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Dublin, le 9/12/2017

Nous sommes tous masochistes, c’est-à-dire que nous vivons notre douleur, notre souffrance, comme la confrontation avec la présence même du réel de Dieu, c’est-à-dire celui qui nous empêche d’aller trop vite, d’aller trop vite au bout de notre vie. Il nous dit que notre temps c’est d’abord le sien, celui qu’il nous a prescrit. Le maniaque est celui qui veut aller trop vite au bout de la vie. Si nous sommes masochistes et si c’est la condition de notre survie, nous ne pouvons pas supporter que Dieu, lui, soit masochiste. Parce que ce serait comme une amputation de son pouvoir, comme s’il était lui-même soumis à une autre influence. Or il se trouve que l’immigrant souffre précisément que celui qui est pour lui son dieu ou son père soit amputé dans son pouvoir, soit castré.

Si je suis un immigrant, je souffre que le père de la religion de ma lignée ne puisse pas être honoré. Mais je me sens aussi coupable à l’endroit du père ou du dieu de la société dans laquelle je me trouve, puisque en tant qu’immigrant, je viens démentir la totalité de son pouvoir. C’est-à-dire que l’immigrant est dans une position de culpabilité fondamentale à l’endroit de la figure du Père.

C’était évidemment la position de Freud. Freud était quatre fois un immigrant. D’abord parce que, comme nous l’a rappelé Paul Bothorel ce matin, sa langue maternelle était le tchèque jusqu’à trois ans, et que sa nourrice l’amenait régulièrement aux offices religieux catholiques. Ensuite quand il s’est trouvé à Vienne, il était bien sûr dans la position du juif, c’est-à-dire de celui qui est toujours un immigré. La position du juif ça a toujours été celle d’un immigré ; et même aujourd’hui, en Israël, il y a beaucoup de juifs qui se vivent là-bas comme immigrés, c’est-à-dire comme n’arrivant pas à satisfaire un idéal de Père.

Il y a encore deux raisons pour lesquelles Freud était un immigré. Lacan fait la remarque que le symbole de l’Empire Austro-hongrois, c’est un aigle à deux têtes. Et Lacan explique l’extraordinaire effervescence intellectuelle de Vienne au début du XXe siècle par le symbole de cet aigle à deux têtes. C’est-à-dire que si j’interroge cette instance en allemand, subsiste le silence hongrois, et si je l’interroge en hongrois subsiste le silence allemand. Chaque fois que j’interroge l’autre je suis en défaut. Et c’est par ce défaut que Lacan explique l’effervescence intellectuelle de la Vienne au début du XXe siècle pour mettre au point le système formel qui serait scientifiquement, philosophiquement, artistiquement exact, et qui permettrait de résoudre cette question essentielle : qu’est-ce que me veut l’Autre ? Qu’est-ce que je dois lui sacrifier ? Quelle est la limite que je dois imposer à ma jouissance ? Quels sont les rituels que j’ai à accomplir ? Comment me conduire vis-à-vis d’une femme ? Comment une femme doit-elle être avec un homme ? Ce sont ces questions tellement quotidiennes et banales, mais cependant essentielles qui illustrent l’interrogation faite à l’Autre, au grand Autre, dès lors que je suis un immigrant.

Alors comment celui-ci va-t-il répondre ? Les possibilités pour répondre sont limitées. Une solution fréquente, c’est de refouler la langue maternelle pour en quelque sorte en faire le langage du grand Autre. Dans l’histoire du mouvement psychanalytique il y a cette opposition entre Jung et Freud. Pour Jung, il y a dans son inconscient une référence religieuse et paternelle qui lui est propre, et qui n’est pas la même que celle de Freud. Et donc la position de Jung est de dire que chacun selon sa langue et selon sa religion a un inconscient différent, c’est-à-dire national. Est-ce que c’est exact ? Nous avons à répondre à cette question. Et si c’était exact, est-ce que dans notre inconscient, est-ce que nous ne trouverions pas, chacun de nous, le père originel qui nous dicte notre conduite ?

