autre sorte, où il faut absolument y mettre un objet qui soit une sorte de fétiche qui nous protège contre le trou, ce qui se passe dans la perversion. Donc quand vous vous posez la question : « lui ou elle qui parle, quel est son rapport au trou ? », cela peut vous éclairer un peu. Je ne dis pas que c’est une petite recette comme cela, pas du tout, mais cela peut vous éclairer. Quand vous irez, parce que vous irez je suppose, ou vous êtes allé déjà, à des présentations de malades, vous verrez que ceux qui sont dans cette position un peu cabossée, un peu de traviole, parce qu’ils ont été allumés par la vie, ou éteints, ou ils ont été accidentés à tel moment de telle ou telle manière, ceux qui se retrouvent comme cela, lorsque l’on se demande de quoi est ce qu’ils souffrent, quelle est leur difficulté, on voit que c’est toujours une difficulté par rapport à ce trou du langage. Et cela va leur revenir, par exemple chez le psychotique, cela va lui revenir sous forme d’hallucination. Des hallucinations, ce sont des purs S1, vous voyez. Quelqu’un qui entend, au moment où il franchit un seuil, une voix qui lui dit : « Ordure ! », cela c’est du S1 pur. Plutôt que le trou, il y a une espèce de jaculation hallucinatoire comme cela qui cloue le sujet littéralement : « Ordure ! ».
Cette question du trou elle est difficile, mais elle est très féconde, et elle vous éclairera en psychopathologie… je crois. En tout cas nous allons continuer à la travailler lors des prochains cours.
Public : inaudible
M. Stéphane Thibierge : ce n’est pas très important. Moi je l’ai écrit comme cela parce que nous écrivons en général de la gauche vers la droite, et j’ai voulu d’abord poser le signifiant maître comme premier, comme il a été premier dans nos existences. Mais j’aurais tout à fait pu le placer à droite. C’est uniquement pour manifester, dans notre tradition, disons, d’écriture, son antériorité, son côté premier. Je vous en prie. Il y avait d’autres questions ?
Public : oui, oui. Alors moi je m’interroge, en écoutant ce que vous avez dit, sur la difficulté dans le rapport au langage chez des personnes qui ne vivent pas chez elles, je pense notamment aux personnes âgées qui ont énormément de mal à développer un lien social. Est-ce que le fait, au sens propre, de ne pas être chez soi, cela renforce cette difficulté de notre rapport au langage. Est-ce qu’il y a quelque chose là… Où est-ce que c’est lié à complètement autre chose ?
M. Stéphane Thibierge : les personnes âgées sont souvent dans des difficultés très grandes concernant l’habitat, justement le fait d’habiter, puisque très souvent on les déplace du lieu…
Public : pardon, je parle dans les maisons de retraite, je parle des personnes âgées qui sont…
M. Stéphane Thibierge : en EPAHD, oui.
Public : …en EPAHD, qui ont énormément de mal, alors qu’elles se sentent isolées, à développer un lien social avec d’autres, enfin qui n’en ont pas forcément le goût. Est-ce que cela peut avoir un lien, cela peut être aussi autre chose, mais est-ce que justement cette difficulté du rapport au langage, le fait de ne pas être chez soi, cela joue beaucoup, ou est-ce que c’est simplement autre chose ?
M. Stéphane Thibierge : oui, oui cela joue bien sûr. Vous savez, quand on déplace les gens de chez eux, quand on les déloge comme cela, et qu’on les place dans des conditions qui sont bien conçues certes — je ne critique pas du tout les EHPAD et les… — mais ce sont des établissements fonctionnels souvent. Et quand vous réduisez l’habitat d’un être plus ou moins à des espaces fonctionnels, cela ne fait pas un lieu, ou le fait difficilement. Et quand vous n’avez pas la possibilité minimale de vous dire qu’un lieu vous est ménagé, eh bien vous ne pouvez pas parler. Cela, j’y reviendrai, sur cette question, parce qu’elle est importante. Il est l’heure. Merci.
Retranscription réalisée sous la responsabilité des étudiants de l’EPhEP
Retranscription faite par : Catania Jeanne
Relecture faite par : Patrice Dufour