On va même imaginer que lorsque Jung viole la règle d’abstinence avec Sabina Spielrein, oui veut dire jeu propre : Spielen rein signifie jouer proprement, de façon clean. Alors il a choisi Sabina Cleanplay (rires) pour franchir la limite que Freud avait posée, la règle d’abstinence. Ça montre bien qu’il se comportait avec Freud comme on se comporte avec un père. Mais il y a une chose que j’admire chez Jung : c’est que lorsque les parents de Sabina Cleanplay vont lui rendre visite, vont lui demander ce qu’il a fait avec leur fille. Jung les écoute longuement, il ne dit pas un mot, et à la fin il leur fait payer la consultation (rires).

Nous sommes au niveau de problèmes complexes qui concernent toujours la relation de l’immigré avec son père, puisque Jung s’est comporté vis-à-vis de Freud comme s’il était un immigré vis-à-vis de la langue qu’il établissait. On pourrait, à propos du statut de l’immigrant, faire une autre remarque, c’est que sa position est très proche de celle de l’hystérique. Parce que comme l’hystérique, il dit : « Pourquoi suis-je abandonnée par mon père ? Pourquoi mon père n’est-il pas assez puissant pour faire qu’en tant que femme j’ai une place phalliquement identifiée et reconnue dans la réalité ? »

Je faisais remarquer tout à l’heure que nous ne supportons pas que le pouvoir du père soit endommagé. Dans l’existence familiale pour chacun d’entre nous, si nous refusons que le pouvoir de Dieu, que Dieu soit masochiste, nous refusons que le père qui est présent au foyer et qui représente son autorité, soit lui masochiste. Or il faut bien le reconnaître, le statut du père au foyer, c’est de souffrir d’une limitation de sa jouissance, d’être castré, et donc d’être masochiste. Mais si au foyer le père ne refuse aucune jouissance, s’autorise toutes les jouissances, nous ne sommes pas contents non plus ! Nous ne sommes pas contents lorsqu’il est castré et donc masochiste, puisque la castration ça veut dire sacrifier une part essentielle de la jouissance sexuelle. Nous ne sommes pas satisfaits qu’il soit castré et nous ne sommes pas satisfaits s’il n’est pas castré !

Alors j’aimerais que vous m’aidiez à répondre à la question : quand est-ce que nous sommes satisfaits avec la position du père ? Et ce que je vous raconte, c’est évidemment la condition hystérique propre à chacun qui dénonce : soit que le père est impuissant, soit qu’il se permet toutes les jouissances y compris l’inceste. Donc c’est pour vous dire qu’en tant que sujet, la question fondamentale posée, c’est de ce que nous attendons et ce que nous voulons du père. Et comme nous n’avons pas toujours répondu dans notre culture à ce que nous attendons de la figure paternelle, nous continuons de vivre dans le symptôme d’une revendication, d’une plainte, du désir de mourir pour lui, du non-sens de vivre pour lui. Nous vivons un malaise dans la culture que nous n’avons toujours pas résolu. Et c’est pourquoi nous pouvons nous servir du vécu de l’immigrant et du vécu de l’hystérique pour essayer de nous affranchir de ce masochisme.

Lacan ne supportait pas le masochisme. Sa vie quotidienne était une contestation de cette souffrance que régulièrement nous nous imposons. Il avait donc l’idée que la psychanalyse était un chemin pour en sortir, un autre chemin que celui que prend l’immigrant qui, soit est celui de la trahison, soit celui d’un nationalisme exacerbé, et dont nous voyons bien que ce sont seulement des palliatifs.

Dans l’histoire du mouvement psychanalytique depuis Freud, vous voyez comment les élèves ont toujours été égarés dans la façon de répondre à cette question, et ont manifesté tout ce qu’il faut bien appeler les déviations qui concluent l’effort de la psychanalyse d’une façon décevante.

Nous pouvons – et c’est le travail de Lacan – répondre de façon simple à ce qui est soit le tourment de l’immigré, soit le tourment de tout sujet et qui est le tourment de l’hystérique.

En effet qu’est-ce que nous montre une cure ? Constamment l’analysant interroge, l’Autre, le grand Autre : « Qu’est-ce que je dois faire ? Quelle doit être ma conduite ? J’aime bien mon mari mais je m’ennuie avec lui. Alors est-ce que je dois accepter mon collègue de bureau qui est si gentil et si affectueux avec moi ? Nous nous sommes beaucoup aimés avec ma femme, mais avec les années, on oublie, et la vie quotidienne devient ennuyeuse. Répondez-moi, qu’est-ce que je dois faire ? »

Vous voyez que l’alternative est simple ! Est-ce que je dois être conforme et renoncer à ma jouissance, ou est-ce que je dois accorder le privilège à la jouissance ? C’est une question. Je prends cet exemple parce qu’il est tellement banal ! Mais il rappelle l’interrogation faite au grand Autre : « Dis-moi comment être un homme ou une femme correct(e) ? »

Freud répondait à cette question avec ce qu’il appelait la liquidation du transfert, c’est-à-dire l’acceptation par le sujet qu’il n’y aura personne pour lui répondre, et qu’ainsi il doit prendre ses responsabilités. Ce n’est pas facile de l’accepter ! Et c’est ce que Freud appelait le maintien dans l’état infantile de la majorité de ceux que l’on appelle des adultes. Mais en tout cas c’était la position de Freud et c’était la position de Lacan.

Les conséquences sont non seulement privées mais éminemment publiques. Comment l’Ecole, telle que Lacan l’avait fondée, était-elle dirigée ? Lacan avait nommé parmi ses élèves un directoire et il assistait à chaque réunion du directoire. Je peux dire que pas une seule fois il n’a donné la moindre directive. C’est vous qui dirigez ! Prenez vos responsabilités et acceptez ce que vous découvrez dans le champ de votre cure personnelle : c’est que le lieu d’où vous êtes commandés ne peut être que le lieu investi comme père ou comme le Dieu que vous aimez ; mais fondamentalement et primordialement c’est un lieu vide. C’est votre amour qui remplit ce lieu. Votre amour et votre besoin d’être aimé.

Donc l’Ecole freudienne n’a jamais été dirigée par Lacan. Ce sont toujours ses élèves qui ont dû bien ou mal se débrouiller et plutôt mal que bien. Parce que notre aspiration générale c’est d’avoir dans l’Autre quelqu’un qui nous réponde et qui nous dirige.

Nous voyons en ce moment, comment dans la vie sociale ce problème est à l’ordre du jour et peut avoir des conséquences embêtantes. En effet la dissolution de l’Europe, d’une Europe qui n’a pas de référent commun, qui n’a pas de voi(x)es communes, qui a des règles commerciales communes mais pas des règles morales communes - on peut même dire que de plus en plus on voit mal quelles seraient ces règles morales - la dissolution de l’Europe est en cours. Elle appelle au retour, à la résurgence, à l’exigence d’un père national, c’est-à-dire d’un père qui dans la surface de son territoire serait un père parfait. Tout le monde serait un national, et vous voyez que ça a un rapport avec les immigrants. Il est certain que la résurgence de la passion nationaliste en Europe prépare pour nos enfants de très mauvais évènements.

Le problème, donc, posé par les immigrants est non seulement à l’origine de la psychanalyse : que me veut l’Autre ? Mais il illustre aussi le fait que nous sommes restés dans l’incapacité de répondre correctement comme des adultes. C’est pourquoi dans le travail que je fais avec mes collègues, et que nous faisons en partie avec des collègues des pays arabes, nous cherchons à faire que l’opinion publique prête un peu d’attention à ce que la psychanalyse apporte de fondamental sur ces questions.

Freud a été surpris par ce qu’il a appelé des réactions thérapeutiques négatives. Il y a des patients qui ne voulaient pas guérir. Il y a des patients qui dans la souffrance étaient bien. Puis il a découvert aussi la pulsion de mort, c’est-à-dire ce que j’appelais tout à l’heure notre envie de ne pas rencontrer de résistance et d’aller très vite au bout de notre parcours, c’est-à-dire de pouvoir enfin reposer tranquille à côté du père mort. C’est ce que Freud appelait la pulsion de mort.

Je terminerai sur une anecdote. Lacan a été malade les trois dernières années de sa vie, gravement malade. Deux choses étaient extraordinaires : la première est qu’il avait des atteintes neurologiques, ce qu’il savait, mais jusqu’au bout il s’est servi des facultés psychiques qui étaient conservées pour penser et pour agir. C’était très impressionnant ! Il était physiquement, neurologiquement handicapé, mais psychiquement vigilant, même s’il lui arrivait de commettre des erreurs fonctionnelles, des erreurs de mémoire par exemple. Deuxième trait, jusqu’au dernier moment, il a refusé de mourir : il ne voulait pas, aucune attirance, aucune sympathie, en aucune façon de dire « je suis comme ça, on est obligé de me donner à manger, je ne peux plus me nourrir tout seul, je ne peux plus rien faire tout seul, je suis là allongé, faut que ça se termine ! ». Non, il ne voulait pas ! C’est-à-dire que jusqu’au bout il a lutté pour maintenir ce que notre masochisme a envie d’abréger.

Je ne vous raconterai pas d’autres détails, ce ne serait pas correct, mais je dois dire que ce qu’il faisait ce n’était jamais quelconque, ce n’était jamais indifférent.

Un jour, dans un avion, il fallait boucler sa ceinture. Il ne veut pas ! Un caprice vous me direz ! Pourquoi est-ce qu’on est obligé de fermer sa ceinture ? Évidement c’est au cas où il y aurait un accident… mais il ne risque pas la vie des autres, c’est la sienne ! Alors l’hôtesse vient : « Monsieur… » Il ne veut pas ! Alors il a fallu que le commandant de bord vienne avec sa casquette pour lui dire que l’avion ne décollerait pas s’il ne voulait pas boucler sa ceinture. Alors il a bouclé sa ceinture. Vous me direz c’est de l’enfantillage. Oui c’est vrai, ce n’est pas très malin et c’est de l’enfantillage. Mais c’était juste pour vous dire, ce détail infime, ce qu’était sa vigilance permanente pour des règles de conduite qui venaient illustrer notre conformisme et notre infantilisme, notre absence de jugement. De telle sorte que même à propos de détails… Je raconte parfois celui-là : Il recevait très tôt le matin. Notre ami Guy Le Gauffrey s’en souvient certainement. Il recevait dans une superbe robe de chambre, faite par un grand tailleur, avec des mules aux pieds ; et Gloria, la bonne secrétaire, venait servir son petit déjeuner pendant que vous étiez allongé sur le divan. Et donc pendant que vous étiez allongé sur le divan, en train de vous demander : Mais qu’est-ce que veut l’Autre ? Vous entendiez : « toc, toc, toc ». C’était le bruit de la cuillère contre l’œuf dur. L’œuf qu’il s’agissait de casser. Qu’est-ce qu’il veut ? Et vous vous disiez non, non ce n’est pas correct quand même ! Et puis en même temps vous vous disiez : mais c’est quoi la correction ? Ce serait quoi être correct dans cette affaire ? Pourquoi est-ce qu’il ne pourrait pas prendre son petit déjeuner pendant que je suis sur le divan ? Est-ce que cet œuf à la coque l’empêche de m’écouter ? Vous voyez ?

Ceci donc pour dire qu’en tant que psychanalyste nous avons affaire à une expérience que je dirais tout à fait marginale et exceptionnelle. La question est de savoir si nous sommes les justes responsables de cette expérience, et avec en outre cette question qui est toujours d’actualité : comment la transmettre ?

Parce que nous ne connaissons qu’une seule forme de transmission, c’est la transmission qui se fait par référence à un père ou à un dieu. Mais la transmission de ce qui est l’apprentissage, non pas de la liberté mais des contraintes de la liberté, aucune figure ne peut, cette transmission, l’assurer. A mon idée ça ajoute un intérêt supplémentaire à nos réunions, puisqu’elles posent la question : est-ce qu’on peut en parler ensemble ? Est-ce que l’essentiel s’est transmis ou se transmet entre nous ?

Donc merci de provoquer ce genre de rencontre et de réunion qui nous permettent de vérifier si la psychanalyse est juste un passe-temps ou bien si elle a un intérêt supplémentaire.

Charles Melman 

Notes